Conclusion
Les antiphysiocrates, ou le sens d’un questionnement
p. 309-317
Texte intégral
1Depuis près de deux siècles et demi, la physiocratie n’a pas cessé d’être étudiée sous de multiples angles. Cette longévité tient à la dynamique même de ce qui est devenu de nos jours un savoir séparé appelé « science économique ». Le processus de spécialisation et de division du travail dans les sciences sociales a conduit chacune d’elles à s’organiser autour d’un paradigme dominant, avec ses outils propres. La discipline économique s’est ainsi progressivement séparée de l’agronomie, de la philosophie morale et de l’histoire pour dupliquer dans ses méthodes et dans ses buts la physique théorique et ses outils mathématiques1. Cette évolution, commencée au xixe siècle, trouve son aboutissement après la Seconde Guerre mondiale, l’œuvre de Paul Samuelson (1915-2009) pouvant être considérée comme l’incarnation de ce qu’est devenue l’économie à partir des années 1940. Mais qu’est-elle devenue précisément ?
2Dans un article récent qui a fait grand bruit, Marion Fourcade, Etienne Ollion, et Yann Algan ont tenté de saisir ce que l’on pourrait appeler « l’exceptionnalisme » de la science économique2. Après les modèles mathématiques abstraits à l’usage de la macroéconomie3, les années 1970 ont été marquées par la croissance des études appliquées et microéconomiques4, en particulier grâce au développement des outils statistiques et aux progrès de l’informatique. La tendance ne s’est pas démentie depuis5, la discipline étant désormais largement dominée par l’« économétrie », autrement dit l’étude des relations entre les variables économiques à partir de données observées. Ce glissement a achevé de convaincre la profession des économistes de leur supériorité dans le champ académique. D’un côté en effet, comme le montre un travail récent de Roger Backhouse et Béatrice Cherrier6, leurs méthodes (mathématiques et statistiques) les ont persuadés d’avoir atteint le plus haut degré de « scientificité » parmi les sciences sociales. De l’autre, ce qu’il convient d’appeler le « tournant appliqué » a conféré à l’économie un rôle accru au sein des sphères gouvernementales. Autrement dit, en s’intéressant à des questions concrètes et en proposant des « solutions » aux problèmes des décideurs, les économistes se pensent et pensent leur discipline comme ayant une utilité sociale plus importante que l’histoire, la sociologie ou la psychologie, par exemple. Cette idée selon laquelle il existerait une hiérarchie entre les sciences sociales dont le sommet serait occupé par l’économie est loin d’être anodine pour notre objet, pour au moins deux raisons.
3Tout d’abord, comme le font remarquer Fourcade, Ollion et Algan, l’économie, à l’image des sciences dites « dures » – et contrairement aux autres sciences sociales – conserve un sous-champ puissant qui a pour objet de faire l’histoire de la discipline7. Appelé « histoire de la pensée économique » ou en anglais plus souvent « history of economics », celui-ci a longtemps été une description de la marche inexorable vers la « science », ses « lois », ses « outils » et son paradigme dominant. Or, et c’est la seconde raison qui nous intéresse dans la façon dont les économistes envisagent leur discipline, il n’existe sans doute aucune autre science sociale dans laquelle le pluralisme des approches a autant été laminé depuis soixante ans8.
