La dynamique des commandes parisiennes des premiers cercles du pouvoir au début du règne de Charles VIII (1483-1493) : un écho des desseins résidentiels du roi ?
p. 299-318
Texte intégral
1L’idée que Paris ait été en passe, sous Charles VIII, de retrouver son rang de première ville de cour du royaume va à l’encontre de tous les paradigmes chers aux historiens et aux historiens de l’art. Les premiers ont souvent escamoté ce règne dans leurs portraits de la ville, aucun fait saillant ne justifiant à leurs yeux qu’on lui consacre un chapitre à part entière. Les seconds ont volontiers adhéré à l’idée de « l’antipathie de Charles VIII pour Paris », pour reprendre la formule de l’éminent spécialiste de la peinture parisienne qu’était Charles Sterling1. On connaît les raisons de cette mise entre parenthèse historiographique : le retour à l’ordre social et militaire – c’est le premier règne depuis un siècle sans menace de cet ordre sur la capitale –, la fréquence des séjours ligériens du roi et l’orientation italienne donnée à ses ambitions politiques et culturelles. Sans vouloir nier la réalité de l’exercice décentré d’un pouvoir qui se détourne de la sphère artistique parisienne au profit de foyers plus méridionaux, il faut admettre que certaines décisions de la couronne et des premiers cercles de l’État prises dans les années 1480-1490 témoignent de velléités de reconquête de la capitale. Nous nous proposons de les explorer ici dans l’idée de formuler des hypothèses sur les projets immobiliers du souverain au cours des dix premières années du règne. Après 1493 en effet, l’aventure italienne ne pouvait que déjouer les projets royaux, quels qu’ils fussent, en matière de résidence personnelle.
La réalité du mécénat royal, au-delà de la légende et de l’effet de source
2Jusqu’au xxe siècle, Charles VIII fut tenu en piètre estime par les biographes tandis que les chantres de l’histoire artistique de son règne montaient en épingle sa fascination pour l’Italie autant que son attachement à ses résidences du Val de Loire. Dans cette construction, Paris n’avait qu’une place marginale, que Jean Favier résuma en son temps par quelques formules lapidaires : « depuis 1422, il n’y avait plus de résidence royale à Paris […] ; Charles VII et ses successeurs préférèrent les châteaux du Berry et de Touraine » ; « Plus encore que les prélats, les nobles d’épées […] jugèrent inutilement onéreux d’entretenir une résidence parisienne » ; « C’est en Touraine qu’était le spectacle de la cour2 ». Le grand historien de Paris eut l’occasion de tempérer ce verdict comme l’ont fait depuis les spécialistes de cette période transitoire. Jean-Marie Le Gall nous rappelle ainsi que si ses principaux chantiers étaient en Touraine, Charles VIII résidait régulièrement dans un Paris dont le statut de capitale restait incontesté et était même régulièrement réaffirmé dans les actes du pouvoir3. Les historiens de l’art ont longtemps campé sur des positions plus tranchées, à l’image de celle de Charles Sterling rappelée plus haut. Le tableau élargi que nous avons dressé de l’activité monumentale à Paris vers 1500 nous autorise à nuancer ces jugements4, dévalués par mise en évidence de la vitalité de la création et de l’intensité de la circulation des artistes et des œuvres depuis ou vers la capitale. Restait à saisir la part prise, de près ou de loin, par le roi et son entourage dans cette nouvelle dynamique, ainsi que leurs motivations.
3Un exemple montre combien l’aversion pour Paris prêtée à Charles VIII repose sur des bases fragiles. Il nous est fourni par l’un des plus généreux pourvoyeurs de repères pour l’histoire monumentale de la capitale, Henri Sauval. Dans le second volume de son Histoire, l’auteur rapporte à propos de l’entrée méridionale du Louvre que
« il est certain que Charles VII l’enrichit de la figure de son père, & de la sienne, qu’il fit poser dans des niches et sculpter par Philippe de Fonciere & par Guillaume Jasse, les meilleurs sculpteurs de son tems5 ».
4Cette information de première importance n’a jamais été mise en doute. Or la prosopographie parisienne est formelle : à moins d’une double homonymie à une génération de distance, les deux artistes mentionnés – en réalité le tailleur de pierre Philippe de Froncières et l’imagier Guillaume Josse – étaient actifs non pas sous Charles VII mais entre 1487 et 1503, et tous deux effectivement sur des chantiers de la mouvance royale6. Tout porte donc à croire à une coquille minuscule, mais aux lourdes conséquences, de Sauval ou de son éditeur posthume. Il n’en reste pas moins difficile d’assigner une date précise à cette réalisation qui en dit long, au demeurant, sur la fidélité du jeune roi à la mémoire de son père ; une piété filiale dont on aurait eu du mal, à dire vrai, à suspecter Charles VII. On peut seulement présumer que la commande prit place vers 1489, quand la Chambre des comptes ordonna que les chambres du vieux château fussent débarrassées des grains que des marchands y entreposaient ; peut-être en prévision d’une réaffectation à des usages militaires ou administratifs qui est bien attestée sous Louis XII7.
5Les sources historiques de l’action artistique du roi à Paris appellent donc une relecture d’autant plus scrupuleuse que lorsqu’elles ne sont pas indirectes, elles sont fragmentaires : épaves des comptabilités, délibérations et dossiers de gestion des institutions centrales et des établissements religieux ; liasses résiduelles des minutiers de notaires… Tout est bon à prendre faute de documents de gestion royaux, de chronique parisienne8 et de texte réglementaire comparable à celui, bien connu, par lequel François Ier manifesta en 1528 son intention de s’établir à Paris. Il faut donc mener l’enquête le plus largement possible.
6Mais où trouver le plus sûrement des échos de la commande du roi ? Les repères, d’un point de vue tant sociologique qu’archéologique, ne s’imposent pas d’eux-mêmes : à partir de quel cercle du pouvoir peut-on considérer que l’on touche à un courtisan dont l’action pourrait être le relais de celle de son souverain ? Quels programmes trahissent, de la part de leurs auteurs, un tropisme particulier pour Paris ? Plus généralement, et cela vaut pour le roi lui-même, comment être sûr d’être en présence d’une action artistique qui ne relève pas uniquement des devoirs imposés par la charge ou le rang – tel par exemple que les gages donnés aux gardiens des dévotions aux saints patrons de la ville et de la couronne – mais témoigne bel et bien d’une intention politique supérieure ? En admettant qu’il existe une corrélation entre certaines initiatives et les intentions, explicites ou tacites, en faveur d’un rapatriement du pouvoir exécutif personnel dans la capitale, on s’autorisera à formuler une question : et si Charles VIII avait projeté de se réinstaller durablement à Paris ?
Les faveurs royales pour la capitale : convenances ou ambitions nouvelles ?
