Introduction à la troisième partie
p. 143-146
Texte intégral
1Au Siècle des Lumières, la maternité constitue à la fois un processus biologique, l’aboutissement du mariage et un positionnement social ; médecins, religieux et philosophes placent donc le corps génésique au cœur de leurs préoccupations. Leurs discours convergent pour chanter les bienfaits de la maternité dans une polyphonie harmonieuse. Tout commence par le mariage, destination première des femmes. Quelles que soient les différences doctrinales entre protestants et catholiques au sujet du célibat et de la chasteté, l’enfantement permet aux fidèles de servir Dieu et constitue une des finalités de l’hymen. La vie conjugale intéresse aussi les médecins : ils la valorisent en prêchant qu’une activité sexuelle modérée ayant pour finalité la génération garantit aux conjoints une bonne santé physique1. Les femmes ont même un besoin plus impérieux d’une sexualité régulée : les plaisirs du mariage leur procurent « de la santé, des couleurs, de l’embonpoint, un visage fleuri, animé ; il y en a même qui naturellement laides, sont devenues après le mariage extrêmement jolies », écrit le médecin Menuret de Chambaud2. Il n’y a alors qu’un pas à franchir pour soutenir que la grossesse constitue un besoin physiologique.
2Les théories médicales prétendent, en effet, que la procréation, en tant que processus « naturel », est nécessaire3. Répondant aux fonctionnalités du corps des femmes, elle est de moins en moins rapprochée d’un état pathologique et devient même propice à la régulation de leur santé dans la seconde moitié du xviiie siècle. Les sciences médicales élaborent ainsi une sorte d’injonction naturelle à procréer4. Au-delà des bienfaits du coït, Baptiste Jeannet Des Longrois souligne alors ceux de la grossesse et en particulier des premières couches, qui assouplissent et dilatent les vaisseaux de la matrice, et préservent des nombreux maux auxquels les jeunes personnes sont sujettes5. Certains médecins énoncent néanmoins des pathologies liées à la gravidité6, mais Nicolas Ménuret de Chambaut les juge passagères et rarement nuisibles, avant de conclure :
« On peut même avancer que la grossesse est plutôt avantageuse : les femmes qui paroissent les plus foibles, languissantes, maladives, sont celles souvent qui s’en trouvent mieux ; ces langueurs, ces indispositions se dissipent. On voit assez fréquemment des femmes qui sont presque toujours malades, hors le tems de leur grossesse ; dès qu’elles sont enceintes, elles reprennent la santé […] ce qui paroit vérifier l’axiome reçu chez le peuple que la grossesse purge, et que l’enfant attire les mauvaises humeurs. D’un autre côté, les femmes stériles sont toujours valétudinaires, leur vie n’est qu’un tems d’indispositions7. »
3Entre sexualité régulatrice et grossesse thérapeutique, les femmes semblent contraintes par leur corps à user de leurs facultés reproductrices. L’idée d’une « vocation naturelle » à enfanter est reprise par les philosophes des Lumières, louvoyant entre les principes scientifiques et religieux pour asseoir cette pensée.
4Jean-Jacques Rousseau, dans La nouvelle Héloïse (1761) et l’Émile (1762), se fait le chantre de cette nouvelle maternité répondant à des exigences biologiques et morales. En célébrant le bonheur d’être mère, il contribue autant à la promotion de la gravidité qu’à l’expression renouvelée des sentiments maternels8. À ces lectures magnifiant la maternité s’ajoute la préparation physique et morale des jeunes filles9. Elles font coïncider le devoir social d’enfanter et le désir personnel de s’y soumettre et influencent une frange des élites européennes soucieuse de se conformer à cet idéal maternel10. À vrai dire, la notion même de « désir » pose question à une époque où l’injonction reproductive est si forte. L’éducation des femmes les fait tendre vers cette destination, sans que l’on puisse postuler une intériorisation parfaite de ce conditionnement. Parviennent-elles à se penser en dehors de la maternité, à exprimer un « corps à soi » détaché des pressions sociales et des attentes de la parenté ? Tandis que le xviiie siècle est souvent présenté comme une période décisive dans le processus d’individuation, les femmes resteraient-elles en marge ? À qui appartient leur corps ?
5La difficile maîtrise de la fécondité est une chose, mais bien plus insidieuse et contraignante est l’impérieuse « nécessité » de la pérennisation de la lignée. Ancré dans l’intime, dans la perpétuation du nom et de la « race » nobiliaire11, le corps génésique n’en est pas moins l’instrument d’une reproduction nationale alors que la peur de la dépopulation mobilise les autorités publiques, comme les médecins12. Pour assurer la richesse des États et la domination des « races » colonisées et soumises à l’esclavage, les enfants doivent être nombreux et sains : les préoccupations démographiques impulsent donc un discours nataliste très critique vis-à-vis des pratiques limitant les naissances13. Différents traités sur l’engendrement, réédités au cours du siècle, trahissent de surcroît un désir de perfectionnement de l’espèce : la Callipédie de Claude Quillet, le Tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette, ou plus tard l’Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine de Vandermonde14. Leurs conseils, guidés par une crainte croissante d’une dégénérescence, annoncent l’eugénisme médical du xixe siècle15. Ce contexte particulier fait du corps féminin, question éminemment politique, l’objet vers lequel convergent les regards : on cherche à contrôler la matrice.
