Introduction
p. 9-19
Texte intégral
1De Genève, Henriette d’Argouges prend la plume en février 1792 pour décrire ses maux au médecin lausannois Samuel-Auguste Tissot. En quelques lignes fascinantes de précision, elle dépeint l’influence de l’environnement et l’étroite correspondance entre l’âme et son enveloppe charnelle. Ses mots témoignent de l’évolution des paradigmes médicaux et rappellent que les corps, dans toute la matérialité de leurs chairs, sont habités bien différemment au fil des siècles. Aussi singulier soit-il, cet autoportrait, fondé sur un « sentiment d’exister » nourri par la théorie des nerfs et la sensibilité si chère aux Lumières2, est bien le produit d’une époque. Sa description révèle une écoute attentive des sensations internes et externes – une véritable expérience médiatisée par le langage et modelée par l’acte d’écriture3 – qui devient expression de soi. De la sensation à la narration sont mobilisés des registres sémantiques et linguistiques entremêlant les représentations socioculturelles de son milieu – grâce auxquelles elle donne sens et nomme – et un ressenti personnel. Le corps d’Henriette d’Argouges constitue le lieu d’une rencontre entre l’individuel et le collectif, le support d’une expérimentation de soi et d’un rapport au monde. Il est un miroir dans lequel observer cette dualité et poser à nouveaux frais une question qui taraude les esprits des Lumières : à qui appartiennent les corps ?
2Aux individus qui se détachent timidement des solidarités du groupe, aux familles soucieuses de la pérennité du nom, aux maîtres commandant leurs esclaves, au roi qui veille jalousement sur leur nombre ou au Seigneur régnant sur ses fidèles ? Marqués par d’anciennes servitudes, les corps blancs n’échappent pas au filtre de la Raison : un nouveau regard se pose sur eux, plus froid, moins eschatologique. Ils deviennent essentiels à la puissance et au rayonnement des États. L’accroissement de la population et sa santé – en termes plus foucaldiens : la vie et sa conservation – constituent des préoccupations publiques à mesure que l’on s’avance dans le siècle4. Un œil comptable, rationnel, scrute et tente de contrôler les corps à partir de nouveaux savoirs (arithmétique, statistique, cartographie, topographie médicale…) qui accompagnent et épaulent les ambitions politiques. Les membres des corporations médicales en quête de légitimité – médecins et chirurgiens-accoucheurs en tête – se mobilisent dans l’espoir d’obtenir une certaine reconnaissance et le monopole d’exercice des soins. Ils s’attèlent à la production de savoirs et à la promotion de techniques susceptibles d’assurer la santé des sujets et d’enrayer la mortalité infantile, multipliant ainsi les intérêts de l’État. Le corps féminin, placé au cœur de la reproduction, est alors traversé d’investissements politiques et médicaux qui s’opposent ou s’harmonisent avec de plus anciennes considérations, religieuses notamment. Quelles en sont les répercussions sur les femmes ? Comment perçoivent-elles les discours médicaux sur leur corps et les injonctions reproductives ? Quels rôles jouent-elles dans ces processus ?
3À la croisée de l’histoire des femmes, du genre et de la médecine, ces questions renvoient à l’épineuse articulation entre discours normatifs et pratiques sociales, rapports de pouvoir et capacités d’action. Considérer les points de vue des femmes et partir de leurs expériences, « d’en bas5 », convie à une relecture des schémas évolutionnistes généraux (processus de médicalisation, « biopolitique des populations6 », phénomène d’individuation), et des rapports de domination inhérents à la société patriarcale des Lumières. En prêtant attention aux marges d’actions des femmes par rapport à leur corps et aux pouvoirs qui s’y exercent, on s’affranchit d’une histoire figée dans l’énonciation des hiérarchies imposantes qui gomment tous les combats, manqués ou victorieux, toutes les prises de position, timides ou arrogantes, qui font en définitive le relief d’une existence. Les trajectoires individuelles ont ce mérite de révéler à la fois les inégalités, bien réelles, qui pèsent sur les individus et leur agency7 ou « puissance d’agir8 », soit leurs aptitudes à modeler leur environnement. À partir d’elles devient visible la manière dont les femmes composent avec les discours normatifs qui influencent leur quotidien, et font face aux diverses autorités qui les traversent. En d’autres termes, il s’agit d’étudier les rapports de pouvoir « en situation », dans ce qu’ils font aux femmes, sans pour autant leur ôter au préalable toute capacité à y jouer un rôle, à les réinterpréter, à s’en libérer, comme à se compromettre. Pour cela, seule une connaissance fine de trajectoires individuelles permet de cerner les raisons, motivations, événements qui façonnent les choix comme les existences. Rares sont toutefois les femmes qui ont laissé tant de traces.