7De quels éléments dispose-t-on pour en débattre ? Commençons par suivre le roi lui-même en rappelant que notre hypothèse repose sur un constat sans appel : Charles VIII a durablement résidé dans la capitale au début de son règne. Il y passa le plus clair des deux années qui suivirent son entrée à Paris, le 5 juillet 1484, au retour du sacre9. Ce n’est pas que le conseil de régence ait manifesté une attirance particulière pour Paris. Mais si les Beaujeu n’y avaient pas d’intérêts personnels, ils savaient que c’était là que leur protégé pouvait le plus légitimement asseoir son autorité. En pratique, l’hôtel des Tournelles offrait, outre celle de la continuité, la solution d’hébergement la plus commode puisque Louis XI avait régulièrement entretenu cette résidence. Ce choix avait aussi de quoi satisfaire le plus influent des membres du conseil après Anne et Pierre : Louis Malet de Graville. C’est dans ce quartier que l’amiral s’était lui-même établi quelques années plus tôt10. D’autres courtisans ne tardèrent pas à l’imiter comme on le verra plus loin.
8D’une portée plus grande encore pour notre propos fut le second séjour prolongé du roi dans la capitale du printemps 1491 à l’été 1493. Il n’était plus question alors pour Charles d’affirmer son pouvoir mais d’en manifester la grandeur. Une fois réconcilié avec le duc d’Orléans à l’issue de la Guerre folle et du mariage breton, le roi libéré de la tutelle d’Anne de Beaujeu put prendre en main son destin. Cela passait par la procréation d’un héritier. Comme si l’accumulation de prières pouvait y aider, la foule des Parisiens fut invitée à l’encourager. Elle fit un triomphe à la reine lors de son entrée le 9 février 1492. Et pour s’assurer la confiance de son peuple et les grâces du Ciel, Charles VIII ne ménagea pas ses efforts pour la capitale si bien qu’en termes d’investissement royal dans la commande artistique à Paris, son règne marque un véritable saut quantitatif et qualitatif par rapport à celui de Louis XI, même si ce dernier mériterait d’être reconsidéré sur de meilleures bases.
Puiser dans un vivier d’artistes sans équivalent
9Comme souvent à chaque alternance, les liens entre la cour et Paris se sont retendus en 1484. Le jeune roi se donna les moyens de réconcilier la monarchie avec l’administration parisienne et de ménager son peuple, dont le soutien lui était indispensable pour faire face aux prétentions des derniers féodaux. Il allégea fortement la pression fiscale des Parisiens traditionnellement exemptés de la taille mais régulièrement soumis à des contributions extraordinaires. Jusqu’au déclenchement des guerres d’Italie, ceux-ci échappèrent à l’emprunt forcé et aux efforts consentis ailleurs pour la modernisation des défenses urbaines. Leurs investissements pouvaient donc se concentrer sur l’embellissement de la ville.
10Autre indice de la nouvelle séduction exercée sur la couronne par la capitale, le regain de faveur de ses artistes dans les commandes royales et la circulation de ces derniers entre Paris et les chantiers royaux. Si la présence, vers 1485, de charpentier et de plombiers parisiens sur le chantier des couvertures de la cathédrale de Reims, dont le roi avait constaté la ruine le jour de son sacre, prouve avant tout l’excellence des ateliers de la capitale11, la présence de Parisiens sur les chantiers de châteaux ligériens ou parmi les officiers de l’hôtel procède d’une démarche volontariste. Dans la gestion du mobilier national, les Parisiens étaient de nouveau appréciés : l’un des principaux tapissiers de la reine Anne toute sa vie durant, Baudichon Duhamel, s’était fixé comme lissier dans la capitale vers 1480 ; il y fit bénéficier la cour de ses réseaux avec les provinces du Nord dont il était issu. La bourgeoisie parisienne fut appelée, dans le même temps, à venir renforcer l’administration financière centralisée des bâtiments du roi. Le début des années 1490 vit ainsi s’affirmer le rôle, pour trois décennies, de Vincent Gelée, clerc et payeur des œuvres du roi et, à ce titre, garant des transferts d’équipements entre résidences royales parisiennes et tourangelles. De même qu’il s’occupa du transport des fauves de Paris au château d’Amboise en 1496, celui-ci fut peut-être l’instigateur de la mission, la même année, du peintre parisien d’origine tournaisienne Henri Plomyon pour aller décorer les galeries du logis du même château.
11Le retour de Paris dans le palmarès international des places du négoce de l’art entraîna une recrudescence des commandes pour le compte du couple royal : entre 1490 et 1493, on y acheta des livres12, des tableaux et surtout de nombreuses pièces d’orfèvrerie pour la table ou l’autel13. Les premiers fournisseurs à prendre les devants, dans l’espoir de capter une part de ce marché prometteur, furent les libraires, qui multiplièrent les dédicaces au roi autour de 149314. Cependant, à côté d’un goût retrouvé pour les raffinements de la capitale, on perçoit chez le roi une volonté de garder le contrôle sur son cadre monumental par un encouragement à l’expatriation d’artistes de cour opérant dans le Val de Loire. Si la présence occasionnelle à Paris du peintre tourangeau Jean Bourdichon pour scénographier l’entrée du roi à Paris en juillet 1484 témoigne de la fidélité au personnel de l’hôtel en cas de commande institutionnelle15, d’autres mouvements migratoires de maîtres d’œuvre, avec les transferts d’idées qui les accompagnent, sont révélateurs de plus hautes ambitions, comme nous le verrons plus loin.
Les commandes du roi : les lieux du pouvoir de l’État et de l’Église
12En matière d’architecture, deux formes d’action ont principalement motivé le mécénat du souverain à Paris : le rétablissement des symboles du pouvoir politique – et notamment des instances collégiales éprouvées par l’autoritarisme de Louis XI – et la réforme de l’Église
13La restauration des symboles de la puissance publique s’est donc manifestée au Louvre, on l’a vu, mais c’est aussi sous Charles VIII que d’importants travaux furent entrepris au Châtelet et dans l’enceinte du palais de la Cité, avec le début de la reconstruction de la chambre des comptes et, surtout, la reprise de la façade et de la rose de la Sainte-Chapelle qui est, avec l’hôtel de Cluny, l’un des rares monuments parisiens frappé de l’initiale de Charles (cahier couleur, ill. XIV et XV). Or on peut faire coïncider ce chantier avec une décision longtemps méconnue, la promotion en 1492 de Simon Duval à l’office de général maître des œuvres du roi à Paris. Cet architecte avait construit la chapelle funéraire de Dunois à Notre-Dame de Cléry (1468) avant de diriger les travaux du château d’Amboise ainsi que d’une maison dans le cloître de Saint-Aignan d’Orléans pour Louis XI (1473), qui l’imposa aux échevins comme maître des œuvres de la ville. Comme Lucie Gaugain l’a suggéré après nous avec de nouveaux arguments, Simon Duval pourrait avoir été, sous Charles VIII, l’un des principaux promoteurs des orientations ligériennes sensibles dans l’architecture flamboyante parisienne, par ses propres créations ou par ses collaborations avec d’anciens assistants16. Mais faute de pouvoir lui attribuer formellement la conception d’un édifice parisien – seule son action de voyer municipal dans les années 1480 est bien documentée –, notre réflexion sur la commande curiale laissera de côté cette question de l’importation orchestrée d’une esthétique royale à Paris, pour s’en tenir à la portée politique des chantiers qui relèvent de cette nouvelle dynamique.