4La « scientificité » de l’économie, en particulier dans le monde anglo-étasunien, se double d’un très large consensus sur le fait que la discipline est fondée sur un paradigme unique appelé « néo-classique9 ». Il peut être brièvement résumé par l’idée selon laquelle pour les économistes, la plupart des individus jouent deux rôles sur la scène sociale. D’un côté, ils tentent de combler leurs besoins et de maximiser la satisfaction associée aux biens et services qu’ils consomment. De l’autre, ils se doivent de gagner de l’argent pour satisfaire ces mêmes besoins en travaillant pour des firmes ou pour eux-mêmes, mais dans ce cas ils perdent du temps de loisir et cherchent par conséquent à arbitrer entre leur temps de travail et le gain qu’ils souhaitent obtenir :
« Tout cela abouti à une théorie de la demande pour les biens, et de l’offre pour les facteurs de production. […] La vision néoclassique implique donc que des “agents” économiques, qu’il s’agisse de ménages ou de firmes, optimisent (se débrouillent de la meilleure manière possible) sous un ensemble de contraintes. La valeur est liée à la collision entre ces contraintes, en particulier la rareté [des ressources, des biens, etc.], et des désirs illimités. Ces tensions, ces problèmes décisionnels, sont résolus par les marchés. Les prix sont les signaux qui indiquent aux ménages et aux firmes comment leurs désirs contradictoires peuvent être conciliés10. »
5Or comme l’a montré Roy Weintraub, hormis quelques très rares hétérodoxes – marxistes ou « autrichiens11 » – la quasi-totalité des économistes acceptent cette « métathéorie12 ». Le spectre est très large : des néo-keynésiens comme les nobélisés par la banque de Suède Joseph Stiglitz et Paul Krugman aux économistes les plus libéraux, tous admettent ce cadre conceptuel, et les guerres entre économistes, souvent féroces, sont en fait des discussions au sein du même paradigme (plus ou moins de régulation, plus ou moins d’inflation, plus ou moins de répartition des richesses). Personne ou presque, au sein de la profession, ne s’intéresse à la validité des notions de « besoins » et de « rareté », ne remet en question l’existence d’un monde séparé qui serait celui des « objets » et des « ressources », ou encore ne s’interroge sur le fait qu’il existerait des forces abstraites appelées « offre » et « demande ». Or à la suite des travaux de Karl Polanyi et de Steven Kaplan, nous avons discuté la préhistoire de ce paradigme au xviiie siècle, dans l’introduction de ce volume.
6Si l’éloge de l’agriculture – un point cardinal de la physiocratie – trouve au xxie siècle des échos en Occident autour des mouvements liés à la décroissance, à la question vivrière pour les programmes de développement, aux préoccupations environnementales et à l’opposition à quelques grands projets d’infrastructures, ce n’est pas ce qui a retenu l’attention des économistes et des historiens de la discipline. En revanche, ils ont été marqués de manière indélébile par le mouvement physiocrate, selon trois modalités qui méritent d’être relevées.
7La première est bien sûr liée aux idées de Quesnay, Mirabeau et leurs disciples, selon lesquelles il existerait un principe de marché, des prix comme vecteurs d’information, des intérêts individuels producteurs d’équilibre, et plus généralement des « lois » abstraites et atemporelles qui permettraient la construction d’une physique sociale appelée science économique. Depuis le milieu des années 1970, l’étude de la croyance messianique de la physiocratie en un « ordre naturel » fondé sur la propriété et la liberté du commerce a été renouvelée par l’étude classique de Steven Kaplan sur les grains et par les cours de Michel Foucault au Collège de France, mais elle a également été instrumentalisée par les tenants du « néo-libéralisme13 ».
8La deuxième modalité concerne la proto-mathématisation de la physiocratie, son usage des calculs et l’invention d’une première représentation « macroéconomique », le Tableau économique. Outre le fait d’être considéré comme le grand ancêtre de la comptabilité nationale14, le Tableau s’approche également de la notion de modèle économétrique au sens ou comme dans la Philosophie rurale (1763), il est possible de changer soit certains paramètres du modèle (les coefficients de flux), soit les données utilisées pour tester ce même modèle, grâce à l’extrapolation de données statistiques15. Dans une formule restée célèbre, Quesnay et Mirabeau ont prétendu que « les calculs ne peuvent être attaqués que par des calculs16 ». Une telle affirmation ne pouvait que séduire les tenants d’une discipline qui se veut testable, autrement dit réfutable, à la manière des sciences naturelles et physiques17.