4Les silences, en histoire des femmes, sont hélas fort nombreux et leur voix ténue dans les dépôts d’archives. Privilégier les discours de femmes plutôt que sur les femmes revient à se concentrer sur les écrits du for privé9, et à renoncer à faire l’histoire de la plupart d’entre elles (femmes du peuple, mais aussi femmes subissant la domination coloniale et le système esclavagiste), car les sources féminines proviennent habituellement de nobles et de bourgeoises10 : correspondances privées, journaux, livres de raison et recettes, mémoires ou souvenirs renseignent sur l’intime11. Ces documents narrent des expériences diverses, furtives et parcellaires. Ils forment un corpus amputé de la voix des autres femmes. Dans les années 1740, Catherine Polastron La Hillière écrit depuis Toulouse à son directeur spirituel pour évoquer ses pratiques masturbatoires : une correspondance d’une grande richesse, presque inespérée, sommeillant dans un dépôt d’archives, masquée par l’aridité des inventaires. Puis le silence se fait. Existe-t-il d’autres échanges épistolaires à ce sujet, pour comparer son expérience à celle des femmes de son temps, à celle de ses aïeules aussi, et de ses filles ? Parmi les trois mille lettres lues pour cette étude, plus aucune n’est venue renseigner l’onanisme féminin, avant que n’émergent à la fin du siècle de rares évocations féminines des pratiques solitaires au sein des consultations épistolaires. Ces silences, qu’il ne s’agit pas de dissimuler, posent nombre de difficultés méthodologiques, et mènent à se saisir avec prudence de ces informations fragmentaires et intrinsèquement subjectives.
5Encore faut-il disposer d’une documentation suivie et variée afin de faire de ces expériences ou trajectoires des « cas » – à l’évidence singuliers, et donc essentiellement représentatifs d’eux-mêmes – en parvenant à les situer, à comprendre les circonstances particulières et la variété des contextes qui les déterminent12. Pour ce faire, outre les écrits personnels féminins, ceux de leur entourage ont été consultés, tout comme les documents comptables (livres de raison, comptes domestiques…), notariaux (testaments, inventaires après décès, inventaires de bibliothèques…), médicaux (livres de recettes, comptes d’apothicaires…) de la parenté, mais aussi des sources permettant de resituer les scriptrices dans leur environnement socioculturel (traités de médecine et de chirurgie, ouvrages de vulgarisation scientifique, journaux locaux et nationaux…).
6Tour à tour, une vingtaine de femmes de la haute bourgeoisie et de la noblesse française et helvétique se succèdent dans ces pages13. Certaines font l’objet de portraits resserrés – Thérèse d’Albis de Belbèze et ses méthodes contraceptives, Élisabeth de Jaucourt et ses fausses couches, Jeanne Bellamy-Prévost entre ménopause et vieillesse… – ou bien leurs perceptions et descriptions se retrouvent confrontées les unes aux autres, aux discours scientifiques également. Elles sont pour la plupart nées à la fin du Grand Siècle ou dans la première moitié du xviiie siècle et prennent la plume entre les années 1740 et 1790, plus rarement dans la première décennie du xixe siècle. Aussi la première partie des Lumières est-elle moins documentée, si ce n’est grâce aux mémoires que certaines rédigent, car la multiplication des écrits féminins a bien lieu dans la seconde moitié du siècle. Il est donc difficile de faire l’histoire des expériences de ces femmes, génération après génération, depuis la fin du xviie siècle. Faute de pouvoir combler nombre de silences, certaines évolutions peinent à être décelées, sans que l’on souhaite pour autant donner une vision monolithique des Lumières.
7Ces femmes demeurent à Toulouse, Versailles, Paris ou Lausanne, ou leurs environs, car des explorations ont été réalisées dans les archives toulousaines, parisiennes et lausannoises, afin de rassembler une documentation suffisante et comparer la situation de personnes aisées vivant dans des espaces dissemblables (proximité du pouvoir et modes curiales, diversité de l’offre thérapeutique, environnement religieux…). Elles diffèrent donc dans leur statut social et leur lieu de résidence, mais aussi dans leur aisance financière, leur statut matrimonial, leur âge, leur confession, leur nombre d’enfants…, autant de singularités qui modèlent leurs récits. Toutes font cependant partie des élites socio-économiques, et malgré des notoriétés différentes, ont en commun de se distinguer du menu peuple et de la petite bourgeoisie. Ces femmes partagent une culture mondaine modelée par les Lumières, sont des lettrées, parfois même des femmes de lettres14. Elles ont le privilège de vivre dans l’aisance, d’avoir une chambre personnelle, certaines un cabinet privé – une « chambre à soi » dirait Virginia Woolf15 –, les moyens matériels et personnels, en somme, pour laisser une trace écrite de soi.
