Conclusion
p. 277-281
Texte intégral
1Cet ouvrage s’est attaché à saisir, autour de la création de l’Ofpra et des institutions similaires, comment s’est mise en place au xxe siècle la protection des réfugiés et des apatrides en France et en Europe. L’objectif principal que nous poursuivions était de faire le point sur l’état de la recherche sur ce sujet et d’y articuler les apports nouveaux des travaux engagés par le Comité d’histoire de l’Ofpra depuis 2010 en revenant sur les approches et méthodes qui ont prévalu des années 1920 aux années 1960. C’est en effet dans cette période que le système actuel a été élaboré, et la rareté des travaux sur cette construction n’aide pas à saisir les enjeux et comprendre comment les États ont pu administrer des crises de déplacements forcés de population. Le nombre limité de ces travaux est lié tant à la difficulté des sources notamment juridiques et administratives qu’à celle de cerner une catégorie qui fait appel à des concepts par lesquels, suivant le mot de Denis Alland, on est contraint à « distinguer le malheur du malheur juridiquement protégé1 ». Ces catégories contestées depuis de nombreuses années contribuent à ce qu’il y ait « une contradiction entre la définition du terme de réfugié dans le droit international du xxe siècle et son usage courant, y compris dans le vocabulaire administratif français2 » conduisant le réfugié à être « moins un inconnu de l’histoire qu’un introuvable, un innommable de l’historiographie3 ».
2L’apport principal de cet ouvrage est d’appréhender cette construction en suivant à la fois les aspects institutionnels et les aspects prosopographiques, mettant ainsi à jour un réseau d’acteurs de l’asile, tant sur le plan national qu’international. Il montre la place importante pendant un temps des réfugiés eux-mêmes dans leur protection, qu’il s’agisse d’individus ou de groupements politiques et/ou communautaires en exil, dont les actions combinent l’assistance à leurs compatriotes et la poursuite de buts politiques sur l’avenir de leur groupe national ou des gouvernements déchus qu’ils représentent. Cette analyse de réseau montre aussi que dans l’après-guerre, en continuité avec l’entre-deux-guerres, les juristes et diplomates jouent un rôle essentiel dans la création et l’application des instruments internationaux. Les contributions présentées éclairent aussi les débats historiographiques sur les ruptures et continuités des régimes de protection. L’approche tenant la création d’un organisme national, l’Ofpra, comme une rupture avec la gestion internationale est ici nuancée à plusieurs niveaux, que ce soit sur le moment même de cette création, sur le cas des Espagnols ou sur les débats internationaux à propos du HCR. Des continuités souvent négligées apparaissent ainsi et, plutôt qu’une évolution linéaire d’un temps international et communautaire de l’avant-guerre à un temps national de l’après-guerre, on voit se dessiner une évolution pragmatique et progressive, avec d’incessants va-et-vient entre l’expérience passée et les événements historiques majeurs qui contraignent à une adaptation permanente, comme nous le montrent différentes contributions à propos des réfugiés allemands, espagnols ou des débuts de l’Ofpra notamment. On voit aussi émerger des chevauchements constants entre des institutions qui se succèdent non sans difficulté, et c’est le cas notamment de la césure entre l’OIR et l’Ofpra. De même est mise en lumière la complexe coordination des échelons locaux, nationaux communautaires et internationaux. De ce point de vue l’ouvrage apporte une contribution aux études sur le fonctionnement de l’État en matière de pratiques de l’asile.
3L’un des objectifs de cette publication, tel que nous l’avions proposé dans notre introduction, était de montrer l’intérêt d’une approche globale du réfugié, c’est-à-dire de favoriser une approche multifocale de la question de la protection. À l’échelle des organismes internationaux, la dimension juridique et géopolitique des régimes de protection domine. Ceci ne signifie aucunement une arène composée d’acteurs uniques, les agents étatiques, comme l’approche réaliste critique de la fin des années trente et quarante a pu le souligner. Dès 1921, l’action et la dynamique propre des organisations privées, des experts émanant des communautés réfugiées elles-mêmes, des organisations dites humanitaires, des cadres politiques des groupes exilés sont agissantes est déterminante. Ceux-ci constituent, avec les acteurs des structures coopératives eux-mêmes engagés dans des objectifs de légitimation et d’efficience, un espace de négociation et de débats. Cet état de fait ne préjuge évidemment pas des rapports de force existant et des limites de l’action collective. Mais si ces représentants communautaires constituent dans l’exil des réseaux transnationaux très actifs, il n’en reste pas moins qu’ils rendent compte d’un monde « des nations » et qu’ils appartiennent pour la plupart à une génération dont les profils sociaux et professionnels coïncident avec ceux de leurs protagonistes gouvernementaux ou des fonctionnaires internationaux avec lesquels ils travaillent. À une seconde échelle, celle de l’État central, l’approche multifocale sur une moyenne durée, avec des inflexions politiques importantes entre 1920 et 1960, permet d’apporter des éléments supplémentaires à l’étude des liens entre politique de l’asile et de l’immigration du travail, des contradictions entre improvisation politique et jeux d’intérêts et de pouvoir entre différents ministères, du poids et des choix également des acteurs « représentatifs » des communautés réfugiées. Pour ces derniers, l’échelle nationale est un élément de légitimation déterminant dans la gestion et l’organisation de leurs propres institutions, comme le résultat de luttes politiques et idéologiques internes sur la définition « identitaire » du groupe considéré et les grandes orientations de ses objectifs collectifs (définition des revendications, statut politique dans l’exil, rapports à l’État créateur de la migration forcée, position par rapport au retour, etc.).
