Introduction
p. 55-57
Texte intégral
1Dans la brève note introductive à la réédition des Caractères originaux de l’histoire rurale française, Lucien Febvre utilise une image particulièrement évocatrice pour l’étude des questions agraires, qu’il qualifie de « gibier d’historien comparatiste1 ». Il plaide dès lors pour une approche résolument comparatiste de l’analyse des évolutions des campagnes, dans la continuité de la leçon de Marc Bloch qui, dans le fameux article de 1928, la percevait comme « un instrument technique, d’usage courant, maniable et susceptible de résultats positifs ». Il poursuivait : « Elle [cette méthode] peut, elle doit pénétrer les recherches de détail. Son avenir, l’avenir, peut-être, de notre science est à ce prix2. » Il est frappant de constater à quel point cette considération anticipe les débats qui, depuis une vingtaine d’années, animent ces historiens voulant « “recomposer” l’unicité historique à travers le prisme des campagnes3 ». Parmi les pistes de renouveau de ce champ historiographique, Gérard Béaur identifie d’ailleurs l’ouverture vers l’approche comparatiste et vers l’international comme la preuve que la crise de l’histoire rurale, intervenue après le passé glorieux des années 1960-1970, « loin d’être une calamité, fut non seulement nécessaire, mais bénéfique4 ».
2S’intéressant aux formes collectives de mobilisation de la paysannerie, certains travaux américains s’étaient engagés dans cette direction dès les années 1960, comme en témoignent l’ouvrage du sociologue Barrington Moore sur les origines sociales de la dictature et de la démocratie ou celui de l’anthropologue Eric Wolf sur les guerres paysannes5. L’histoire du mouvement coopératif a par ailleurs suscité, au cours des années, plusieurs synthèses qui tendent souvent à mettre en parallèle les différents cas-pays, au lieu de s’engager dans une perspective véritablement transnationale6. Dans la première partie de notre étude, nous allons au contraire franchir une étape ultérieure et croiser les trajectoires des coopératives agricoles en France et en Italie à partir d’un certain nombre de questionnements communs qui permettront de relier l’histoire de cette pratique associative aux dynamiques de modernisation des campagnes entre la fin du xixe siècle et les années 1950. À partir d’un objet précis, notre approche se situe ainsi dans la continuité du « comparatisme au-delà des frontières des États7 », qui, surtout depuis les années 1990, réunit les chercheurs travaillant sur l’histoire des campagnes européennes, voire au-delà.
3Par rapport aux interrogations traditionnelles, situées dans un cadre fondamentalement national, nous allons adopter une démarche résolument comparatiste, afin de dégager à la fois les ressemblances et les différences qui traversent les frontières administratives. Observer les coopératives à différents niveaux s’avère être un formidable instrument pour extraire les espaces ruraux de la fiction d’un monde immobile : en effet, « “l’immobilité” n’est qu’apparente. Elle est, avant tout, question d’échelle8 ». Inspirées par les hypothèses d’Arno Mayer sur la persistance de l’Ancien Régime et sur le rôle des classes terriennes dans la crise de l’Europe libérale, les recherches de Maria Malatesta sur les élites européennes ont déjà montré tout l’intérêt d’une « étude des organisations agricoles dans le contexte de l’histoire comparée9 ».
4Face aux recherches privilégiant les pratiques associatives des groupes subalternes, ces travaux ont eu le mérite indiscutable de déplacer le regard sur le versant patronal et de contribuer au renouvellement du champ historiographique. La méthode adoptée permet en même temps d’ouvrir des pistes plus générales à l’exploration de l’articulation entre stratégies individuelles des acteurs et préoccupations collectives des organisations. Plaçant les coopératives au cœur de la comparaison France-Italie, cette première partie vise à suivre les perspectives ouvertes par Maria Malatesta, mais procède aussi dans le sens d’un nouveau renversement de perspective. Après les élites, le retour de balancier se fait finalement en faveur des catégories les plus faibles de la population agricole. D’ailleurs, indépendamment de son orientation et de ses origines – c’est-à-dire qu’elle soit encouragée par le haut, auto-organisée par le bas ou issue de la convergence des deux mouvements –, la coopération naît en général de la volonté d’accompagner certaines couches de la paysannerie dans les dynamiques de transformation en cours et malgré les moyens limités dont celles-ci disposent.
5Dans la première partie, notre ouvrage s’intéressera à l’histoire des coopératives agricoles dans les deux pays d’abord du point de vue des chiffres, afin d’approfondir tant les évolutions quantitatives que les raisons préalables à l’action même de mesurer. Nous explorerons ensuite la genèse et le développement des pratiques associatives par le biais de l’articulation entre initiatives issues de la société civile et programmes d’inspiration publique, avec une attention particulière portée aux cas des coopératives de travail et d’affermage dont l’Italie est considérée comme le berceau et qui sont quasi absentes en France. Enfin, nous adopterons le versant juridique de la question pour suivre la mise en place progressive d’un statut autonome de la coopération et pour comprendre le rôle que celle-ci se voit attribuer dans les dynamiques de modernisation des campagnes.
