À l’époque moderne : Paris, ville de cour ?
p. 69-84
Texte intégral
1Paris, ville de cour ? La chose ne va pas de soi pour l’Ancien Régime. Si la Cour est indissociable du roi, ce n’est pas le cas de la Ville. Au xvie siècle les monarques semblent volontiers préférer les châteaux de la Loire à Paris, Henri III (le plus « courtisan » des rois Valois) en divorce violemment et Henri IV doit batailler longuement, puis négocier, pour la reconquérir. Au xviie siècle, Louis XIII passe pour un roi sans cour et préférant la campagne et ses forêts à Paris, tandis que Louis XIV le répudie justement au profit de la ville de cour française, Versailles. Au xviiie siècle enfin, après un court intermède inexplicable (celui de la Régence parisienne), Louis XV et Louis XVI stabilisent définitivement la royauté et sa cour à Versailles, la cour apparaissant de plus en plus comme un organisme autonome que vient détruire la foule parisienne des 5 et 6 octobre 1789, pour en libérer le roi ; alors Paris (re)devient ville de cour, mais l’Ancien Régime et sa monarchie absolutiste s’effacent devant une nouvelle époque, la France contemporaine et sa monarchie constitutionnelle. En fait, le Paris de l’époque moderne a eu du mal à être reconnu comme ville de cour par bien des générations passées d’historiens, le thème de notre colloque établissant justement l’inversion d’appréciation de l’historiographie actuelle.
2Nos objectifs sont donc clairs : il s’agit d’abord de démontrer, puisque nous nous attachons particulièrement à la mystérieuse période de la Régence parisienne de Louis XV (1715-1723), que Paris reste ville de cour après la mort de Louis XIV et sans doute plus au xviiie siècle que sous Louis XIV ou même Louis XIII. Pour ce faire, nous élargirons donc notre champ chronologique d’étude par d’instructives comparaisons avec le Paris courtisan de ces deux règnes. Notre réflexion pourra alors se déployer sur un temps moyen ou même long (de 1610 à 1789) alors que nous n’envisageons, a priori, que le temps court (la Régence). Ce faisant nous pourrons alors traiter un premier problème épistémologique que soulève notre sujet : celui, classique, de la connexion entre l’évènementiel et le structurel, entre-temps court et temps long. En effet, notre hypothèse est que la Régence (temps court) change et recroise les destins de la cour et de la ville (relevant du structurel et du temps long).
3Autre problème épistémologique sous-jacent à l’étude des rapports entre Paris et la cour : il a presque toujours été admis, sans beaucoup d’observation critique, que la présence ou l’absence de la cour dans la ville commandait tous les rapports entre les deux entités, que c’était donc tout (la présence) ou rien (l’absence). Forcément alors, et pour notre sujet en particulier, le départ à Versailles, tant sous Louis XIV qu’en 1722, faisait de Paris une ville sans et hors de cour, l’absence d’un « vrai » roi pendant une régence aboutissant au même défaut de cour pour la ville, au demeurant. En fait, c’est là valider candidement la conception dominante louisquatorzienne d’une contradiction rédhibitoire entre la cour et la ville, entre Versailles et Paris1. Cette exclusion préside à la construction de la cour versaillaise : à ce moment Louis XIV fait le choix de Versailles contre Paris, de l’indépendance de la monarchie et de sa monopolisation de la cour instrumentalisée aux dépens de la ville, lieu de brassage et d’échanges. Nous écrivons « aux dépens », car s’ensuit alors et en conséquence pour partie, un désengagement personnel et monarchique de Paris, que le roi fréquente de moins en moins et dont la politique urbaine s’amenuise sauf en matière de surveillance et de gouvernement (avec la police, les académies, l’Opéra et les compagnies de théâtre… )2. Parmi les nombreuses expressions de ce rejet, évoquons notamment la politique intensive de logement des courtisans à Versailles et l’obligation instituée d’y demeurer, de ne s’en absenter qu’avec l’accord de Louis XIV parcimonieusement donné : Versailles, c’est le monopole royal de la cour. À son sujet, rappelons encore l’importance extraordinaire, première selon certains historiens, de ses jardins et domaine naturel par rapport au château, ainsi pour une grande partie des fêtes et des loisirs des courtisans. Il est vrai que s’érige en deux ou trois décennies la ville nouvelle de Versailles, qui finit par compter quelque 25000 habitants dans les années 1710, mais elle n’est, pour l’essentiel, qu’une ville-dortoir et non une capitale ou un chef-lieu culturel.
4Si l’on se range à ces conceptions et arguments louisquatorziens, alors la Régence ne peut-elle que sonner l’heure de la mort, avec celle de leur créateur, et de la cour et de l’absolutisme dont elle constitue un élément essentiel. Le temps de la disparition de la cour, le temps sans cour. Ce jugement dernier connaît deux variantes : pour une partie des historiens, il n’existe pas de connexion entre-temps long et temps court, la Régence devenant une parenthèse vide sans conséquence, avec la réinstallation à Versailles de Louis XV, roi rétablissant de plus en plus l’œuvre de son prédécesseur3. Pour une autre et plus importante partie des historiens il se produit au contraire une connexion destructrice, la Régence (la première des révolutions du xviiie siècle se réjouissait Michelet) étant le début et l’une des grandes causes du déclin irréfragable de l’absolutisme et notamment de son instrument de gouvernement des élites, la cour. En effet, sous une régence synonyme de régime de faiblesse, c’est la noblesse qui domine le roi, retournant ainsi à son profit les attributs d’une cour désormais dénaturée. Dans les deux variantes, la cour ne peut ainsi se retrouver dans la ville et le xviiie siècle poursuit sa dégénérescence : le manifeste par exemple la victoire et la suprématie de Paris sur la cour concurrente, dans les domaines du logement, des loisirs savants ou intellectuels, des arts, etc. Y participe notamment la médiocrité des personnes royales, de Louis XV et Louis XVI incapables d’assumer l’héritage et le modèle achevé du grand roi. En 1789 enfin, la ville peut supprimer la cour.