4Dans le cas français, on observe de manière continue sur l’ensemble de la période, et en dépit des mutations institutionnelles et politiques, que les représentants des réfugiés statutaires sont des partenaires et coordinateurs dans la pratique de l’asile (Offices nationaux de réfugiés, Préfectures, Sections nationales du BCIA, Sections de l’Ofpra). Ils sont conseillers techniques, juristes, traducteurs, administrateurs, etc. À l’échelle locale enfin, à celle des parcours individuels, des bureaux d’administration des réfugiés, des échanges avec les préfectures, des attributions des certificats d’identité et de voyages, là encore, cette approche globale, dont on sait les résultats probants qu’elle a pu donner dans la nouvelle historiographie de l’administration, est illustrée par les contributions de cet ouvrage. En montrant que le réfugié est bien plus que le point de projection et d’action des acteurs étatiques, des agents humanitaires comme des cadres politiques de leurs propres organisations communautaires, cette approche permet d’intégrer des réalités souvent occultées par les discours collectifs dominants. Rappelons comme nous l’avons souligné en introduction que l’ensemble des acteurs qui contribuent à construire et orienter la politique de protection et d’asile sont eux-mêmes traversés par des clivages internes voire des antagonismes forts.
5Les perspectives et chantiers futurs que nous inspirent les résultats de ce volume sont nombreux et nous souhaiterions maintenant les évoquer. Le premier point qui nous est apparu concerne la nécessité d’avoir une meilleure compréhension et visibilité des administrations et pratiques de l’asile dans les autres États européens à la même période. Leur absence est particulièrement préjudiciable à l’analyse de la situation récente. Le cas français ne peut être compris uniquement au regard des enjeux politiques nationaux, des orientations politiques de tel ou tel gouvernement, des divergences interministérielles, comme du poids de « l’opinion publique » ou des acteurs patronaux. Une approche comparée des circulations des modèles et des pratiques s’avère nécessaire dans trois directions : transferts et circulations verticales entre les structures de coopérations internationales et les agents nationaux, mais également circulations horizontales entre les différents pays et administrations ainsi que de l’historicité des expériences de prise en charge des migrations forcées. La circulation même des réfugiés, souvent par étapes, non linéaire, suivant des parcours et des « historiques » administratifs variables, oblige à intégrer la part des influences croisées. La nature transnationale des structures des communautés réfugiées ou des organisations prenant en charge les migrations est un facteur de circulations des modèles administratifs également, qui doivent être pris en considération pour comprendre les projets et contre-projets présentés. L’historicité des expériences de migrations forcées et des projets de réinstallation, migrations transcontinentales, colonisation agricole, etc. sont aussi autant d’éléments qui « migrent » d’un flux de réfugiés à un autre.
