« Partisan zélé mais non pas outré de l’Agriculture » : Béardé de l’Abbaye contre les « enthousiastes » de la Science Nouvelle
p. 43-77
Texte intégral
1Des critiques de la physiocratie au tournant des décennies 1760-1770, plusieurs étaient déjà connus, sinon célèbres, soit pour s’être fait un nom dans la République des Lettres et les salons (Mably, Rousseau, Galiani, Forbonnais), soit par leur réussite sociale éclatante (Necker, Graslin, Pesselier). D’autres ont peut-être tenté de sortir de l’obscurité en déclenchant un combat qui leur permettrait de trouver la lumière : Linguet fait partie de ceux-là, Béardé de l’Abbaye également.
2Les très rares notices biographiques consacrées à ce dernier sont largement lacunaires et il a fallu attendre les travaux de Jörg Kreutz1 pour qu’une part d’ombre puisse être levée sur le personnage. Jusqu’au début des années 1760, nous le savons fils d’un fermier aisé et docteur en droit (utriusque juris doctor) de l’université d’Aix-la-Chapelle. En 1767, il fait dans cette ville la rencontre du musicien, éditeur et journaliste allemand Johann-Joachim-Christoph Bode (1731-1793)2. Ensuite, c’est à Mannheim qu’il semble se fixer quelques années. Dans le Palatinat, Béardé est à la fois le secrétaire du baron Pierre-Emmanuel de Zedtwitz-Liebenstein (1715- 1786), ministre des Affaires étrangères de l’État, et éditeur, rédacteur et imprimeur d’un périodique né en 1770 sous les auspices du ministère, la Gazette de Mannheim3. Son installation dans la ville n’est certainement pas étrangère à la présence sur place d’un important négociant et aventurier français, dont il est parent, Claude Martin de Saint-Martin (1729-1799). Ce dernier dirige notamment la loterie de la ville et semble être le propriétaire du périodique4. La Gazette ayant été supprimée au mois d’octobre 1771 et le baron ayant démissionné de son poste de ministre à la même période, Béardé rentre à Paris où il mourra quelques semaines plus tard à l’âge de 36 ans, les circonstances de sa mort étant tout aussi obscures que ses trente premières années. Pour tenter de comprendre cette vie, et peut-être cette errance, c’est aux œuvres de Béardé qu’il faut se reporter car elles nous dévoilent, si ce n’est une partie de sa psychologie, tout au moins ses buts, ses volontés, et sans doute ses échecs.
3Il n’est toutefois pas aisé de recenser ses productions littéraires, car là aussi il règne une certaine opacité5. Sa première œuvre, en particulier, est pour l’heure introuvable, il s’agit du Nouveau système sur les engrais (Londres, 1763). Béardé la signale en note de l’un de ses ouvrages ultérieurs6 et elle est attestée par une notule insérée dans la Gazette de Cologne7 et par la mention qui en est faite par le Courrier du Bas-Rhin lorsque Béardé remporte le fameux concours de l’académie de Saint-Pétersbourg8. L’œuvre de Béardé la plus couramment mentionnée par les notices et sans aucun doute la plus diffusée est en effet sa Dissertation qui a remporté le prix sur la question proposée en 1766 par la Société d’oeconomie et d’agriculture à St. Petersbourg, à laquelle on a joint les pièces qui ont eu l’accessit imprimé pour la première fois à Saint-Pétersbourg en 1768. Elle connaît ensuite deux réimpressions en langue française en 1769 et 17709, une traduction en russe10, et enfin, si l’on en croit J. Kreutz, au moins une traduction et trois impressions en allemand entre 1775 et 177811. Rien qu’en France12, cette dissertation fera l’objet de pas moins de six recensions13. La plupart des périodiques soulignent les « maximes & observations bien faites », les « vérités utiles », les vues « saines et patriotiques14 », « dictées par l’humanité » tout en pointant quelques défauts quant à la forme de l’ouvrage, sujette à « trop de répétitions » et des comparaisons qui « y abondent un peu trop15 ». L’année de la première publication de la Dissertation voit également la parution des Essais d’agriculture ou Diverses tentatives phisiques, proposées pour l’avantage de la Société, par Mr. Béardé de l’Abbaye. L’ouvrage a été publié à « Hambourg & Bremen, Chez J. H. Cramer » et sa diffusion semble avoir été beaucoup plus limitée que l’œuvre précédente16. Traduite en allemand l’année suivante17, puis en anglais en 177618, on ne lui connaît aucune recension, son écho en France ayant été quasi nul. Enfin, Béardé de l’Abbaye publie en 1770, comme la seconde édition de la Dissertation à Amsterdam chez Marc-Michel Rey, ses Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, précédées de l’Examen de la nouvelle science. Là encore, sa diffusion semble assez limitée19, et outre une petite notice dans la Gazette universelle de littérature20 nous n’avons trouvé que deux journaux qui en font état – et critiquent sévèrement – l’ouvrage : les Éphémérides du citoyen sous la plume de l’abbé Baudeau et le Journal de l’agriculture, du commerce, des arts et des finances par un article de l’abbé Roubaud21. Il est vrai que les deux physiocrates avaient à se plaindre de cette dernière production, ouvertement écrite à l’encontre des idées de la secte. Car si nous avons dit quelques mots de la diffusion de ces ouvrages – somme toute limitée, pour ne pas dire plus – et de la réception – polie pour le premier, absente pour le deuxième et difficile pour le dernier – en quoi consistent-ils exactement ?
4La Dissertation est une réponse à un concours de la Société libre d’économie créée à Saint-Pétersbourg en 176522. Proposée, sous couvert d’anonymat, par Catherine II en novembre 1766, la question était la suivante : « Pour le bien public, de quoi doit être constituée la propriété du paysan, d’immobilier ou de mobilier, ou des deux, et quels sont ses droits à l’un et à l’autre ? » L’annonce du concours fut très largement diffusée dans la presse européenne23 et la société russe reçut un total de 162 réponses. Celle de Béardé, portant le n° 154, fut couronnée puis publiée. Ce qui nous importe, c’est que des indices concordants indiquent qu’elle a été écrite sur commande : puisqu’on ne voulait pas que des opinions trop libérales soient distinguées, des proches de l’impératrice auraient suggéré que l’on trouve un auteur qui, tout en défendant la libération des serfs, se prononce avec mesure. Si c’est bien le cas de la dissertation de Béardé, V. Somov rapporte surtout un élément étrange : la date limite de dépôt avait d’abord été fixée au 22 septembre 1767, puis deux fois repoussée : au 1er novembre 1767 et enfin au 22 avril 1768. La dissertation de Béardé est reçue dans les premiers jours de mars 1768 et le concours est finalement déclaré clôt le 19 mars, soit un mois avant ce qui avait été finalement décidé : peut-être a-t-on enfin celle qui convient24 ?
5Mais s’il s’agit – comme cela est très vraisemblable – d’une œuvre de commande, pourquoi avoir choisi Béardé ? Dans les faits, nous l’ignorons. On peut seulement relever qu’au milieu des années 1760, Béardé n’est pas tout à fait inconnu : d’abord son ouvrage de 1763 l’a identifié comme un auteur familier des questions agricoles, ensuite il est probable que ses Essais d’agriculture soient parus avant la dissertation de Saint-Pétersbourg et enfin il n’est pas impossible, comme on le verra dans la suite, qu’il était également un collaborateur du Journal Œconomique au moment de la publication de la question du concours. Quoi qu’il en soit, sa dissertation qui porte la devise « in favorem libertatis omnia jura clamant ; mais est modus in rebus25 » et qui milite pour une libération progressive et prudente des paysans russes, ne pouvait que convenir aux autorités. Comme le souligne V. Somov26, le concours « avait suscité l’intérêt de toute l’Europe des Lumières » et être couronné permettait une renommée importante, la possibilité d’une protection, ainsi qu’une récompense monétaire non négligeable27. Autant d’éléments importants pour un homme de trente ans sans fortune, jusque-là sans appuis et presque inconnu de la République des Lettres. Car c’est bien cette carrière que notre homme va tenter d’embrasser et c’est sans doute grâce à sa (petite) renommée littéraire liée à la Dissertation qu’il parviendra à obtenir les seules places fixes qu’on lui connaisse.
6En 1768 paraissent les Essais d’agriculture, un livre plutôt étrange. Censé proposer des améliorations agronomiques pour les cultivateurs28, il s’adresse en fait à des « physiciens », l’auteur traitant surtout de l’influence de l’air, de l’eau, de la chaleur, etc. sur l’agriculture et proposant quelques innovations culturales, des introductions d’espèces en Europe, et insistant beaucoup sur la question des engrais. Béardé avoue n’avoir pas toujours fait les expériences qu’il décrit (succinctement) et invite les lecteurs à les mettre en œuvre. Nous reviendrons sur l’optique « œconomique » – au sens du journal du même nom à ses débuts29 – qui s’en dégage, l’auteur citant plusieurs botanistes tels que Réaumur, Linné (beaucoup), Pluche, Jussieu, Ferrari ou l’abbé de Vallemont en particulier. Ce qui nous intéresse pour l’heure c’est le ton général du livre : Béardé s’y montre assez vindicatif contre les académies savantes, qu’il accuse « d’indolence » et contre leurs membres : « ils occupent inutilement une place, que tant d’autres rempliraient mieux30 ». Il est très critique vis-à-vis de la mode agricole qui « a enfanté, dans les cabinets des écrivains, beaucoup de sistèmes31 ». Première pique contre les physiocrates ? Sans doute, mais surtout une certaine aigreur. Il invite ses lecteurs à « tenir compte des soins, des peines & des fatigues de tous ceux qui s’occupent de son bonheur32 » et, sous-entendu, qui ne rencontrent ni l’estime, ni le succès. Le post-scriptum à la fin de l’ouvrage est du même tonneau. Béardé y détaille tous ses centres d’intérêt et tout ce sur quoi il pourrait écrire : la physique, la mécanique, la politique, la morale, la tactique, la navale… Il dit avoir beaucoup de possibilités, mais « [c]omme j’ignore, si parmi les rapsodies qu’on vient de voir, il y en a quelques unes qui fassent fortune, je n’hazarderai d’en mettre d’autres au jour, que dans le cas, où je soupçonnerai qu’elles pourront faire quelque sensation : je veux dire que si le public ne retire aucune utilité des PROJETS que je lui présente, je me tairai33 ». Ce passage suggère que notre homme attend qu’on fasse appel à lui, que ce soit pour écrire ou pour faire montre de ses talents, qu’il juge visiblement sous-employés. Et dans tous les cas, c’est le succès qu’il cherche, qu’il désire, qu’il attend. De manière presque pathétique, il termine d’ailleurs par une citation de Cicéron : Quis est enim qui totum diem jaculans non aliquando conlineet34 ? La phrase se traduit généralement par « comment, tirant (le javelot) toute la journée, n’atteindrait-on pas quelquefois le but ? », ce que Béardé traduit par « qui est-ce qui à force de faire des essais, ne réussira pas quelque fois35 ? » L’interpellation et le recours à la personnalisation (« qui ») peuvent s’entendre pour celui qui appliquera ses idées « agronomiques », mais aussi pour lui-même qui semble chercher reconnaissance et protection, jusqu’ici sans succès36.
7Le quatrième et dernier ouvrage de Béardé, celui qui nous intéressera au premier chef dans ce travail, est celui qui concerne l’impôt et surtout l’examen de la « Science nouvelle » des physiocrates. Dédiée « A sa Majesté Impériale Catherine II37 », il fait pleuvoir des louanges sur celle qui l’a fait couronner deux ans auparavant. L’ouvrage est tout entier dévolu à la critique, à quoi l’auteur dit avoir d’abord « répugné ». Mais s’étant inquiété que ce système fut défendu par des auteurs célèbres et « amis des hommes », qu’il eût « beaucoup de partisans38 », il a cru devoir sortir de son silence pour en prouver toute la fausseté. Cependant cet article va montrer qu’il s’agit, sur bien des aspects, d’une critique mal fondée et maladroite qui va assez peu inquiéter les sectateurs de Quesnay. Une nouvelle fois, Béardé y apparaît comme mal à l’aise avec le sujet qu’il est censé traiter, la perspective d’une gloire facile contre des adversaires affaiblis (libéralisation des grains oblige) étant peut-être le seul véritable moteur de ce nouvel opus.
8Le bilan de ces ouvrages est donc plus que mitigé : le premier est introuvable et ne semble être au plus qu’une brochure ; concernant les deux suivants (de 1768), l’un est une œuvre de commande sans grande envergure, qui dit ce que l’on voulait entendre, l’autre est un recueil de projets sans ordre, vite exposés, peu crédibles même pour leur auteur ; quant au dernier, sans aucun doute le plus construit et travaillé des trois, il est sur plusieurs points insatisfaisant, Béardé ne connaissant manifestement pas assez les thèses de ses contradicteurs. De plus, si l’on excepte la Dissertation, ils ont été mal diffusés. Béardé de l’Abbaye apparaît ainsi à première vue comme un « faiseur de projets » sans grande connaissance des sujets qu’il traite, ses productions ayant peut-être facilité l’obtention de sa place, mais ne lui ayant pas permis de réellement se faire un nom dans la République des Lettres, sa mort prématurée mettant fin à sa tentative d’y parvenir. Mais qu’en est-il de sa postérité, en particulier vis-à-vis de la physiocratie ?