5À cette version de l’histoire et à sa philosophie sous-jacente (soit l’histoire par les grands hommes), plus beaucoup d’historiens n’adhèrent aujourd’hui. Cependant elle présente quelques intérêts justifiant ici qu’on l’ait réexposée. Cette analyse sommaire laisse penser que les rapports entre Ville et Cour (ou Paris et Versailles, et entre Paris et la monarchie en étendant les perspectives) sont complexes et évolutifs parce que relevant avant tout de rapports de force. En la réactualisant, on pourrait même schématiser notre période de deux siècles de la façon suivante : sous Louis XIII, la cour naît ou renaît au sein de la ville, celle-ci restant dominante comme le signifie la Fronde terminale ; à cette époque on ne compte qu’une capitale, Paris, ville sans cour. Avec Louis XIV, la cour supprime l’indépendance de la ville et la supplante ; Versailles devient la capitale, cour sans véritable ville. Au temps de la Régence, Paris absorbe ou élimine la cour ; Paris redevient la capitale unique, mais cette fois avec cour. Enfin, au cours du xviiie siècle, ville et cour se partagent les rôles ; la France comporte ainsi deux capitales, une avec cour, une sans.
6Autre intérêt alors : ce schéma établit justement que le temps court (la Régence en l’occurrence) n’est pas si court que cela, qu’il entretient des rapports essentiels avec les périodes connexes ou encadrantes parce qu’il s’insère dans des évolutions fondamentales, en fait structurelles. Remarquons par exemple que, sur le fond, 1715 constitue moins une rupture qu’il n’y paraît ou que les contemporains l’ont affiché : ainsi Versailles adoptait dès le début du xviiie siècle les linéaments du style rococo, mouvement que la Régence parisienne n’a fait qu’amplifier. Les études récentes de Bruno Pons sur l’évolution des arts de la décoration à la même époque permettent d’étendre ce jugement parce que la thèse de cet auteur est la continuité entre Louis XIV, la Régence et Louis XV4. En quelque sorte, l’essor de Paris comme ville de cour se fait avant même septembre 1715. Avec le nouveau siècle on constate ainsi le retour et le logement des courtisans dans la capitale, ou même le relogement si l’on reprend les relevés de Natacha Coquery sur la délocalisation de l’aristocratie vers les quartiers nouveaux de l’Ouest parisien5. Or, et à l’occasion, Bruno Pons montre comment « le goût du roi », qui n’est pas celui du monarque mais qui s’impose déjà à lui et à Versailles, se transfère et s’impose à la ville, ce par le biais de ses créateurs et animateurs principaux : l’administration des Bâtiments royaux et ses employés, en particulier les artistes et les artisans. En effet, au mécénat royal en forte déprise se substitue une commande aristocratique croissante, privée donc et volontiers parisienne mais qui, employant le personnel royal et se soumettant alors au « goût du roi » et aux normes ou modes versaillaises, assume cette influence et ce transfert de la cour sur la ville6. Et les autres services royaux (telles les académies royales de peinture ou musique) concourent à la même continuité. En fait, avec ses nouveaux hôtels, mais aussi avec ses institutions anciennes, Paris voit déjà la vie de cour s’y redévelopper : jeu, musique, opéra et théâtre… son offre en distractions et loisirs dépasse et surpasse déjà celle du centre versaillais déclinant7. Nous écrivons « surpasse » car il y a transfert, c’est-à-dire continuité et évolution : Watteau s’intéresse à Paris et à ses fêtes ; Houdard de la Motte invente, durant ces années 1700, un nouveau style d’opéra qui rompt avec le style officiel louisquatorzien (celui de Quinault et de Lully), dans une institution (l’Opéra) que le vieux monarque a proscrit de Versailles et semble avoir désormais bien du mal à contrôler. À la même époque la vie de cour envahit l’espace parisien : c’est le Cours-la-Reine (à l’Ouest des Tuileries et le long de la Seine) que le Gotha parisien va arpenter pour se montrer et se fréquenter, en individuel remarqué ou en cortèges de masques. Arts, fêtes, etc. : Marc Fumaroli conclut ainsi que « plusieurs mouvements idées et de sensibilité accompagnent conjointement cette assomption de Paris au rôle de capitale européenne d’une civilisation du plaisir », une civilisation épicurienne8.
7En vérité, Tavernier s’est quelque peu trompé : c’est avant 1715 Que la fête commence, cette fête pour l’essentiel aristocratique et qui anime aussi les cours princières redécouvertes aujourd’hui par l’historiographie9. Nous nous pencherons plus longuement sur la vie de ces cours dans quelques paragraphes, mais constatons dès maintenant qu’elles sont actives dès le tournant du siècle, et qu’elles ne sont pas seulement périparisiennes (que ce soit le Chantilly des Condés ou le Sceaux des Maines) avec, au cœur de Paris, le renommé mais oublié Palais-Royal des Orléans ou la cour du Temple des Vendômes qui promeut déjà un épicurisme radical au grand déplaisir du monarque bigot. Le Palais-Royal lui, et à cause de la personnalité de Philippe II, est un des pôles principaux de la promotion de la peinture et de la musique, également des sciences et de la pensée. Aussi peut-on encore ajouter au compte du Paris courtisan les salons et leur participation au développement de la sociabilité mondaine dans une capitale de plus en plus grosse, riche et puissante. Roger Marchal, spécialiste de ces salons et notamment du célèbre proto-salon des Lumières de Mme de Lambert, note par exemple le rôle de Sceaux avec la forte contribution de Fontenelle dans l’élaboration de formes nouvelles de narration théâtrale. Mais Fontenelle œuvre surtout à Paris, en particulier au Palais-Royal où il loge souvent : c’est là, alors, que tient le deuxième acte de la querelle des Anciens et des Modernes, dans les salons que Fontenelle fréquente beaucoup, avant tout celui de Mme de Lambert10. Paris détrône déjà Versailles, Paris est déjà la capitale artistique et intellectuelle alors que Versailles ne connaîtra jamais ce phénomène des salons.