14Les établissements religieux réformés occupèrent, dans la commande royale de Charles VIII et de son épouse, une place privilégiée. Le roi encouragea avec sincérité et détermination cette réforme qui avait marqué le pas sous ses deux prédécesseurs, avec d’une manière générale le soutien du Parlement et de l’Université. Surtout après 1491, elle se déploya sur deux axes : les couvents et les collèges. On sait que le roi qui « aimait les gens de religion17 », attira à la cour de fortes personnalités comme Olivier Maillard, et qu’il permit à François de Paule de prolonger son séjour en France. On sait moins que grâce à lui, en l’espace de quelques années, deux couvents furent réformés et reconstruits à Paris, les filles-Dieu et l’Ave-Maria, et deux autres créés de toutes pièces, les filles-Pénitentes et les Minimes de Nigeon, le premier à l’emplacement d’un hôtel du duc d’Orléans et le second sur une ancienne propriété des ducs de Bretagne18. La capitale n’avait plus connu pareille effervescence depuis un siècle.
15À l’image du collège de Navarre à qui le roi offrit une somme de 2400 livres pour la reconstruction de sa bibliothèque en 1496, l’Université fit peau neuve grâce à une prise de conscience des tutelles et à de nouveaux mécènes soucieux de relever le niveau des études au bénéfice de l’Église et de l’État. Reconstruction des collèges de Saint-Denis, de Montaigu ou de Harcourt, des écoles de Picardie etc. : le quartier latin changea de visage en quelques années.
Motivations
16Le nombre autant que la nature des interventions de Charles VIII montrent que les motivations du roi allèrent bien au-delà du mécénat de convenance d’un souverain pour sa capitale et témoignèrent, croyons-nous, d’ambitions renouvelées sinon d’intentions plus profondes quant au lieu et au mode de séjour de la cour. Cependant, cette activité soutenue de mécène reste difficile à corréler avec la stratégie résidentielle. D’une part on ne dispose d’aucune preuve de rénovation en profondeur d’une des résidences traditionnelles du roi dans la capitale : les logis du Louvre, du Palais, des Tournelles ou des hôtels voisins ne semblent pas avoir bénéficié d’attentions particulières. D’autre part la confrontation de l’itinéraire du roi et de ses décisions relatives à la capitale paraît sans appel : le roi n’était pour ainsi dire jamais sur place pour superviser les commandes publiques ou personnelles à Paris. C’est le cas de figure de loin le plus fréquent si l’on se fie au lieu d’expédition des actes de chancellerie.
17Ainsi, Charles n’était plus à pied d’œuvre quand il prit les premières mesures pour la restauration de la Sainte-Chapelle en 1485. Lors de l’installation de Simon Duval comme général maître de ses œuvres, le 17 septembre 1492, il venait de gagner Orléans, ce qui pourrait d’ailleurs suggérer que Duval était de nouveau actif dans cette ville où Louis XI l’avait employé vingt ans plus tôt. C’est à distance que Charles VIII accorda des subsides pour la reconstruction de l’église de pèlerinage de Larchant en 1490 et pour le collège de Navarre en 1496. Et il était déjà loin lorsque se concrétisèrent, entre 1493 et 1496, les grands projets de construction des couvents dont il avait soutenu la réforme ou la création : les Minimes de Nigeon fin 1493, les filles-Dieu en 1495 et les filles-Pénitentes en 1496.
18Au-delà de ce constat, on mesure toute l’importance du rôle du personnel de l’État qui, toujours plus nombreux et spécialisé, permit à ces dossiers d’être instruits à distance, en même temps que celui de la reine Anne qui veilla à l’exécution des commandes du roi comme elle assura, après 1498, la continuité de l’engagement de la couronne.
Présence physique
19Dans ces conditions, on ne peut qu’accorder une attention particulière à l’une des rares interventions physiques du roi dans un chantier de construction, celui de la Madeleine de la Ville-l’Évêque, église détruite au début du xixe siècle après l’achèvement de la proche basilique néo-classique (fig. 1). Le 21 février 1493, Charles VIII vint poser la première pierre de la chapelle de la confrérie de la Madeleine, Sainte-Marthe et Saint-Lazare qu’il aurait, selon une source tardive, lui-même fondée deux ans plus tôt dans cette église. La reine Anne, le jeune dauphin et lui figuraient en tête de son martyrologe. Il n’y a pas lieu de mettre en doute l’authenticité de l’inscription qui rapportait l’événement19 : Charles VIII était bel et bien à Paris ce jour-là et cette période correspond, de fait, à une phase d’intense activité édilitaire royale dans la capitale. C’est en effet en faveur de cette date que convergent les indices relatifs aux grands travaux de la Sainte-Chapelle. Si les motivations du roi dans cette fondation confraternelle au début de son règne personnel restent difficiles à appréhender – un écho lointain du processus d’intégration à la couronne du comté de Provence où les trois saints faisaient l’objet d’un culte vivace ? – ses succès politiques et sa récente paternité pourraient expliquer qu’il vint ensuite poser personnellement la première pierre d’une chapelle, en guise d’ex-voto.
Fig. 1. – L’église de la Madeleine de la Ville-l’Évêque sur un extrait du plan de Turgot (1734-1739).

20Il fallait donc des circonstances exceptionnelles pour que le roi assistât en personne à la mise en route des projets artistiques qu’il avait cautionnés. Sa simple présence à proximité était un gage de la réussite de ces entreprises et de l’effet d’entraînement qu’elles pouvaient produire dans son entourage. Comme par le passé, la seule promesse de la venue du roi encourageait les investissements immobiliers susceptibles d’être rentabilisés, en termes de gains politiques, par le séjour de la cour. Ainsi durant l’hiver 1487-1488, les moines de Saint-Denis qui s’employaient à réhabiliter l’hôtel de leur abbaye près des Augustins pour y réinstaller des étudiants, donnèrent-ils un nouvel élan aux travaux lorsqu’ils apprirent l’imminence de l’entrée de Charles à Paris. A contrario, l’éloignement du roi pouvait compromettre des projets que sa présence avait impulsés. On rappellera ainsi l’exemple du monument commémoratif de la victoire de Rhodes à Notre-Dame : en juillet 1484, quelques jours après son entrée, le jeune roi convoqua aux Tournelles les dignitaires du chapitre cathédral pour les presser d’installer dans leur église le tableau voulu par son père et payé par Antoine d’Aubusson. Les chanoines firent semblant de se plier à cette injonction, avant de se débarrasser du panneau jugé par eux indécent dès que le roi se fut éloigné de la capitale20.