9Aucune étude, académique ou non, n’a été consacrée à la pensée de Béardé de l’Abbaye jusqu’à nos jours. Si tant est qu’on ait pu lui attribuer des positions doctrinales, il a cependant été rapidement assimilé aux opposants à la physiocratie39. Qualifié seulement « d’économiste du xviiie siècle40 » sous la Restauration, il a ensuite été identifié comme ayant écrit « une critique des doctrines des économistes de l’école de Quesnay41 », puis comme « adversaire42 » et enfin franchement désigné comme « antiphysiocrate » par le Dictionnaire des journalistes43. Mais en fait, seuls deux ouvrages s’intéressent de manière (très) épisodique à cette opposition : l’incontournable Mouvement physiocratique en France de G. Weulersse qui qualifie la critique de Béardé de « pénétrante44 » et, plus décevant, L’opposition aux physiocrates à la fin de l’Ancien Régime de Jean Airiau en 196545. Car, en effet, l’Examen de la Nouvelle Science de Béardé de l’Abbaye se veut une critique de deux œuvres signées par deux physiocrates célèbres : l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767) de Lemercier de la Rivière et De l’origine et des progrès d’une science nouvelle (1768) de Dupont. Béardé s’attache principalement à la critique de la première, et plus épisodiquement à celle de la seconde, qui peut se présenter comme un abrégé des doctrines de la secte. Il n’en mentionne aucune autre et ne semble pas même complètement familier de ces deux-là. Faible connaisseur de la science politique (sa Dissertation), de l’agronomie (son Essai) et des doctrines de ses adversaires (l’Examen), de quoi est-il familier au juste et en quoi sa critique peut-elle être intéressante ?
10Outre les physiciens et naturalistes déjà cités, les seules sources que Béardé mentionne dans ses œuvres sont relatives soit au cercle de Gournay (l’Essai sur la Police des grains d’Herbert et les Remarques de Dangeul)46, soit à deux travaux qu’il assimile à des projets anti-financiers (la Richesse de l’État de Roussel de la Tour et la Dixme Royale de Vauban). Absent de France lors des années où le débat économique fait rage (1767-1771), Béardé semble en fait au carrefour de trois traditions.
11Premièrement, celle de « l’œconomie » au sens ancien de la gestion avisée du domaine agricole, qui rapproche l’agriculture des sciences physiques et naturelles ainsi que des arts et des techniques47. Ce mouvement est incarné par le Journal Œconomique (1751-1772) à ses débuts48, lorsqu’il publie des travaux de Linné et d’autres naturalistes49. Linné que Béardé cite régulièrement et qui fait selon lui « la gloire et l’ornement de la Suède50 ». Il n’est d’ailleurs pas impossible que Béardé soit lui-même un collaborateur du périodique. Ainsi un article intitulé « Réflexions sur les principes de la végétation & de fécondité des terres51 » du Journal Œconomique de janvier 1766 présente certaines similitudes troublantes avec ses futurs Essais d’agriculture52. L’antiphysiocrate ne sépare en effet jamais la théorie économique (la productivité des secteurs, la liberté du commerce, les formes d’imposition) de sa pratique (quels produits agricoles, quelles expériences, quelles industries) et par conséquent de toutes ses sciences connexes (botanique, médecine, physique, droit, etc.).
12C’est ce qui l’inscrit, deuxièmement, dans une optique assez proche des traités caméralistes de langue allemande. Contrairement aux disjonctions qui s’opèrent progressivement en France et en Angleterre dans la seconde moitié du xviiie siècle, ces ouvrages ne séparent pas la Science, le Droit, l’Agronomie, de ce qui relève de « l’Économie politique » ou de la « Science économique ». L’insistance sur le rôle de l’Etat, des compagnies publiques de commerce et des différentes manières d’augmenter ses ressources dans l’Examen de la Nouvelle Science n’est pas sans rapport avec les ouvrages de Justi ou Sonnenfels à la même époque53.
13Troisièmement, Béardé – et contrairement aux membres du cercle de Gournay – peut être pleinement qualifié d’auteur « néo-mercantiliste » (ce qui n’est pas sans lien avec le caméralisme). De la « science du commerce », il a retenu deux points essentiels, intimement liés dans l’esprit des membres du cercle : l’idée de choc des intérêts particuliers (individuels ou nationaux) qui ne produisent – contrairement à l’opinion des physiocrates – aucune forme d’harmonie naturelle, et celle de l’importance du commerce international en tant que « balance des pouvoirs54 ». Mais pour soutenir cette opinion, il va se livrer à un véritable plaidoyer en faveur des compagnies exclusives dans une optique pour le coup assez opposée aux opinions de Gournay, Dangeul et surtout Forbonnais, beaucoup plus libre-échangistes55.
14Ces trois perspectives – « œconomique », « caméraliste » et « néo-mercantiliste » – toutes liées entre elles, sont une sorte de bizarrerie dans la France de 1770 et c’est un premier élément qui fait l’originalité de Béardé de l’Abbaye et qui donne à sa critique de la physiocratie une saveur assez particulière. Le deuxième est sans conteste la grande place que l’auteur accorde à la critique de ce nous appelons depuis E. Halévy « l’identité naturelle des intérêts ». En s’appuyant sur la théorie sensualiste de la connaissance et de l’action, Béardé pointe parfaitement les résidus d’innéisme à l’œuvre chez les physiocrates. Il détaille comment ces résidus autorisent une interprétation « finaliste » et téléologique de leur théorie, fondée sur un « ordre naturel » que le sensualiste strict qu’il est refuse absolument. Enfin, le troisième élément original est son positionnement en défenseur inconditionnel et « zélé » de l’agriculture. Cette posture lui fait retrouver des accents et parfois même des positions très proches de celles des physiocrates… qu’il ne comprend pas toujours, ou feint de ne pas comprendre pour mieux tenter de mettre au jour leurs contradictions.
15Chacun de ces points présente à lui seul un intérêt particulier et les trois réunis forment un ensemble original et digne d’intérêt que cet article étudie en trois temps. Le premier sera consacré aux divergences d’approches entre Béardé de l’Abbaye et les physiocrates, l’accent étant placé sur le sensualisme, les idées innées, la notion d’« Évidence » et la théorie des intérêts individuels. La seconde partie s’attache à la critique des idées économiques de la secte, et en particulier aux questions de productivité exclusive de l’agriculture, de commerce des grains et d’impôt unique. La troisième et dernière partie tente de caractériser la pensée de Béardé de l’Abbaye entre le « néo-mercantilisme » et « l’œconomie », et de montrer en quoi ce positionnement a pu se constituer en réaction aux idées de Quesnay et de ses disciples.
Une divergence épistémologique
16La rhétorique classique enseigne qu’il n’est pas de meilleure manière de répondre à un ton grandiloquent ou un style ampoulé que la simplicité des tournures et l’absence de trop grands effets littéraires56. À l’encontre de l’Ordre naturel et essentiel57, c’est sur ce terrain que Béardé tente en premier lieu de placer sa critique :
« J’ai cru ne pouvoir mieux faire la critique de cet ouvrage, qu’en prenant un ton opposé à celui qui y règne : tout y est annoncé avec emphase […] les conséquences y sont outrées, tout y est poussé à l’excès. Cette exagération continuelle franchit toutes les bornes, je ne dis pas seulement de la réalité, mais celle de la vraisemblance. […] S’il y a quelque affectation de ma part, elle est dans la simplicité du stile58. »
17En écho aux préventions contre « les beaux esprits » qui sont « les plus dangereux » ; contre la séduction des discours « imaginaires » de ceux « qui n’ont jamais vu de charrues » de ses Essais d’agriculture59, l’auteur va ainsi se déclarer « peu empressé de plaire, ne cherchant qu’à être utile60 ». Il est vrai que Béardé abuse beaucoup moins des tropes en général et des métaphores en particulier qu’il ne l’a fait dans ses deux précédents ouvrages. Son vocabulaire est simple, sans renoncer à quelques tournures propres à son siècle. Surtout, le ton en est plutôt apaisé. L’amertume est moins vive que dans ses Essais et la critique – contrairement à celle de Linguet par exemple – dépasse rarement les bornes de la bienséance. Ce ton général lui a d’ailleurs valu une certaine retenue de la part des physiocrates. Dupont reconnaissant « [s]es talents & ses bonnes intentions61 » et même « un homme de bien » et le redoutable abbé Baudeau un homme « qui a tous les talents, toute la droiture d’esprit, toute la bonté d’ame » de quelqu’un en mesure d’apprendre les vrais principes de la science62.
18S’il est moins mordant que d’autres antiphysiocrates, Béardé de l’Abbaye ne manque cependant pas de s’engouffrer dans la brèche de la critique « religieuse » de la physiocratie. Le vocabulaire employé à l’encontre d’un système « pompeux », « soutenu des prestiges de l’éloquence » et un « ton décisif » est ainsi celui du fanatisme : ses sectateurs, dangereux « enthousiastes », ont, par leur « zèle excessif », leurs « outrances » qui les ont « égarés », été entraînés « au-delà de ce juste milieu qui doit caractériser les projets des sages63 ». En 1770-1771, Grimm, Galiani et Linguet useront du même procédé, ces derniers filant la métaphore religieuse jusqu’à l’allégorie de la « secte dangereuse et séditieuse64 ». Ce n’est d’ailleurs pas le seul rapprochement entre ces auteurs. Comme ses illustres camarades antiphysiocrates, Béardé plaide le coupable système enfanté par – le mot fatidique, le péché dans une optique sensualiste, « l’imagination65 ». L’auteur ne doute pas de la sincérité de Lemercier et de Dupont, et même de leur dévouement au bien public, mais il les accuse d’avoir enfanté un système qui n’a jamais été soutenu par « l’expérience66 ». Le mot revient sans cesse sous sa plume, image homologue de celle « d’épreuves » dans ses Essais d’agriculture, le premier terme renvoyant aux expériences politiques, et le second aux expériences pratiques67.
19Déjà, dans sa dissertation pour le concours de Saint-Pétersbourg, Béardé avait lancé une attaque identique explicitement tournée vers les physiocrates. Concernant la question de la propriété, il écrit en 1768 que
« [l]’on ne peut pas consulter la Philosophie : elle n’entend que le langage de la Nature ; elle n’écoute que la voix de l’humanité ; elle veut rendre tous les hommes heureux ; Persan, Iroquois, Tatare, ou Chinois, tous ont droit à la bienveillance d’un Philosophe : l’ami des hommes ne cherche, ne désire que le bonheur de chaque individu ; ainsi il accordera au païsan toute sorte de propriété, ne s’occupant point de cette savante prévoyance, qui affermit, soutient & augmente la puissance de l’Etat ; il craint presque autant le pouvoir qui gène les propriétés, que la violence qui opprime les propriétaires […]
C’est donc à la Politique seule, à laquelle nous aurons recours. Sans faire de profonde & inutiles recherches sur le Droit naturel, sur le Droit public, sur le Droit des gens ; sans faire des applications savantes des Institutions divines, ou des Loix civiles68 ».
20La référence à « l’ami des hommes », et à ceux qui ne veulent pas voir les « propriétés » gênées par « le pouvoir » est suffisamment claire et ne pouvait que satisfaire l’entourage de la tsarine (en particulier le ministre des Affaires étrangères Panine) dont les relations avec Lemercier de la Rivière se sont progressivement dégradées lors du voyage de ce dernier en Russie69. Ainsi, contre la pensée systématique et téléologique des physiocrates, Béardé oppose un relativisme identique à celui de Galiani et Linguet70 :
« La société renferme tant d’obligations, elle est le résultat de tant d’intérêts différens, les circonstances où se trouvent ses membres ont tant de divers rapports, cette multitude de combinaison doit être envisagée sous tant de faces, & enfin toutes ces différences même varient si souvent, qu’il est impossible de proposer une opération unique, qui puisse remplir tous les objets & suffire à la diversité de tant de besoins. Cependant, la Science nouvelle promet tout cela & bien plus encore71. »
21Une telle déclaration de principe allait à l’encontre d’un des premiers concepts de la secte, celui d’« Évidence72 ». Ce substantif, répété inlassablement avec son adjectif « évident » et l’adverbe « évidemment » sert à construire une forme « d’autorité, qui veut soumettre sans réplique ». Mais elle n’est rien d’autre qu’une « tyrannie », un « despotisme » sans fondement. Béardé accuse Lemercier de ne pas être parti des constitutions existantes, des origines du contrat social ou plus généralement de l’histoire des sociétés, mais au contraire d’avoir bâti un système dont il n’existe pas d’exemples dans la nature et qui n’existera jamais. La propriété privée est-elle par elle-même « évidente » ? « Il faut dès lors en (du système de l’auteur, A. O.) retrancher l’Asie, l’Afrique & l’Amérique & même une partie de l’Europe73 » où elle n’a toujours pas été instaurée. Pourquoi en est-il ainsi si l’esprit humain – les hommes qui vivent dans ces contrées n’en ont pas un différent du nôtre – ne peut la juger qu’« évidente » ? Il en va de même du « juste absolu74 ». Pourquoi tous les hommes ne s’y soumettent-ils pas s’il est par lui-même « évident » ? Le meurtre, l’homicide, l’anthropophagie devraient faire horreur à toutes les nations, et en particulier aux « sauvages » s’il s’agissait d’un sentiment « inné ». Or sur ce point comme sur le reste, « chacun se fait une idée du juste, différente de celle des autres75 ». Ce qui est autorisé pour l’État, est défendu au particulier ; ce qui est blâmable ici, est révéré dans un autre endroit, ou dans un autre temps ; ce qui est coupable à l’âge adulte, l’est peu ou pas à l’âge tendre, etc. Rien n’est donc moins « évident » que la justice, et il faut beaucoup de réflexions et beaucoup de lumières pour tenter d’y voir clair, or « combien ne survient-il pas d’événemens, où les magistrats les plus consommés ont beaucoup de peine à démêler le juste ? » C’est donc une ineptie que de vouloir faire une « évidence » d’un « fondement inconnu, ignoré & inutile ». Le concept étant seulement « une belle chimère76 ».