8Certes, la filiation entre cour et salons citadins ne va pas de soi, l’historiographie en discute. Notre étude permet justement d’évoquer deux problèmes historiographiques imbriqués et importants et qui ont des incidences importantes pour nous. En premier lieu celui du schéma contesté de Norbert Elias de la diffusion de la civilisation curiale par en haut dans le reste de la société : avec le nouveau siècle n’assiste-t-on pas à un stade dynamique de cette diffusion dans la société parisienne par le jeu et l’impact des facteurs que nous venons d’évoquer ? Certes, cette diffusion présuppose des rapports de filiation entre les sociabilités courtisane (de Versailles) et mondaine (de Paris), ce que, précisément, les historiens anti-Élasiens (comme Daniel Russo et surtout les Anglo-saxons avec Daniel Gordon) contestent en les opposant. D’aucuns considèrent aussi que, dans le Paris de Louis XIII, prennent essor une politesse et une civilité salonnière citadine qui divorcent de celles de la cour. Mais pour le xviiie siècle au moins, nous embrasserions plutôt le parti pro-élasien, en complétant notamment ce que démontre Antoine Lilti (spécialiste des salons de l’époque des Lumières11) : il analyse justement le fonctionnement du modèle curial dans la vie des salons parisiens, épanouissant ainsi la sociabilité et la mondanité curiales ; et pour son début, le temps de la Régence environ, nous mettrons en avant l’hypothèse que les cours princières de la ville jettent vivement leurs derniers feux parce qu’elles se muent précisément en salons des Lumières (ou des anti-Lumières). Ainsi nous débouchons sur un xviiie siècle où la cour n’est plus la cour du modèle louisquatorzien et, surtout, sur un Paris qui reste une ville de cour malgré le retour du roi à Versailles en 1722.
9De même, nous constatons que la cour n’est pas morte en 1715 parce que le retour en ville et le statut de minorité royale empêcheraient son existence. Comme nous venons de l’annoncer, les cours princières connaissent alors un regain d’activité et de notoriété, dont un journal pourtant très entiché du modèle curial royal, le Mercure galant, se fait volontiers l’écho par exemple. Aux cours précitées et sur-actives viennent s’en ajouter rapidement de nouvelles, en particulier celle de la duchesse de Berry (la principale des filles du Régent) au Luxembourg : c’est bien une vie de cour étoffée d’emprunts et de détournements ou récupérations de la cour royale parce que, outre l’augmentation démesurée de sa Maison comme de sa garde, elle y organise un véritable culte de sa personne régi par une étiquette : ainsi la duchesse « ne verra personne le matin à sa toilette, mais depuis six heures du soir jusqu’à dix heures, elle verra les courtisans et les dames sans qu’elle soit en grand habit et en écharpe même12 ». Ainsi, contrairement à ce que rapporte l’hypocrite courtisan Saint-Simon (qui tient lui aussi sa petite cour au château de Meudon, prêté par le duc d’Orléans), cérémoniaux et pratiques de cour ne disparaissent pas mais reprennent de la vigueur dans les rangs et dans les hôtels de l’aristocratie parisienne, objets de distinction et de rivalité typiques de l’identité nobiliaire. Le dynamisme princier est tel que, dès les débuts de la Régence, les grands doivent s’entendre sous l’autorité du Régent pour se répartir (et non se concurrencer dans) les activités curiales de théâtre, opéra, musique ou encore de jeu.
10C’est aussi parce que la cour monarchique est loin d’avoir disparu ; en réalité, elle se démultiplie tout comme la Régence. Cette cour, d’abord fortement réduite pour des raisons de Minorité et d’économie budgétaire, mais toujours organisée et animée comme la cour de France traditionnelle, réacquérant de l’ampleur au fil des années, cette cour se redéploie dans l’espace restreint des Tuileries. On y dénote cependant l’utilisation accrue d’importants jardins que le modèle versaillais inspire nettement13. Plus généralement, une vie de cour reprend dans ce palais réinvesti par l’entourage royal rapproché, notamment un culte et une mécanique ordinaire autour du petit Louis XV, avec l’étiquette et ses querelles ou jalousies de rang et de préséance à la clef14. Dès 1718, les Tuileries accueillent des spectacles théâtraux ou musicaux. Le Louvre, quant à lui, voit croître ses fonctions politiques, artistiques et intellectuelles : académies, artisans et artistes y travaillent voire y logent, que le roi visite volontiers.
