Introduction
p. 167-169
Texte intégral
1Comme le rappelle un article de Gilles Pécout consacré aux évolutions sociopolitiques des campagnes dans quatre pays d’Europe occidentale, « même quand la comparaison est intégrée à une démarche de recherche, elle s’effectue à partir d’un terrain d’enquête initialement mieux balisé et préalablement mieux connu, ce qui vaut a fortiori dans un cheminement pédagogique1 ». Le « terrain privilégié » que nous avons identifié dans le cadre de notre étude est la Sicile. Ce choix peut paraître surprenant pour un travail sur l’histoire des coopératives entre l’Italie et la France. Il mérite donc d’être expliqué et précisé.
2Espace régional hétérogène, la Sicile fascine et désoriente depuis des siècles ses chroniqueurs tout comme ses visiteurs, frappés par la force de ses contradictions. Les paradoxes inconciliables semblent d’ailleurs être le trait essentiel qui ressort pour décrire la réalité de l’île. Du point de vue des dynamiques de développement, certaines analyses ont séparé la partie orientale, considérée comme globalement plus avancée, de la partie occidentale, pauvre et retardataire2. Sous l’angle des systèmes agraires, le dualisme est patent et se résume dans la distance qui sépare la côte, riche et fertile, de l’arrière-pays. Pour reprendre la synthèse particulièrement évocatrice proposée par Manlio Rossi-Doria, nous pouvons dire que la « chair » que représente l’agriculture intensive, tournée vers les circuits commerciaux, s’oppose à l’« os » qu’incarne la céréaliculture extensive de la zone intérieure. En rien strictement séparés, ces deux types d’agriculture entretiennent des relations de complémentarité et d’interaction réciproques. Si la première donne de meilleurs profits, elle demande en même temps des investissements plus importants, alors que la deuxième garantit des apports limités du point de vue de la valeur unitaire mais relativement constants grâce à l’emprise qu’elle détient sur les structures économiques et sociales à l’échelle locale3.
3 Dans cette seconde partie, notre regard se focalisera sur cette zone de l’intérieur qui descend de Palerme jusqu’à Gela. À l’ouest du chef-lieu de région, elle s’étend vers Trapani, tandis qu’à l’est elle occupe une partie importante du territoire de Caltanissetta et de la nouvelle province d’Enna, établie en 1927, pour atteindre Agrigente au sud et Caltagirone et les contreforts de Catane au sud-est. Ce sont là les campagnes qui composent le paysage rural du roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, « ce paysage qui ignore le juste milieu entre la mollesse lascive et la sécheresse infernale ; qui n’est jamais mesquin, banal, prolixe4 ». C’est aussi une terre qu’on ne classe pas d’ordinaire parmi les « hauts lieux » traditionnels du mouvement coopératif italien. Au contraire, dans une région profondément marquée par le système des clientèles, par la corruption et par la mafia, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la possibilité effective pour le phénomène coopératif de se développer, sans se renier en tant que tel5.
4Deux considérations méritent d’être formulées ici, d’autant plus qu’elles nous ont en partie orienté dans le choix de notre terrain. Premièrement, les déviations et les perversions du phénomène coopératif ne sont pas une particularité sicilienne. La nature mixte de la forme coopérative rend cet instrument constitutivement influençable et susceptible d’appropriations par des finalités et des stratégies extérieures. Mais si cet aspect mérite d’être attentivement surveillé, il ne faut néanmoins pas l’exagérer, ni le considérer comme un obstacle infranchissable. En effet, partout, les coopératives constituent un terrain de confrontation entre différents acteurs et groupes sociaux. Plutôt que les imaginer toujours comme les victimes de « forces obscures », c’est à partir des luttes dont elles font l’objet qu’il faudra donc penser la place des coopératives dans notre contexte spécifique. Deuxièmement, pendant la première moitié du xxe siècle, la Sicile n’est nullement aux marges de la diffusion du mouvement coopératif6. Au contraire, la région intérieure des cultures céréalières et du latifondo émerge à cette époque comme la « terre d’élection » d’une tradition coopérative agricole spécifique et assez originale7, qui non seulement distingue l’île de la quasi-totalité du Mezzogiorno mais la situe à des niveaux comparables à ceux des régions septentrionales les plus avancées, telles que l’Émilie-Romagne ou la Lombardie8. Souvent de manière complémentaire, les caisses rurales et les fermages collectifs sont au cœur de cette tradition qui fait de la région un des berceaux des expériences coopératives – bien que rarement collectives – de gestion du foncier9. Dans les campagnes, l’action paysanne organisée montre une capacité à s’emparer des opportunités offertes par l’outil coopératif et à adapter ce dernier en fonction des nécessités posées par le contexte.