22Cet « ordre » que Lemercier défend avec tant de vigueur n’est donc en rien « naturel » puisqu’il ne trouve aucun fondement dans notre nature humaine et dans celle des sociétés77. De même, il n’est en rien « essentiel aux Sociétés Politiques, puisque elles ont toutes subsisté & subsistent encore sans lui. » Pis, il est dangereux. Bien sûr, Béardé ne peut manquer de dénoncer l’idée même de « Despotisme » : « ce nom seul annonce les horreurs qui en sont les suites, on en est révolté ». Mais au-delà des mots, dans une référence implicite à Linguet et à la vogue des « paradoxes », c’est surtout l’incohérence des physiocrates sur laquelle Béardé souhaite insister. Lemercier disserte longtemps de la distinction entre le despotisme « arbitraire » et « légal78 », mais Béardé s’intéresse lui au sens du premier terme : s’agit-il d’un despote oui ou non ? Si oui, il n’aura que faire des prétendues lois de l’ordre ; s’il y est soumis inconditionnellement au contraire, alors il n’est en rien despote et le régime devrait simplement s’appeler « monarchie ». Dans le premier cas – le despotisme « arbitraire » – la réunion des puissances législatives et exécutives dans les mêmes mains et l’absence de contre-forces, outre qu’elle n’est en rien « naturelle » (et Béardé de citer les Démocraties, les Aristocraties, etc.), n’a pas tendance à produire de bons effets. L’auteur en veut pour preuve les Républiques, qui ont tendance à se soutenir plus longtemps que beaucoup de monarchies et surtout « l’Angleterre [qui] par ses richesses, par sa puissance, & par l’état florissant de son commerce en [des contre-forces] prouve l’utilité79 ». Dans le second cas – le despotisme « légal » – qui gouverne ? Le despote est en effet censé être soumis aux lois naturelles. Il ne « fait » pas les lois, il les « déclare » et se contente de décréter ce qui est « évident ». Toutefois, il existe dans le nouveau système des magistrats qui doivent vérifier la conformité de ces déclarations avec l’ordre naturel80. Or « juger » ces lois dit Béardé, c’est soit les approuver, soit les rejeter. Il en conclut que « ce sont donc les magistrats, qui donnent la sanction aux lois, ce sont donc les magistrats qui sont législateurs. N’est-ce pas un plaisant despote que ce Souverain81 ? » En résumé, soit les physiocrates sont conséquents et ils assument le despotisme, soit ils sont inconséquents, et leur idée sur l’absence de contre-forces et la réunion des pouvoirs en un seul ne tient pas.
23Très critique envers le principe héréditaire82 et plutôt élogieux envers les régimes républicains et les monarchies tempérées83, Béardé de l’Abbaye n’en juge pas moins sévèrement les tendances… ultra-démocratiques qu’implique implicitement le « despotisme légal » ! Lemercier reconnaît en effet à chaque citoyen le droit, et même le devoir, d’examiner les lois et leur conformité à l’ordre naturel84. « Cet État devient donc démocratique » et dès lors puisque chacun est mû par un intérêt particulier, « ce serait un désordre général ; car il faut observer que dès qu’une loi n’oblige pas tous les sujets, elle est nulle ; ainsi tant qu’il y aurait un seul homme qui n’y découvrirait pas l’évidence, il ne serait point soumis à cette loi que sa seule opposition rendrait éternellement nulle85 ». Ce n’est naturellement pas la conséquence que Lemercier tire de ce principe, mais dans cette diatribe contre une forme de démocratie, c’est l’idée d’intérêts différents qui ne s’accordent pas qui est importante, et qui doit nous amener à discuter la théorie sensualiste de Béardé de l’Abbaye.
24Qu’il s’agisse de Quesnay86 ou de Lemercier de la Rivière, les physiocrates construisent d’abord une théorie de l’action individuelle qui s’appuie sur les sensations de plaisirs et de peines. « Les deux mobiles qui sont en nous les premiers principes de tous nos mouvements », explique Lemercier, sont « l’appétit des plaisirs, & l’autre est l’aversion de la douleur87 ». La réunion des hommes en société n’est d’ailleurs qu’une conséquence de l’incapacité des êtres humains à pourvoir seuls à leurs besoins – et donc à soulager leurs peines – les plus élémentaires. Ensuite, grâce à la connaissance du « juste absolu », les hommes sont instruits de leurs droits et devoirs réciproques et ils ne permettent pas que les droits « d’acquérir » et de « se conserver » soient violés par l’un d’entre eux. Sans quoi la société serait en droit d’exercer des violences à son égard. « Ainsi chacun, éclairé par l’attention qu’il donne à son intérêt personnel, à ses propres sensations, est forcé de se reconnoître sujet à des devoirs ; de s’imposer l’obligation de ne point troubler les autres hommes dans la jouissance du droit d’acquérir & de se conserver88. » Sans entrer dans les détails, on a donc affaire à une forme d’association de type utilitaire, maintenue ensuite par ce même principe de l’intérêt individuel bien compris. S’ensuit, dans une optique lockienne classique, la naissance de la propriété privée mobilière, puis foncière, à la suite du travail de chacun, propriétés reconnues ensuite comme inviolables puisqu’elles sont les conditions de la conservation et de la jouissance. Enfin, le despote légal vient parachever l’édifice : en faisant respecter sans défaut cette propriété privée, y compris dans toutes ses conséquences (liberté du commerce), et en instaurant diverses institutions (et en particulier l’impôt unique), il guide naturellement les intérêts individuels vers l’intérêt commun. La recherche du maximum de jouissances individuelles produit alors le maximum de richesses collectives, Lemercier décrivant l’harmonie des intérêts, ou ce qui passera dans l’histoire sous le nom de « main invisible », d’une manière tout à fait claire :
« On a vu qu’il est de l’essence de l’ordre que l’intérêt particulier d’un seul ne puisse jamais être séparé de l’intérêt commun de tous ; nous en trouvons une preuve bien convaincante dans les effets que produit naturellement & nécessairement la plénitude de la liberté qui doit régner dans le commerce, pour ne point blesser la propriété. L’intérêt personnel, encouragé par cette grande liberté, presse vivement & perpétuellement chaque homme en particulier, de perfectionner, de multiplier les choses dont il est vendeur ; de grossir ainsi la masse des jouissances que les autres hommes peuvent lui procurer en échange. Le monde alors va de lui-même ; le desir de jouïr & la liberté de jouïr ne cessant de provoquer la multiplication des productions & l’accroissement de l’industrie, ils impriment à toute la société, un mouvement qui devient une tendance perpétuelle vers son meilleur été possible89. »
25C’est exactement à cette idée du « monde qui va de lui-même » que Béardé de l’Abbaye s’oppose. L’antiphysiocrate ne doute pas, en bon enfant de son siècle, que ce soient les sensations de plaisirs et de peines qui causent toutes les actions, non pas seulement des hommes, mais de tous les animaux. Il veut toutefois en tirer « des conséquences opposées » à celles de Lemercier et développe son raisonnement dans deux directions90. Dans la première, Béardé veut prouver que nos sensations nous conduisent le plus souvent à des passions destructrices, et dans la seconde que le système des physiocrates ne peut fonctionner que s’ils font l’hypothèse – qu’il rejette pour sa part – d’idées innées qui permettraient la connaissance du juste et de l’injuste.
26Loin de blâmer le développement des connaissances humaines qui « sont employées à nous procurer de nouveaux désirs, à inventer de nouveaux plaisirs, qui sont devenus des besoins nouveaux », Béardé de l’Abbaye juge que plus nous nous éloignons de la condition des sauvages et « plus nous sommes heureux91 ». Puisque « c’est en rafinant nos sensations, que nous devenons susceptibles de nouveaux plaisirs92 », les commodités et même le luxe concourent à notre bonheur. Mais nos besoins nous poussent naturellement à l’injustice. Car pour satisfaire nos sensations physiques en particulier, « nous n’hésiterons pas à voler un bien qui se ferait trop attendre ». Elles ne permettent pas la réflexion tant elles sont impérieuses et c’est pourquoi « je les regarde comme la source de toute l’injustice dans ce bas monde. » La recherche des plaisirs moins immédiats nous engage à plus de circonspection sans doute, mais cette « prudence » qui nous pousse à ne pas nous précipiter pour tenter de conquérir un plaisir est une connaissance acquise avec difficulté, et qui est toujours instable et incomplète. « [B]ien loin d’être naturelle », elle est ignorée des sauvages et des enfants qui « veulent tout usurper, s’emparer de tout ce qu’ils voient, sans s’inquiéter des moyens93 ». Béardé veut donc montrer que nos sensations – et partant notre intérêt individuel – ne nous poussent pas à coopérer, bien au contraire. Si la propriété privée a pu s’instaurer et se maintenir dans certains endroits, ce n’est certainement pas la nature – au sens de notre intérêt bien compris – qui l’a permis, mais les lois civiles – répressives, impérieuses, terribles – qui n’en sont pas l’émanation. Et il ne peut exister de loi qui soit favorable à toute la société : « Une loi, qui serait avantageuse à tous, serait une merveilleuse loi, mais chaque intérêt particulier est opposé dans certains cas à d’autres intérêts particuliers, ainsi on regarde comme une bonne loi celle qui est avantageuse au plus grand nombre, & cependant cette loi ne laisse pas d’obliger le petit nombre, qui n’en retire aucun avantage94. » L’antiphysiocrate revient à plusieurs reprises sur ce qui s’apparente à un véritable cheval de bataille : il n’y a pas de bonheur général, rien qui puisse satisfaire toute la société, seulement des pis-allers.
27Béardé de l’Abbaye revient par ce biais vers la notion physiocratique de « juste absolu » pour lui opposer celle de « juste relatif ». La première présuppose, comme dans le cartésianisme, des idées innées : une « horreur innée pour le mal moral95 ». Reprenant le cas des enfants, Béardé insiste sur le fait que « [l]eurs sensations physiques parlent, mais le juste, ou l’injuste, ne dit mot. M. Merc. dira-t-il que les enfants n’ont pas encore les idées innées, ou qu’elles leur sont inutiles : l’une ou l’autre de ces deux assertions infirme son système96 ». Les physiocrates présupposent donc dans l’homme une disposition que Béardé récuse et sans laquelle leur système s’effondre. Pour Quesnay, il s’agit d’une « liberté d’intelligence », « qui fait connaître l’équité, la nécessité, les avantages de la règle » et dans laquelle « l’homme est élevé par son union avec l’intelligence divine97». Chez Lemercier, c’est une notion du juste et de l’injuste « imposée par un ordre essentiel et immuable », une raison « frappée de la lumière », divine s’entend, l’auteur invoquant Malebranche et les écritures à l’appui de son raisonnement essentialiste : « Chacun de nous est un être qui déjà connaît la justice par essence98. »
28Se plaçant dans une optique condillacienne classique, Béardé de l’Abbaye juge avec mépris ce résidu d’innéisme : « S’il existait un dépôt de loix toutes faites, elles devraient être gravées dans l’ame de tous les hommes. […] Mais cherchez ce dépôt : si vous ne le trouvez pas, si personne ne l’a sçu trouver jusqu’ici, ou plutôt s’il est ignoré d’un seul homme, il n’existe pas. » Puisqu’il n’existe aucune connaissance absolue du juste et de l’injuste, il ne reste au législateur qu’à tenter – non sans mal – de concilier au moins une partie des intérêts individuels, dans ce que Béardé appelle un « juste relatif ». Ainsi non seulement l’antiphysiocrate est-il farouchement hostile à toute notion d’harmonie naturelle des intérêts, mais encore doute-t-il franchement d’une possible harmonie artificielle : le législateur ne peut – même par les meilleures lois du monde – permettre à tous les individus de concourir à un prétendu bien commun puisqu’il se trouvera toujours au moins « un petit nombre » qui en sera insatisfait. Son constat est clair : il se méfie de la force de l’intérêt individuel et envisage sa modération (il utilise les termes « ménager », « calmer »), voire sa répression, comme permettant une forme de vivre ensemble qui ne réalisera pas le bonheur général promis par la physiocratie99. Et cette promesse, puisque c’en est une, Béardé insiste sur le fait qu’elle trouve sa source dans une forme téléologique à caractère religieux : « [I]l n’y a ni nécessité absolue, ni nécessité par essence, tout est libre, tout est relatif & lorsqu’on parle d’une justice par essence, c’est de Dieu que l’on parle100. » Le système de l’ouvrage de Lemercier tout entier peut d’ailleurs être vu « comme une théocratie sublime, sous des noms différens, & sa législation, comme un traité de moral divine, inconnue & impossible aux hommes. L’on est bien pardonnable, quand on s’égare dans de si beaux rêves101 ». C’est d’ailleurs d’une certaine manière par un acte de foi que Baudeau répond à cette critique de l’« Évidence » de la justice : si chacun se fait en effet sa propre idée de son bien-être et des moyens pour y parvenir, et si « ces moyens sont accompagnés de vexation, d’usurpation, de destruction, […] c’est avec répugnance et remords102 ». La coopération et la fraternité entre les individus étant « évidemment » préférées par tous à une compétition destructrice. S’il est tout à fait possible, dans une optique pré-utilitariste, d’expliquer ces jugements moraux sans recours à la foi ou aux idées innées103, ce n’est pas ce que fait le physiocrate : jamais il n’explique d’où viennent cette « répugnance » et ces « remords », au contraire, il les renvoie toujours à la nature de l’homme, idée que Béardé de l’Abbaye tente de remettre en cause ici.
29Mais cette « théocratie » ne s’est pas contentée de proposer une eschatologie, elle a encore développé des théories économiques susceptibles de l’atteindre et c’est à les combattre que l’antiphysiocrate va passer la majeure partie de son Examen.
Une critique mal fondée ?