6La démarche comparative nous conduira par ailleurs à accorder une attention singulière à la cartographie afin de rendre compte de la dimension spatiale des phénomènes objets de notre étude. Les six cartes consacrées à la densité des coopératives10 en France et en Italie entre le début du xxe siècle et la fin des années 1950 sont le résultat principal de cet effort (figures 2 à 7 du cahier cartographique). Chaque département ou province y est identifié sur la base d’une taxinomie qui met en relation le nombre total des coopératives avec le poids de la population active agricole. Cette solution vise à fournir une représentation immédiate et homogène qui devrait faciliter tant les comparaisons synchroniques entre espaces que les mises en perspective diachroniques.
Notes de bas de page
1 Febvre L., « Avertissement au lecteur », in M. Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, Armand Colin, 1968, t. I, p. v.
2 Bloch M., « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de Synthèse historique, n° 46, 1928, p. 16, republié dans id., Mélanges, op. cit., t. I, p. 16.
3 Voir les considérations issues du premier colloque organisé par l’Association d’Histoire et Sociétés Rurales, qui venait d’être créée, dans Brunel G. et Moriceau J.-M., « L’histoire rurale en question », HSR, n° 3, 1995, p. 17.
4 Béaur G., « Histoire économique, histoire des campagnes : le renouveau d’un paradigme ? », in J.-C. Daumas (dir.), L’histoire économique en mouvement. Entre héritages et renouvellements, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 128.
5 Voir Moore B. jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, François Maspero, 1969 [éd. américaine de 1966] et Wolf E., Les guerres paysannes du vingtième siècle, Paris, François Maspero, 1974 [éd. américaine de 1969].
6 Voir par exemple Degl’Innocenti M. (dir.), Il movimento cooperativo nella storia d’Europa, Milan, Franco Angeli, 1988 et Gardikas-Katsiadakis H. et Brégianni C. (dir.), Agricultural Co-operatives, op. cit.
7 Thoen E., « L’influence de l’histoire rurale française à l’étranger. Quelques remarques », HSR, n° 3, 1995, p. 35. Comme en témoigne le colloque international organisé en 1982 par l’Università degli studi di Napoli et le Centro studi per la storia comparata delle società rurali in età contemporanea, l’espace méditerranéen a été à l’avant-garde de ce mouvement. Voir Villani P. (dir.), Trasformazioni, op. cit. Mais c’est surtout à partir des années 1990 que le mouvement à la fois se généralise et se focalise sur des objets précis, avec plusieurs ouvrages qui méritent d’être cités à titre d’exemples : Béaur G., Arnoux M. et Varet-Vitu A. (dir.), Exploiter la terre. Les contrats agraires de l’Antiquité à nos jours. Actes du colloque de Caen (10-13 septembre 1997), Rennes, Association d’Histoire des Sociétés Rurales, 2003 ; Béaur G., Duhamelle C., Prass R. et Schlumbohm J. (dir.), Les sociétés rurales en Allemagne et en France (xviiie et xixe siècles). Actes du colloque international de Göttingen (23-25 novembre 2000), Rennes, Associations d’Histoire des Sociétés Rurales, 2004 ; Vivier N. (dir.), Ruralité française et britannique xiiie- xxe siècles. Approches comparées. Colloque franco-britannique du Mans, 12-14 septembre 2002, Rennes, PUR, 2005 ; Vivier N. (dir.), The State and Rural Societies. Policy and Education in Europe, 1750-2000, Turnhout, Brepols, 2009.
8 Aymard M., « Pour une continuité », art. cit., p. 27.
9 Malatesta M., « Une nouvelle stratégie de reproduction : les organisations patronales agraires européennes (1868-1914) », Histoire, Économie et Société, n° 2, 1997, p. 205. À côté de la vaste entreprise que représente son ouvrage, id., I signori, op. cit., il faut aussi citer certains de ses autres travaux qui ouvrent de nouvelles pistes pour l’étude des transformations de l’agriculture et des campagnes : id., Le aristocrazie terriere nell’Europa contemporanea, Rome-Bari, Laterza, 1999 ; id., « Stato liberale e rappresentanza dell’economia. Il Consiglio dell’Agricoltura », Italia contemporanea, n° 162, 1986, p. 55-83. Voir aussi Mayer A., La persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983 [éd américaine de 1981].
10 Le terme de « densité coopérative » désigne le ratio entre le total des actifs agricoles (hommes et femmes) et le nombre total de coopératives agricoles dans chaque unité administrative (département français ou province italienne). Il indique combien d’agriculteurs existent pour chaque coopérative, dans un territoire déterminé : moins cet indicateur est élevé, plus la coopération peut être considérée comme dense chez les agriculteurs. Même s’il s’agit d’une approximation, ce résultat permet de comparer la présence des coopératives dans des territoires différents du point de vue de la surface ou de la population active agricole. Les sources utilisées sont précisées dans chaque carte du cahier.
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