La commande parisienne des premiers cercles de la cour
21La présence du roi étant, pour les corps constitués parisiens, à double tranchant, les signaux qu’ils envoyèrent à celui-ci étaient ambivalents. Il fallait offrir le meilleur visage de soi et de sa ville sans paraître ni se hausser le col ni se soumettre. L’échevinage se plia à la tradition consistant à inviter le roi à dîner à l’hôtel de ville (le 5 février, à la Saint-Jean et à Noël 1485, et encore le 21 février 148821), mais il se garda visiblement d’un accueil trop fastueux. Les gens du Parlement avaient intérêt à ce que le roi réside à Paris, gage de simplification et d’efficacité administrative et judiciaire22. Mais s’ils étaient plutôt dévoués aux progrès de l’autorité souveraine, ils étaient aussi jaloux de leurs prérogatives et veillaient à tenir Charles VIII en respect ; du moins dans certaines causes car leur autorité et leur liberté étaient amoindries de facto par la présence du roi et de son grand conseil23. On mesure du moins le succès de ce lobbying à la montée en puissance des Parisiens épris de commande artistique dans l’administration financière : Nicole Herbelot, Ambroise de Cambrai, Nicole Gilles, etc. y furent alors promus. Dans les sphères du pouvoir moins soumises à la pression du groupe, la perspective du retour du roi à Paris méritait d’être encouragée sans réserve, et un moyen de le faire était de mettre en scène son propre ancrage résidentiel dans la capitale. Faute de pouvoir dresser ici un tableau de toutes les commandes monumentales repérées dans l’entourage du roi, on s’arrêtera sur quelques exemples qui nous semblent significatifs de cette reconquête de la ville par les élites curiales.
Les prélats et leurs nouveaux hôtels
22L’histoire nous enseigne que le nombre de prélats de province entretenant à Paris une résidence de standing fut bien moindre sous Charles VIII qu’un siècle plus tôt. Mais l’archéologie nous montre que ceux qui renouèrent avec cette tradition, en dépit de sa condamnation par les réformateurs24, manifestèrent une ambition monumentale rarement égalée, inconcevable sans une motivation puissante à s’exhiber dans la capitale. Chacun a en tête les deux chefs-d’œuvre que sont l’hôtel de l’archevêque de Sens, dont l’un des corps de logis fut commandé par Tristan de Salazar en février 1498 (cahier couleur, ill. XVI)25, et l’hôtel de Cluny, dont la chapelle était terminée en 1497. Probablement lancés autour de 1490, ces deux projets sont donc de sérieux indices en faveur d’un grand dessein royal pour la capitale à cette époque. D’autant que l’hôtel abbatial de Cluny offre quelques-unes des rares occurrences du chiffre royal sur un monument de la capitale. Le K couronné y était en effet visible en plusieurs endroits dès avant les grandes restaurations du milieu du xixe siècle (fig. 2).
Fig. 2. – Hôtel des abbés de Cluny, chapiteau de la colonne supportant la chapelle, K couronné (cliché de l’auteur).

23Pourtant pas plus le commanditaire de l’hôtel de Cluny, Jacques d’Amboise, que Tristan de Salazar, ne peut être compté au nombre des plus fidèles serviteurs du roi. On a en effet du mal à saisir, dans le parcours de ce prélat, les raisons de cette marque d’allégeance, bien qu’il ne s’agisse pas du seul exemple de resserrement des liens entre Cluny et la couronne à cette époque. L’un des seuls témoignages de l’usage monumental du K couronné en Île-de-France se trouve en effet dans une autre dépendance de Cluny, à Longpont-sur-Orge, où deux niches ainsi décorées abritaient les statues du couple uni en 1491. L’iconologie des plus beaux monuments parisiens du règne s’avère donc plus complexe qu’il y paraît ; mais il est difficile de ne pas lui prêter une dimension anticipatrice.
Les courtisans : dévotions et résidences autour de Saint-Paul
24Les choses sont-elles plus explicites s’agissant des plus zélés des courtisans, ceux dont les liens avec Paris n’étaient ni institutionnels ni familiaux et dont l’action personnelle pourrait, de ce fait, revêtir une plus grande portée incitatrice ou accompagnatrice des ambitions royales ? En matière de dévotions, la liste des interventions connues susceptibles de se prêter à une telle approche est, soyons francs, limitée. L’implication des gens de « la » cour dans l’embellissement des églises parisiennes ne retrouva pas son apogée du règne de Charles VI26. Les chantiers se multiplièrent surtout à l’initiative des collectivités, fabriques ou confréries dans lesquelles les politiques faisaient montre d’un militantisme discret. L’accumulation de fondations particulières dans certains lieux n’en est que plus instructive.
25L’église Saint-Paul en fournit un exemple intéressant pour 1493, seule année pour laquelle on possède quelques extraits des comptes de la fabrique dans une copie moderne27. Au cours de cet exercice marqué par l’achèvement des parties hautes, au moins deux donateurs de premier rang furent enregistrés. L’un, Guy Pot, comte de Saint-Pol, gouverneur de Touraine et premier chambellan du roi, servit d’intermédiaire entre le roi et la fabrique pour le versement d’un don de 200 livres tournois. L’autre, André d’Espinay, cardinal archevêque de Lyon et de Bordeaux, offrit la même somme pour la fabrication d’une verrière représentant les Quatre Docteurs28, belle manifestation de l’auctoritas de l’Église dans un lieu sacralisé par l’autorité de son plus illustre paroissien, le roi.
26Quelle portée politique faut-il donner à ces dons venant de deux proches du roi qui avaient élu domicile dans le quartier : Guy Pot dans un hôtel de la rue Saint-Antoine, acquis en mars 1486 ; André d’Espinay dans un autre, rue des Barrés, acheté au début de 1493 ? Les deux hommes ne cherchaient-ils qu’à se faire remarquer du roi, habitué de l’église Saint-Paul, ou espéraient-ils ce faisant lui rendre plus attrayant le séjour dans sa résidence voisine ? Il est difficile de répondre car on n’est pas mieux renseigné sur la nature de ces commandes que sur l’ambition monumentale des résidences de leurs auteurs. On peut cependant imaginer leur haut niveau de qualité pour deux raisons, qui témoignent au passage d’une intense circulation des modèles artistiques au sein des premiers cercles du pouvoir.
