Introduction à la quatrième partie
p. 199-201
Texte intégral
1Aux côtés des questions relatives à la différenciation sexuelle ou au rapport entretenu avec la procréation, les écrits féminins du Siècle des Lumières évoquent le combat contre la maladie. Ce dernier révèle, lui aussi, l’articulation entre savoirs savants et profanes, ainsi que les autorités concurrentes qui s’exercent sur les corps. Les pratiques de soin de l’époque moderne, bien connues grâce à l’impulsion décisive de Roy Porter1, sont effectivement l’occasion de considérer ceux-ci comme le lieu d’une rencontre entre divers acteurs et de mesurer leurs légitimités respectives à soigner. La « figure du patient » et les « mots du corps » employés lors de la relation thérapeutique, mais aussi l’offre médicale des Lumières ont été mis en perspective avec la montée en puissance socio-économique et politique des professions de santé, révélatrice d’un accroissement du pouvoir des sciences médicales dans les sociétés européennes2. Pour étudier ce processus, les historiens n’ont que marginalement mobilisé le genre3, alors même qu’il semble bien se construire en partie sur la base de rapports sociaux de sexe qu’il renforce ou remodèle en retour.
2Précisons tout d’abord qu’à cette époque, les femmes sont exclues des professions de santé supérieures : ce sont donc des hommes, médecins et chirurgiens, qui constituent les fers de lance de ce mouvement. À mesure que s’affirme leur désir de peser sur les corps, en indiquant que leurs connaissances et leurs techniques sont les plus à même d’enrayer la mortalité infantile et d’assurer la santé des sujets, ils dénoncent les habitudes féminines en matière de santé jugées ascientifiques et nocives4. Le discours médical institue deux mondes : celui d’une science conquérante et masculine appelant de ses vœux une prise de conscience de ses bienfaits, et celui d’une médecine populaire et féminine taxée d’ignorance. Cette distinction manichéenne marque les esprits de ce siècle et pousse les femmes à prendre position, du côté des leurs ou de celui de la « raison » et des « sciences ».
3La pression est d’autant plus forte que les membres des corporations médicales considèrent les femmes aisées – leur patientèle féminine – comme de potentielles médiatrices ou auxiliaires de leurs pratiques. Des ouvrages de vulgarisation leur sont tout particulièrement destinés afin de réformer leurs soins et les inciter à promouvoir de nouvelles méthodes. Cette main tendue invite à interroger leur implication dans le renforcement de l’assise de ces soignants et dans la médicalisation de nouveaux champs – les soins infantiles ou encore la sexualité –, tandis que leurs attentes et demandes en matière de santé sont croissantes. En deviennent-elles les agentes ? Qu’ont-elles à y gagner ? Cela revient moins à considérer la médicalisation comme un phénomène imposé par un pouvoir médical hégémonique, que comme un processus relevant d’une « négociation5 » entre les différentes personnes qu’elle mobilise et ses cibles. Elle ne saurait, en outre, être appréhendée comme un mouvement homogène éradiquant de facto toutes les autres manières de soigner et de voir le corps6. Un schéma trop rigide masquerait les marges de manœuvre des protagonistes, les enjeux de pouvoir et leurs intérêts communs7.
4Soulignons pour finir que les sciences médicales, en plus de s’appuyer sur les femmes aisées et de se définir en opposition avec d’hypothétiques savoirs traditionnels féminins, prennent pour objet d’étude privilégié le corps des femmes (blanches ou noires, pauvres ou riches, urbaines ou rurales) et la reproduction. Une des ambitions affichées des médecins et des chirurgiens est d’assurer l’accroissement des sujets en luttant contre la mortalité en couches et la mortalité infantile, des populations blanches en particulier. Ils promeuvent un encadrement médical de l’accouchement et de nouveaux préceptes et soins (allaitement, inoculation, refus de l’emmaillotement) souvent inspirés par les observations médicales réalisées dans les colonies. Les élites féminines se trouvent ainsi au cœur de ce processus, à la fois objets d’étude, de critiques et d’attentions spécifiques, et bénéficiaires du développement de la médecine coloniale.
5Le soin de soi au féminin, s’il s’inscrit donc dans la sphère privée, n’en a pas moins des répercussions plus globales sur le marché thérapeutique et la médicalisation, dont les élites féminines sont bien des actrices8. Il pose la question des individus qui ont autorité à agir sur les corps et présuppose des enjeux de pouvoir repérables dans les parcours de soin, du recours à la médecine céleste à la sollicitation de professionnels, en passant par ce que l’on nommerait aujourd’hui l’automédication. La légitimité des femmes aisées à diriger leurs soins, leurs choix de médecine au sein d’un marché thérapeutique dynamique, tout comme le rapport qu’elles entretiennent avec leurs soignants et soignantes, sont l’occasion de saisir les modulations des relations thérapeutiques féminines et masculines et de définir leur rôle en tant que consommatrices de soin9.
Notes de bas de page
1 Porter Roy, « The Patient’s View : Doing Medical History from Below », Theory and Society, no 14, 1985, p. 175-198.
2 Les travaux de Philip Rieder et Séverine Pilloud ont tout particulièrement nourri cette recherche : Rieder Philip, La figure du patient au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010 ; Pilloud Séverine, Les mots du corps. Expérience de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du xviiie siècle : Samuel-Auguste Tissot, Lausanne, Éd. de la Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé, 2013. Sur le marché thérapeutique, voir Digby Anne, Making a Medical Living : Doctors and Patients in the Market for Medicine in England (1720-1914), Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; Faure Olivier, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, Belin, 1993 ; Pomata Giana, Contracting a Cure : Patients, Healers, and the Law in Early Modern Bologna, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998 ; Rieder Philip, « Médecins et patients à Genève : offre et consommations thérapeutiques à l’époque moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 52-1, 2005, p. 39-63.
3 À l’exception de la question de l’encadrement de l’accouchement qui a fait l’objet de nombreuses publications sur lesquelles on reviendra.
4 Rieder Philip, La figure du patient, op. cit., p. 484 ; Hanafi Nahema, Souffrantes et soignantes au Siècle des lumières (France, Suisse), thèse de doctorat en histoire, Toulouse/Lausanne, université Toulouse II-Le Mirail/université de Lausanne, 2012, p. 154-163.
5 Hugon Anne, « Les sages-femmes africaines en contexte colonial : auxiliaires de l’accouchement ou agents de la médicalisation ? Le cas du Ghana, des années 1930 aux années 1950 », in Patrice Bourdelais (dir.), La diffusion de nouvelles pratiques de santé : acteurs, dynamiques, enjeux, Paris, Belin, 2005, p. 175-193 ; Pilloud Séverine, Les mots du corps, op. cit., p. 27.
6 Faure Olivier, « Les voies multiples de la médicalisation », Revue d’histoire moderne et contemporaine, nº 43-4, octobre-décembre 1996, p. 571-577.
7 Bourdelais Patrice et Faure Olivier, « Le nouveau dans le domaine médical », in Patrice Bourdelais et Olivier Faure (dir.), Les nouvelles pratiques de santé (xviiie-xxe siècle), Paris, Belin, 2005, p. 14-15.
8 Il va de soi que les femmes des milieux populaires sont aussi des actrices de ces processus, loin de la passivité ou de la simple résistance qu’on pourrait leur attribuer. Le statut social des élites féminines leur confère toutefois une place particulière.
9 Voir article « Consommation », in Dictionnaire de l’Académie française ; sur la genèse de la « consommation » à l’époque moderne, on lira Roche Daniel, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 1997.
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