Conclusion de la première partie
p. 125-126
Texte intégral
1De 1713 à la fin des années 1730, les évêques de France ont été au cœur de tous les débats politiques et ecclésiologiques. Ils ont souligné la force de la tendance épiscopaliste dans le clergé. Formés à la défense du gallicanisme, convaincus que les thèses de Bossuet sont justes et que le pape n’est en soi qu’un évêque parmi les autres, ils ne remettent jamais en cause la place éminente du Saint-Père, mais refusent que l’Église soit considérée comme une monarchie où leur rôle à la tête des diocèses se limiterait à celui de simples exécutants des décisions romaines. Les prélats contestent la conception romaine des relations entre chef et corps : ce dernier n’est pas une pure déduction de la tête, il a une vie et une réalité1. C’est ce que montrent l’instruction pastorale de 1714 et les mandements publiés par les évêques pour accepter l’Unigenitus.
2S’ils sont docteurs et successeurs des apôtres, ils n’en sont pas moins de fidèles sujets du roi. L’obéissance est l’une de leurs vertus cardinales. En corps, l’épiscopat ne compte que quelques réfractaires, l’adhésion est quasi unanime. Cependant à y regarder de plus près, les individus sont beaucoup plus partagés. La distinction entre public et privé n’a jamais eu autant de sens que durant cette période troublée. Considérer le haut clergé comme un groupe, c’est risquer de ne pas comprendre son véritable mode de pensée. Après les longues années de combat entre « bullistes » et « refusants », il est patent que ni la conciliation ni la condamnation n’apportent les fruits espérés. Le silence que le pouvoir royal a essayé maintes fois d’imposer n’a jamais été aussi bruyant. Certains continuent de lutter sans relâche pour faire triompher leur conception de l’Église. Languet de Gergy, Colbert de Croissy, ou encore Caylus et Belsunce ne doivent pas faire oublier la paix relative régnant dans le royaume.
3Depuis 1720, la bulle Unigenitus est reçue dans presque tous les diocèses, Rome a parlé, le roi l’a voulu, la cause est finie. Le souverain a souhaité que son royaume se range du côté du pape au nom d’une volonté d’unification politique et religieuse. Cependant, son échec est manifeste : la Bulle a dressé une partie des évêques contre le pouvoir et a servi de prétexte au Parlement pour devenir une source d’opposition systématique. Durant tout le xviiie siècle, les magistrats prennent fait et cause pour la défense des opprimés de la bulle Unigenitus. Dans la deuxième moitié du siècle, ils sont les véritables défenseurs des libertés de l’Église gallicane face à des évêques qui se taisent désormais sur le sujet2.
4Les prélats adoptent tous une position officielle, soutiennent la bulle Unigenitus et les orientations politiques du gouvernement Fleury. En privé, tout est plus complexe. Les curés peuvent feindre la soumission et continuer discrètement à lire Quesnel sans que cela déclenche de réactions violentes. Quand les évêques, tels des croisés, se lancent dans une lutte sans merci contre leurs curés, comme La Fare ou Montmorin, ils n’ont guère de soutien.
5Faire carrière signifie savoir se soumettre et – souvent – apprendre à se taire. L’ambition et l’opportunisme sont des motifs qui peuvent expliquer le silence assourdissant de certains durant la crise de l’Unigenitus. Mais leur discrétion dogmatique a une conséquence : la défense des valeurs propres à l’Église de France n’est plus le fait de ses plus hauts représentants. Fleury a souhaité, par son coup de force d’Embrun, éteindre toute velléité de querelle. La décapitation de cette hydre s’est révélée impossible car après avoir coupé la tête chenue de l’évêque de Senez, plusieurs ont repoussé : d’abord celle des curés, puis celle des laïcs et en particulier des magistrats. Les parlementaires deviennent les relais des évêques gallicans militants3. Ils s’engagent dans les débats et au milieu des années 1750, leur voix porte plus loin que celle des prélats. Les curés entrent eux aussi en lice. Au départ, leur axe politique est de défendre les prérogatives de leur ordinaire. Rapidement, une évolution richériste se dessine. Comme le souligne Nicole Lemaitre, on assiste à une refondation du gallicanisme. S’il est épiscopaliste avec Bossuet, il devient presbytérien au cours du xviiie siècle4. Une opposition est née. Elle pense une politique chrétienne idéale en utilisant la référence à l’antiquité chrétienne et critique sévèrement le présent. Le mouvement est certes conservateur mais n’en contient pas moins des ferments révolutionnaires ! Devant des prétentions si grandes des curés, il est possible de penser que les évêques de France ont cessé de prendre parti pour le gallicanisme, pour ne pas laisser croire qu’ils soutenaient les outrances théologiques des curés5.
6La querelle de l’Unigenitus prouve donc bien que le clergé de France de cette génération reste gallican et attaché profondément à des principes de mesure tant politiques qu’ecclésiologiques. Ambitions et opportunisme ne peuvent faire bon ménage avec une franchise politique qui, par nature, serait de mauvais aloi. Officiellement la France est donc acceptante et soumise à la volonté du roi et du pape. Est-ce pourtant si simple ? Si l’on porte le regard sur d’autres aspects de la gestion diocésaine, il est flagrant de constater que le dogme développé dans la constitution clémentine est loin d’être suivi et que l’épiscopat demeure très largement empreint de conceptions spirituelles que la Bulle n’a pas chamboulées.
Notes de bas de page
1 Congar Y., L’Église, de saint Augustin à l’époque moderne, op. cit., p. 397.
2 Cottret M., Guittienne-Mürger V., Lyon-Caen N., Un magistrat janséniste du siècle des Lumières à l’Émigration, Pierre-Augustin Robert de Saint-Vincent, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 67, 75.
3 Campbell P. R., Power and Politics in Old Regime France, 1720-1745, Londres, Routledge, 1996, p. 259-274.
4 Lemaitre N. (dir.), Histoire des curés, Paris, Fayard, 2002, p. 216-218.
5 Préclin E., Les Jansénistes du xviiie siècle et la constitution civile du clergé. Le développement du richérisme, sa propagation dans le bas clergé, 1713-1791, Paris, J. Gamber, 1929.
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