11Mais la vie de cour monarchique s’installe surtout au Palais-Royal du Régent, même si sa fonction politique est première et que le duc d’Orléans s’intéresse peu à l’étiquette, au cérémonial. En fait, et selon les documents d’époque, l’édifice loge peu de courtisans, surtout des personnels et des artistes ou des penseurs au service du nouveau pouvoir. Ajoutons la primauté de l’activité politique qui constitue la raison première de l’afflux des visiteurs, le caractère assez nettement privé du reste du palais et même l’affirmation provocatrice de Philippe d’Orléans à entretenir une vie privée dans ses appartements (à l’encontre du modèle versaillais), avec notamment ses soupers sulfureux que l’histoire à la petite semaine formatée par le moralisme public de Louis XIV a dénoncé et exploité… : tout ceci peut expliquer le faible retentissement de la vie de cour du Palais-Royal et la faiblesse du nombre de documents à ce sujet. Mais ce serait être à nouveau victime de l’idéologie louisquatorzienne en même temps que du fin jeu du Régent à son encontre que d’en rester là. Une Régence est une régence. Elle s’ouvre dans une situation de crise générale, affectant tout spécialement la cour de Louis XIV, la minorité du roi risquant de l’aggraver encore. Le Régent, détenteur et garant du nouveau pouvoir, agit en conséquence, faisant évoluer le régime entre rupture et continuité15. Discrétion et sujétion avant tout : l’habitat séparé des deux têtes de la régence (mais en fait très proches par la proximité du Palais-Royal avec les Tuileries), la proclamation et le respect de la majesté royale contribuent à refréner le développement de la cour du Régent pour ne pas surpasser ostensiblement et étouffer celle du roi. Ainsi Philippe d’Orléans modère l’application d’une étiquette sophistiquée en son palais, n’admet qu’un cérémonial discret et revendique au contraire haut et fort une vie privée et triviale qui s’inscrit en rupture avec la vie publique de Versailles. Pourtant, en 1719 encore, le même duc fait réaliser d’importants travaux au Palais-Royal qui visent sans hasard aucun à l’embellissement de la décoration, à l’agrandissement des bâtiments et des capacités de logement, mais aussi à l’aménagement du jardin nord et à la rénovation de la salle de l’Opéra. Ces mêmes années, la presse courtisane (spécialement le Mercure galant) se fait volontiers l’écho d’activités de cour audit palais. Poussé ainsi par les appétits de son clan et de l’aristocratie, Philippe développe et entretient une vraie vie de cour dont font partie les fameux soupers fins et fêtes diverses, le théâtre16, la musique et l’opéra17…
12Et si le Palais-Royal ne suffit pas, la cour peut encore redéployer ses diverses activités sur l’espace parisien, qu’arpentent souvent d’ailleurs le même Régent et son fidèle Dubois, en privé ou en public. Paris est un jardin : outre les Tuileries, le Palais-Royal, le Cours-la-Reine, etc., la Seine remplace le Grand Canal pour accueillir des jeux de batellerie et d’imposants feux d’artifice. Paris est une église : le petit roi ou le Régent envahissent les cérémonies religieuses dans les diverses églises de la capitale ou dans les grandes processions lors des fêtes religieuses. Paris est un spectacle : non seulement la famille royale participe-elle aux réjouissances de la Ville mais elle en organise de nombreuses, impliquant le roi (danseur comme le petit Louis XIV à son âge), comprenant le jeu, le théâtre, le bal18, etc.
13Manifestant ainsi l’influence de la cour classique, l’action de la Régence mélange et confond privé et public, décuplant l’activité curiale dans un espace parisien dilaté et auprès d’un public très élargi. Il se produit un net report de la cour sur la ville. Plus encore que Louis XIV pour Paris, mais tel Louis XIV pour la cour, le Régent fait espionner la ville afin de la contrôler et de la manipuler : chaque jour d’Argenson ou un autre lieutenant de police lui dresse un rapport à ce sujet, nourri par le légendaire réseau de mouches que la Régence recrute dans la capitale ; Philippe d’Orléans lui-même prend part à cet espionnage en parcourant incognito la cité et ses bas-fonds. C’est d’ailleurs le moment où, selon les études d’Arlette Farge sur les bruits et les rumeurs de la population parisienne, ses « avis sur » commencent à intéresser la monarchie et sa police. Mais la cour influe aussi sur Paris et sa culture : facilité par la fusion ville/cour, le spectacle de la cour et de ses événements (rivalités, promotions… entre courtisans) alimente la rumeur publique. D’ailleurs, les grandes affaires débattues sont celles de la noblesse ou des nobles : outre les affaires institutionnelles (Légitimés, Bonnet…), ce sont aussi les histoires de duels, de jeux, de maîtresses, et de fêtes qui remplissent les journaux, les lettres, les mémoires et chansons, ou les lazzis (à l’exemple du prince de Conti, qui bat sa femme et dont les démêlés conjugaux s’étalent au grand jour pendant plusieurs mois, jusqu’au divorce). La mondanité, la sociabilité, l’art de vivre, les goûts et les mœurs de la noblesse s’affichent donc en reléguant dans l’ombre le magistère royal dépassé et détourné.
Paris est une cour
14Ainsi Paris est une cour. En tout cas, selon notre optique, avec la Régence, le retour de la cour entraîne une fusion nouvelle et poussée de la ville et de la cour, une sorte de cour-nébuleuse se diffusant alors dans l’espace et dans la société. Du reste, cet enracinement exprime la stabilisation de la monarchie et de sa cour, une cour qui se sédentarise alors qu’elle était encore semi-nomade sous Louis XIV, malgré Versailles. Quant à l’implantation dans la société, on peut encore en donner deux illustrations parmi de nombreuses possibles. Une négative tout d’abord : au temps de la Régence mais aussi de la crise de conscience européenne, de nombreux facteurs agissent qui vont pousser à la naissance prochaine de l’opinion publique. En ce temps-là apparaissent d’ailleurs, selon Thomas Crow, une opinion esthétique et un public critique en matière de peinture19. Mais l’opinion publique, elle, ne naît pas durant cette période, pourtant critique par le rejet du régime louisquatorzien comme par l’ouverture libéralisante : la faute entre autres à la cour nébuleuse qui, en tant que cour, entretient la confusion privé-public, faisant notamment rimer le terme public avec les rangs de la bonne noblesse. Par contre, illustration positive, l’investissement de la cour dans la sociabilité parisienne participe de l’essor notable des salons philosophiques (ceux de Mme de Lambert, Mme de Tencin, le club de l’Entresol, etc.) Selon Antoine Lilti20, ils constituent des interfaces entre vie littéraire et divertissement des élites, entre cour et ville. S’y manifeste donc la rencontre entre sociabilités et civilités curiale et citadine. Les spécialistes de la politesse notent, pour leur part soulignent le processus de conversion de la littérature des traités curiaux dans le genre des traités de savoir-vivre qui s’épanouit alors et au long du siècle des Lumières21…
D’une régence à l’autre
15Si le séjour citadin de la cour en 1715-22 se révèle aussi riche de mutations et d’évolutions, cela renforce l’intérêt d’une comparaison avec une autre période importante en la matière, celle du règne de Louis XIII : la Régence, en effet, ne serait-elle pas le retour et la reprise (la régression selon la pensée de l’idéologie absolutiste louisquatorzienne) de ce précédent, préjugeant aussi de son facile effacement après 1722 ?