30L’abbé Baudeau fait preuve d’une certaine bienveillance dans sa recension de l’Examen de la Nouvelle Science : un homme qui a critiqué quelque chose qu’il ne connaît pas vraiment ne peut être reconnu comme pleinement coupable104. Car selon le physiocrate, il est impossible que Béardé de l’Abbaye ait lu les livres qu’il prétend commenter. Il a pu, peut-être, avoir connaissance de quelques « abrégés », quelques « extraits infidèles » de leurs œuvres, trompé certainement par de malveillants « censeurs que vous avez pris pour guides105 ». Ces derniers sont d’ailleurs nommément cités : À propos d’économistes ennemis des arts et du commerce, Béardé est accusé de « répét[er] cette calomnie d’après M. de Forbonnais, Mr. M. de M, M. Graslin, M. l’abbé Yvon, dans le temps qu’il faisoit le Journal du Commerce106 ». Ailleurs, il cite encore l’abbé Galiani et plusieurs fois Forbonnais. L’ardent physiocrate croit-il sincèrement à une manipulation, voire à une action pilotée par d’autres opposants ? C’est peu probable, et il s’agit là d’un procédé rhétorique fréquent de l’abbé Baudeau107. Pour notre part, nous soupçonnons plutôt Béardé de l’Abbaye d’avoir lu parfois légèrement l’Ordre naturel et essentiel et d’avoir rapidement survolé l’abrégé de Dupont. Car si Baudeau affirme que les Économistes « ne se reconnoissent ni ne peuvent se reconnoître à l’analyse que vous faites de leurs principes108 », nous allons voir qu’en effet l’antiphysiocrate a une tendance à la simplification outrancière de leurs idées.
31On aurait tort, cependant, de regarder l’ouvrage de Béardé comme passant continuellement à côté de son sujet. La critique de la productivité exclusive de l’agriculture et la démonstration de la productivité de tous les secteurs, sans être les meilleurs de celles proposées sur la période 1767-1771, n’en restent pas moins tout à fait honorables. Commençons donc par elles avant d’envisager ce qui est peut-être analytiquement moins fondé, à savoir la critique du commerce des grains (un peu) et celle de l’impôt unique (surtout).
32En guise de préliminaires, Béardé de l’Abbaye affirme être « bien éloigné de déprimer l’agriculture, qui satisfait nos besoins les plus indispensables : je la regarde comme le premier des arts109 ». Après avoir porté quelques coups aux physiocrates, il fait sa profession de foi : « [j]e le répète, je suis partisan zélé, mais non pas outré de l’agriculture110 ». La différence peut paraître subtile, mais elle a son importance pour notre objet. Que dit Béardé, en substance ?
33Il pointe d’abord parfaitement où se situe le problème. Partant de l’idée physiocratique selon laquelle seule l’agriculture « produit » de nouvelles richesses alors que les autres secteurs ne font que les « modifier » et les « ajouter », il souligne : « Observons ceci avec attention, parce que c’est de ce principe qu’est née l’illusion de la nouvelle Science. » Il a parfaitement identifié l’enjeu du vocabulaire puisqu’il dit vouloir prouver dans la suite que tous les autres arts « produisent aussi ». Puis, il en vient à l’agriculture elle-même : comment produit-elle ? Suffit-il qu’il y ait des semences et du travail ? Non, dès les commencements des sociétés, et cela est encore plus vrai à l’époque que Béardé décrit, elle a eu besoin de l’industrie pour y parvenir. Sans les productions des arts, « nous ne mangerions guère » car « le laboureur n’aurait rien pu labourer111 ». Il y a là un point important : l’auteur avance l’idée selon laquelle l’agriculture a besoin des arts non seulement pour transformer des produits qui ne seraient pas consommables sans eux, mais encore pour produire originellement, dès l’instant ou il s’agit de faire pousser le premier grain de blé. Cette idée est valide aussi bien pour un laboureur donné qu’à l’échelle des nations :
« [U]n pays qui ne veut pas, ou qui ne peut point avoir d’agriculture, est obligé de se pourvoir chez d’autres peuples, des denrées pour se nourrir. Le voilà, dira-t-on, dans la dépendance d’autrui : sans doute, il dépend des pays où les récoltes abondent, comme l’agriculture dépend des autres arts, qui l’aident, ou qui rendent ses productions utiles & propres à la consommation : ce pays dépend des autres pour le bled, comme les autres dépendent de lui pour l’argent ou les fabriques, & enfin comme tous les peuples dépendent mutuellement les uns des autres112. »
34Dans une telle optique, l’agriculture n’a aucune antériorité logique et chronologique sur les autres activités. On peut en dire autant de tous les secteurs, qui sont dans une dépendance générale : « on ne peut accorder la supériorité exclusive à aucun : lequel que vous priviez du secours des autres, il sera bientot réduit à l’inaction113 ». Ces réflexions amènent enfin Béardé à sortir du bois et à expliciter sa position vis-à-vis de l’industrie et du commerce. Les activités humaines, explique-t-il en substance, et toujours dans une optique sensualiste, cherchent à combler des besoins, autrement dit à éteindre des sensations désagréables pour atteindre le plaisir. Or nous avons vu que loin de faire de la multiplication et du raffinement des besoins une pathologie, Béardé les jugeait de manière positive, susceptibles d’accroître notre bonheur. Et il se garde bien en effet de les hiérarchiser : « dans la foule innombrable de nos besoins, le manger n’en est qu’un » et « nos nouveaux besoins, tout factices qu’ils sont, demandent avec autant de force que ceux de la nature. » Pour les satisfaire, les « secours de l’agriculture sont ici confondus, avec ceux de tous les autres arts114 ». De ce point de vue, « les autres arts n’augmentent point la masse de subsistance, la quantité de matière, mais ils augmentent son utilité : ce qui est une augmentation de valeur, & de richesses aussi réelles que l’autre115 ». Et Béardé dans une formule lapidaire de préciser que « c’est l’utilité des choses, qui constitue exclusivement leur valeur116 ». Si l’on sait désormais que les physiocrates ne raisonnaient absolument pas en termes de valeur intrinsèque et qu’eux-mêmes reconnaissaient que pour être une richesse, un bien, y compris agricole, devait avoir une « utilité », ils se sont toujours refusé à faire de cette dernière le fondement de la valeur et des prix. Partant, ils ont maintenu jusqu’au bout l’idée selon laquelle l’industrie ne produisait pas de richesses nouvelles puisque ce n’était pas le fait de répondre à un besoin quelconque – être « utile » – qui permettait de faire varier la masse des richesses117. Au contraire, c’est ce raisonnement, déjà en partie à l’œuvre chez Graslin et Forbonnais, puis surtout chez Condillac, que Béardé développe. Alors qu’il se refuse à hiérarchiser les besoins et par conséquent les utilités, c’est semble-t-il la position réellement subjective du philosophe sensualiste qu’il semble anticiper. Malheureusement il n’en dira pas plus, ajoutant seulement qu’il « faudra conclure que la main d’œuvre qui donne cette utilité aux choses, leur donne par conséquent leur prix & leur valeur118 ».
35On le voit il ne s’agit pas de déprécier l’agriculture, Béardé se faisant comme beaucoup d’antiphysiocrates d’ailleurs un ardent défenseur de cette dernière. Mais il souligne qu’élever l’agriculture seule ne peut être un but en soi : à l’exemple de l’Égypte et de la Sicile, « tous les pays les plus abondans en bled, sont aussi les plus pauvres119 ». L’agriculture ne peut être l’unique cause de la puissance et c’est sur le rôle crucial du commerce que notre auteur souhaite insister. Sans semble-t-il s’en douter, c’est par le même chemin que les physiocrates qu’il commence son raisonnement. Un propriétaire de fonds est-il riche s’il ne peut vendre ses productions ? Non, car
« [s]ans le secours de l’argent et du commerce, ces prétendues richesses, cette surabondance de denrées ne sont surement pas richesses. Il faut avoir recours à l’étranger, pour débiter ce que l’intérieur de la nation ne pourra consommer. Voilà où je voulais en venir, voilà que les denrées ne sont richesse qu’étant regardées comme marchandises, voilà la nécessité du commerce & surtout du commerce étranger120 ».
36Croyant attaquer les physiocrates, Béardé retrouve un de leur raisonnement les plus chers : pour éviter la non-valeur des grains et la misère des laboureurs qui résultent des récoltes trop abondantes, il faut impérativement autoriser la libre exportation des blés. Est-ce ce que notre auteur souhaite conclure ? Pas exactement, même si comme on va le voir il ne s’oppose pas au processus de libéralisation en lui-même. Béardé veut en effet prouver un élément sur lequel nous reviendrons plus longuement dans la troisième partie et qui relève typiquement d’une analyse (néo-) mercantiliste : c’est par la vente de son « superflu » qu’un individu, et par analogie une nation, peut s’enrichir. Mais Béardé regarde le superflu agricole de la Nation comme un élément de peu d’importance ce qui, après tout, peut se défendre. Ce qui pose problème par contre, c’est qu’il commet une négligence (a) et une erreur (b) par rapport au raisonnement des physiocrates. Commençons par la première.
37Qui l’accroissement et l’exportation des grains seraient-ils susceptibles d’enrichir ? Les pauvres laboureurs salariés des campagnes ? La chose semble impossible à Béardé : il faudrait pour cela que le prix du grain augmentât et permît ensuite une augmentation de leurs salaires. Sur ce point, notre auteur ne semble pas connaître les arguments de Quesnay ou de Lemercier121 en faveur du « bon prix » des grains, c’est-à-dire la stabilisation à la hausse des prix grâce à la liberté d’exportation. Il est vrai que jusqu’aux désastres provoqués par le premier épisode de libéralisation, les physiocrates n’ont que peu traité la question de la proportionnalité entre hausse des prix agricoles et hausse des salaires, qui, vont-ils finir par convenir à la fin de la décennie, n’est sans doute pas automatique. La « négligence » de Béardé de l’Abbaye n’est donc peut-être au fond qu’un jugement de bon sens : il ne voit pas en quoi la libre exportation devrait engendrer une importante hausse des prix, et si tant est que celle-ci se produise, pourquoi elle devrait entraîner automatiquement une hausse de salaires. Les seuls au fond que l’accroissement agricole et l’exportation pourraient enrichir sont les propriétaires fonciers : « mais supposant qu’ils retirassent des gros bénéfices, ce qui n’est pas, il s’ensuivrait que les avantages de l’agriculture ne seraient que pour la millieme partie de la nation. » Béardé doute de l’enrichissement des propriétaires car il soutient – et c’est un point assez stupéfiant – une théorie hétérodoxe du point de vue physiocrate, mais défendue par l’abbé Baudeau, celle des « dépenses foncières » comme étant la condition de leur droit au revenu du sol. « [L]e propriétaire foncier, avant de rien tirer de sa terre, avant de percevoir le fruit des travaux de ses laboureurs, a payé pour acheter cette terre & pour la mettre en état de produire122. » Baudeau ne manque pas de sauter sur une si belle occasion : « Vous saviez donc en effet que les Propriétaires sont ceux qui font les dépenses foncières123 », pourquoi alors les juger durement et les regarder comme souvent « inutiles » ? Car si Béardé pense que pour augmenter la production de grains il faudra faire de grandes « dépenses foncières » au préalable, et, par conséquent, que le bénéfice net des propriétaires sera faible in fine, il porte un jugement globalement négatif sur leur rôle social. Ils « sont dans la Société ceux qui travaillent le moins pour elle », pourquoi dès lors vouloir rendre leur condition si douce ? Alors « qu’ils ne font rien » et « jouissent du meilleur état possible » n’y a-t-il pas une injustice à vouloir les enrichir encore ? Dans cette analyse somme toute assez perspicace, il ne manque qu’une figure : celle du fermier, ce que Baudeau ne va pas manquer de souligner et de reprocher à Béardé, en marquant de nouveau que par cette omission il prouve une nouvelle fois qu’il n’a pas lu les livres dont il parle124.
38Mais venons-en maintenant à l’erreur de l’antiphysiocrate. Parlant une nouvelle fois des grains, il avance imprudemment que
« [l]a consommation à des bornes, & l’excédant ne peut être utile que par l’exportation. Le systême nouveau, si peu porté pour le commerce, rend donc la condition de l’agriculture plus désavantageuse, soit par l’impôt, dont il l’accable, soit par le commerce, dont il la prive ».
39Laissons pour l’heure l’impôt, qui fera l’objet de notre dernière analyse, pour traiter du commerce. Béardé de l’Abbaye continue sur plusieurs pages à parler du « commerce interdit125 » par les physiocrates et y revient plus loin en expliquant combien plusieurs pays d’Europe de l’Est seraient très pauvres sans celui des grains. Il ajoute même qu’« [u]n grand commerce d’exportation remplirait tous ces objets ; ce que M. Merc. prétend être une hérésie126 ». Où l’antiphysiocrate est-il allé chercher cette idée selon laquelle les physiocrates voudraient restreindre le commerce, et en particulier celui des grains ? « Apaisez-vous, Monsieur, lui répond Baudeau, les Economistes ne sont pas tels qu’on vous les a représentés. » À propos des idées de Béardé sur le commerce, en particulier des céréales, Baudeau ajoute : « Eh bien, Monsieur, voilà précisément ce que disent les Economistes, & jamais rien d’autre chose127. » Il est inutile pour notre objet de s’appesantir sur ce point, qui accrédite la thèse de Baudeau : il semble que Béardé n’ait pas lu Lemercier de la Rivière sur cette question. Mais quel point de vue l’antiphysiocrate adopte-t-il sur la libéralisation du commerce des grains ? Il l’évoque dans deux œuvres : ses Essais d’agriculture et la fin de ses Recherches. Dans les deux cas, il y est favorable sur le fond, mais critique quant à la forme. « [A] u lieu de récompenser le cultivateur & le laboureur », la liberté a « enrichi des marchands monopolistes, qui ont enlevé les blés de tous cotés128 » ; « elle n’a produit que la disette & la cherté du pain129 ». Que s’est-il passé ? La liberté du commerce des grains « est un appât de plus pour le cultivateur, elle doit donc être entière130 » mais c’est avec précaution qu’il eut fallu l’instaurer. Or les législateurs ont été imprudents : ils ont laissé les particuliers et surtout les boulangers s’approvisionner au marché comme ils le faisaient auparavant sous le régime des prohibitions. Or la libre exportation devait nécessairement raréfier le grain dans ces endroits, il fallait donc prévoir un autre mode d’approvisionnement. Sa solution, traditionnelle, est celle du stockage préalable. Ne doutant pas que l’offre soit toujours suffisante et que les pratiques des « monopoleurs » sont la cause première des chertés, Béardé milite pour une gestion qui obligerait les boulangers « d’être toujours pourvus pour deux mois, l’on aurait ainsi toujours deux mois d’avance à prévoir la disette, à faire les recherches nécessaires, à obliger les greniers de s’ouvrir & enfin à recourir aux magazins publics131 ». « Prévoir », « Faire rechercher », « Obliger les greniers », « Magasins publics », tout un vocabulaire de police traditionnelle qui implique une gestion semi-publique des grains et de potentielles violations de la propriété privée. Autant d’éléments qui ne pouvaient que rendre suspecte aux yeux des physiocrates une telle « liberté ». Mais ne retrouve-t-on pas ici son point de départ épistémologique, à savoir des intérêts individuels divergents qu’il faut plutôt réprimer dans un cadre réglementaire strict, seul capable d’assurer un minimum de cohésion ?