27La première tient aux états de service de l’auteur de la verrière du cardinal d’Espinay, Nicolas Le Comte. C’est à ce verrier parisien que Dunois avait commandé en 1467 les vitraux de sa chapelle funéraire à Notre-Dame de Cléry et il avait, entre-temps, travaillé pour Louis XI à Paris, sans doute aux Tournelles voisines, comme l’indiquent les comptes de la prévôté de 1478. La seconde raison est que les nouveaux vitraux de Saint-Paul servirent la même année 1493 de modèle dans une commande d’un officier de l’Hôtel de la reine, Thomas de Riou, argentier de son écurie, pour une chapelle à Lohéac en Bretagne29.
28Les preuves de l’attractivité du quartier Saint-Paul pour le personnel de la cour sous Charles VIII peuvent être multipliées : l’amiral Louis Malet de Graville, cousin des Espinay, le maître d’hôtel Guy de Lousière, Galiot de Genouillac alors écuyer du roi, Jean de Chabannes, comte de Dammartin, ou encore Guillaume de Montmorency, chambellan du roi, y avaient élu domicile. Bien que moins intime manifestement, Tristan de Salazar n’aurait pas autant investi à l’hôtel de Sens sans cette proximité. Et au voisinage de ces demeures fastueuses résidait un clerc qui s’était attiré les sympathies de la cour pour son adhésion aux idées réformatrices : Nicole Gilles. Promu clerc du Trésor en 1484, celui-ci compila des Annales dans les années 1490 alors qu’il était marguillier de Saint-Paul et qu’il y bâtit une chapelle funéraire dédiée à saint Louis à la faveur d’une reconstruction de l’église arborant sans retenue le premier des symboles de la monarchie, la fleur de lys (fig. 3)30. L’église accueillit dans les mêmes années une Vierge de pitié sculptée par Guillaume Josse, auteur de l’effigie royale du Louvre évoquée précédemment.
29Des sanctuaires satellites de la dévotion royale gravitaient autour de Saint-Paul. Les Célestins accueillaient les suffrages des confrères notaires et secrétaires du roi de Nicole Gilles et de certains prélats tel le cardinal de Bourbon, prédécesseur d’Espinay comme archevêque de Lyon et de Louis d’Orléans comme gouverneur de Paris. C’est là, sous la protection conjointe du roi et du turbulent duc d’Orléans, que cette compagnie tenait le siège de sa confrérie. Enfin, aux plus dévots des courtisans, l’église des clarisses de l’Ave Maria offrait dans le quartier un lieu d’expression de leur spiritualité rigoureuse à laquelle le roi devait être d’autant moins insensible que c’est sa mère qui avait lancé la réforme de ce couvent.
Fig. 3 – Coupe transversale sur le chœur de l’église Saint-Paul, xviiie siècle. Arch. nat., Cartes et Plans, N II Seine, 10bis, n° 7.

Bilan du mécénat de la cour
30Le quartier Saint-Paul (ou « Saint-Pol », appellation traditionnelle du premier hôtel royal du quartier) ne fut pas le seul pôle d’attraction des gens de cour comme on le verra plus loin. Car si le roi y attira ses fidèles, il s’employa aussi à les imiter dans leurs stratégies plus diffuses de réappropriation de la ville. Une enquête approfondie serait cependant nécessaire pour affiner et élargir notre vision du mécénat curial sous Charles VIII à Paris, en s’intéressant notamment au comportement des différents groupes socio-géographiques : les princes du sang comme Louis d’Orléans, gouverneur de Paris au début du règne, les Tourangeaux (Jean et Jacques Hurault ; Robert, et les deux Guillaume Briçonnet père et fils), les Bourguignons ralliés (Guy Pot, Jean de La Driesche, Louis de Halluin, seigneur de Piennes, Jean de Chalon, prince d’Orange, Philippe de Commynes), les Bretons, etc. Sans attendre, on se doit d’admettre que les séjours répétés du roi et ses libéralités ont stimulé la commande parisienne des courtisans et favorisé leur propre sédentarisation, et que cette tendance s’est poursuivie après que le roi eut repris les grands travaux de son père en Val de Loire vers 1489, date du début du chantier du nouveau logis d’Amboise. On sent même qu’elle culmine en 1493, une année qui, au-delà du simple effet mécanique d’amplification des commandes au rythme de la consolidation politique et économique, marque bel et bien un tournant dans le mécénat du roi et de son entourage à Paris.
L’hôtel de Piennes : un projet royal résidentiel avorté ?
31Résider à Paris présentait des risques pour la sécurité du roi, comme l’histoire récente l’avait encore montré. Mais vers 1493, la situation était plus favorable que jamais à une telle entreprise. Lors de la Ligue du bien public et la Guerre folle, les Parisiens avaient montré où était leur intérêt en restant fidèle au roi, qui pouvait aussi compter sur la loyauté du Parlement et de l’Université, du clergé et de la municipalité qui rivalisèrent de bienfaits lors des entrées du souverain ou de ses proches. Le roi, pourvu d’un héritier viable, venait de faire la paix avec ses voisins. Il avait conclu successivement un traité de paix avec Henry VII d’Angleterre (Étaples, novembre 1492), avec Ferdinand II d’Aragon (Barcelone, janvier 1493), et avec Maximilien d’Autriche (Senlis, juin 1493). Certes cette activité diplomatique visait à assurer les arrières de l’expédition italienne qui était en projet depuis 1492, mais elle n’explique pas seule le fait que, depuis un an et demi, le roi avait séjourné presque continuellement dans la capitale. Fort de ses alliances, il s’était en effet lancé dans des projets de réforme de l’État qu’il vint lui-même soutenir devant le Parlement. Après plusieurs apparitions au Palais, dont quatre au cours du seul mois de février 149331, Charles organisa un lit de justice le 8 juillet, pour présenter la grande ordonnance de réforme de la justice, corrigée le lendemain et publiée le 1032. En somme, toutes les circonstances étaient réunies au milieu de 1493 pour que Charles pût éprouver le besoin d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire des demeures royales à Paris. Car si la ville, qui avait comblé son retard immobilier, pouvait désormais absorber le train d’une cour aux effectifs accrus33, le réseau de résidences intra-muros du roi lui-même était dense mais vétuste ; il n’était donc plus à la hauteur de ses ambitions politiques intérieures et extérieures.
