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Introduction à la deuxième partie

p. 83-84


Texte intégral

1Le corps des Lumières, dans toute la matérialité de ses chairs, n’échappe pas à la symbolique du genre. Si les élites partagent une corporéité mondaine permettant une distinction sociale, femmes et hommes diffèrent cependant au sein des narrations profanes. Cette bipartition renvoie à la littérature médicale et philosophique soulignant une différenciation sexuelle. Nombre d’historiens se sont attachés à définir sa genèse et ses modalités. Thomas Laqueur et Londa Schiebinger ont décrit l’émergence d’une différenciation incommensurable au cours du xviiie siècle, soutenant que depuis l’Antiquité, les corps féminin et masculin étaient perçus comme des variantes comparables d’un seul et même type (one-sex model) avant la distinction de deux sexes (two-sex model)1. En réaction aux valeurs universalistes des Lumières, susceptibles de renverser les hiérarchies de genre, la construction d’une « nature » féminine spécifique fortement liée à la génération viendrait alors justifier l’infériorisation sociale et politique des femmes. Cette hypothèse a eu le mérite de démontrer la fabrication de la notion de sexe, quand bien même le modèle du sexe unique et sa périodisation ont été fortement discutés : un dimorphisme sexuel – physiologique, anatomique… – se manifeste dans les conceptions médicales bien avant le xviiie siècle2.

2Quoi qu’il en soit, l’ensemble des productions médicales du Siècle des lumières énonce de manière plus ou moins nette une différence sexuelle aux multiples conséquences sur la symptomatologie, les pathologies ou les thérapeutiques. Le corps féminin est singularisé du corps masculin et clairement infériorisé. Relayé par les écrits littéraires et philosophiques, ce discours ne se limite pas à un cercle d’initiés. Baptiste Jeannet Des Longrois, dans ses Conseils aux femmes de quarante ans, donne une idée de ce que les femmes sont alors amenées à lire :

« La mollesse de la constitution des femmes, la ténuité de leurs fibres, l’abondance du tissu cellulaire, la mobilité des nerfs, causes de leur sensibilité, forment en elles autant d’obstacles à la régularité des fonctions animales, à la coction des humeurs, au mouvement exact du fluide vital : d’où il résulte que toutes les crises qu’elles subissent sont moins complettes, par conséquent moins efficaces. Aussi leurs maladies, plus nombreuses que celles des hommes, se montrent presque toujours plus rebelles et l’ont diroit que pour établir une plus parfaite harmonie, une société plus intime entre les deux sexes, la nature a voulu que l’un ne put se passer des forces physiques et morales de l’autre, en l’assujettissant davantage au besoin de remèdes et de médecins3. »

3Plus chétives et soumises aux troubles physiques, les femmes subissent également des maladies spécifiques là où les hommes ne développent pas de pathologies singulières. Ces « maladies des femmes » proviennent en partie de leur éducation, mais surtout des particularités biologiques que les médecins décèlent dans leur tempérament, constitution et sensibilité4. Bien sûr, le pouvoir génésique est à l’origine d’une différenciation essentielle : la pensée médicale intrinsèquement fonctionnaliste ne peut concevoir le corps féminin en dehors de la reproduction. Laissons toutefois pour un temps le corps enceint en nous concentrant sur des situations corporelles où la maternité n’intervient pas à première vue. Les « spécificités constitutives » des femmes blanches énoncées dans les ouvrages médicaux – faiblesses du tempérament et de la constitution, affres de l’imagination et maladies particulières –, mais aussi leur « physiologie sanguine » liée aux menstrues, gagnent à être confrontées aux écrits féminins pour cerner leurs appropriations ou rejets des faiblesses morales et physiques qu’on leur assigne et proposer ainsi une lecture profane de la différenciation sexuelle.

Notes de bas de page

1  Laqueur Thomas, La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992 ; Schiebinger Linda, « Skeletons in the Closet : the First Illustrations of the Female Skeleton in Eighteenth-Century Anatomy », in Catherine Gallager et Thomas Laqueur (dir.), The Making of the Modern Body : Sexuality and Society in the Nineteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 42-82.

2  Sur la différenciation sexuelle pendant l’Antiquité, King Helen, Hippocrates’ Woman : Reading the Female Body in Ancient Greece, Londres/New York, Routledge, 1998 ; Jaulin Annick, « La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », Clio, no 14, 2001, p. 195-205. Au Moyen Âge, Cadden Joan, Meanings of Sex Difference in the Middle Ages : Medicine, Science, and Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Jacquart Danielle et Thomasset Claude, Sexuality and Medicine in the Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1988. À l’époque moderne, Park Katherine et Nye Robert, « Destiny Is Anatomy », New Republic, 18 février 1991, p. 53-57 ; Fissel Mary, « Gender and Generation : Representing Reproduction in Early Modern England », Gender and History, nº 7, 1995, p. 431-456 ; Stolberg Michael, « A Woman Down to her Bones : the Anatomy of Sexual Difference in the Sixteenth and Early Seventeeth Centuries », Isis, vol. 94, nº 2, juin 2003, p. 274-299.

3  Jeannet Des Longrois Baptiste, Conseils aux femmes de quarante ans, Paris, chez Méquignon, 1787, introduction.

4  Dorlin Elsa, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2009, p. 19-34.

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