40Concernant la question fiscale, Béardé de l’Abbaye développe ses idées à partir d’un point de départ assez similaire à celui des physiocrates. Les conclusions qu’il en tire sont cependant très différentes. Selon lui, les impôts sont à la fois régressifs puisque « les riches ne sont qu’incommodés des impôts, tandis que les paysans en sont ruinés » et largement assis sur les laboureurs, la misère des campagnes étant en grande partie due à la « dureté des impôts relativement aux agriculteurs ». Contrairement à ce qu’indique le titre de l’œuvre, il ne s’agit cependant pas tant de les « supprimer » que de « faire disparaître ceux d’aujourd’hui, pour les substituer par des moyens plus doux132 ». Or l’antiphysiocrate accuse les sectateurs de Quesnay d’être faussement émus par la condition des laboureurs et de vouloir, par leur « impôt unique », qu’il qualifie rapidement d’« impôt inique133 », charger et même accabler encore plus l’agriculture.
« Messieurs de la science nouvelle, & avec eux tous ceux qui ne connaissent la campagne que par théorie ou relation, regardent l’impôt comme un revenu que paient les champs & les terres, mais que ne paient, ni les propriétaires fonciers, qui en ont diminué le capital sur l’achat de la terre, ni les fermiers auxquels il est escompté sur la rente annuelle. Moyennant un arrangement, que la plume fait avec tant d’aisance, il n’y a rien de si doux que cet impôt que personne ne paie & que la terre a soin toutes les années de reproduire. Erreur séduisante, calcul injuste et cruel, qui retombe toujours sur ces malheureux, qui meurent de faim, en travaillant à nous nourrir ! Pauvres laboureurs, vos plaintes ne peuvent jamais pénétrer les murs du palais, où l’on crée la loi de vos contributions134. »
41Baudeau s’empresse de tenter de détromper l’auteur : « Nous avons toujours déclaré comme vous que le Cultivateur devoit jouir de la plus parfaite immunité135 » et l’abbé de réaffirmer la doxa physiocrate selon laquelle c’est le produit net des terres perçu par les propriétaires fonciers qui doit seul payer l’impôt. Ces idées, on le sait, ont déjà été développées par Lemercier de la Rivière136 et Dupont137, les deux auteurs s’échinant à prouver que l’impôt n’est pas à charge des fermiers « puisqu’ils n’ont aucun droit de propriété sur le produit net, qu’ils sont contraints par la concurrence d’en tenir compte en entier à qui il appartient, et que peu importe qu’une partie de ce produit net s’appelle impôt, tandis que l’autre s’appelle fermage, pourvu qu’on n’exige rien d’eux au-delà du produit net, et que leurs reprises soient toujours franches, intactes et assurées138 ». Il est certain que Béardé de l’Abbaye manque de distinctions conceptuelles. Les notions de produit « brut » ou « net », de « fermiers » ou de « reprises », etc. lui sont étrangères puisqu’il ne les utilise ni ne les discute. De ce fait, le débat avec les physiocrates peut rapidement tourner au dialogue de sourds : qui sont les « laboureurs » et les « cultivateurs » dans chacun des cas ? Baudeau et Roubaud ont tôt fait d’accuser leur contradicteur d’amateurisme, mais au fond, c’est toute l’ambiguïté de ce projet d’impôt unique que l’antiphysiocrate tente de révéler.
42Dans la longue citation en exergue, Béardé cherche, par l’ironie, à signifier que l’impôt sur le produit net vient soit diminuer la valeur des biens-fonds (première partie de la phrase), soit diminuer le revenu des fermiers « auxquels il est escompté sur la rente annuelle » (seconde partie de la phrase). In fine, il faut bien que quelqu’un paie cet impôt et l’antiphysiocrate de récuser « combien est frivole cette distinction qu’on veut faire, en disant que l’impôt est sur la terre & non pas sur les cultivateurs139 ». Car si c’est moins vrai de Dupont, Lemercier lui-même peut être accusé de prêter le flanc à ce type d’ambiguïté lorsqu’il écrit par exemple :
« Il est évident que les fonds qui appartiennent à l’impôt ne peuvent se trouver que dans les mains des propriétaires fonciers, ou plutôt des cultivateurs ou fermiers qui à cet égard les représentent : ceux-ci reçoivent ces fonds de la terre même ; lorsqu’ils les rendent au Souverain, ils ne donnent rien de ce qui leur appartient ; c’est donc à eux qu’il faut demander l’impôt, pour qu’il ne soit à charge de personne140. »
43C’est précisément cette idée d’un impôt que personne ne paie que Béardé juge à la fois frivole, stupide et dangereuse. On ne demandera jamais à la terre des arriérés d’impôt, on ne la punira jamais de ce qu’elle n’a rien payé : ce sont bien des hommes qui sont concernés, et ce sont leurs travaux qui sont imposés. De ce point de vue, les arguments des physiocrates n’apparaissent que comme des subtilités conceptuelles qui masquent une cruelle réalité. Si l’on charge la terre de tous les impôts – et peu importe qui paie en dernière analyse – alors le propriétaire aura moins de revenus pour augmenter ses « dépenses foncières », le fermier devra payer plus de rente et disposera de moins d’argent pour payer ses ouvriers, etc.141. Aucune classe ne sera épargnée par l’impôt unique et les campagnes toutes entières verront leur sort, déjà peu enviable, se dégrader par sa faute.
44Soulager l’agriculture ce serait donc diminuer les impôts qui pèsent sur elle, sans pour autant les supprimer entièrement. Béardé de l’Abbaye pense en effet que tous doivent être soumis à la fiscalité car l’individu « n’est plus dans la société, dès qu’il ne paie plus d’impôts142 ». L’impôt est un devoir qui donne des droits, et en particulier celui d’être protégé. Or si l’on s’en tient au projet physiocrate, la majeure partie de la nation étant exemptée de l’impôt, elle n’appartiendrait plus au corps social, et l’État ne lui devrait alors plus rien. Les projets fiscaux de l’antiphysiocrate sont nombreux et nous en parlerons plus avant dans la dernière partie de l’article, mais concernant les cultivateurs, ils sont assez simples. Béardé milite pour un prélèvement en nature, quelque chose qui s’apparenterait à la dîme royale de Vauban, qu’il cite en passant143. L’auteur fait en effet le constat que la majeure partie du problème pour les paysans vient du paiement en monnaie : les fluctuations des prix du blé et de l’argent provoquent d’importantes variations de revenus à récolte égale, d’où de très nombreuses difficultés à payer l’impôt certaines années. La solution est de prélever en nature, de manière progressive et non proportionnelle144, puis de charger une compagnie à qui l’on a affermé la taille, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, de vendre les récoltes et de verser l’impôt à l’État145. Ce n’est toutefois pas grâce à l’agriculture que Béardé de l’Abbaye entend produire la majeure partie des revenus publics, mais grâce au commerce, via les compagnies exclusives d’un côté, et les impôts indirects, tant critiqués par les physiocrates146, de l’autre. Ces éléments nous amènent à la dernière partie de ce travail, qui va tenter de caractériser la position de l’antiphysiocrate dans le débat.
Entre le néo-mercantilisme, le caméralisme et l’œconomie
45Certaines formules de Béardé de l’Abbaye semblent véhiculer les poncifs les plus éculés de ce qui est passé dans l’histoire sous le nom de « mercantilisme ». Ainsi en va-t-il de ce qu’il dit des métaux précieux qui « sont la première richesse, & peut-être la seule, car tout le reste ne sert que de moyens pour se procurer celle-ci147 ». Mais au-delà de ce constat de ce que nous qualifierions de « mauvaise chrématistique », il précise ailleurs qu’il « n’est pas question d’accumuler beaucoup d’or, c’est là l’avidité d’un avare ; mais ce ne sont pas les vues du commerce. Supposant une nation une fois riche, elle serait très heureuse, quoique elle n’augmentât jamais le numérique de ses espèces, pourvu que le commerce mît la masse totale de l’argent, dans la circulation continuelle ; pourvu qu’il y eut toujours équilibre entre la consommation de luxe, d’agrémens, de besoin & de superfluité d’un côté & la valeur des productions des arts, des manufactures & du commerce de l’autre148 ».
46Ces notions « d’équilibre » entre ce qui s’apparente à une offre et une demande et d’absence de thésaurisation au travers de la « circulation continuelle » ne sont pas développées plus avant. Par conséquent il est difficile de savoir ce que Béardé avait en tête exactement. Il semble toutefois comprendre quelque chose qui s’apparenterait à une théorie quantitative de la monnaie : l’accroissement de la quantité de métal précieux n’augmente pas la richesse de la nation149, qui doit résulter d’autres causes. Or parmi celles-ci l’activité commerçante est selon l’antiphysiocrate la clef de toutes les réussites. Contrairement à l’agriculture, en proie aux effets de la météorologie, à ceux des guerres, des impôts et de l’arbitraire, tout concourt à prouver combien le commerce « a de supériorité sur les autres opérations ». Il se relève toujours promptement des vicissitudes qu’il traverse et les meilleurs moyens de se procurer et de renouveler l’argent « nous les retrouverons toujours plus prompts, plus fréquens, plus abondans dans le commerce que dans l’agriculture ». Ainsi considère-t-il les gains que procurent les denrées agricoles comme étant de peu de chose : « les produits de l’agriculture sont à peu près bornés, tandis que les produits & les profits du commerce peuvent augmenter, sans que personne puisse en fixer la progression150 ». Il regarde même le commerce des grains comme étant insignifiant : « j’entends toujours par le commerce, celui qui se fait en grand, celui du dehors, & non pas la vente des productions de l’agriculture, surtout lorsqu’elles ne sont pas manufacturées, car c’est assurément le commerce le plus petit, le plus borné & le plus pauvre de tous151 ». Ce plaidoyer en faveur du commerce extérieur de produits manufacturés doit être rapproché de la façon dont l’antiphysiocrate analyse la relation d’échange. Qu’il s’agisse d’un individu ou d’une nation, c’est le « superflu » qui circule. Mieux, Béardé n’hésite pas à écrire « que ce n’est que son superflu, que les seules productions qu’il peut commercer, qui doivent avoir le nom de richesses152 ». Dans une telle optique, seul ce qui excède la consommation passe dans l’échange et il faut donc, pour qu’un État s’enrichisse, qu’il soit en mesure de faire passer beaucoup de « superflu » dans le commerce extérieur. Or il est encore consubstantiel du commerce intérieur : « l’expérience prouve que le commerce extérieur des nations augmente en raison double & triple de leur commerce intérieur ; voyez l’Angleterre & la Hollande, ou plutôt voyez, cherchez partout où vous pourrez trouver un commerce intérieur florissant & vous y verrez fleurir l’autre153 ». Comment ne pas voir dans ce système la thèse des « deux circuits » formulée par nombre de mercantilistes anglais et français, et au premier chef par Vauban, selon laquelle plus la quantité de biens qui circule dans la nation sera importante, plus un grand nombre de marchandises pourront passer dans l’échange extérieur, seul capable de créer la prospérité154 ? D’ailleurs, à la suite des mercantilistes des xvie et xviie siècles, Béardé de l’Abbaye développe deux idées consubstantielles de cette dernière. Premièrement, celle d’une modération de la consommation à l’intérieur de l’État pour assurer une plus grande quantité de « superflu » au commerce extérieur ainsi qu’une forme de « substitution aux importations », qui doit permettre de restreindre la sortie de métal précieux. Deuxièmement, il énonce une vision clairement belliqueuse du commerce entre nations, ce dernier étant considéré comme un jeu à somme nulle. Voyons ces deux idées plus en détail.