32Depuis 1484, Charles VIII résidait principalement sinon exclusivement aux Tournelles, ensemble d’hôtels disparates mais régulièrement entretenu par Louis XI. On ne dispose d’aucun témoignage précis sur les conditions du séjour de Charles à cet endroit, mais il n’y a pas lieu de douter que le roi appréciait cet environnement, puisque, de 1486 à 1496 au moins, il entretenait une ménagerie de fauves dans l’hôtel des Lions, au sud de la rue Saint-Antoine. C’est néanmoins comme une rupture dans les pratiques résidentielles de la cour que l’on peut interpréter la signature, le 25 juin 1493, en pleine rédaction de la grande ordonnance judiciaire, de la plus importante acquisition immobilière à Paris depuis Charles VI. Ce jour-là, le roi tira 10000 livres sur le trésor pour acheter l’hôtel de Sancerre près des Augustins, le quartier de Paris le plus proche du Palais de la Cité à offrir une telle opportunité (fig. 4)34.
Fig. 4. – L’hôtel de Sancerre-Piennes sur un extrait du plan de Bâle, vers 1550.

33Le vendeur, Louis de Halluin, seigneur de Piennes, était un familier de la cour et il devait, à ce titre, assister au lit de justice du 8 juillet suivant. Ce grand seigneur flamand s’était rallié à Louis XI en 1480. Charles VIII l’avait fait chambellan et capitaine de Montlhéry. En 1484, il avait acquis l’hôtel de Sancerre d’un autre bourguignon passé au service de la France, Jean de La Driesche, récompensé comme bien d’autres par un office de président à la Chambre des comptes35. De manière symptomatique, cette première transaction avait eu lieu lors du premier séjour prolongé du roi à Paris. Si rien ne transpire des intentions de Charles VIII dans l’acte de cession de 1493, celles de Louis de Halluin nous semblent plus explicites : il consentit à cette vente « pour ses autres besongnes et affaires en mieulx conduire et reformer ». Louis de Halluin, qui avait été l’un des artisans des récents traités de paix, aspirait manifestement à se retirer sur ses terres picardes, ce qu’il fit plus tard, comme gouverneur de cette province, après avoir pris part à la première campagne d’Italie36. Ses aspirations rejoignaient en tout cas les motivations du roi qui, fort de finances encore saines, s’assurait durablement par cette acquisition payée comptant la fidélité de ce grand serviteur.
34Au cours de la dizaine d’années passée à Paris, Louis de Halluin et son épouse y avaient tenu leur rang dignement. Ils avaient sans doute modernisé l’hôtel de Sancerre – lieu de résidence d’artistes venus du Nord37 –, mais sans excès. La tourelle d’angle visible sur le plan de Bâle pourrait appartenir à cette campagne (fig. 6)38. Dans un sens, leur mécénat religieux exprima lui aussi une certaine retenue en sacrifiant aux usages de la vieille aristocratie dont ils étaient issus. Plutôt que de joindre leurs efforts à ceux des notables rivalisant dans l’embellissement de la grande église paroissiale du quartier, Saint-André-des-Arts, Louis et son épouse se distinguèrent comme bienfaiteurs d’une église de banlieue modeste mais bâtie sur l’une de leurs possessions foncières, Notre-Dame d’Auteuil. Louis était en effet possessionné sur la colline de Passy où il tenait le « fief de Saint-Pol39 ». Ainsi s’explique la présence des armes de son épouse Jeanne de Ghistelle sur la clé de voûte d’une chapelle de l’église d’Auteuil détruite en 1878 (fig. 5)40 : une mise en scène discrète, loin du luxe ostentatoire déployé plus tard dans l’église de Maignelay (Oise) ; mais une présence symbolique d’autant plus forte qu’elle s’enracinait dans un terreau féodal. On peut en quelque sorte opposer ce parcours à celui d’un des voisins parisiens de Louis de Halluin, lui aussi familier de la cour, Jacques Coictier. Cet ancien médecin de Louis XI d’origine comtoise avait habilement négocié le changement à la tête du royaume en se faisant confirmer comme vice-président des Comptes. En 1490, il acquit la plus grande partie de l’ancien Séjour d’Orléans rue Saint-André-des-Arts et en fit une résidence d’un luxe assez tapageur à en croire les observateurs, en même temps qu’il participa à la reconstruction de l’église Saint-André-des-Arts où il construisit une chapelle funéraire en 1491.
Fig. 5. – Clé de voûte aux armes mi-parti d’Anne de Ghistelles, femme de Louis de Halluin, provenant d’une chapelle de l’ancienne église d’Auteuil. Musée Carnavalet, inv. A.P. 232.

35En acquérant l’hôtel de Sancerre, Charles VIII, entamait un rapprochement inattendu avec la vieille garde de son père qui, avec d’autres membres du personnel de l’État, se livrait dans ce quartier à un nouvel épisode de la surenchère monumentale qui y régnait depuis l’époque de saint Louis41. Le triangle compris entre la Seine, l’enceinte et la rue Saint-André-des-Arts était alors, depuis une génération, en pleine recomposition aux dépens des domaines ecclésiastiques. Le collège de Saint-Denis, où logea le légat Julien de La Rovère en 1480, céda ainsi des terrains aux hôtels voisins. Les membres des cours s’y pressèrent, à commencer par les officiers de la chambre des Comptes, institution peuplée d’anciens serviteurs de Louis XI que Charles avait encore renforcée. Jean Bourré, président clerc, occupait depuis 1467 l’ancien hôtel de Clermont. En 1485, le Séjour d’Orléans avait été rénové par trois officiers des finances, Guillaume Ruzé, Jean Hurault et Nicole Viole. Un autre, Jacques Coictier, en avait racheté la plus grande partie en 1490. Dans le voisinage résidaient les comtes d’Eu-Nevers42 et le curé de Saint-André-des-Arts, Ambroise de Cambrai43. Cet autre ancien conseiller de Louis XI avait rénové l’hôtel paternel du quartier en le dotant, effet de mode oblige, d’une tourelle en encorbellement44, tandis que son église profitait de ce vivier de riches paroissiens et de confréries prospères pour faire peau neuve.
36Ainsi entouré, le roi aurait pu s’installer du jour au lendemain dans son nouvel hôtel qu’il avait acheté avec tout son mobilier. L’histoire en décida autrement. Charles VIII quitta Paris le mois suivant pour ne plus jamais y revenir, vivant en tout cas. La reine, à qui cette résidence était peut-être destinée, lui préféra le calme de Vincennes lors de ses séjours solitaires, comme en 1494-1495, et l’hôtel d’Étampes hérité de sa famille lors de son bref veuvage de 1498. L’« hôtel du roi près des Augustins », comme on l’appelait, restait pourtant assez luxueux pour accueillir l’archiduc Philippe d’Autriche en 1499 et pour devenir la résidence de Guillaume de Poitiers, seigneur de Clérieu, gouverneur de Paris, qui y convoqua des assemblées municipales en 1500-150145. C’est là que Louis XII logea le légat Georges d’Amboise (1502) avant de le céder en 1509 à Antoine Duprat, premier président au Parlement46. Ce sont les Duprat, sans doute, qui lui donnèrent son nom d’Hôtel d’Hercule en y faisant peindre les exploits du héros antique.
