Conclusion
p. 299-306
Texte intégral
1Volubiles ou plus silencieuses, les femmes aisées des Lumières décrivent leurs expériences corporelles, esquissant une compréhension profane de la santé et du corps. Le développement des pratiques d’écritures féminines favorise un recentrement sur soi et une introspection reliant l’enveloppe charnelle aux tourments de l’âme. Les corps se singularisent tandis que les scriptrices écoutent leurs tressaillements intérieurs. Elles se morfondent des chagrins qui écorchent l’image duveteuse des Lumières insouciantes et occasionnent de multiples maux. Le bonheur se réclame : on s’insurge de son inexistence ou de la difficulté à l’atteindre. Les expériences s’individualisent ; le nouveau regard porté sur le suicide en est la marque. L’ennui menace, avoir du temps est à la fois un luxe et un supplice pour les sociétés raffinées qui ne savent comment se divertir. La plume est de quelque secours dans ces moments où l’on est face à soi.
2Au sein des correspondances privées, des journaux intimes, des mémoires et des consultations épistolaires, ces femmes composent un « discours sur soi » opposable à celui des savants. Leur prise de parole sur le corps est un pouvoir de représentation et d’action. Elles rappellent, tout d’abord, leur appartenance sociale en rejoignant les hommes dans une « corporéité mondaine » qui prend forme au cours de la seconde moitié du siècle, à mesure que le paradigme nerveux séduit les profanes. Anatomie et physiologie sont soumises à une lecture sociale. Pour cela, les élites se réapproprient les théories médicales opposant des corporéités oisives et laborieuses, mais laissent de côté la critique de l’efféminement. Le corps est un lieu d’expérimentation et d’élaboration d’identités individuelles et collectives. Les maux sont donc vécus socialement ; ils renvoient à des milieux et modes de vie spécifiques.
3La corporéité mondaine passe par l’adoption de qualités sensibles, trouvant leur origine dans la théorie de l’irritabilité et de la sensibilité. La nouveauté du paradigme nerveux est un moyen de distinction. On s’éloigne de plus en plus des engorgements de la machine corporelle – volontiers laissés aux masses laborieuses – pour atteindre l’évanescence des fibres, la fragilité des âmes et les secousses des passions, même si la théorie humorale demeure prégnante. Le retour à la Nature promu par les élites, intrinsèquement lié aux dynamiques coloniales et au processus de racialisation, marque l’appartenance à un groupe social raffiné et éloigné de l’animalité, mais il renvoie aussi au nécessaire endurcissement des corps nobles soustraits à l’effort de survie. Distinction sociale et désir de régénérescence se mêlent : il faut puiser dans les principes naturels la force d’une domination renouvelée.
4En s’associant aux hommes et en se démarquant du peuple et des populations serviles, les femmes aisées manifestent des pouvoirs étendus. Symbole de puissance, le corps mondain est sujet à de nombreuses attentions qui sont autant de prérogatives révélées : la possibilité de sublimer les corps est primordiale. Celle-ci exprime une capacité à les modifier et à les « policer ». Elle s’inscrit dans la lignée des velléités eugénistes caractéristiques de la seconde moitié du siècle : arborer un corps dont l’aspect et les proportions sont « parfaites » permet d’incarner les valeurs et la régénérescence des élites. Les marques du prestige sont les embonpoints gourmands et les teints éclatants, blanchis à grand renfort de pommades et de farines délicates. On gomme les disgrâces qui rapprochent du vulgaire : des dents saines et un visage exempt des ravages de la variole montrent l’aisance sociale et l’intérêt porté aux innovations médicales. Physiologie, morphologie et sensibilité mondaines assoient la valeur d’un rang subtil.
5Ces femmes ne sauraient pour autant être les égales des hommes de leur milieu, car elles n’échappent pas à leur « féminité ». Aussi légères, volatiles, fibrillaires qu’elles voudraient être, les élites féminines sont continuellement ramenées à la terre, aux pesanteurs de la pléthore, aux cycles mensuels symbolisant la renaissance, à l’impureté inquiétante comme au miracle de la vie. La physiologie sanguine les ancre dans un cours naturel et détermine le déroulement de leur existence. Les règles constituent un marqueur : elles sont le commencement et la fin, le mariage et la fécondité, puis la stérilité et la mort. Aucun fluide ne détermine ainsi l’entrée des hommes dans le monde, ne régule leurs rapports sociaux et leur sexualité, ni n’occasionne le passage vers un autre âge. À n’en pas douter, le sang menstruel constitue aux yeux des profanes l’élément le plus influent de la distinction sexuelle. Les organes de la génération, le dosage des forces ou la composition générale de la machine tiennent bien peu de place face au flux impérieux dans l’énonciation et le vécu d’une différence incommensurable entre hommes et femmes.