6Celle des femmes aisées, aristocrates en premier lieu, préoccupe jusqu’à Madeleine de Puisieux (1720-1798). Dans Les caractères (1750), elle s’insurge contre les conséquences démographiques du mode de vie et des aspirations nobiliaires par un tableau cinglant des facultés reproductives des « femmes du monde » :
« Les familles n’ont jamais été moins nombreuses que depuis quelques années : elles se bornent à un ou deux enfans. Il n’y a plus que les femmes de province, et à Paris les femmes du commun qui aient beaucoup d’enfans, et qui les fassent sains et bien conformés. Dans les maisons titrées, à peine voit-on un rejetton sur la santé de qui on puisse compter. Voilà un de ces dérangemens dans l’État qui mériteroient bien l’attention de ceux qui connoissent ce qui fait sa richesse et qui sont intéressés à ne le point appauvrir16. »
7À travers sa critique de la décadence des grandes familles aristocratiques, l’écrivaine vise directement les femmes, responsables de la reproduction, et laisse supposer l’étendue des contrôles et surveillances auxquelles elles sont soumises. Les écrits féminins révèlent quant à eux leurs doutes, craintes et espoirs face au corps enceint qui, loin d’être une « évidence », constitue une expérience physique et sociale expliquant la grande variété de son vécu. Des désirs de maternité, exprimés avec force par les rousseauistes en particulier ou lorsque la stérilité et les fausses couches sont un frein à la gravidité, aux refus que l’on peut lire dans le célibat et la volonté de contrôle des naissances se pose toujours la question de la capacité des femmes aisées à maîtriser leur corps.
Notes de bas de page
1 Ce discours est présent jusque dans les ouvrages de vulgarisation médicale, voir Jeannet Des Longrois Baptiste, Conseils aux femmes de quarante ans, Paris, chez Méquignon, 1787, p. 53.
2 Menuret de Chambaud Nicolas, article « Mariage. Médecine », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, site de l’American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL).
3 Sur les représentations médicales relatives à la maternité, voir ces deux ouvrages aux titres évocateurs : Berriot-Salvadore Évelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, H. Champion, 1993 ; Graves Rolande, Born to Procreate : Women and Childbirth in France from the Middle Ages to the Eighteenth Century, New York, P. Lang, 2001.
4 Voir Touraille Priscille, « Du désir de procréer : des cultures plus naturalistes que la nature ? », Nouvelles questions féministes : la production d’enfants, vol. 30, no 1, 2012, p. 52-63.
5 Jeannet Des Longrois Baptiste, Conseils aux femmes, op. cit., p. 53.
6 Berthiaud Emmanuelle, Attendre un enfant : vécu et représentations de la grossesse aux xviiie et xixe siècles en France, thèse de doctorat en histoire, Amiens, université de Picardie, 2011, p. 401-410.
7 Menuret de Chambaud Nicolas, article « Mariage. Médecine », in Encyclopédie, op. cit.
8 Les évolutions de la maternité sont à mettre en lien avec la place renouvelée de l’enfant et de l’enfance, voir Ariès Philippe, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960. Pour une réception critique de l’œuvre de Philippe Ariès, on lira Becchi Egle et Julia Dominique (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, Paris, Seuil, 1998 ; Fossier Robert (dir.), La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997.
9 Voir Berthiaud Emmanuelle, Attendre un enfant, op. cit., p. 68-69 ; Manson Michel, Jouets de toujours : de l’Antiquité à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.
10 Labrosse Claude, Lire au xviiie siècle : La nouvelle Héloïse et ses lecteurs, Lyon/Paris, Presses universitaires de Lyon/Éd. du Centre national de la recherche scientifique, 1985.
11 Doron Claude-Olivier, Races et dégénérescence : l’émergence des savoirs sur l’homme anormal, thèse de doctorat en philosophie, Paris, université Paris VII – Denis-Diderot, 2011, p. 212-301.
12 Hasquin Hervé, « Le débat sur la dépopulation dans l’Europe des Lumières », in Jean-Baptiste Moheau, Recherches et considérations sur la population en France, É. Vilquin (éd.), Paris, Institut national d’études démographiques/Presses universitaires de France, 1994, p. 397-425 ; Hecht Jacqueline, « Avant le xviiie siècle : “Il n’y a de richesse ni force que d’hommes”, la préoccupation démographique au Siècle des Lumières », Panoramiques, no 36, 1998, p. 22-33.
13 Sur les préoccupations démographiques liées à l’entreprise coloniale, voir Dorlin Elsa, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2009. Sur les angoisses populationnistes, voir Blum Carol, Croître ou périr : population, reproduction et pouvoir en France au xviiie siècle, Paris, Éd. de l’Institut national d’études démographiques, 2013.
14 Sur le perfectionnement de l’espèce humaine, voir Doron Claude-Olivier, Races et dégénérescence, op. cit., p. 480-507.
15 Carol Anne, « Médecine et eugénisme en France, ou le rêve d’une prophylaxie parfaite (xixe-première partie du xxe siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 43/4, octobre-décembre 1996, p. 618-631.
16 Puisieux Madeleine de, Les caractères, Londres, 1750, p. 215.
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