37Avant que les projets du roi ne fussent contrariés, l’acquisition de juin 1493 avait pu être interprétée par les Parisiens les plus avertis comme le signe d’une prochaine réinstallation de la cour sur les rives de la Seine. En effet, il nous semble que le hasard n’est pour rien dans le fait que deux jours seulement après celle de l’hôtel de Sancerre-Piennes, fut signée la vente du terrain sur lequel devait bientôt s’élever le plus bel hôtel urbain français de l’époque, celui de Pierre Le Gendre. En effet, c’est le 27 juin 1493 que ce récent promu aux fonctions de notaire et secrétaire du roi, issu de la bourgeoisie marchande parisienne reconvertie dans les offices, acheta pour 3000 livres un vaste terrain à lotir rue des Bourdonnais47. Il y entreprit rapidement la construction de la somptueuse demeure bien connue des historiens d’art, détruite vers 1840, dont les nombreux vestiges gisent dans les cours et les réserves de l’École des Beaux-Arts48.
Conclusion
38L’attention redoublée de Charles VIII pour le château d’Amboise après son retour d’Italie en 1495 montre qu’il avait renoncé, à moyen terme du moins, à tout projet d’installation à Paris. Faut-il donc, parmi les immenses conséquences politiques et culturelles de l’expédition d’Italie, compter aussi la remise en cause brutale des acquis des partisans de Paris comme lieu de résidence de la cour ? Il serait nécessaire de poursuivre l’enquête pour pouvoir affirmer que leur action était aussi déterminée et leur succès aussi imminent qu’on l’a suggéré ici. En attendant les preuves formelles que la volonté manifeste du roi de resserrer ses liens avec Paris ait été accompagnée d’un nouveau projet résidentiel et qu’il existât une interaction, dans cette direction, entre manœuvres des courtisans et décisions royales, on admettra que les pratiques culturelles des uns et des autres, au cours des dix premières années du règne, contribuèrent à ce que Paris fût en passe de retrouver son rang de capitale artistique. S’il y eut bien de vrais gagnants dans la présence du roi, ce furent les artistes et les fournisseurs de la cour. Reste que cet épisode en apparence sans grand relief de l’histoire politique et artistique de la capitale que fut le règne de Charles VIII a été le théâtre d’une intense vie de cour, qu’elle ait été perçue comme passagère ou envisagée comme pérenne, qui a stimulé et marqué de son sceau la commande monumentale. En témoignent quelques chefs-d’œuvre de l’architecture civile française (hôtels de Sens, de Cluny, de Pierre Le Gendre, d’Eustache de Sansac49…), dont le fait qu’aucun n’émane des tout premiers cercles de la cour ou de la cour elle-même entretient le doute sur l’existence d’un projet de cette nature à la tête de l’État.
Notes de bas de page
1 Sterling Ch., La peinture médiévale à Paris, 1300-1500, Paris, Bibliothèque des arts, 1990, t. II, p. 12.
2 Favier J., Paris au xve siècle (1380-1500), Paris, Hachette, 2e éd., 1997, p. 105, 113 et 241 ainsi que p. 246 où l’auteur se pose la question : que représente pour la province cette capitale sans roi ?
3 Le Gall J.-M., « Paris à la Renaissance : capitale ou première des bonnes villes », in Id. (dir.), Les capitales de la Renaissance, Rennes, PUR, 2011, p. 45-47. Rappelons la célèbre plaidoirie de Girard Le Coq devant le Parlement en 1475 : « La ville de Paris est capitale de ce royaume, de laquelle sont alimentées et soutenues les autres villes de ce royaume, comme les membres du cœur » (cité dans Favier J., op. cit., p. 247). De Charles VII à François Ier, la chancellerie désigne régulièrement Paris comme « ville capitale » du royaume, par exemple en 1490 et 1491 : Pastoret E. de, Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. XX, 1842, Paris, Impr. royale, p. 244 et 314. Sur cette question, voir aussi Chevalier B., « Tours et Paris au début de la Renaissance. Deux images contrastées », La ville à la Renaissance. Espaces-Représentations-Pouvoirs, Paris, Champion, 2008, p. 337-352.
4 Hamon É., Une capitale flamboyante : la création monumentale à Paris autour de 1500, Paris, Picard, 2011.
5 Sauval H., Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, Paris, Moette, 1724, t. II, p. 20.
6 Hamon É., op. cit., en particulier p. 44-45 et 286 ; pour une prosopographie partielle des artistes parisiens sous Charles VIII, voir Hamon É., Documents du Minutier central des notaires de Paris. Art et architecture avant 1515, Paris, 2008.
7 BnF, Fr. 7700, p. 565 (1489) ; le Louvre accueillit les services du Châtelet en 1506, date à laquelle des stocks importants de poudre à canon y étaient entreposés ; Hamon É., Une capitale…, op. cit., p. 46.
8 Le Journal de Jean de Roye, alias la Chronique scandaleuse, s’arrête en 1483 ; Commynes élude dans ses mémoires la jeunesse de Charles VIII.
9 Petit E., « Les séjours de Charles VIII (1483-1498) », Bulletin philologique et historique, 1896, p. 629-690.
10 Voir les notices de M. Deldicque sur les hôtels du Petit-Musc et du Prévôt dans Weiss V. (dir.), La demeure médiévale à Paris : répertoire sélectif des principaux hôtels, Paris, Archives nationales, 2012, p. 122-123 et 127-128, et la contribution du même auteur dans le présent volume d’actes.
11 Hamon É., Une capitale…, op. cit., p. 190 et 196.
12 Arch. nat., KK 332 (1490).
13 Arch. nat., KK 83 : compte de l’hôtel de la reine pour 1492-1493 ; le document a été analysé en détail par Caroline Vrand dans sa thèse d’École des chartes soutenue en 2010. Un tableau à l’image de Notre-Dame, destiné à la chapelle de la reine, est acheté en juin 1493 au peintre Jean de Cormont (ibid., fol. 74 ; autre mention dans KK 71, fol. 137 v°) ; une douzaine d’orfèvres et de joailliers parisiens sont sollicités. D’autres sont recrutés dans la foulée pour équiper la chapelle d’Amboise (Arch. nat., KK 332).
14 Antoine Vérard lui dédie Les festes nouvelles imprimées le 2 juin 1493 (exemplaire BnF, Réserve, Vélins 689-690). Le 8 juin 1493, Guillaume Le Rouge sort une édition de L’arbre des Batailles d’Honoré Bonnet, dans laquelle une gravure le représente offrant son livre au roi. Le 22 juin, Jean Dupré imprime sa propre édition.
15 Guenée B. et Lehoux F., Les entrées royales françaises 1328-1515, Paris, CNRS, 1968, p. 96-125.
16 Hamon É., Une capitale…, op. cit., p. 203-205 ; Gaugain L., « Le chantier royal du château d’Amboise : un passage obligé pour les architectes français de la fin du xve siècle », Revue de l’art, n° 183, 2014-1, p. 29-36.