6Les femmes aisées tracent ainsi les contours d’une « corporéité féminine », elle-même conditionnée par des rapports de classe et de « race », liée à des spécificités constitutives et aux « époques » qui influencent leur santé et rythment leur existence. En cela, elles reprennent les discours médicaux, mais proposent parfois des interprétations divergentes, conscientes des répercussions sociales des paradigmes qui dénigrent leurs capacités intellectuelles et physiques. Elles mesurent l’écart entre la rigidité des théorisations médicales et la variété des corps qu’elles observent au quotidien, proposant leur propre vision de la norme et de l’exception. Leurs positionnements critiques témoignent aussi d’une moindre emprise du discours scientifique, dont la légitimité se heurte encore à la concurrence d’autres explications du monde. Souvent, elles avancent des arguments culturels – le défaut d’éducation – pour contrer les interprétations physiologiques des savants et protester contre les injustices qui leur sont faites. Les lectures biologiques ne dominent pas fondamentalement et ouvrent ainsi la voie à une compréhension socioculturelle de la différenciation sexuelle. Les voix qui s’opposent au déterminisme biologique dans lequel les femmes sont enfermées peinent cependant à se faire entendre tout au long du siècle. Entre la Querelle des femmes du xviie siècle et les prémices de la Révolution française, les remises en cause collectives sont rares et l’infériorité corporelle féminine souvent assénée. À une échelle individuelle, les femmes aisées transforment parfois leurs « faiblesses » en avantages, en validant des savoirs qui les desservent à première vue afin d’obtenir de menus dédommagements. Imagination des femmes enceintes, fragilités physiques, importance de la « marche » du sang, soumissions aux vapeurs et aux fureurs utérines sont parfois convoquées pour justifier et excuser un comportement contraire aux bonnes mœurs ou aux usages. La pathologisation de ces « caractéristiques » féminines peut être l’occasion d’obtenir quelques égards et de cultiver des marges de liberté.
7Les théories scientifiques sur leur corps gênent toutefois plus les femmes qu’elles ne constituent un moyen d’émancipation : les sciences médicales sont le reflet de la société patriarcale qui les produit. Domaine d’expertise masculin, elles sont fortement structurées par une pensée fonctionnaliste et naturaliste qui participe davantage à la reproduction des inégalités liées au genre qu’elle ne les remet en question. En outre, il est complexe de mesurer l’incidence de la focalisation du regard médical sur le corps féminin. La lutte contre la dépopulation concentre l’attention sur la matrice et le sein, tous deux essentiels à la reproduction. Les parties de la génération masculines ne sont pas scrutées avec la même insistance, le comportement des hommes ne fait pas l’objet de surveillances analogues. Le rapport à la sexualité diffère également. Les médecins décrivent des hommes moins sujets à son influence, tandis que la sexualité conjugale et la gravidité deviennent des régulatrices de la santé féminine. D’une certaine manière, les discours médicaux poussent les femmes dans le lit conjugal en dénonçant les ravages de l’abstinence et en pathologisant les comportements qui ne garantissent pas la reproduction légitime. L’onanisme mais aussi la fureur utérine, qui les mène à l’adultère, sont particulièrement condamnés. La médicalisation de la sexualité est ainsi particulièrement contraignante pour les femmes. Aussi réglementée par les instances religieuses, soumise aux désirs des époux et aux attentes de la parenté, la sexualité féminine reste le lieu d’une dépossession cinglante.
8À la croisée de discours et d’autorités concurrentes, le corps féminin peine à être maîtrisé et détaché des contraintes collectives. Les femmes, plus que les hommes, rencontrent ces difficultés. Leur infériorisation biologique, intellectuelle et sociale ébranle davantage leur emprise sur le corps, notamment en matière de santé. Le cadre familial constitue la toile de fonds des soins au xviiie siècle, car la maladie se soigne au domicile même des souffrantes. Toutefois, les maux se vivent aussi en étroite relation avec le divin, de façon plus intime ; la médecine céleste constitue un espace de soins qui échappe en partie au contrôle de la parenté. Le premier interlocuteur, en cas de maladie, est souvent Dieu, mais son influence est contestée par une frange des élites. Le recul du divin se lit dans la manière dont nombre de femmes repoussent les limites du supportable. Tandis que certaines voient encore dans la douleur un moyen d’expier leurs fautes et de célébrer la toute-puissance de Dieu, le refus de la souffrance progresse. La sécularisation de la douleur témoigne d’une volonté nouvelle de maîtriser le corps pour trouver le bonheur temporel, reprendre un pouvoir sur soi et s’extraire des destinées communes des automates.