9La troisième modalité qui explique non pas seulement la survivance, mais encore le renouveau des études de la physiocratie depuis une trentaine d’années concerne le « tournant appliqué » de la science économique. Les travaux d’histoire économique et sociale de Steven Kaplan et Philippe Minard, puis dans l’optique de l’histoire intellectuelle de Jean-Claude Perrot, ceux de Philippe Steiner, Loïc Charles et Christine Théré ont mis en lumière un autre ethos du physiocrate, parallèle à celui du théoricien, celui de « l’expert18 ». Auprès des princes de l’Europe, dans l’antichambre des ministères, au sein de l’administration, mais également dans le débat public, celui des journaux, des pamphlets, des cafés, le physiocrate est déjà l’intellectuel « utile », celui qui souhaite offrir des solutions concrètes à des problèmes précis. Il ne se réclame ni de sa naissance, ni de sa pratique commerciale, pas plus de son office ou de sa commission, seulement de son savoir, incontestable car « scientifique ». L’exemple paradigmatique concerne les grains, qu’il s’agisse de la libéralisation des années 1760 ou de la question de la mouture économique et des principes de fabrication du pain19. Mais d’autres expériences d’une science « appliquée » peuvent être rappelées, telle celle des physiocrates Charles-Richard de Butré (1724-1805) et Johann August Schlettwein (1731-1802) auprès du Margrave de Bade dans les années 1770, travaillant à une réforme du cadastre et de la taxation dans quelques paroisses20.
10Or ce qui a été sinon occulté, du moins délaissé, jusqu’à une période très récente, c’est le fait que, des années 1760 jusqu’aux premières décennies du xixe siècle, la physiocratie a été critiquée précisément à cause de ces trois caractéristiques qui font de l’école de Quesnay le grand précurseur de l’économie politique moderne.
11La richesse de la littérature antiphysiocratique témoigne de l’impact – et du rejet – considérable dont le mouvement physiocrate a fait l’objet. Mais il ne faut pas voir dans l’antiphysiocratie, et ceci est très clair après lecture des différentes contributions ici publiées, un bloc unifié. Alors qu’on peut assurément parler d’un « mouvement physiocratique », il n’y a pas de mouvement adverse homogène. La littérature antiphysiocratique se présente comme une sorte de kaléidoscope qui, selon les auteurs, critique une ou plusieurs des trois grandes caractéristiques de la « science nouvelle » : « ordre » naturel et liberté du commerce, méthode statistique et formalisation, expertise.
12Un premier groupe de critiques s’élève contre les prétendues « lois » d’une soi-disant science. Les Béardé de l’Abbaye, Forbonnais, Galiani, Linguet et autres Mably ont tous, à leur manière, rejeté l’idée d’une approche transcendante de l’économie. D’un côté, ces théoriciens ont défendu la contingence, les particularités locales, les héritages historiques qui ne permettent pas de découvrir, et encore moins d’appliquer, des lois abstraites et atemporelles. De l’autre, ils ont souvent élevé le pacte social, les communautés humaines, et même le corps vivant, la nature sensible de l’être humain, contre ce qui apparaissait déjà au xviiie siècle comme leur négation. Comme en témoigne cet ouvrage, la littérature antiphysiocrate connaît ainsi une accélération quantitative historiquement datée : en gros, les années 1767-1776. Cette accélération est riche d’enseignements car elle correspond précisément aux expériences de libéralisation du commerce des grains, qui furent de terribles échecs. La documentation ne manque pas sur ce point et, ce qui nous intéresse ici, le royaume fut alors en proie à une agitation « perpétuelle », pour reprendre le diagnostic a posteriori de Dupont21. Les opposants à la physiocratie s’engouffrèrent dans cette brèche.
13Si les hommes s’étaient assemblés dans l’état de nature pour améliorer une condition misérable et dangereuse, comment pouvait-il y avoir des pauvres et des lois qui justifient et même renforcent les inégalités après le passage à la société ? La libéralisation du commerce des grains, le caractère sacré, inviolable, de la propriété privée, placée au-dessus de la raison d’État et de la nécessaire survie des populations, ne constituaient-ils pas des lois cruelles et contraires à ce qui rend l’homme véritablement humain ? Aujourd’hui, les grandes migrations à caractère écologique, les émeutes de la faim des années 2007-2008, la dérégulation des marchés agricoles, en particulier au sein de l’Union européenne, l’artificialisation des terres et les droits de propriété sur les ressources communes (notamment maritimes), nous conduisent à interroger ces problèmes dans des termes très proches de ceux des opposants à la physiocratie deux cent cinquante ans plus tôt.