47S’il se fait discret sur la première idée dans son Examen, il la développe longuement dans ses Essais d’agriculture dans des passages ou l’on retrouve clairement la perspective « œconomique ». Dans un chapitre sobrement intitulé « Du commerce des plantes155 », Béardé développe son point de vue sur la recherche impérative de l’autosuffisance par les États bien gouvernés. Pour ce faire, il s’agit d’abord d’impulser des modes qui permettent la sobriété et donc l’extraction d’un plus grand « superflu156 ». Puis il faut tenter par des lois somptuaires d’empêcher l’achat de biens luxueux mais « frivoles » à l’étranger : « Par exemple, on a défendu depuis peu, dans un état d’Allemagne, l’usage du thé & du caffé ; des loix aussi sages retarderaient de même ailleurs l’exportation de l’argent. » Enfin, il faut substituer des plantes et des usages locaux aux importations de produits exotiques. Ainsi en va-t-il des « herbes » venues de loin, que l’on remplacera aisément par d’autres « feuilles » locales ; du « murier » qui ne doit pas être le seul à pouvoir nourrir les vers à soie, la « laitue » pouvant parfaitement faire l’affaire ou les plantes des marais pouvant être utilisées en place du coton : « La politique la mieux entendue d’une nation, est de diminuer sa dépendance des nations voisines. Dès qu’un état se pourvoit chès les autres à grands fraix des productions qu’il pourrait avoir chès lui, il faut autant en accuser les phisiciens & les agriculteurs que le gouvernement. » Au contraire, dans une nation ou les savants marchent main dans la main avec les cultivateurs, « rien de plus prompt et de plus œconomique » que la substitution de toutes ces importations ruineuses157.
48La seconde idée, celle d’une vision finie des richesses et par conséquent agressive du commerce extérieur, est particulièrement discutée par Béardé de l’Abbaye lorsqu’il critique la position de Lemercier de la Rivière selon laquelle le commerce devrait bénéficier « de la plus grande liberté possible ». Il voit « une foule d’abus158 » résulter d’une telle politique : une exportation tous azimuts de certains objets dont la nation ne peut se passer mais qui seraient payés à plus haut prix par l’étranger ; une fourniture de matières premières à bas prix à ses rivaux ; une perte pour tous les négociants nationaux vis-à-vis des étrangers ; une disparition des compagnies exclusives, etc. Bref, les arguments classiques invoqués contre le libre-échange. Mais Béardé de l’Abbaye va plus loin, et dans une tentative de réponse aux physiocrates sur les gains à l’échange, nous pourrions dire par plaisanterie qu’il semble vouloir encore réfuter Ricardo :
« Le commerce159, dit-il encore [Lemercier], enrichit une nation, comme il les enrichit toutes, non en les mettant dans le cas de gagner les unes sur les autres ; car, ou ces gains seraient alternatifs & conséquemment nuls, ou bien ils ne pourraient plus avoir lieu. […] Combien ne trouve-t-on pas là d’hérésies ? Le commerce d’Angleterre enrichit donc le Portugal, comme le Portugal enrichit l’Angleterre, & les grandes compagnies de commerce enrichissent les Indes comme les Indes les enrichissent. Pourquoi le commerce apporterait-il un gain égal à toutes les nations ? À peine oserait-on supposer cette alternative entre deux nations, dont les produits, les manufactures, les arts, les vaisseaux, l’industrie & l’habileté des commerçans seraient dans une même proportion, ce qui est physiquement impossible à trouver. […] Pourquoi le gain, que fait une nation sur une autre ne pourrait-il pas avoir lieu à perpétuité160 ? »
49Cette idée selon laquelle on gagne contre les autres et non ensemble est doublée d’une opposition entre le commerce des particuliers et celui des nations. Dans le premier, des conventions et des lois règlent les conditions de l’échange et il existe des magistrats devant qui réclamer. Ce n’est pas le cas entre les États : « les conquêtes, les guerres, la puissance font des traités, que la politique fomente, que la ruse conduit & que la force oblige d’exécuter : voilà les loix de commerce de nation à nation161 ». Béardé est très clair sur ce point : le commerce extérieur est le prolongement de la puissance militaire. On ne s’étonnera donc pas de trouver sous sa plume un véritable plaidoyer en faveur des grandes compagnies exclusives, et en particulier celles qui commercent au long cours. Il loue sur des pages entières « ces corps riches et puissans, qui font la gloire des nations, qui les soutiennent, qui égalent en puissance, & par leurs richesses, par leurs troupes & leurs possessions, celle de plusieurs souverains, ces compagnies, dis-je, qui forment dans l’État une masse de ressources & de fortunes, où la nation peut, en cas de besoin, trouver les plus grands secours162 ». De quelles natures sont-ils ? Les forces navales et militaires de ces compagnies participent à la puissance et au rayonnement de la nation sans qu’il lui en coûte rien, mieux, elles paient de lourds impôts, enrichissent des particuliers qui peuvent prêter à l’État et elles sont encore des écoles et des pépinières de talents pour les troupes et la marine royale en cas de conflit. Elles donnent, grâce à leur puissance, une vigueur incomparable au commerce qui « doit être exclusif pour certains tems, pour certains lieux & pour certains corps » et pour toutes ces raisons « l’on devrait s’occuper à en augmenter le nombre163 ». Mieux, il veut faire d’elles le pilier de son système fiscal.
50Puisque les « compagnies de commerce » font d’énormes profits grâce aux richesses qu’elles font entrer dans l’État, il faut les nationaliser, et l’on retrouve ici la perspective « caméraliste » évoquée en introduction : « Que la Compagnie des Indes appartienne à un Etat en toute propriété. » Dès lors, avec un ministre ou un administrateur à leur tête, « tout le bénéfice du commerce, au lieu d’être divisé entre les Actionnaires, [sera] porté au trésor de la nation, cette somme formera un produit annuel qui remplacera un très grand impôt164 ». Plus précisément Béardé de l’Abbaye propose de créer – outrage pour les physiocrates ! – des compagnies publiques à monopole sur la plupart des produits qui entrent dans le commerce extérieur. Cette forme de socialisation semble devoir n’être sujette à aucun obstacle : il balaie d’un revers de la main l’idée selon laquelle l’État pourrait bien ne pas être assez commerçant, comme le problème du rachat des actions sur ses fonds, qui occasionnerait de grandes dépenses. Comme chez les caméralistes allemands, État, société civile et intérêt général ne font plus qu’un : le Prince s’assure du bien-être général est c’est ce vers quoi Béardé semble tendre également.
51Enfin, Béardé s’inquiète peu des mauvaises années, les bonnes devant permettre des mises en réserve. Bref, notre auteur est ici plein de l’optimisme béat qu’il n’a pas cessé de reprocher aux sectateurs de Quesnay dans le reste de son ouvrage. Tous les problèmes sont aplanis, toutes les difficultés surmontées et l’impôt de rentrer dans les caisses de la nation comme par enchantement. Ce n’est cependant pas la seule contribution que Béardé de l’Abbaye envisage.
52Comme s’il n’était pas complètement convaincu lui-même des moyens qu’il propose, l’antiphysiocrate les multiplie à l’envie. Il n’est pas question ici de les lister et de les détailler tous : des capitations sur les célibataires aux amendes placées sur les terres mal cultivées en passant par les tailles en nature dont nous avons déjà parlé, il ne propose pas moins d’une quinzaine d’impôts différents. Il faut plutôt insister sur deux éléments importants et un point plutôt amusant.
53Le premier est cette volonté de nationalisation non seulement du commerce, mais encore d’une partie des terres et même au-delà : « Puisque les domaines de la Couronne produisent des revenus, qui appartiennent au Roi, ne pourrait-on pas de même former des domaines à l’Etat165 ? » Outre le produit des terres, ce sont les intérêts des fonds de toute nature, y compris en argent, que Béardé imagine : à côté de la possession de grandes compagnies de commerce, l’État devrait posséder, si l’on emploie un vocabulaire contemporain, une sorte de fonds d’investissement public qui prendrait des participations dans quelques compagnies lucratives et dont les fruits pourraient se substituer aux impôts. Là encore, l’auteur ne détaille pas d’où pourrait provenir l’argent initial et dans quoi (hormis la terre) il pourrait être investi, mais encore une fois il pense que la socialisation d’une partie du capital national serait une méthode efficace pour subvenir aux besoins de l’État.
54Le second est relatif aux taxes indirectes, que Béardé veut multiplier. Contrairement aux lois cruelles qui imposent l’achat de biens de consommation courante, tel que le sel, aux citoyens, il s’agirait d’affermer à des compagnies à monopoles la vente de biens « de luxe », ou tout au moins consommés « librement », porteur d’une forte taxe que ces fermes reverseraient à l’État166. Le projet a d’ailleurs une portée assez vaste, qui n’est pas sans écho avec ce que proposent Forbonnais et Graslin à la même époque167 : exempter les produits de première nécessité de tout impôt pour les mettre au plus bas prix possible et taxer au contraire toutes les « superfluités ». Béardé de l’Abbaye prend ainsi l’exemple du sucre : « d’abord on voit que les riches en payeraient la plus grande partie, ce qui est dans l’ordre, & les gabelles du sucre seraient d’autant moins onéreuses, que cet impôt serait libre ». C’est plus généralement toutes les consommations des plus riches qu’il faudrait frapper, et qui ne le sont point puisque ce sont ceux-là qui font les lois, et qui « rejettent l’impôt au loin, sur des gens inconnus, sur le peuple de la ville & des champs168 ».
55Pour conclure sur cette question fiscale sur un point plutôt humoristique (quoique), on ne peut s’empêcher de relever les 6 pages consacrées par Béardé de l’Abbaye aux loteries. Nous savons que son parent Claude Martin Saint-Martin était le directeur de celle de Mannheim et c’est peut-être pour faire plaisir à un homme qui l’a certainement aidé dans ses entreprises que Béardé déclare sans ambages que « [j]amais on a rien imaginé de plus doux pour subvenir aux besoins de la nation169 ». L’auteur écarte toutes les considérations morales et explique qu’il faut compter pour rien les quelques ruines qui en résultent parfois. Outre les rentrées fiscales, il avance que les loteries sont un antidote contre la thésaurisation – en particulier des gages des domestiques – qui gène le commerce. Bref, il y voit tant d’avantages qu’il va même jusqu’à proposer une loterie forcée, qu’il envisage à la fois comme un bon moyen de gagner de l’argent pour les particuliers ( !) et comme une source de revenu indolore pour l’État.
56Béardé de l’Abbaye ne cesse de dire qu’il ne s’intéresse qu’à la « réalité » et qu’il ne veut pas produire un « système nouveau » mais à trop vouloir être pragmatique, il a tendance à tomber dans le travers inverse : celui des expédients. Or à ce stade, lui aussi fait preuve d’un enthousiasme un peu trop marqué pour ses propres projets170. Il est toutefois sans illusions sur leur fortune future. Les meilleurs projets doivent en effet « lutter contre les richesses171 ». Par ce terme, il entend tous les obstacles de pouvoir et d’argent qui voileront au souverain la vérité et les moyens de remédier aux abus. Car même s’ils parviennent jusqu’à ses yeux, les grands n’auront par la suite de cesse de les empêcher et de condamner toute innovation qui lèserait de quelque manière leurs intérêts.
Conclusion
57Béardé de l’Abbaye n’use pas d’un ton acrimonieux comme Linguet, il n’est pas aussi sarcastique que Grimm ou Galiani, pas aussi implacable que Graslin ou Forbonnais, pas aussi systématique que Mably. Il n’en reste pas moins que comme ces derniers, une divergence de fond le sépare des physiocrates. Alors qu’il réfute tout sensualisme « normatif », autrement dit tout résidu dans l’entendement qui impliquerait une connaissance innée du juste et de l’injuste, Béardé de l’Abbaye récuse l’idée que les intérêts individuels puissent non seulement naturellement, mais même artificiellement, s’harmoniser. Il n’y a pas « d’ordre naturel », aucune eschatologie à attendre, seulement des tentatives – souvent vouées à l’échec – pour faire tenir ensemble des intérêts forts divergents. Par conséquent, ces derniers doivent plutôt être réprimés que guidés vers un bien commun qui n’existe pas. En ce sens, c’est bien une optique (néo-) mercantiliste que Béardé de l’Abbaye défend. Convoquant les anciennes techniques de l’État-Léviathan, l’antiphysiocrate avoue sa méfiance envers le marché libre où l’État oriente plus qu’il n’étouffe les comportements individuels. On retrouve cette optique dans la politique économique qu’il promeut. Méfiant avec la libre exportation des grains, farouchement attaché aux compagnies à monopoles, réfléchissant en termes belliqueux au commerce international, son analyse de l’enrichissement est celle de la théorie des deux circuits. Pour autant, l’iconoclaste Béardé de l’Abbaye défend également une proto-théorie de la valeur-utilité et propose une critique de la doctrine de la productivité exclusive de l’agriculture qui est loin d’être déshonorante. Malgré quelques imprécisions sur le commerce et la théorie de l’impôt, il est également en mesure de critiquer assez finement plusieurs aspects des thèses physiocrates, en particulier leur irréalisme. Toutefois sur ce dernier point Béardé de l’Abbaye se montre tout aussi utopiste que ses adversaires, et même assez brouillon, voire farfelu, apparaissant finalement toujours comme le faiseur de projets qu’il a été au cours de cette brève période littéraire.
Notes de bas de page
1 Supplément à la France littéraire, Paris, Vve Duchesne, 1778, t. III ; Kreutz Jörg, « Mannheim. Gazette d’Allemagne. Zur Geschichte einer kurpfälzischen Zeitung im Ancien Régime », Francia, Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, vol. 20, n° 2, 1993, p. 151-166 et « Béardé de l’Abbaye (1735 ?-1771) », in Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes : 1600-1789, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, 2 vol., vol. 1 p. 46-47.
2 Sur Bode, on consultera Lent Wolfgang, « Bode, Johann Joachim Christoph », in Jarck Horst-Rüdiger (dir.), Braunschweigisches Biographisches Lexikon. 8. bis 18. Jahrhundert, Braunschweig, Appelhans Verlag, 2006, p. 71. Très engagé dans la franc-maçonnerie, il n’est pas impossible que Bode y initia notre auteur. On trouve en effet la mention de deux Béardé, l’un étant désigné comme « l’aîné, bourgeois » et l’autre « le cadet, officier en Allemagne » dans la Très Respectable Grande Maîtresse Loge de St-Jean des Trois Mortiers Fondée à l’Orient de Chambéry en 1774 (Francovich Carlo, Storia della massoneria in Italia. Dalle origin alla rivoluzione francese, Florence, La nuova Italia, 1974, p. 131).