9Face aux maux, tous les moyens sont bons pour guérir. Les femmes aisées n’hésitent pas à se soigner elles-mêmes et évoquent avec naturel leurs pratiques de santé autonomes, gage de leur légitimité. Ces soins constituent un premier réflexe, surtout lorsque la maladie est connue ou ne présente pas de réel danger. Le lien étroit entre médecine et cuisine, alimentation et soin, place en premier lieu la conduite de la santé au sein du foyer. Les souffrantes deviennent sans peine des « médecins de soi-même » à une époque où leur parole prime avant d’être quelque peu disqualifiée par le développement du regard anatomo-pathologique et l’émergence de nouvelles méthodes d’investigation diagnostique. Le corps demeure un tout au Siècle des lumières : il n’est pas morcelé en autant de spécialités médicales que de catégories pathologiques. Le développement des consultations épistolaires profanes, auparavant instrument de pratique professionnelle, atteste d’une capacité à écrire sa propre « biographie médicale », à interpréter les maux et rechercher leur étiologie, tandis que les tableaux nosologiques et symptomatologiques demeurent encore très larges. Le développement de la vulgarisation médicale renforce d’ailleurs le positionnement des souffrantes : tout en participant à la diffusion des pratiques et des connaissances scientifiques, elle favorise leur autonomie.
10Cependant, la maladie n’est en rien du ressort unique des souffrantes. Quand les maux s’aggravent, leurs proches les somment de consulter et elles s’y prêtent avec plus ou moins de résistance. La maladie révèle alors les rapports de pouvoir et les hiérarchies familiales : les femmes sont davantage soumises au contrôle de la parenté. Cela est d’autant plus visible lorsque les soins requièrent une médiation écrite : les hommes, en tant que chefs de famille, rédigent volontiers pour les souffrantes une lettre d’introduction ou une consultation épistolaire. Les femmes aisées parviennent toutefois à s’emparer de la plume pour composer des consultations en leur nom, revendiquant ainsi leur capacité à entretenir une relation thérapeutique. Solliciter des soignants les oblige à composer avec de nouveaux regards sur leurs troubles. L’élaboration du diagnostic et le choix des méthodes curatives, comme celui des thérapeutes, font généralement l’objet d’une négociation. Prendre conseil ne signifie pas déléguer son autorité à décider, car nombre de souffrantes entendent bien obtenir le dernier mot. Ce pouvoir leur est maintes fois disputé, non pas forcément par les professionnels de santé, mais par les membres de leur entourage qui demeurent très présents dans la conduite des soins. Le rôle prépondérant de la parenté en cas de maladie n’est pourtant pas l’occasion de la dépossession la plus saillante. Les facultés génésiques impliquent des contrôles et ingérences bien plus prononcés.
11Parce que les femmes portent la vie, leur corps appartient davantage à leur belle-famille qu’à elles-mêmes. Confrontées à une pression sociale forte, peu d’entre elles parviennent à échapper à la maternité. Consciente des ravages de la mortalité infantile, la parenté veille à ce qu’un nombre suffisant d’enfants naisse. L’Église soutient l’idéologie populationniste en autorisant uniquement la sexualité reproductive. Les médecins pourraient être plus nuancés, mais nombre d’entre eux craignent une dépopulation et sont davantage enclins à encourager les naissances qu’à rechercher un moyen efficace de les réguler. Les familles, les administrateurs, les thérapeutes et les religieux se penchent au-dessus des berceaux ; tous donnent leur avis et possèdent un pouvoir de contrainte. Les femmes trouvent parfois dans la multiplicité des discours et des acteurs l’occasion de les opposer les uns aux autres et d’obtenir quelque soutien. Plus généralement, elles souffrent d’un déclassement social si elles demeurent infécondes, et celles qui enfantent espèrent mettre au monde un fils, au moins un, pour ne pas souffrir d’une stérilité symbolique. Le désir de conformité sociale prime ; il s’agit de remplir son rôle d’épouse en assurant la descendance de son mari.