16En utilisant les termes de la comparaison, on peut derechef comptabiliser de nombreuses ressemblances entre les cours des deux moments, peut-être des reprises, apparentes au moins. Il en va ainsi du non-logement des courtisans par le roi et même de l’externalisation d’une bonne partie des activités et divertissements de cour. Cette intrication des espaces urbain et courtisan contribue d’ailleurs à la même publicité des démêlés et querelles de cour, ainsi à la recrudescence de la notoriété des duels. Ces autres activités courtisanes se diffusent ainsi dans les rangs de la société parisienne. Et ce ne sont pas le spectacle et les contacts avec les courtisans mais avec le roi qui sont ainsi développés, Louis XIII comme le jeune Louis XV étant peu partisans des préséances et rituels royaux, à l’inverse des rois créateurs de l’instrument curial (Henri III et Louis XIV). Au temps de la Régence, on peut d’ailleurs remarquer la réminiscence ponctuelle de la cérémonie royale des Entrées, dès le lit de Minorité du 12 septembre 1715, qui marque de la reconnaissance de la ville et, pour ce, est méprisée par Louis XIV. Plus subtilement, ou plus profondément, il faut relever la similitude des courants artistiques et culturels du Baroque pour Louis XIII et du Rococo pour 1715, soit des styles assez convergents dans leur opposition subversive aux classicismes antiquisants. Ou encore la concurrence faite à la cour royale par les autres cours (princières, ministérielles, salonnières…), avec même la suprématie du Palais-Cardinal/Palais-Royal sur toutes les autres, y compris royales.
17La perspective comparatiste nous permet de valider un autre constat, a priori évident mais en fait dénié souvent par les analyses des historiens : comme sous la Régence, il existe bien une cour de France au temps de Louis XIII, et Paris est bien ville de cour. Dans les deux cas, on se heurte à bien des objections, par exemple la réputation anticourtisane d’un Louis XIII, avaricieux ou encore simple, frustre ou même rustre par son désamour de la sociabilité citadine ainsi que son refuge dans les campagnes et les forêts… On se heurte aussi au schéma louisquatorzien qui définit la cour comme incompatible avec la ville et surtout comme la création et la créature exclusive du roi. Dans son schéma absolutiste, tout procède du roi, et le roi ne doit rien à personne : c’est le cas de la cour de France, de la cour tout court pourrait-on même dire. Ce n’est pourtant pas le sentiment de nombre des courtisans de nos deux périodes. Selon Dubois de Saint-Gelais dans la préface dédiée en 1717 à Louis XV de son Histoire journalière de Paris : « aucune ville n’est si peuplée, si savante, si renommée pour tous les arts, si policée ni […] si dévouée à ses rois ; mais n’est-ce pas un honneur qu’ils lui ont fait de la choisir pour leur demeure, d’y établir le premier Parlement de France, d’y fonder une université devenue la plus célèbre du monde, d’y protéger particulièrement les arts, enfin de lui accorder tant d’autres distinctions, n’est-ce pas, dis-je, à cet honneur que Paris doit son agrandissement, sa réputation et même la gloire attachée à un si grand amour pour ses souverains, cet amour n’étant pas moins l’expression de sa reconnaissance que de son zèle22 ? » Comme Dubois le suggère, la cour royale se (re)développe dans le Paris louistreizien par copiage, récupération mais aussi symbiose et synergie. De la sorte, Richelieu au Palais-Cardinal (bientôt Palais-Royal avec l’accueil de la famille royale, et auparavant supplétif du désintérêt de Louis XIII vis-à-vis de la cour), enrôle les artistes et les intellectuels de la ville au service de la monarchie ; avec sa cour conquérante, il use en même temps qu’il participe de la dynamique de la politesse urbaine, notamment celle des robins et des salons précieux, une politique qui sert déjà d’arme de civilisation de l’aristocratie guerrière et rebelle. Pour le début du xviiie siècle, nous avons déjà constaté ce même phénomène de symbiose ou même de fusion entre la cour et la ville.
18Mais à y regarder de plus près, ces convergences des deux cas recouvrent aussi des différences fondamentales. Pour les caractériser d’un mot, nous dirons que les dynamiques s’inversent. Sous Louis XIII, la cour naît de la ville ; il se produit alors un essor vif de la cour avec Paris, dont Louis XIV ne sera que le digne poursuivant. Sous Louis XIV justement, la cour est hors de la ville ; elle domine. Avec la Régence, la cour rentre dans la ville, il y a diffusion de la cour dans Paris. Livrons alors quelques exemples concrets de différences entre ces trois temps, qui expriment en fait des évolutions. Diverses études ont montré le dessein de Richelieu de créer et d’imposer un style artistique français qui soit le meilleur élève de Rome et du coup considéré comme supérieur à celui des Italiens ou des Espagnols, un style qui rayonnerait sur le plan international. C’est dans cette optique que le Cardinal mécène encourage les grands à rassembler comme lui des collections d’art prestigieuses ; Paris, nouvelle Rome, doit devenir synonyme de magnificence, ce que Louis XIV reprendra pour Versailles. Justement : Richelieu ne serait pas arrivé à ses fins, comme le montre l’appréciation assez négative de ses contemporains sur le Palais-Royal lui-même23. La situation est inverse au début du xviiie siècle, après le règne triomphal de Louis XIV : comme nous l’avons souligné, l’art royal domine et s’impose à tous, se diffusant alors nettement dans la ville et dans ses élites réceptrices.
19De tout ceci on doit aussi tirer l’idée, émancipatrice par rapport au modèle fixiste de Louis XIV, que la cour est bien un système, c’est-à-dire un processus qui évolue, innove et du même coup change de formes en même temps que de position dans son rapport à la ville. Avec le xviiie siècle, le système de cour semble ainsi prendre l’ascendant sur la ville ; surtout, s’affirme le monopole exclusif du roi sur la cour et la marginalisation de Paris. En témoigne l’évolution de la géographie imaginaire de l’espace parisien reconstituée par Laurence Croq24 : avec les années 1680 triomphe la vision d’un Versailles centre curial et politique, tandis que Paris rétrograde en espace dominé, en périphérie. Déjà, les éléments constitutifs de la cour versaillaise inspirent les élites citadines, tel le modèle du château-jardin25 avec la construction d’hôtels avec de vastes jardins, l’acquisition des folies et de leur cadre naturel dans les alentours de la capitale… Ce transfert affecte surtout l’Ouest parisien, participant du glissement de la noblesse vers les nouveaux quartiers aristocratiques. Cela entraîne aussi une mutation dans la géographie imaginaire : « Versailles acquiert [progressivement] son continuum dans l’Ouest parisien » au cours du xviiie siècle26, qui devient alors le centre de la ville et déclasse les anciens quartiers principaux comme le Marais.