3 Sur cette dernière en particulier, voir Kreutz Jörg, « Gazette de Mannheim », in Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, 2 vol., vol. 1, p. 517. Le périodique, qui traitait surtout des événements politiques et militaires, avait vraisemblablement été suscité par Zedtwitz-Liebenstein. Il sera supprimé le 17 octobre 1771 sous la pression du duc d’Aiguillon, mécontent du rapport de certains événements.
4 De Saint-Martin est encore plus mal connu que son protégé. Sur quelques éléments de sa vie aventureuse, voir Kreutz Jörg., « Mannheim. Gazette d’Allemagne », art. cit., p. 157. Signalons seulement qu’il semble être en affaire avec les Le Couteulx, négociants et banquiers d’origine normande, dans les années 1780 (Zylberberg Michel, Capitalisme et catholicisme dans la France moderne : La dynastie Le Couteulx, Paris, Presses de la Sorbonne, 2001, p. 172).
5 Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France ne recense que deux œuvres de Béardé, tout comme celui de la British Library, et aucun des autres catalogues consultés (grandes bibliothèques municipales et réseaux des bibliothèques universitaires de France) ne contient la première. Il faudrait, dans une étude complémentaire, s’intéresser plus avant aux bibliothèques allemandes, autrichiennes et suisses.
6 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture ou Diverses tentatives phisiques proposés pour l’avantage de la Société par Mr. Beardé de l’Abbaye, Hambourg/Brême, J. H. Cramer, 1768, p. 33, note.
7 « Krakamp & Simonis, Libraires à Cologne, debitent : Nouveau Systéme sur les Engrais. Quel est le vrai principe de la fecondité des terres ? Discours Academique, par M. Beardé, Doct. En D. 12mo, Londres 1763. Quid faciat laetas Segetes… Virg. Prix 6 stüber », Supplément à la Gazette de Cologne Du Mardi, 9 Aout 1763.
8 « M. Béardé, dont le moindre mérite est de l’avoir emporté sur cent soixante-quatre concurrens, au nombre desquels on ne doit pas oublier de compter M. Marmontel, est connu par un petit traité sur les engrais, dans lequel on trouve des vues neuves & utiles sur cette matiere importante », Courier du Bas-Rhin Du Samedi 4 Juin 1768, n° 45, p. 359.
9 Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, en l’année 1768, sur cette question… Est-il plus avantageux à un État, que les paysans possèdent en propre du terrein, ou qu’ils n’aient que des biens meubles ? Et jusqu’où doit s’étendre cette propriété ? Par M. Beardé de L’Abbaye, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1769 et La Félicité publique considérée dans les paysans cultivateurs de leurs propres terres, traduit de l’italien par Mr Vignoli, Précédé de la Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et économique de St-Pétersbourg en l’année MDCCLXVIII, par Mr Béardé de l’Abbaye, Lausanne, F. Grasset, 1770.
10 Travaux de la Société libre d’économie, Saint-Pétersbourg, Académie impériale des sciences, 1768, t. VIII, p. 1-59.
11 Abhandlungen der freyen ökonomischen Gesellschaft in St. Petersburg zur Aufmunterung des Ackerbaus und der Hauswirtschaft in Rußland, vom Jahre 1768, Saint-Pétersbourg/Riga/Leipzig, 1775 ; Abhandlung welche im Jahre 1768 von der freyen ökonomischen Gesellschaft zu St. Petersburg ist gekrönet worden, über die Frage : Ist es einem Staate zuträglicher, daß des Bauer Eigengrund besitzet, oder nur fahrende Güter hat ? Und bis wohin mag dieß Eigenthumsrecht sich erstrecken ?, 1777 et idem, 1778.
12 Concernant les recensions dans les pays de langue allemande, voir Kreutz Jörg., art. cit., p. 156.
13 Journal Encyclopédique, 1770, vol. 1, p. 201-211 ; Année littéraire, 1770, t. 3, n° 14, p. 241-252. Gazette universelle de littérature, 1770, n° 23, p. 179-80 ; Journal des Beaux-Arts et des Sciences, 1770, t. 4 (octobre), p. 176 ; l’Avant-Coureur, 1770, p. 205 ; Journal de l’agriculture, sept. 1770, p. 117-132.
14 Avant-Coureur, art. cit., p. 205 ; Gazette universelle de littérature, art. cit., p. 179 ; Année littéraire, art. cit., p. 251.
15 Journal Encyclopédique, art. cit., p. 211.
16 Il ne se trouve ni à la BNF, ni dans aucune bibliothèque universitaire de France.
17 Ueber die Landwirthschaft oder verschiedene physikalische Versuche zum Nutzen der menschlichen Gesellschaft vorgeschlagen von Herr Beardé de l’Abbaye, Hambourg/Brême, 1769.
18 Essays in agriculture : or a variety of useful hints, for its improvement, with respect to air, water, earth, heat and cold ; as an attempt to ascertain their influence on vegetation […] by M. Beardé de l’Abbaye, London, T. Carnan, 1776.
19 Notons qu’en France, et sans préjuger des bibliothèques municipales, l’ouvrage ne se trouve que dans les bibliothèques universitaires de Poitiers et de Grenoble, ainsi qu’à la BNF.
20 1770, n° 22, p. 171.
21 Baudeau Nicolas, « Lettre à M. Beardé de Labbaye, sur sa critique prétendue de la Science économique », Éphémérides du citoyen, 1770, t. 7, p. 77-137 et Roubaud Pierre-Joseph, Journal d’agriculture, juin 1770, p. 115-132.
22 Sur le concours, l’article le plus complet à ce jour est celui de Somov Vladimir, « Voltaire et le concours de la Société libre d’économie de Pétersbourg : deux dissertations sur le servage (1767) », in Georges Dulac et Sergeï Karp (dir.), Les Archives de l’Est et la France des Lumières, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2007, vol. II, p. 494-536.
23 Ainsi la Gazette de France rapportait la chose de la façon suivante : « La Société, pour se conformer aux vues du Fondateur, a proposé un Prix pour celui qui adressera le meilleur Ouvrage sur la question suivante : Est-il plus avantageux & plus utile au bien public que le Paysan possede des terres en propre, ou seulement des biens mobiliers ? & jusqu’où doit s’étendre le droit du Paysan sur cette propriété afin qu’il en résulte le plus grand avantage pour le bien public ? » (Gazette de France, janvier 1767, n° 2, p. 5).
24 Somov Vladimir, « Voltaire et le concours de la Société libre d’économie de Pétersbourg », art. cit., p. 497-499.
25 « Tous les drois militent en faveur de la liberté, mais il faut de la mesure en toute chose. » Béardé indique « Horat. Lib. 2. Sat. 2 », mais la deuxième satire du livre 2 d’Horace ne contient ni de près ni de loin une telle sentence. En réalité, seule la seconde partie de la phrase « est modus in rebus » se trouve dans le vers 108 de la première satire du livre 1. J’ai pu tester la totalité des mots de la phrase en recherche plein texte sur les œuvres complètes d’Horace et je peux affirmer que Béardé a entièrement inventé la première partie de la sentence. Georges Weulersse avait d’ailleurs parfaitement compris que cette devise n’était aucunement tirée d’Horace en soulignant qu’elle « semblait avoir été empruntée à Forbonnais » (Weulersse Georges, Le mouvement physiocratique en France, Paris, F. Alcan, 1910, t. 1, p. 179).
26 Somov Vladimir, « Voltaire et le concours de la Société libre d’économie de Pétersbourg », art. cit., p. 501.
27 100 ducats et une médaille d’or de 25 ducats, soit entre 500 et 1000 livres tournois selon le type de ducats en question.
28 « Je serai content, si les laboureurs m’entendent, car c’est particulièrement pour eux que j’écris » (Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. xviii).
29 Voir Steiner Philippe, « Les revues économiques de langue française au xviiie siècle (1751-1776) », in Luc Marco (dir.), Les revues d’économie en France (1751-1994), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 33-78.
30 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. vi.
31 Ibid., p. 4.
32 Ibid., p. 1.
33 Ibid., p. 284.
34 Ciceron, De Divinatione, II, 59.
35 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 285.
36 Ces derniers points ne sont pas sans importance relativement à la question de la commande de la dissertation de Saint-Pétersbourg à Béardé. Ses diatribes contre les académies et son appel à des protecteurs ou à un emploi signalent que l’ouvrage a été composé avant la dissertation : comment s’en prendre en effet à la main qui va le nourrir ? Nous ignorons la date de publication des Essais, cet ouvrage et la dissertation ayant sans doute été composés à peu près au même moment. Toutefois, peut-être savait-on dans l’entourage de l’impératrice qu’un écrivain désargenté mais versé dans l’agronomie et l’agriculture travaillait fin 1767-début 1768 à un ouvrage sur ces sujets et qu’il serait peut-être la personne idoine pour composer ce qu’on attendait ? Cette interprétation, suggérée par le rapporteur, reste ouverte.
37 Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, op. cit., Dédicace.
38 Ibid., p. 1-3.
39 Si l’on excepte le jugement hâtif sur sa Dissertation, qualifiée « de tendance physiocratique », voir Coquin François-Xavier, « Un inédit de Marmontel : épître à sa majesté Catherine II », Revue des études slaves, t. 74, fasc. 4, 2002, p. 862, note 6.
40 Barbier Antoine-Alexandre et Beauvais Charles-Théodore (dir.), Dictionnaire historique, Paris, Gosselin, 1826-1829, 4 vol., vol. 1, p. 208.
41 Coquelin Charles et Guillaumin Gilbert-Urbain (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, Paris, Guillaumin, 1854, 2 tomes, t. 1, p. 149.
42 Teyssendier de La Serve Pierre, Mably et les Physiocrates, Poitiers, Société française d’imprimerie et de librairie, 1911, p. 42.
43 Sgard Jean (dir.), Dictionnaire des journalistes, op. cit., vol. 1, p. 47.
44 Weulersse Georges, Le mouvement physiocratique en France, op. cit., t. 1, p. 233.
45 Airiau Jean, L’opposition aux physiocrates à la fin de l’Ancien Régime. Aspects économiques et politiques d’un libéralisme éclectique, Paris, LGDJ, 1965.
46 Béardé fait probablement référence à l’ouvrage de Dangeul augmenté de l’Essai de Herbert ; voir Plumard de Dangeul Louis-Joseph, Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Gr. Bretagne, par rapport au commerce, et aux autres sources de la puissance des états. Traduction de l’anglois du Chevalier John Nickolls augmentée d’un Essai sur la police et le commerce des grains, Dresde, 1754.
47 Steiner Philippe, « Les revues économiques de langue française », art. cit.
48 Par la suite, le périodique, dirigé dès ses débuts par Georges-Marie Butel-Dumont (1725- 1789), est réellement au service des idées et des buts du cercle de Gournay ; voir Orain Arnaud, « Le Journal Œconomique, le cercle de Gournay et le pouvoir monarchique : Quelques preuves matérielles d’un lien organique », Dix-Huitième siècle, vol. 45, 2013, p. 113-131.
49 Steiner Philippe, « Les revues économiques de langue française », art. cit., p. 51.
50 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 14.
51 Journal Œconomique, janvier 1766, p. 71-80.
52 Notamment sur le rôle de « l’air » (cf. Journal Œconomique, p. 72 et Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 28-32) et surtout celui des engrais : notamment les fumiers et leurs températures (Journal Œconomique, p. 77 et Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 194-5) ou l’urine et les excréments animaux (Journal Œconomique, p. 77 et Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 200-201).
53 Sur ces derniers, on consultera Steiner Philippe, « Caméralisme et économie politique en Allemagne », Revue économique, vol. 41, n° 6, 1990, p. 1081-1086 ; Laborier Pascale, « La “bonne police”. Sciences camérales et pouvoir absolutiste dans les États allemands », Politix, vol. 12, n° 48, 1999, p. 7-35 et Samuel-Gohin Véronique, « Le domaine agricole comme modèle d’aménagement et de gestion de l’espace chez les caméralistes allemands à la fin du xviiie siècle », In Situ-Revue des patrimoines, 2013, n° 21, p. 1-13.
54 Sur ces deux points cruciaux chez les auteurs du cercle de Gournay, on consultera Charles Loïc, « L’économie politique française et le politique dans la seconde moitié du xviiie siècle », in Philippe Nemo et Jean Petitot (dir.), Histoire du libéralisme en Europe, Paris, PUF, 2006, p. 279-312.
55 « Le grand ressort de cette culture est le commerce, et le commerce n’a d’activité que par la concurrence des négocians. Leur ambition fournira toûjours plus d’avances aux habitans cultivateurs, et fera mieux valoir leurs denrées qu’une compagnie exclusive maîtresse dès-lors du prix des ventes, des achats, du terme des payemens, sans compter les vexations et les maneges odieux que les commis de ces compagnies ne manquent pas d’employer à leur insçu » (Véron de Forbonnais François, Élémens du commerce, Leyde et Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 2 vol., vol. 1, p. 32). Sur la position des membres du cercle en général et de Forbonnais en particulier concernant le commerce extérieur, on consultera Alimento Antonella, « Competition, true patriotism and colonial interest : Forbonnais’vision of neutrality and trade », in Koen Stapelbrock (éd.), Trade and War : The Neutrality of Commerce in the Inter-State System, Helsinki, Collegium for Advanced Studies, 2011, p. 61-94.
56 Voir par exemple Crevier Jean-Baptiste-Louis, Rhétorique Françoise, Paris, Saillant et Desaint, 1767, p. 289 et suiv.
57 Les choses commencent mal pour Béardé, qui intitule l’ouvrage « les Loix naturelles et essentielles des Sociétés politiques » (Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, précédées de l’Examen de la nouvelle science, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1770, 5). Il donne toutefois ensuite le bon titre (op. cit., p. 8-9).