12Toutefois, d’autres clament leur souhait de contrôler leurs facultés génésiques. Leurs motivations varient : certaines veulent se prémunir des conséquences physiques et des dangers d’une nouvelle gravidité, d’autres entendent limiter leur descendance pour garantir sa prospérité. Le fait est qu’en France, comme en Suisse, les élites protestantes et catholiques régulent les naissances avant même de passer le seuil des années 1750. Pour cela, l’accord du conjoint est indispensable et montre à quel point les femmes ne peuvent prétendre à une maîtrise autonome de leur fécondité. Faisant fi des discours populationnistes, nombre de couples pratiquent l’onanisme conjugal, le coït interrompu ou le célibat charnel. L’aisance de la famille et le bonheur conjugal prennent alors le pas sur les considérations collectives. Pour les femmes, ces initiatives ébranlent l’implacable répétition des grossesses. Elles entraînent souvent un sacrifice – celui de la sexualité – accueilli avec plus ou moins de regrets, mais sont le gage d’un contrôle de soi et d’une expérience du corps en dehors de la maternité. Les pratiques de limitation des naissances impliquent ainsi une réappropriation du corps, vécue plus nettement par les célibataires, libérées des logiques reproductives.
13À n’en pas douter, la gravidité constitue pour nombre de femmes aisées une expérience contraignante. La grossesse et ses suites sont souvent décrites comme une gêne : leur incapacité à la prévoir et à s’en prémunir renforce cette perception négative, tout comme les dangers encourus. On a toutefois souligné combien la gravidité est investie différemment par les élites féminines ; les maternités sont plurielles au Siècle des lumières. Certaines composent des récits amers, tandis que d’autres expriment le bonheur d’être mère, et avant cela, de porter un enfant. Le « désir » de grossesse, clamé avec le plus de force par celles qui ne parviennent pas à être enceintes, renvoie le plus souvent au souhait de se conformer au rôle social de l’épouse, dont on attend qu’elle soit mère. Seules les rousseauistes énoncent un désir correspondant à un véritable épanouissement personnel. Surinvestir la maternité leur permet d’acquérir une place de choix dans la famille et de construire l’harmonie conjugale autour de leur descendance. Ces projets personnels sont teintés d’ambitions politiques, car il est difficile de ne pas lier les maternités rousseauistes à la volonté de régénérer la nation en prodiguant les meilleurs soins (allaitement maternel, refus de l’emmaillotement, inoculation). Ces femmes répondent à l’appel des médecins, relayé par Jean-Jacques Rousseau, en suivant leurs techniques préventives à même de générer un nouvel homme blanc, plus fort, intelligent et résistant. L’implication des femmes aisées dans le processus de médicalisation ne se limite toutefois pas au domaine de la petite enfance.
14En tant que consommatrices de soin, les élites féminines influencent la structure même d’un marché thérapeutique dynamisé par la prolifération des annonces publicitaires, l’amélioration des transports et le développement d’une société marchande. Leur aisance financière et leur assise sociale font d’elles des patientes et des clientes convoitées. Indubitablement, ces femmes plébiscitent les praticiens masculins membres des corporations médicales. En cela, elles ne diffèrent pas des hommes aisés ; les habitudes de soin se prennent au sein des familles. Deux figures se détachent, celle du médecin ordinaire qui préfigure le médecin de famille sans toutefois parvenir à éclipser les autres soignants, et celle du chirurgien-accoucheur. La sollicitation de ces thérapeutes indique qu’ils ont su convaincre de la fiabilité de leur savoirs et pratiques. L’ouverture des cénacles aristocratiques à la bourgeoisie intellectuelle leur a permis de nouer des relations privilégiées avec la patientèle aisée et d’y vanter leurs mérites. Une des évolutions notables du Siècle des lumières réside d’ailleurs dans le prestige important dont jouit une frange des médecins associant les vertus du thérapeute idéal au souci de la santé publique. Ces derniers parviennent à inspirer aux malades une confiance réelle, la distance – notamment sociale − qui les sépare s’amenuise à mesure qu’ils font preuve de leurs talents. Nouveaux Esculape, ces médecins – parmi lesquels Samuel-Auguste Tissot – contrebalancent fortement l’image des Diafoirus du Grand Siècle. Ils témoignent d’un espoir grandissant, celui de voir la médecine faire reculer les maladies, renforçant ainsi la sécularisation de la conduite des maux.