14Un deuxième groupe, où l’on retrouve souvent les mêmes personnages que précédemment, surtout Linguet, mais également Graslin et Grimm, ainsi qu’une foule de pamphlétaires et de chansonniers, s’est attaqué à la mathématisation de l’économie opérée par les physiocrates. Une religion de fanatiques avec ses mystères, ses cultes et sa dévotion se devait d’user d’un langage hermétique, à la manière des prêtres de l’Égypte ancienne. Ce qui est remarquable de modernité, avec l’antiphysiocratie, c’est que le Tableau économique, qualifié rapidement de tableau « hiéroglyphique22 », est devenu l’emblème, dès les années 1760, de l’opacité de la « science nouvelle » pour le commun des mortels, et même de son caractère ésotérique. Cette critique, justifiée ou non, n’a pas cessé depuis. Il en va de même pour la notion de réductionnisme. Qui pouvait prétendre représenter les relations d’échanges à l’intérieur d’un royaume de vingt-cinq millions d’habitants sur une seule page composée de trois colonnes et de cinq flux23 ? Un modèle aussi simpliste pouvait-il rendre compte de la complexité du réel ? Graslin et Forbonnais, en particulier, ont beaucoup insisté sur cette question. Les raisonnements en équilibre partiels et les études économétriques ne prenant en compte que quelques variables explicatives s’exposent de nos jours aux mêmes critiques. Les calculs physiocrates avancés pour prouver la productivité exclusive de l’agriculture n’ont pas plus convaincu la plupart de leurs contemporains. Plus techniquement en effet, un nombre important des contributions qu’on vient de lire a montré que de nombreux antiphysiocrates ont critiqué l’étroitesse du champ du productif retenu par Quesnay et ses disciples. Pour faire bref, on sait qu’Adam Smith a étendu ce champ à l’industrie et Jean-Baptiste Say aux services. Mais là où l’antiphysiocratie à une nouvelle fois inauguré un pan important de la critique, c’est que la question n’est toujours pas réglée aujourd’hui. Par exemple, dans les publications officielles, le travail domestique n’est toujours pas considéré comme donnant lieu à une production, malgré une importante littérature sur le sujet24. Il en va de même de la prostitution ou des activités illicites. Au contraire, entrent dans les calculs de la production de la richesse nationale des éléments que beaucoup considèrent comme inappropriés, tels que certains phénomènes de pollution ou autres accidents, qui viennent grossir les chiffres du PIB.
15La question de l’expertise constitue enfin le troisième grand môle de critiques, sous deux formes particulièrement prégnantes aujourd’hui. La première concerne la collecte des données ou observations, et plus généralement l’appréhension du « réel » par l’économiste. La seconde a trait à l’usage de ces mêmes données dans le débat public. À l’heure actuelle, on constate, y compris dans les médias non spécialisés, que le chiffre est devenu un instrument incontournable pour convaincre car, à tort ou à raison, on lui attache la vérité de l’évidence. Les physiocrates avaient bien compris la force de cet argument. Autrement dit, ce que nous montre aussi le débat entre partisans et adversaires du modèle physiocrate, c’est l’apparition de ce qu’on appelle « la bataille des chiffres25 ». Plusieurs anti-physiocrates ont ainsi critiqué la manière dont Quesnay, Butré, Dupont et plusieurs autres ont inféré et utilisé leurs données. Les calculs de rendements autour de la « petite » et de la « grande » culture ont souvent été jugés fantaisistes, tirés de quelques exemples non significatifs, notamment par Forbonnais. Ce qui est d’ailleurs remarquable sur ce point, c’est que les anti-physiocrates ont réfuté le lieu commun physiocrate d’une agriculture languissante, d’une France en friches et d’un royaume dépeuplé26. Le « déclinisme » de la physiocratie, qui va de pair avec l’attente eschatologique d’un formidable renouveau si les « bonnes » réformes étaient engagées, trouve un écho particulièrement redoutable dans la France des années 2010.