20Mais les choses sont en fait plus compliquées. Conjoncturellement, la ville reconquiert son ascendant sur la cour, au seuil du xviiie siècle. Il n’est pas besoin, encore une fois, d’attendre la fin 1715 et le retour à Paris pour trouver témoignage de cette attractivité inversée. Au même moment, la monarchie le reconnaît encore en avalisant l’extension spatiale et démographique de Paris par l’acceptation de la construction de nouveaux remparts dilatés, notamment à l’Ouest. L’Ouest parisien, c’est justement là que les tenants de la cour et même de la vieille cour (les partisans de Louis XIV) veulent s’établir, même s’ils disposent d’autres grands logements, tels le gouverneur de Versailles Blouin rue Saint-Honoré, ou les Maine dans le quartier Saint-Germain malgré leur grande résidence de fonction à l’Arsenal. Dans ces nouveaux hôtels s’épanouit le style rococo, caractéristique de la Régence mais surtout de la noblesse et de sa réaction. Que la fête commence : cette fois Tavernier ne s’est pas trompé, il s’agit bien de la fête et du régime des nobles ! Car ces divers déménagements sont des marques d’affirmation de l’aristocratie vis-à-vis de la cour27 et de la ville28.
Conclusion
21Faut-il alors conclure à un double échec de la Régence concernant la fusion de la cour et de la ville et de sa maîtrise par la monarchie ? La Régence subit tout d’abord un échec politique, mais qui nous concerne peu ici car ce n’est pas l’objet du colloque. Précisons simplement, en suivant les travaux de Laurence Croq, que la ville semble souvent avoir le dessus sur la monarchie : ainsi, la Régence est la première des régences qui ne voit pas les institutions urbaines perdre de l’autonomie face à une autorité royale pourtant présente ; à plusieurs reprises, les populations parisiennes semblent au contraire prescrire avec succès leurs choix dans les décisions prises par le Régent, ainsi dans la liquidation du Système de Law, ou dans l’amoindrissement de la répression du jansénisme. Échec social aussi dans la fusion des sociétés curiale et urbaine : l’accélération du déménagement de la noblesse de cour et des traitants enrichis dans l’Ouest parisien surnommé « aristocratique », la ségrégation spatiale aboutissant à la diminution de la mixité sociale et à la réduction des relations sociales de l’aristocratie aux seuls rapports marchands de consommation, tout ceci traduit le rejet et l’isolement de ces catégories sociales supérieures. Remarquable est la popularité des (quelques) mesures anti-aristocratiques que le duc d’Orléans adopte de temps à autre, ainsi dans la condamnation infamante de son cousin le comte de Horn. La Régence est « canaille » c’est-à-dire vulgaire et la population parisienne dénonce volontiers la haute noblesse : c’est le cas en 1721 quand le duc d’Orléans est obligé de sacrifier l’un de ses seconds, le duc de la Force, qui spécule sur la misère de la population et devient ainsi le symbole du parasite profiteur du système de Law. La Régence voit aussi éclater les débuts de la querelle du luxe, qui constitue largement une attaque de la noblesse, de la noblesse de cour surtout. Pour cette dernière, il faut au contraire échapper à la fusion cour-ville, par essence contre-nature : car la ville échange et confond, alors que la cour doit distinguer et fixer. La confusion des rangs lui est insupportable. La ville dénonce la cour et la cour rejette la ville.
22Alors, avant même la fin de la Régence, l’aristocratie s’isole dans l’Ouest et la cour la suit à nouveau qui repart à Versailles. Dès l’automne 1722, le jeune Louis XV évite de rentrer à Paris au moment du voyage du sacre et de la majorité. Dès ce moment, sa fréquentation de Paris diminue nettement. Par la suite, Louis XV, puis Louis XVI délaissent Paris et, comme Louis XIII et Louis XIV, n’ont pas de vraie politique d’urbanisme local, ni d’investissement du reste. Par contre, suivant une tendance apparue avec la Régence autoritaire, la cour se ferme et s’isole, les courtisans sont sélectionnés et contrôlés, le cérémonial et la hiérarchie des rangs se renforcent.