15En consultant prioritairement les membres des corporations médicales, les femmes aisées participent à la validation de leurs discours, savoirs et pratiques. Elles prennent position dans les débats très vifs qui opposent les différents praticiens, en reconnaissant publiquement aux médecins et aux chirurgiens une autorité à agir sur les corps. Elles se placent ainsi entre les mains des hommes, car les femmes sont exclues des professions médicales supérieures. La posture des femmes savantes est encore trop fragile pour qu’émerge une demande de féminisation et la plupart n’imaginent sûrement pas sans sourire une femme revêtir les habits d’un médecin. Seul l’encadrement de l’accouchement fait l’objet de timides prises de position féminines en faveur des soignantes (sages-femmes et gardes-accouchées). Les femmes des élites encouragent aussi la diversification de l’offre thérapeutique en sollicitant des soignants parallèles dont elles apprécient l’inventivité, l’originalité, la disponibilité ou les soins alternatifs. Ces souffrantes se réservent le droit de consulter qui bon leur semble et leur papillonnage constitue un moyen de pression sur les membres des corporations médicales.
16Les patientes profitent de ces marges d’action pour énoncer clairement les qualités du thérapeute idéal. Elles participent alors à la définition des attitudes, pratiques et qualités professionnelles de corps de métier en quête de reconnaissance. Médecins et chirurgiens louent souvent leurs mérites, mais ne peuvent se permettre d’occulter le point de vue de leur patientèle aisée. La soumission des corps féminins au regard et au toucher des praticiens masculins est d’ailleurs l’occasion d’édicter des règles de conduite. Pour respecter les convenances et rassurer l’entourage des malades, ils se doivent notamment de ménager leur pudeur. La nécessaire légitimation de leurs interventions fait d’elle un enjeu crucial. Ils se positionnent comme les garants d’une pudeur et d’une morale toute bourgeoise pour faire accepter leurs intrusions. Ceci est d’autant plus nécessaire que les professions médicales supérieures sont interdites aux femmes au prétexte, entre autres, qu’il serait inconvenant qu’elles se trouvent face à un souffrant dénudé. Le renforcement de la pudeur féminine au siècle suivant desservira au contraire les praticiens, amenant les premières femmes médecins à s’en saisir pour faire accepter leur entrée dans la profession médicale. La pudeur est aussi au cœur des enjeux professionnels qui opposent chirurgiens-accoucheurs, sages-femmes et matrones. En dénonçant l’immoralité de ces dernières, accusées d’assister les naissances illégitimes ou de procéder à des avortements, les accoucheurs se posent en défenseurs des vertus morales, à même de faire oublier l’impudicité de leurs procédés.
17 Les malades aisées attendent de leurs thérapeutes différentes qualités alliant professionnalisme, efficacité thérapeutique et humanité : savoirs, techniques et manières de faire sont au cœur de leurs choix. Or, les pratiques des professions médicales s’élaborent au cœur de la relation thérapeutique, laissant aux patientes la possibilité de peser sur elles. Les élites féminines jouent aussi de leur influence sociale et économique en modelant la réputation des soignants et en s’impliquant dans leurs carrières. Elles acquièrent ainsi une posture d’autorité. La situation s’inverse parfois face à des maux graves et incurables. Aussi riches et puissantes soient-elles, c’est avec beaucoup de modestie que les femmes écrivent à Samuel-Auguste Tissot, illustre médecin dont on ne saurait provoquer le courroux.
18Au gré de leurs récits, ces femmes en position de domination sociale et raciale laissent trace des rapports de pouvoir qui traversent leur corps du fait du sexe qui leur a été assigné. Ceux-ci ne sont pas pour autant généralisables aux femmes du peuple, ou encore aux esclaves noires, qui renvoient à des féminités, et donc à des expériences, spécifiques. Libérés d’un certain nombre de contraintes socio-économiques, mais toutefois malmenés par les tourments charnels et tiraillés entre les exigences de la parenté et les injonctions des instances normatives, les corps mondains au féminin échappent bien souvent au contrôle individuel. Les expériences corporelles des femmes aisées, comme leur restitution écrite, n’en demeurent pas moins le lieu d’expérimentation d’une individualité par l’élaboration d’un discours sur soi. Ces tensions entre contraintes collectives et aspirations intimes, corps social et « corps à soi » témoignent des pouvoirs qui s’exercent sur elles, comme de leurs capacités d’action. À leur lumière, les processus généraux comme la médicalisation des sociétés européennes ou l’émergence de l’individu prennent une autre couleur. La modulation singulière de l’histoire globale qui ressort des expériences de quelques femmes n’en donne pas une vision amoindrie, mais une version différente, située, que révèlent avec vivacité les écrits intimes.
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Le frisson et le baume
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