16Après sa collecte, c’est l’usage du chiffre qui est mis en question. À l’aune des désastres des expériences de libéralisation, la morgue, la suffisance, les outrances des physiocrates (en particulier de Baudeau et ses conseils de meunerie), leur mépris ouvertement affiché de la prétendue ignorance du « peuple » et de l’administration27, vont valoir une véritable volée de bois vert à l’école de Quesnay. L’expert physiocrate prend sous la plume de ses adversaires les traits de l’apprenti-sorcier. Ainsi au début des années 1770 beaucoup des ennemis de la secte ne se contentent plus de railler les raisonneurs de cabinet, les agronomes de salon, ils accusent les physiocrates d’avoir, par leur incompétence, leur méconnaissance totale du terrain, mené à grande échelle des expériences (létales) sur la vie des êtres humains. Bien sûr, certaines de ces critiques étaient étroitement inspirées par la peur de voir disparaître des rentes de situation très lucratives (la Ferme générale), des fonctions ancestrales (la police), des pratiques coutumières (les corporations urbaines), mais c’est aussi une critique de ce qui s’apparente de nos jours à la « technocratie » qui est à l’œuvre ici. Le despote légal et ses magistrats devant à la fois contrôler le respect des lois de l’ordre naturel et promouvoir les vrais principes de la science sont dépeints par les antiphysiocrates comme l’incarnation des élites coupées des réalités, d’un savoir venu d’en haut qui ne souffrirait pas de discussion.
17Tous ces éléments qui nous semblent si familiers ne ressurgissent pas aujourd’hui par enchantement, et c’est ce qui fait toute l’importance du présent ouvrage. Nous le disions en introduction, le renouveau des recherches sur l’anti-physiocratie n’a pas une décennie. On peut même le dater – c’est tout sauf une coïncidence – des événements postérieurs à 2008, autrement dit la période historique que nous traversons et que l’on qualifie généralement de « grande récession ». Avec elle, la discipline économique a été mise sur la sellette comme rarement un champ du savoir l’a été dans le monde moderne. L’éventail des critiques est très vaste, des simples reproches faits à la dérégulation de la sphère financière durant les années 1980-1990 jusqu’à l’idée selon laquelle la notion même de « science » économique est une imposture intellectuelle. Thomas Piketty a eu, dans son best-seller, des mots extrêmement durs sur la profession et sa prétendue scientificité, son soi-disant « exceptionnalisme » et sa posture prométhéenne28.
18C’est ainsi que consciemment ou non, un « moment théorique » a eu lieu au début des années 2010. Il a amené des chercheurs européens et étatsuniens, ensemble et séparément, à se pencher sur les critiques adressées aux tenants de la « science nouvelle », les physiocrates, car ce sont les premiers à avoir donné à l’économie politique les caractéristiques qui la mettent aujourd’hui dans une position si délicate. Aussi notre ouvrage appartient-il à un ensemble éditorial plus vaste, initié par le travail collectif sous la direction de Jürgen Backaus publié en 2011, continué par le numéro spécial de The European Journal of the History of economic Thought en 2015 et les deux volumes sous la direction de Steven Kaplan et Sophus Reinert publiés en 201729. Plusieurs chercheurs ont participé à deux et même trois de ces quatre aventures éditoriales qui constituent à nos yeux un bloc cohérent. Ces travaux, enfin, ne se placent plus seulement dans une perspective d’histoire des idées économiques, autrement dit celle d’une étude internaliste de la discipline et de ses enjeux. D’une histoire concrète des pratiques intellectuelles, dans la lignée des travaux de Jean-Claude Perrot, à l’étude externaliste de questions plus vastes (impériales, d’histoire connectée ou d’histoire atlantique) en passant par l’histoire culturelle et littéraire de l’économie politique, l’étude de l’antiphysiocratie aura aussi, espérons-le, contribué à élargir les approches de l’histoire de l’économie politique.
Notes de bas de page
1 Mirowski Philip, Plus de chaleur que de lumière : l’économie comme physique sociale, la physique comme économie de la nature, Paris, Economica, 2001, trad. de More heat than light : economics as social physics : physics as nature’s economics, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
2 Fourcade Marion, Ollion Étienne et Algan Yann, « The Superiority of Economists », Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 1 (2015), p. 89-114.
3 Autrement dit l’étude d’agrégats tels que le produit intérieur brut, le patrimoine national, la masse monétaire ou le chômage.
4 Qui analyse les comportements des individus et des firmes sur des marchés particuliers.
5 Han Kim E., Morse Adair et Zingales Luigi, « What Has Mattered to Economics since 1970 », The Journal of Economic Perspectives, vol. 20, no 4 (2006), p. 189-202.