23Avec cette reconcentration de la cour à Versailles, est-ce à dire que l’on retourne à l’héritage normatif de Louis XIV (avec une cour qui ne peut avoir de rapport avec la ville), voire à une régression à avant le début du xviie siècle ? En fait non : Paris conserve une partie de la cour comme une partie de l’État monarchique. Comme nous l’avons rappelé précédemment, la géographie imaginaire de l’espace parisien repose désormais sur le couple Versailles/Ouest parisien. Pour une part, il s’est bien engagé une fusion ou au moins un mélange des hommes, des modes, des consommations, des activités : Paris est de plus en plus la ville de l’industrie du luxe et ce luxe s’adresse avant tout à la cour. La ville fournit l’offre, la cour la demande. C’est là un des aspects majeurs à la fois de la complémentarité renforcée entre les deux entités avec 1722, et des influences mutuelles qui en découlent largement. Avec Versailles, les employés des Bâtiments royaux retrouvent leur principal lieu d’activité, mais ils continuent eux aussi de diffuser le « goût du roi » dans les hôtels aristocratiques parisiens. À l’inverse Bruno Pons établit ensuite combien l’expérience parisienne des architectes et des sculpteurs du roi allait se reporter sur Versailles : « cette expérience, rendue indispensable par des circonstances qui privaient les artistes de leur champ d’action favori qu’était Versailles, la plus monarchique des résidences royales, leur fut à l’évidence bénéfique. S’ils avaient seulement continué à travailler pour le seul roi dans ses résidences, ils ne se seraient jamais trouvés confrontés à l’obligation d’esquiver la répétition […]. Grâce au profit acquis par cette obligation, ils surent, à la majorité de Louis XV, apporter dans les appartements de Versailles, dont les proportions étaient loin d’être idéales pour s’adapter à l’art rocaille, des solutions mûres d’emblée29 ». Il se produit ainsi une complémentarité nouvelle et ouverte, Paris et Versailles exerçant communément toutes les fonctions de la cour mais dans des proportions différentes : Paris est désormais souveraine en matière d’arts, de lettres et de sciences, tandis que Versailles assure plus la fonction politique. Du reste, cette complémentarité déclenche des évolutions dans le fonctionnement même de la cour. Ainsi à Versailles, avec la restriction des Entrées et le développement de l’espace privé du roi (au rez-de-chaussée, ou au deuxième étage avec la construction dès 1722 d’une bibliothèque privée, de laboratoires…), s’esquissent déjà la distinction ressentie entre espace de la vie publique du roi et lieux de sa vie courante, ainsi que la pratique des Petits Appartements (dont on peut se demander s’ils ne sont pas la reprise des soupers privés du Régent au Palais-Royal). Se manifeste ainsi le nécessaire processus de mise à distance du roi pour que celui-ci puisse préserver et entretenir son pouvoir de distinction au sein de la cour. Tant et si bien que Bernard Hours conclut non à une séparation du public et du privé (au détriment du premier selon les spécialistes classiques de la cour de Louis XV, toujours dépréciée par rapport à celle de Louis XIV), mais à une politisation du privé30… De même, on repère déjà la place plus importante des grands clans aristocratiques et princiers de la cour, au détriment de la suprématie déclinante du roi.
24C’est pourquoi peut naître et s’enrichir de cette complémentarité un divorce et une opposition entre Paris et la cour. Dès la Régence les courtisans (les aristocrates) sont accusés de voler le roi et de le détourner de la ville. La Régence est le régime de l’aristocratie : fête (pas très catholique), luxe (très ostentatoire), pensions et privilèges (exclusifs), malversations et spéculations (peu charitables), etc. composent les diverses facettes de ce parasitisme insolent, déjà insupportable. La dénonciation de la cour et surtout de son « parti » va aller croissante avec le xviiie siècle, mais c’est dès la fin du règne de Louis XIV et la Régence qu’on en découvre les prémices, ainsi pour les noirs desseins du complot de famine, ou le pillage du système de Law. De plus en plus le duc d’Orléans est lui-même perçu comme un grand aristocrate, dont on souhaite que la fête cesse… Les couches populaires ne sont pas les seules indignées. Prolongeant l’opposition ancienne entre la noblesse de robe et la noblesse traditionnelle, une partie des élites parisiennes, en particulier les robins, se dissocie plus nettement du modèle aristocratique sur tous les plans : non-déménagement dans l’Ouest de la ville, mode de vie très différent, réprobation des duels et des privilèges de l’aristocratie, culture et goûts divergents, etc. On peut ainsi penser qu’il se développe toujours une mondanité citadine différente de celle de la cour et critique vis-à-vis de cette dernière. Les recherches d’Antoine Lilti31 montrent bien qu’au sein du mouvement des Lumières, la diversité et le pluriel président, avec notamment des salons bourgeois dissemblables des salons aristocratiques. Il en va de même pour d’autres catégories sociales, dans plusieurs des bourgeoisies finalement plus fières d’elles-mêmes et assez peu travaillées par la « trahison32 ». Que ce soit les marchands ou les artisans des grandes corporations, des six corps en premier lieu, les résistances et les dénonciations de la Régence et d’une noblesse de cour parasite sont multiples, ainsi pour ses multiples et mortifères spéculations autour du système de Law. Autour de la Régence, nombreux sont les membres de ces milieux à embrasser alors un philojansénisme d’opposition et de résistance.
25Avec ces dernières évocations, nous touchons même au haut des couches populaires parisiennes. Tout ceci montre, en définitive, les limites des catégories globales que nous employons depuis le début. Paris, ville de cour ? Nous avons rappelé qu’il n’y avait pas qu’une cour. Nous constatons maintenant qu’il n’y a pas qu’une ville mais plusieurs, se distinguant notamment sur les plans sociologique et sociétal. C’est d’ailleurs ce que commence à traduire la carte de cet espace parisien, soit la distinction et l’opposition entre l’Ouest aristocratique et courtisan et l’Est populaire et traditionnel, une différenciation que la Régence accentue nettement. Paris a-t-elle été au xviiie siècle une ville de cour en son entier, d’Ouest en Est et du grand au mendiant ? Déjà pour la Régence, bien que la monarchie (le roi et sa cour) soit pourtant présente en ses murs, nous aboutissons au constat inverse. Nous l’avons vu pour diverses catégories des élites ou des couches moyennes, nous pouvons l’affirmer aussi pour une partie des couches populaires. Bien des Parisiens ont voulu et pu alors assister aux spectacles et activités de la monarchie, grâce à la dilatation de la géographie mondaine des composantes de la cour, mais ce n’est pas le cas de tous, ni de tous les quartiers, bien évidemment : la vie de cour affecte ainsi fort peu les faubourgs populaires, la répression de la mendicité bien plus. Comme certaines élites, des expressions de refus populaire de la Régence, de sa politique et de ses bénéficiaires aristocratiques se font jour, incitant alors la monarchie à retourner à Versailles. Certes, le patriotisme royal envers Louis le Bien-Aimé reste très répandu, mais dès 1717-1718 l’impopularité du duc d’Orléans éclate et l’aristocratie fuit de plus en plus à l’Ouest. Certes, une bonne partie des travailleurs parisiens sont employés dans l’économie du luxe que la société de cour génère de plus en plus. Mais ce qui précisément sauve et le régime et cette économie est la formidable croissance économique qui démarre vers 1720, en pleine Régence. Cette croissance nourrit et la cour et la ville, dans un destin en partie commun…
Notes de bas de page
1 Remarquons que, d’une certaine manière, la conception présidant à notre colloque se soumet à cette conception louisquatorzienne qui veut aussi que la cour soit totalement coupée et distincte de l’organe ou de l’espace politique, pourtant localisé lui aussi dans le palais versaillais.