5Dépassant les stéréotypes traditionnels de l’immobilisme et du retard, nous avons choisi de considérer la Sicile comme l’un des fronts les plus avancés pour comprendre les dynamiques qui traversent l’ensemble du pays. Prise dans les relations complexes qui lient la « chair » des cultures intensives et commerciales à l’« os » du latifondo pauvre et extensif, l’île apparaît comme un « observatoire privilégié » pour saisir et interpréter les caractéristiques originales, les évolutions et les contradictions de l’histoire des coopératives dans l’agriculture.
6Il n’est cependant nullement question de proposer une monographie : la Sicile est pour nous à la fois un prétexte et une « métaphore10 ». Sans doute atypique, nous n’avons pas choisi ce cas à cause de sa représentativité mais plutôt en raison de son caractère exemplaire. La force des contradictions qui s’y joue dans le milieu rural met en évidence, de manière plus explicite qu’ailleurs, le fait que l’originalité de la forme coopérative et des trajectoires des entreprises qui s’en réclament s’ancre dans un territoire et s’explique à partir de structures héritées. Ainsi, contrariant les représentations traditionnelles qui les veulent méfiants et individualistes, les travailleurs agricoles du latifondo sicilien semblent avoir adopté l’instrument coopératif sans frilosité, souvent en raison des opportunités qu’il offrait, pour ensuite l’adapter à leurs besoins.
7Les manifestations régionales du phénomène ressortent donc comme une synthèse exemplaire, qui permettra d’interroger les mécanismes d’interaction entre pratiques collectives et contextes agraire, social, économique, politique et institutionnel. Nous allons suivre ces trajectoires coopératives à travers une approche qui articule trois temporalités différentes dans l’histoire des campagnes de la Sicile intérieure au cours de la première moitié du xxe siècle. En effet, si le temps court restituera des conjonctures troublées, marquées par la dynamique des luttes agraires et des conflits sociaux, la moyenne durée racontera le lent processus d’accès des petits paysans à la propriété de la terre. Les pratiques collectives croiseront ainsi les stratégies individuelles, mais tout se trouvera finalement englobé dans le temps long de la modernisation progressive du latifondo méridional, qui est en définitive le fil rouge de notre histoire.
Notes de bas de page
1 Pécout G., « Les campagnes », art. cit., p. 14.
2 Voir Problemi dell’economia siciliana. Inchiesta diretta dal Prof. Paolo Sylos Labini, Centro di studi e ricerche sulla struttura economica italiana, Istituto Giangiacomo Feltrinelli, Milan, Feltrinelli, 1966, p. vii-ix.
3 Pour les termes de « chair » et « os », voir la deuxième partie – sous le titre « L’osso e la polpa nell’agricoltura meridionale » – du recueil d’articles de Rossi-Doria M., Scritti sul Mezzogiorno, Turin, Einaudi, 1982, p. 51-64, voir aussi Barone G., « Egemonie urbane e potere locale (1882-1913) », in M. Aymard et G. Giarrizzo (dir.), La Sicilia. Storia d’Italia. Le regioni dall’Unità a oggi, Turin, Einaudi, 1987, p. 216-229 et Lupo S., Il giardino degli aranci. Il mondo degli agrumi nella storia del Mezzogiorno, Venise, Marsilio, 1990.
4 Tomasi di Lampedusa G., Le Guépard, Paris, Le Seuil, 1959 [éd. italienne de 1958], p. 165.
5 Voir par exemple les considérations de Rochefort R., « Les coopératives en Sicile », in H. Desroche (dir.), Planification et volontariat dans les développements coopératifs, Paris-La Haye, Mouton et Co., 1963, p. 149.
6 Voir le volume collectif Cancila O. (dir.), Storia, op. cit.
7 Voir Barone G., « Egemonie urbane », art. cit., p. 222-229.
8 Voir « La coopération agricole dans le Midi de l’Italie, d’après les résultats de la dernière enquête parlementaire », Bulletin mensuel des institutions économiques et sociales, IIA, n° 1, 1910, p. 314-334.
9 Voir Renda F., « Il movimento contadino in Sicilia », in Campagne e movimento contadino nel Mezzogiorno d’Italia dal dopoguerra a oggi. Volume primo. Monografie regionali, Bari, De Donato, 1979, p. 626.
10 Pour reprendre le titre de l’ouvrage Sciascia L., La Sicile comme métaphore. Conversation en italien avec Marcelle Padovani, Paris, Stock, 1979.
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