6 Backouse Roger et Cherrier Béatrice, « Becoming Applied : The Transformation of Economics After 1970 », History of Political Economy, vol. 49, suppl. 1, 2017, sous presse. Sur le « tournant appliqué » en économie, voir le programme de recherche de Béatrice Cherrier « Becoming “Applied”, Becoming Relevant ? » : [https://beatricecherrier. wordpress. com/].
7 Fourcade Marion, Ollion Étienne et Algan Yann, art. cit., p. 99.
8 Situation qui inquiète aujourd’hui en France nombre d’économistes ; voir la revue L’économie politique, « Malaise chez les économistes français », n° 50, avril 2011, et « Mais qui sont les économistes ? », no 58, avril 2013.
9 L’économiste et sociologue de Chicago Thorstein Veblen est le premier à utiliser le terme « néoclassique » pour désigner ce paradigme ; voir Veblen Thorstein, « The Preconceptions of Economic Science (Part III) », The Quarterly Journal of Economics, vol. 14 (1900), p. 240-269.
10 Weintraub Roy, « Neo-classical economics », The Concise Encyclopedia of Economics. 1993. Library of Economics and Liberty. Retrieved February 21, 2016 from the World Wide Web : http://www.econlib.org/library/Enc1/NeoclassicalEconomics.html. Sur la critique de la notion de marché autorégulateur par les historiens de l’économie, voir Dominique Margairaz et Philippe Minard (éd.), « Le marché dans son histoire », Revue de Synthèse, tome 127, 2006/2, en particulier l’introduction p. 241-252.
11 Ultra-libérale, l’école autrichienne refuse la mathématisation de la discipline économique et la théorie de l’équilibre général, la conception du capital et des comportements individuels du paradigme néoclassique. Son représentant le plus célèbre est Friedrich Hayek (1899-1992).
12 Weintraub Roy, art. cit.
13 Kaplan Steven L., Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV [1976], Londres Anthem Press, 2015 (version abrégée en français : Le pain, le peuple et le roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, 1986) ; Foucault Michel, Sécurité, Territoire, Population : Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil/Gallimard, 2004 et Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
14 Voir Molinier Jean, « Le système de comptabilité nationale de François Quesnay », in François Quesnay et la physiocratie, Paris, INED, vol. 1, 1958, p. 75-104.
15 Sur ce point et avec des perspectives assez différentes, on peut consulter : Perrot Jean-Claude, « La comptabilité des entreprises agricoles dans l’économie physiocratique », in Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 217-236 ; Lowrytodd S., Pre-classical Economic Thought, Boston, Kluwer Academic Publishers, 1986 ; Vaggi Gianni, The Economics of François Quesnay, Londres, Macmillan, 1987 ; Herlitz Lars, Ideas of Capital and Development in Pre-classical Economic Thought : Two Essays, Göteborg, Institute of Economic History, 1989 ; Ruggles Nancy D. et Ruggles Richard, National Accounting and Economic Policy. The United States and UN Systems, Cheltenham, Edward Elgar, 1999 ; Charles Loïc et Théré Christine, « The Economist as Surveyor : Physiocracy in the Fields », History of Political Economy, vol. 44 (suppl. 1), 2012, p. 71-89.
16 Mirabeau Victor Riqueti de et Quesnay François, Philosophie rurale ou Économie générale et politique de l’agriculture, Amsterdam, Les libraires associés, 1763, p. xx.
17 « L’économie a réussi, avant tout, parce que l’économie est une science. La discipline met l’accent sur le comportement rationnel, la maximisation, les échanges, et la substitution, et insiste sur des modèles qui résultent en un équilibre. […] Puisque l’économie est orientée de manière intensive sur la maximisation, l’équilibre, et l’efficacité, le champ a fourni des retombées nombreuses qui sont testables, réfutables, et très souvent soutenues par les données », selon Lazear Edward P., « Economic Imperialism », The Quarterly Journal of Economics, vol. 115, n° 1 (2000), p. 99-146, p. 142.