6En second lieu, vient la nécessité d’approfondir les approches prosopographiques et biographiques des agents, des cadres, des responsables des communautés réfugiées, et surtout de poursuivre le programme de collecte des sources orales entamé. Les entretiens réalisés jusqu’ici permettent en effet de discerner la place devenue centrale de l’entretien avec le demandeur d’asile dans les pratiques, une place qui ne peut être approchée par les seules sources écrites puisque, si le contact direct avec les demandeurs et réfugiés était extrêmement fréquent depuis les années 1950, ils n’étaient pas retranscrits. Ils permettent aussi de relever un parallèle entre la pratique de l’entretien d’éligibilité et de l’entretien en histoire, puisque, en l’absence fréquente de preuve formelle ou fiable, ne demeurent que le récit écrit et surtout l’entretien oral et ses incertitudes. Le croisement des récits avec d’autres sources est ainsi au cœur de la pratique de l’entretien et il faut poursuivre l’étude des pratiques pour saisir le droit d’asiles en actes. Enfin, ce travail permet de voir ce qui se passe lorsque l’éligibilité n’est plus confiée à des réfugiés originaires du même pays, évolution qui se fait au cours des années 1980 tant du fait de difficultés pratiques dues à la diversité des nationalités que dans un souci de déontologie et de neutralité. Cette orientation doit à notre sens faire l’objet de recherches croisées intégrant les organisations internationales, les ONG, les acteurs étatiques et communautaires. En effet le bilan tiré de ce volume est l’importance de la circulation entre ces différents espaces et fonctions, laquelle permet de comprendre à une échelle micro-historique les pratiques de l’asile et les prises de positions et de négociations dans les différentes arènes instituées. Les acteurs de la politique d’immigration ont été étudiés notamment par Sylvain Laurens et Alexis Spire, mais l’asile est souvent resté hors du champ et les parcours que nous avons pu identifier au cours de ce travail dessinent un réseau qui peut croiser ceux de l’immigration mais dont les principales personnalités sont différentes tant par leurs profils que par leur rattachement institutionnel. La troisième perspective de recherche est chronologique et concerne notre projet futur d’une analyse comparable mais concernant cette fois la période suivante : l’inflexion de la politique de l’asile à partir des années 1970 en France. Les nouveaux flux de réfugiés, les tensions croissantes entre politique de l’asile et politique de l’immigration, sont autant de questions que l’exploitation des archives de l’Ofpra vont permettre de préciser, dans la continuation d’une historiographie s’intéressant aux causes et modalités de la « crise de l’asile » qui marque la fin du xxe siècle. Les années passants, l’ouverture des archives de l’Ofpra, leur classement et leur mise en résonances avec d’autres fonds ont permis de réaliser de nouvelles recherches sur des groupes de réfugiés plus récents, qu’il s’agisse de ceux du Chili ou de l’Asie du Sud-Est qui inaugurent la période, ou des études transversales thématiques.
7Reste pour finir que cet ouvrage ne paraît pas hors contexte mais dans un temps où l’exil et les migrations sont des questions récurrentes d’actualité, en Europe bien sûr mais également dans maintes régions du monde. Cette actualité met à nouveau en lumière les questions des catégorisations légales, des politiques de l’asile et des pratiques d’accueil dont nous traitons dans le présent ouvrage. Il nous paraît d’autant plus pertinent de revenir comme nous l’avons fait sur la période de mise en place de ces statuts internationaux. Cette première étape, dont les bornes chronologiques correspondent aux dates de libre communicabilité des archives, doit être complétée par de nouveaux travaux que favorise le Comité : ainsi notamment une étude est-elle en cours par l’université de Stanford couvrant la période 1952-2014.
8Cette actualité doit nous amener à regarder cette élaboration juridique face à des destinées humaines tragiques ou brisées. La Méditerranée, mer de partage et d’échanges qui, pour les historiens résonnait des senteurs, pratiques et circulations décrites avec tant d’humanité par Fernand Braudel est devenue un grand linceul engloutissant les vies. Aucun Ulysse, ni colère du dieu de la mer dans ces odyssées des réfugiés. L’historien ne peut ignorer les drames actuels. Comme l’écrit Marc Bloch, traitant de son expérience directe de la défaite de 1940, « le frémissement de vie humaine, qu’il faudra tout un dur effort d’imagination pour restituer aux vieux textes, est ici directement perceptible à nos sens. J’avais lu bien des fois, j’avais souvent raconté des récits de guerre et de batailles. Connaissais-je vraiment, au sens plein du verbe connaître, connaissais-je par le dedans avant d’en avoir éprouvé moi-même l’atroce nausée, ce que sont pour une armée l’encerclement, pour un peuple la défaite ? Avant d’avoir moi-même, durant l’été et l’automne 1918, respiré l’allégresse de la victoire – (en attendant, je l’espère bien, d’en regonfler une seconde fois mes poumons : mais le parfum, hélas ! ne sera plus tout à fait le même) – savais-je vraiment ce qu’enferme ce beau mot ? À la vérité, consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse les éléments qui nous servent à reconstituer le passé : les noms mêmes dont nous usons afin de caractériser les états d’âme disparus, les formes sociales évanouies, quel sens auraient-ils pour nous si nous n’avions d’abord vu vivre des hommes4 ? » L’historien ne peut ignorer cette contemporanéité, comme celui qui observe le présent ne peut ignorer la connaissance du passé au risque de compromettre son action dans le présent. La philosophie politique nous rappelle que l’asile est de tout temps une question de droit et d’humanité qui place en tension le rejet de l’altérité et l’hospitalité.
Notes de bas de page
1 Cité par Alland D., lors du colloque Le dispositif général du droit de l’asile, rapport général, « Droit d’asile et des réfugiés », colloque de Caen, Société française pour le droit international, Paris, Pédone, 1997.
2 Forcade O. Nivet P. (dir.), Les réfugiés en Europe du xvie au xxe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008, p. 8.
3 Ibid., p. 332.
4 Bloch M., Apologie pour l’histoire ou métier de l’historien, Paris, Armand Colin, 1974, p. 48.
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