58 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 6.
59 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 10-11.
60 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 7.
61 Dupont Pierre-Samuel, Éphémérides du citoyen, 1770, t. VII, n° 1, p. 78.
62 Baudeau Nicolas, « Lettre à M. Beardé de Labbaye », art. cit., p. 136. Peut-être Baudeau, qui révère les honneurs, ne souhaite-t-il pas attaquer frontalement un homme qui vient d’être couronné par une académie protégée par l’Impératrice de Russie.
63 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 1-6. Béardé sait gré à Dupont d’avoir su modérer un peu plus son style et ses expressions (op. cit., p. 10 et 141).
64 Voir Kaplan Steven L., « Galiani : grain and governance » et Orain Arnaud, « “One must make war on the lunatics”. The physiocrats’attacks on Linguet, the iconoclast (1767-1775) », in Steven L. Kaplan et Sophus Reinert (éd.), The Economic Turn : Recasting Political Economy in Eighteenth-Century Europe, Londres, Anthem Press, 2017, à paraître.
65 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 2. Voir également Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. ix. L’accusation d’un système enfanté par « l’imagination » – opération de l’entendement dont on ne saurait trop se méfier – n’est pas l’apanage des anti-physiocrates ; voir Orain Arnaud, « “One must make war on the lunatics” », art. cit.
66 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 2. « [M]ais l’on peut crayonner sur le papier les plus immenses édifices, quelque impossible qu’il soit de les batir sur le terrein » (op. cit., p. 85).
67 « Épreuves » est en effet le terme générique qui désigne « ce que l’on doit éprouver » : les ancres, les cordes, les cabestans, le transport des blés, leur conservation, les futailles, etc.
68 Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, op. cit., p. 6-8.
69 Sur ce point, on consultera Herencia Bernard, « Le séjour du physiocrate Lemercier de La Rivière en Russie. 1767-1768 », Dix-Huitième Siècle, n° 44, 2012 p. 621-658.
70 « On n’y fait entrer en considération ni les passions qui influent avec tant de force sur la manière d’envisager & d’apprécier les choses, ni les intérêts qui n’altèrent, ne maîtrisent pas moins les jugements, ni la différence de l’aptitude à saisir la vérité » (Linguet Simon-Nicolas-Henri, Réponse aux docteurs modernes, 1771, p. 24). Galiani (Galiani Ferdinando, Dialogues sur le commerce des bleds, Londres, 1770, p. 19-20) ne dit pas autre chose : en économie politique il n’y a pas de vérité générale, pas de discussion possible à partir de principes abstraits, seulement des cas particuliers.
71 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 2.
72 Cf. Lemercier de la Rivière Paul-Pierre, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres/ Paris, Nourse et Desaint, 1767, 2 tomes, t. 1, chap. 8.
73 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 1770, p. 11, 20.
74 Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 1, chap. 2.
75 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 16-17.
76 Ibid., p. 17-24.
77 Contre l’idée selon laquelle l’ordre naturel est une branche de l’ordre « physique », voir Lemercier de la Rivière, op. cit., chap. 4.
78 Ibid., chap. 22 et 23.
79 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 22-28. Au-delà de Montesquieu, c’est chez Dangeul que l’on trouve cette idée selon laquelle la puissance économique de l’Angleterre est due aux heureux effets de sa constitution ; voir Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne, 1754, en particulier p. 150 et suiv.
80 Lemercier de la Rivière, op. cit., chap. 13.
81 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 148.
82 Lemercier de la Rivière, op. cit., chap. 19. Si les élections ont des inconvénients, « les trônes héréditaires en ont peut-être de bien plus grands » (Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 30). Les doges de Venise semblent être un de ses modèles.
83 Si les souverains doivent soutenir avec dignité le poids de leur charge, c’est l’absence de séparation entre les revenus du prince et ceux de l’État qui pose problème à Béardé de l’Abbaye, « le Népotisme, les ministres, les maîtresses, les favoris sont autant de gouffres, ou se vont engloutir les impôts » (ibid., p. 175).
84 Lemercier de la Rivière, op. cit., chap. 9 et 13.
85 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 20.
86 Steiner Philippe, La « Science Nouvelle » de l’économie politique, Paris, PUF, 1998 et Orain Arnaud, « Directing or Reforming Behaviors ? A discussion of Condillac’s Theory of vrai prix », History of Political Economy, vol. 38, n° 3, 2006, p. 497-530.
87 Lemercier de la Rivière, op. cit., p. 7-8.
88 Ibid., t. 2, p. 431.
89 Ibid., t. 2, p. 444.
90 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 130-131.
91 Ibid., p. 53.
92 Ibid., p. 71.
93 Ibid., p. 131-134.
94 Ibid., p. 144.
95 Ibid., p. 15.
96 Ibid., p. 132.
97 Quesnay François, « Évidence », in Christine Théré, Loïc Charles et Jean-Claude Perrot (éd.), François Quesnay. Œuvres économiques complètes et autres textes, Paris, INED, 2005, t. 1, p. 89. Cette approche faisant intervenir in fine la divinité dans une optique sensualiste a été qualifiée de « sensualisme normatif » par Philippe Steiner in Steiner Philippe, La « Science Nouvelle », op. cit., p. 43 et suiv.
98 Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 2, p. 432-436.
99 On retrouve cette même idée dans sa Dissertation. Libérez promptement les serfs serait extrêmement dangereux, ce serait laisser libre cours à des passions potentiellement destructrices. Filant la métaphore animale tout au long de l’opuscule, Béardé interroge : « Ne serait ce pas déchainer un ours & le lancer parmi les hommes, avant de l’avoir apprivoisé ? » (Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, op. cit., p. 40.) L’auteur voit ainsi l’homme comme naturellement indolent, sans prévoyance et plutôt prompt dès lors à la violence pour satisfaire ses besoins. Il faut donc apprendre aux hommes à modérer leurs intérêts, ce qui est long et sinueux.
100 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 133-143.
101 Ibid., p. 26.
102 Baudeau Nicolas, art. cit., p. 93.
103 Condillac, par exemple, propose une solution de ce type, la morale étant le résultat d’une forme de « calcul » des plaisirs et des peines ; voir Orain Arnaud, « The Moral Theory of Condillac : A Path toward Utilitarianism », Revue de philosophie économique/Review of Economic Philosophy, vol. 13, n° 2, 2012, p. 93-117.
104 Turgot connaît la recension de Baudeau et peut-être même le livre de Béardé puisque dans une lettre datée du 21 décembre 1770 adressée à Dupont il écrit : « Je suis d’ailleurs content du morceau de l’abbé Baudeau sur Béardé qui me paraît devoir être déconcerté » (in Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents les concernant, Paris, Alcan, 1913-1923, vol. 3, p. 399).
105 Baudeau Nicolas, art. cit., p. 80.
106 Ibid., p. 129.
107 Sur ce procédé on consultera Klotz Gérard., « Au coeur de la physiocratie : la controverse Graslin-Baudeau », in Alain Clément (éd.), Nicolas Baudeau : un philosophe économiste au temps des Lumières, Paris, Michel Houdiart, p. 288-305.
108 Baudeau Nicolas, op. cit., p. 81.
109 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 34.
110 Ibid., p. 47.
111 Ibid., p. 38-42.
112 Ibid., p. 44.
113 Ibid., p. 43. Ce n’est pas tout à fait la position que Béardé soutenait dans sa Dissertation, où il n’hésite pas à écrire au contraire que « c’est à juste titre, qu’on a nommé l’agriculture, la mère nourrice de toutes les autres professions ; dès qu’elle fleurit, tous les autres arts fleurissent avec elle » et plus loin qu’elle est « la prémiere [sic] richesse de l’État », Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, op. cit., p. 22 et 25.
114 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 71.
115 Ibid., p. 43.
116 Ibid., p. 92.
117 Sur ces points, voir en particulier Orain Arnaud, « Graslin and Forbonnais », op. cit. et, du même auteur, « Le rôle des préférences individuelles dans la controverse Condillac-Le Trosne sur la valeur et les prix », Cahiers d’Économie Politique/Papers in Political Economy, n° 52 (2007), p. 7-30.
118 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 93.
119 Ibid., p. 34.
120 Ibid., p. 47.
121 Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 2, chap. 40 et 42.
122 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 58-63. Béardé de l’Abbaye n’est pas en France à la fin de la décennie 1760 mais il a parfaitement connaissance des troubles engendrés par la hausse des prix, voir infra.
123 Baudeau Nicolas, art. cit., p. 113.
124 Baudeau Nicolas, art. cit., p. 151 et 108-109.
125 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 64-66.
126 Ibid., p. 101.
127 Ibid., p. 105.
128 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 175.
129 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 207.
130 Béardé de l’Abbaye, Essais d’agriculture, op. cit., p. 176.
131 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 208.
132 Ibid., p. 156-157.
133 Ibid., p. 173. L’expression se trouve déjà chez Voltaire (L’homme aux quarante écus, Paris, Le Livre de poche, 1983 [1768], p. 222).
134 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 159-160.
135 Baudeau Nicolas, art. cit., p. 95 et 110.
136 Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 2, chap. 28 et 29.
137 Dupont, De l’origine et des progrès, op. cit., § 16 et 17.
138 Ibid., § 17.
139 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 170.
140 Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 2, p. 92-93.
141 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 170-171.
142 Ibid., p. 55.
143 Ibid., p. 212.
144 Ibid., p. 163-166. Béardé n’utilise pas ce vocabulaire, mais c’est l’idée générale qui ressort de ce passage où l’on calcule un « minimum vital », puis on taxe ce qui est au-delà : « [L]orsqu’on prend le vingtieme ou le cinquieme du revenu de l’un, ainsi que le cinquieme du revenu de l’autre, l’opération paraît très juste. Cependant lorsqu’un riche, qui a cinq écus par jour, n’en doit qu’un pour l’impôt & que le laboureur, qui a cinq sous par jour n’en paie qu’un pour l’impôt, il y a une disproportion cruelle entre eux : le riche vit très bien avec quatre écus par jour ; mais ce pauvre laboureur ne peut vivre avec les quatre sous qu’on lui laisse. […] Lorsqu’il s’agit de la subsistance, de la vie des hommes, l’on doit tout prendre en considération ; par exemple, pour rendre ceci dans le sens qu’on doit le prendre : je suppose qu’il faille quatre sous & demi par jour à un homme pour sa nourriture, il faudra évaluer l’impôt du cinquième proposé sur ce que le riche & le pauvre laboureur ont au delà de quatre sous & demi par jour » (ibid., p. 167).
145 Ibid., p. 198 ; 208-209.
146 Voir en particulier Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 2, chap. 31.
147 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 49.
148 Ibid., p. 99-100.
149 Béardé convient « que pour le bien de l’État, la circulation vaut mieux que l’accumulation de l’argent » et que « [l]a véritable richesse n’étant pas l’argent, l’on ne pourrait donner ce nom qu’au seul moment de jouissance » (ibid., p. 119).
150 Ibid., p. 119-123.
151 Ibid., p. 204.
152 Ibid., p. 52.
153 Ibid., p. 129.
154 Steiner Philippe, « Circuits, monnaie et balance du commerce », in Alain Béraud et Gilbert Faccarello (dir.), Nouvelle Histoire de la Pensée Économique, Paris, La Découverte, t. 1, 1992, p. 111-121.
155 Béardé est très clair sur sa perspective en déclarant que « [c]et article intéresse autant le ministre que le phisicien » (Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, op. cit., p. 159).
156 Sur cette idée d’une consommation impulsée par les classes dirigeantes en faveur d’une politique d’autosuffisance, voir Steiner Philippe, « Circuits, monnaie et balance du commerce », art. cit., p. 114-115.
157 Béardé de l’Abbaye, Dissertation qui a remporté le prix à la Société libre et oeconomique de St. Pétersbourg, op. cit., p. 162-165.
158 Ibid., p. 89.
159 Cf. Lemercier de la Rivière, op. cit., t. 2, chap. 41. Béardé s’agace également de la distinction que veut faire le physiocrate entre « trafiquer » et « commercer » : « l’on ne s’entendrait plus, si chaque homme avoit le droit de changer la signification des termes […] ce serait la tour de babel » (1770, 108).
160 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 101-102.
161 Ibid., p. 105.
162 Ibid., p. 89.
163 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 177-178.
164 Ibid., p. 182-183.
165 Ibid., p. 200.
166 Cette volonté de tout affermer est étrange, car Béardé a des mots très durs contre la Ferme générale et les exactions de ses employés (ibid., p. 201 et p. 213).
167 Orain Arnaud, « Progressive indirect taxation and social justice in eighteenth century France : Forbonnais and Graslin’s fiscal system », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 17, n° 4, 2010, p. 659-685.
168 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 187-192. Baudeau moque à la fin de sa recension la position de Béardé vis-à-vis des compagnies exclusives et des impôts indirects en tentant de retourner la situation au profit des physiocrates : « Dire que le Commerce & les Arts ne doivent subir aucune gêne, aucune contrainte, & qu’ils ne doivent payer aucun impôt, c’est donc être leurs ennemis ? Vous êtes donc leur ami, vous, Monsieur, ainsi que les Auteurs qui vous ont servi de guide & de maîtres ? Pour preuve vous voulez que le Commerce & les Arts soient gênés par des Réglements arbitraires, par des privileges exclusifs, par des compagnies de monopole érigées en titre, & pour comble de bonheur, rançonnés par des impôts de toute espece » (Baudeau Nicolas, art. cit., p. 130).
169 Béardé de l’Abbaye, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, op. cit., p. 193.
170 « Je vais de mon côté présenter des moyens, très simples, très aisés de faire un des principaux bonheurs de la société, je veux dire de procurer l’aisance au plus grand nombre de ses membres » (ibid., p. 158).
171 Ibid., p. 213.
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D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008