2 Une Requête des harengères de l’automne 1715 encensait ainsi le duc d’Orléans pour son installation à Paris, en dénonçant par contre Louis XIV pour son exclusion : « J’aime les Parisiens, ne m’en blâmes-tu point ? Point/Louis avait pour eux beaucoup d’indifférence. Différence » (Maurepas, Chansonnier, Paris, Quentin, 1715, p. 121).
3 C’est le cas de Vincent Maroteaux qui ne considère cette période que comme « un court intermède » sans aucun intérêt et ne nécessitant aucune explication (Maroteaux V., Versailles, le roi et son domaine, Paris, Picard, 2000, p. 129).
4 Pons B., De Paris à Versailles, 1699-1736. Les sculpteurs ornemanistes parisiens et l’art décoratif des Bâtiments du roi, Strasbourg, Association des publications près des universités de Strasbourg, 1986, p. 178-180.
5 Coquery N., De l’hôtel aristocratique aux ministères : habitat, mouvement, espace à Paris au xviiie siècle, thèse sous la dir. de Daniel Roche, Paris I-Panthéon Sorbonne, 1995, p. 242.
6 Pons B., op. cit., p. 179.
7 Même si on doit admettre qu’ils sont souvent inspirés, eux aussi, par les pratiques versaillaises. Ainsi l’opéra est souvent présenté comme le spectacle type de l’absolutisme ; bien des études de musicologie mettent en avant l’influence de la musique royale sur la pratique aristocratique, comme pour le jeu d’ailleurs (Belmas E., Jouer autrefois. Essai sur le jeu dans la France moderne (xvie-xviiie siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2006).
8 Fumeroli M., « Une amitié paradoxale : Antoine Watteau et le comte de Caylus (1712-1719) », Revue de l’Art, n° 114, 1996, p. 34-47.
9 Surtout Béguin K., Les princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999.
10 Marchal R., « Mme de Lambert et son milieu », Studies on Voltaire, n° 289, 1991, p. 112.
11 Lilti A., Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 108.
12 Dangeau, Journal, t. XV, 24 septembre 1715.
13 Par exemple le mobilier de ces jardins est souvent prélevé sur le domaine de Marly (nombreuses annotations dans le Journal de Buvat sur les jardins des Tuileries ; et E. Magne, Le château de Marly, Paris, Calmann-Lévy, 1934, p. 219-222).
14 Ainsi et typiquement pour la chemise du roi, ou la direction de ses messes.
15 Ce que Emmanuel Le Roy Ladurie a formulé de bonne manière par l’expression « transition conservatrice de l’absolutisme » (notamment « Réflexions sur la Régence, 1715-1723 », French Studies, n° 38, juillet 1984, p. 118).
16 Le duc a restauré sous son patronage la grande Compagnie des Comédiens-Italiens supprimée par Versailles.
17 La salle de l’Opéra jouxte les appartements du Régent. Il n’a qu’une porte à pousser pour s’y rendre et, manifestement, il ne s’en prive pas.
18 Exemple pour le théâtre : le 18 novembre 1718, le duc d’Orléans retourne à son profit, par son intervention personnelle lors de la représentation, la charge péjorative contenue dans l’Œdipe de Voltaire : alors que la pièce et la mise en scène multiplient les allusions au couple supposé incestueux Orléans-Berry, et que l’acteur principal prend même la tête du Régent, celui-ci assiste au spectacle, y rit ouvertement, applaudit et finit par gratifier l’acteur d’une pension de 2000 £ ! (Broglie G. de, L’orléanisme : la ressource libérale de la France, Paris, Perrin, 1981, p. 97).
19 La peinture et son public à Paris au xviiie siècle, Paris, Macula, 2000, p. 54. Le Régent y participe qui encourage la mode nouvelle d’ouvrir sa (grande) collection privée de peinture au public.
20 Lilti A., op. cit., p. 9.
21 Conversion confirmée par Hours B., Louis XV et sa Cour, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 47.
22 Du Bois de Saint-Gelais L.-F., Histoire Journalière de Paris, Paris, Ganeau, 1717, préface.
23 Décrié par Sauval dans le résultat de ses agrandissements et de ses embellissements, hétéroclites et dissymétriques (Sauval H., Histoire et Recherches des Antiquités de la Ville de Paris, Paris, Moette, 1724, p. 158-172).
24 Crocq L., « L’autre noblesse (Paris, xviiie siècle) », Genèses, n° 76, 2009, p. 8-29.
25 Solnon J.-F., La cour de France, Paris, Fayard, 1987, p. 395.
26 Crocq L., op. cit., p. 22.
27 Les relevés de Natacha Coquery sur le glissement vers l’Ouest amènent à une autre conclusion que celle communément admise : les aristocrates parisiens essaieraient de se rapprocher d’un Versailles attractif. Or les rythmes de ces relocalisations ne corroborent pas cette explication pour le début du xviiie siècle : c’est en effet avec la Régence que ce mouvement atteint sa plus haute intensité ! Versailles n’existant plus, il s’agit d’une histoire intraurbaine.
28 Dans la ville, l’aristocratie se distingue et s’indépendantise des autres catégories sociales ; elle s’affirme avec morgue et revendique sa suprématie.
29 Pons B., op. cit., p. 180.
30 Hours B., Louis XV et sa Cour, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 77.
31 Lilti A., op. cit., p. 179.
32 Selon l’expression popularisée par Fernand Braudel : « la trahison de la bourgeoisie » (Braudel F., La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 2e édition, Paris, Colin, 1966, t. II, p. 68-72).
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