18 Kaplan Steven L., Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, op. cit. ; Minard Philippe, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998 ; Steiner Philippe, La « science nouvelle » de l’économie politique, Paris, Presses universitaires de France, 1998 ; Charles Loïc et There Christine, « From Versailles to Paris : The Creative Communities of the Physiocratic Movement », History of Political Economy, vol. 43, n° 1, 2011, p. 25-58 ; Charles Loïc et Théré Christine, « The Economist as Surveyor : Physiocracy in the Fields », art. cit.
19 Kaplan Steven L., Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime [1984], Paris, Fayard, 1988 ; Kaplan Steven L., The Stakes of Regulation. Perspectives on “Bread, Politics and Political Economy” Forty Years Later, Londres, Anthem Press, 2015. Voir également Baudeau Nicolas, Avis au peuple sur son premier besoin, ou Petits Traités Économiques, Paris/ Amsterdam, Hochereau, Desaint, Lacombe, 1768.
20 Reuss Rodolphe, Charles de Butré, un physiocrate Tourangeau en Alsace et dans le margraviat de Bade d’après ses papiers inédits et sa correspondance, Paris, Fischbacher, 1887 ; Liebel Helen P., « Enlightened Bureaucracy versus Enlightened Despotism in Baden, 1750-1792 », Transactions of the American Philosophical Society, vol. 55, n° 5, 1965, p. 1-132 ; Peukert Helge, « Johann August Schlettwein (1731-1802) : The German Physiocrat », in Jurgen Backaus (éd.), Physiocracy, Antiphysiocracy and Pfeiffer, New York, Springer-Verlag, 2011, p. 71-96 ; Charles Loïc et Théré Christine, « Charles Richard de Butré : An Economist in the Shadow of François Quesnay », Journal of the History of Economic Thought, vol. 38, n° 2, 2016, sous presse.
21 Dupont Pierre-Samuel, Analyse historique de la législation des grains depuis 1692, à laquelle on a donné la forme d’un Rapport à l’Assemblée Nationale, Paris, Petit, 1789, p. 108.
22 Linguet Simon-Nicolas-Henri, Réponse aux Docteurs modernes, vol. 3, 1771, p. 30-2. Voir également Graslin Jean-Joseph-Louis, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, Londres, 1767, p. 158. Les physiocrates ont eux-mêmes joué un jeu dangereux avec la notion de hiéroglyphe et de langage hermétique ; cf. Orain Arnaud, « Figures of Mockery. The Cultural Disqualification of Physiocracy, 1760-1790 », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 22, n° 1, 2015, p. 383-419.
23 Dans la version du Tableau dite du « zig-zag » ou « zic-zac ».
24 Voir entre autres Hawrylyshyn Oli, « The Value of Household Services : a survey of empirical estimates », The Review of Income and Wealth, vol. 22, 2, juin 1976 ; Chadeau Anne et Fouquet Annie, « Peut-on mesurer le travail domestique ? », Économie et statistique, 1981, vol. 136, n° 1.
25 Voir entre autres les travaux de Desrosières Alain, Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques, Paris, La Découverte, 2014, et Supiot Alain, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
26 Charles Loïc et Orain Arnaud, « François Véron de Forbonnais and the Invention of Anti-physiocracy », in Steven L. Kaplan et Sophus Reinert (éd.), The Economic Turn : Recasting Political Economy in Eighteenth-Century Europe, Londres, Anthem Press, 2017, sous presse.
27 Voir Baudeau Nicolas, Avis au peuple sur son premier besoin, op. cit.
28 Concernant les économistes, il raille leur « prétention absurde à une scientificité supérieure, alors même qu’ils ne savent à peu près rien sur rien. […] En vérité, l’économie n’aurait jamais dû chercher à se séparer des autres disciplines des sciences sociales, et ne peut se développer qu’en leur sein », Piketty Thomas, Le Capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 64.
29 Backaus Jürgen (éd.), Physiocracy, Antiphysiocracy and Pfeiffer, op. cit. ; Dal-Pont Legrand Muriel, Faccarello Gilbert et Orain Arnaud (éd.), Antiphysiocratic Perspectives in Eighteenth-Century France, numéro spécial de The European Journal of the History of Economic Thought (EJHET), vol. 22, n° 3, 2015 ; Kaplan Steven et Reinert Sophus (éd.), The Economic Turn : Recasting Political Economy in Eighteenth-Century Europe, op. cit., 2017, sous presse.
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