17 J’emprunte la formule à Renaudet A., Préréforme et humanisme à Paris pendant les guerres d’Italie : (1494-1517), Paris, Librairie d’Argences, 1953, p. 163 ; l’idée est débattue dans Le Gall J.-M., Les moines au temps des réformes : France (1480-1560), Seyssel, Champ Vallon, 2001, en particulier p. 72-74.
18 Hamon É., Une capitale…, op. cit., p. 58-73.
19 Bos A., Les églises flamboyantes de Paris, xve-xvie siècles, Paris, Picard, 2003, p. 289.
20 Hamon É., « Un présent royal indésirable : l’ex-voto de la victoire de Rhodes en 1480 à Notre-Dame de Paris », Bulletin Monumental, n° 167-4, 2009, p. 331-336.
21 BnF, NaF 3243.
22 Valois N., « Le conseil du roi et le grand conseil pendant la première année du règne de Charles VIII », Bibliothèque de l’École des Chartes, n° 44, 1884, p. 147.
23 Aubert F., Histoire du Parlement de Paris : de l’origine à François Ier, Paris, Larose et Forcel, 1894, t. I, p. 132-133 ; Renaudet A., op. cit., p. 202-203.
24 Jean Standonck la dénonce lors de la commission réunie par le roi à Tours fin 1493 (Renaudet A., op. cit., p. 179).
25 Je me permets de renvoyer à la thèse de l’École des chartes que Thomas Morel vient de consacrer à cet édifice : Quand un prélat sénonais monte à la capitale : Tristan de Salazar et l’hôtel des archevêques de Sens à Paris, 2015.
26 Plagnieux Ph., « Les débuts de l’architecture flamboyante dans le milieu parisien », in Paris 1400. Les arts sous Charles VI, Paris, RMN, 2004, p. 82-95.
27 Arch. nat., LL 885. L’état d’avancement du chantier à cette date est connu grâce à plusieurs documents notariés : Hamon É., Documents du Minutier central…, op. cit., p. 433-442 et 588.
28 Sur l’action d’André d’Espinay à Paris, voir notamment Renaudet A., op. cit., p. 206 et 233.
29 Le marché est publié par M. Hérold dans « À propos du “maître de la vie de saint Jean-Baptiste” : recherches sur l’usage des patrons à grandeur au début du xvie siècle », in Vitrail et arts graphiques. Cahiers de l’école du Patrimoine, n° 4, 1999, p. 182-183.
30 Sur cette église et le mécénat de Nicole Gilles à Paris, voir Hamon É., Une capitale…, op. cit., en particulier p. 123-125. Les fleurs de lys monumentales des réseaux des fenêtres hautes de Saint-Paul ont leur pendant dans le chœur de Saint-Séverin, également dans les années 1490.
31 En juin 1492 et février 1493. Le roi avait présidé deux lits de justice en juillet 1484 et février 1488 : Aubert F., op. cit., t. I, p. 128-129. Voir aussi Julerot V., « Y a ung grant desordre » : élections épiscopales et schismes diocésains en France sous Charles VIII, Paris, Publ. de la Sorbonne, 2006, p. 244-245.
32 Aubert F., op. cit., t. I, p. 129-130.
33 La cour loge chez l’habitant en 1461 (Favier J., op. cit., p. 242) ; sous Charles VIII, ce ne semble plus être le cas.
34 Arch. nat., L 796, n° 3 et 6. Le roi devient immédiatement redevable du cens envers Saint-Germain-des-Prés : Comptes de la prévôté pour 1494 analysés dans Sauval H., op. cit., t. III, p. 508. Sur l’histoire des grandes résidences – ecclésiastiques surtout – de ce quartier, voir Garreta J.-C., « Les hôtels dans les paroisses de Saint-André-des-Arts et de Saint-Côme : le quartier des puissants au Moyen Âge », in Hamon É. et Weiss V. (dir.), La demeure médiévale à Paris, Paris, Somogy-Archives nationales, 2012, p. 104-113.
35 La Driesche était apparenté aux Halluin : Dumolyn J., « Jan van den Driessche/Jehan de la Driesche, un fonctionnaire flamand au service de Louis XI », Revue historique, n° 641, 2007-1, p. 71-90.
36 Deldicque M., « Quelques jalons dans l’étude du mécénat des grands commanditaires picards, de Louis XI à Louis XII », in Hamon É., Paris-Poulain D. et Aycard J. (dir.) La Picardie flamboyante : arts et reconstruction entre 1450 et 1550, Rennes, PUR, 2015, p. 121-134.
37 C’est vraisemblablement le cas du menuisier Hayne (Henri) Du Fossé en 1488 : Hamon É., Une capitale…, op. cit., p. 133.
38 Le cycle peint de l’histoire d’Hercule que les historiens leur attribuent et qui a donné son surnom à l’hôtel à l’époque moderne n’est pas attesté avant 1535.
39 Coyecque E., Recueil d’actes notariés relatifs à l’histoire de Paris et de ses environs au xvie siècle, Paris, Impr. nationale-Champion, 1923, vol. 2, p. 23. Louis de Halluin tenait sans doute ce fief de Jean de la Driesche, à qui Louis XI l’avait donné en 1476 après la trahison de Louis de Luxembourg (Feuardent A. de, Histoire d’Auteuil depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Gaillet, 1855, p. 12 et 19).
40 Willesme J.-P., Sculptures médiévales du musée Carnavalet, Paris, musée Carnavalet, 1979, p. 219-221.
41 Garreta J.-C., « Les hôtels… », op. cit., passim.
42 Weiss V., « Hôtel d’Eu, avant 1350, puis de Nevers, 1472 », in Weiss V. (dir.), op. cit., p. 69.
43 Chanoine de Saint-Germain-l’Auxerrois, il est curé de Saint-André vers 1489-1496 : Massoni A., La collégiale Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris (1380-1510), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2009, p. 478.
44 Hamon É., « L’hôtel parisien sous Charles VIII et Louis XII », in Hamon É. et Weiss V., op. cit., p. 186-197.
45 Registre des délibérations du bureau de la ville de Paris, t. I : 1499-1526, Paris, 1883, p. 19 et 53. Le plan de Bâle, datable du milieu du xvie siècle, porte encore la légende « hôtel de Clérieu ».
46 Du Breul J., Le théâtre des antiquitez de Paris, Paris, Chevalier, 1639, p. 576-577.
47 Arch. nat., MC/ET/CXXII/2472/A, fol. 668.
48 Hamon É., Une capitale…, op. cit., p. 125-130.
49 Hamon É., « L’hôtel parisien… », op. cit., passim.
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