Introduction à la première partie
p. 23-24
Texte intégral
1Les sociétés européennes d’Ancien Régime, profondément inégalitaires, opposent « civilisés » et « sauvages », hommes et femmes, mais aussi différents groupes sociaux ou « ordres ». L’« en haut » aristocratique regarde l’« en bas » roturier d’un plus ou moins bon œil au gré des circonstances. La dérogeance effraie, il faut maintenir son rang. La perméabilité des frontières irrite, à moins qu’on en profite, tels ces bourgeois qui singent les mœurs aristocratiques et présentent leur réussite financière aux regards envieux de ceux qui ont le privilège de porter un nom. L’appartenance sociale s’affirme particulièrement par le dehors ; une « culture des apparences1 » différencie les corps vils des anatomies nobiliaires. Celle-ci se matérialise aussi bien par une hexis corporelle et un langage distincts que par des habitudes et goûts spécifiques, dans l’alimentation notamment2. Au-delà de la parure, le corps – la prestance, la démarche, la physionomie – annonce le rang.
2Les consultations épistolaires et les écrits du for privé donnent à voir cette esthétique corporelle liée aux constructions intimes comme aux représentations collectives variant selon les époques et les milieux socioculturels. Sous la plume des élites féminines et masculines des Lumières se composent les trames narratives d’une même corporéité. Leur enveloppe charnelle est l’instrument symbolique d’une affirmation sociale : « Ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est3 », rappelle Pierre Bourdieu. Les sources sollicitées ici sont les dépositaires d’une façon de voir et d’écrire le corps qu’il serait difficile de généraliser à l’ensemble de la population d’Ancien Régime, tant elles sont marquées par les Lumières et les perceptions des groupes aisés et lettrés4.
3Cette période se caractérise d’ailleurs par un renforcement de la distinction dû à l’émergence de considérations médicales sur les corporéités sociales : les maladies des gens du peuple, des riches et des pauvres, des « nègres », des gens de lettres, des gens du monde, des militaires, des travailleurs ou encore les maladies des femmes sont distinguées5. Le corps masculin est assimilé à un référent universel, tandis qu’aux femmes sont consacrés des ouvrages particuliers ; le social prime sur le biologique pour les hommes, c’est généralement l’inverse pour ces dernières. Un corps spécifique et des prédispositions pathologiques sont attachés à chaque statut social. Les sciences médicales invitent ainsi les malades à s’identifier à des catégories de patients dessinant les contours de corporéités socioculturelles que la maladie, moment clé de reconfiguration des apparences, des mobilités et des manières de voir le corps, révèle bien souvent.
4Confortés par les discours médicaux, les élites féminines et masculines laissent donc transparaître dans leurs écrits une corporéité mondaine. Leurs mots se rejoignent parfaitement, marginalisant un instant le principe d’une différenciation sexuelle : la dimension sociale prend le pas sur le biologique. Pensée comme intrinsèquement positive, cette corporéité mondaine constitue la marque de leur rang et fonctionne comme un outil de distinction sociale. Or, les médecins postulent souvent qu’elle résulte d’une forme d’efféminement. Ce thème n’est pas nouveau, mais recouvre des réalités différentes en fonction des époques. Au Siècle des lumières, l’efféminement ne renvoie pas clairement à l’homosexualité, mais au mode de vie des élites et aux bouleversements de la virilité initiés dans la première modernité, avec le développement de valeurs masculines comme la délicatesse, la précaution, la douceur, la politesse, l’urbanité ou encore la finesse. Autant de qualités qui déterminent l’honnête homme et le distinguent de la virilité médiévale6. Des résistances émergent face à ces nouvelles valeurs et ceux qui les véhiculent : on moque volontiers l’efféminement des hommes de cour parfumés, maquillés, coiffés, soucieux de leur vêtement, et dont les corps s’amincissent, deviennent plus légers…
5Les discours médicaux sont donc dans l’air du temps et dressent un tableau critique des mœurs efféminées des « gens du monde » qui deviennent une catégorie sociopathologique à part entière. En condamnant leur mode de vie, ils s’attaquent aussi aux privilèges et aux valeurs d’un groupe social taxé d’hypocondrie, voire de dégénérescence ; toutes deux passent pour accompagner les processus d’urbanisation et de « civilisation7 ». Les pages qui suivent traitent des points de rencontre et de conflit entre ces représentations médicales et celles des femmes – et des hommes – de la haute bourgeoisie et de la noblesse. Derrière la réception, rarement unanime, des théories scientifiques, se cachent des rapports de pouvoir et des enjeux sociaux expliquant la coexistence de discours sur les corps parfois très différents. Plutôt que d’inventorier l’ensemble des situations relevant d’une distinction sociale, j’ai souhaité mettre en lumière celles qui montrent le plus nettement les différences interprétatives autour de l’idée d’un efféminement (indiscipline, rapport à la douleur, normes esthétiques et sensibilité nerveuse).
Notes de bas de page
1 Roche Daniel, La culture des apparences : une histoire du vêtement (xviie-xviiie siècles), Paris, Fayard, 1989.
2 Flandrin Jean-Louis, « La distinction par le goût », in Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1999, p. 261-302.
3 Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 123.
4 Dans son analyse de la distinction sociale des corps, Luc Boltanski a aussi mis en évidence la coexistence, pour un moment donné, de « valeurs » corporelles parfois tout à fait divergentes : Boltanski Luc, « Les usages sociaux du corps », Annales : économies, sociétés et civilisations, vol. 26, nº 1, 1971, p. 205-233 ; voir également Bourdieu Pierre, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Court Martine, Corps de filles, corps de garçon : une construction sociale, Paris, La Dispute, 2010.
5 Samuel-Auguste Tissot a lui-même rédigé plusieurs ouvrages distinguant des corporéités sociales : Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, Grasset, 1761 ; De la santé des gens de lettres, Lausanne, Grasset, 1768 ; Essai sur les maladies des gens du monde, Lausanne, Grasset, 1770.
6 Vigarello Georges, Corbin Alain et Courtine Jean-Jacques (dir.), Histoire de la virilité, t. I : L’invention de la virilité : de l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil, 2011.
7 Porter Roy, « Modernité et médecine : le dilemme de la fin des Lumières », in Vincent Barras et Micheline Louis-Courvoisier (dir.), La médecine des Lumières : tout autour de Tissot, Chêne-Bourg, Georg, 2001, p. 5-24.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008