8Outre ces écrits du for privé, les consultations épistolaires adressées au médecin Samuel-Auguste Tissot entre les années 1765 et 1797, ont été explorées16. De Lausanne, le praticien a réussi à tisser un réseau d’une extraordinaire densité : les maux des élites européennes parviennent au bord du lac Léman17. Véritables « biographies médicales18 », ces lettres sont envoyées par les malades ou leur entourage pour obtenir un diagnostic et un traitement19. Les consultations détaillent les maux depuis le plus jeune âge : elles répondent aux nouveaux canons épistolaires de l’intimité et de l’expression de soi tout en suivant des normes rédactionnelles précises20. La patientèle de Samuel-Auguste Tissot se construit en partie par l’intermédiaire de ses ouvrages de vulgarisation qui produisent des effets d’intertextualité et génèrent une proximité des pratiques d’écriture, notamment à travers l’utilisation du questionnaire médical proposé dans l’Avis au peuple sur sa santé21. L’homogénéité de ces documents favorise la comparaison entre narrations féminines et masculines22, ainsi que la confrontation avec les écrits du for privé, car ils émanent des mêmes groupes sociaux. Ces récits sont aussi le lieu d’une représentation de soi en tant qu’être souffrant et d’une identité façonnée par le genre et l’appartenance sociale permettant d’approcher, si ce n’est une expérience vécue et authentique, des conventions narratives sur le corps23.
9Vêtu, soigné, nourri ou fardé, le corps est omniprésent au sein des écrits du for privé et des consultations épistolaires, même si des silences demeurent, sur la sexualité notamment. Ces sources mènent à composer une histoire profane – relative à des individus extérieurs au monde médical – du corps féminin, en deux temps. Le premier plante le décor, en quelque sorte, et s’attache à préciser la manière dont les élites féminines des Lumières perçoivent leur corps. Le second confronte ces chairs à des situations où se manifestent des autorités concurrentes : l’une spécifique – le corps enceint –, l’autre universelle – la maladie.
10Les écrits féminins invitent, tout d’abord, à reconsidérer le corps des femmes et la différenciation sexuelle à partir de leurs propres perceptions, car les travaux savants ont principalement servi de supports à l’élaboration de l’histoire du corps moderne24. Les anatomistes, chirurgiens et médecins des Lumières suivent généralement la théorie des humeurs, héritée de la médecine antique, pour opposer, dans un jeu de descriptions et de catégorisations anatomo-physiologiques, deux corporéités, l’une féminine, l’autre masculine. Elle suppose que les femmes ont un corps froid et humide, malmené par les assauts conjugués de la surabondance des fluides et des incartades de la matrice. Ce tempérament fragile est lourd de conséquences, aussi bien sur leur santé que sur leurs facultés intellectuelles. Le paradigme nerveux, qui apparaît dans la seconde moitié du siècle, renouvelle les particularités du corps féminin : ses nerfs sont plus fins et irritables, sa sensibilité accrue, les maladies plus nombreuses et menaçantes. Quelles que soient les théories scientifiques, le corps féminin est clairement infériorisé ; il est porteur de prédispositions maladives qui supposent une hiérarchisation sexuelle de la santé25.
11Quant à la génération, elle oriente les interprétations médicales qui dépeignent les différents éléments corporels à travers leurs finalités et usages spécifiques. Ainsi la froideur des femmes, empêchant une bonne coction des humeurs, génère-t-elle un excès sanguin permettant de nourrir le fœtus. La perforation du sternum ou xiphoïde, qui n’est pourtant repérable que chez certaines, forme un passage pour les vaisseaux mammaires transportant le sang nourricier de la matrice vers les seins où il est transformé en lait26. Or, la prédétermination du corps féminin comme corps maternel n’a pas d’équivalence dans les descriptions anatomiques masculines. En considérant le rôle joué par les hommes dans la génération, leur plus grande chaleur corporelle s’expliquerait – conjecturons ! – par les prérequis de la préparation du fluide séminal ou leur forte capacité musculaire par la nécessité d’un accouplement tonique. Tandis que les hommes évoluent dans une « non-détermination biologique », le corps enceint enracine les femmes dans la nature27. Savants et médecins transforment effectivement leurs observations anatomiques, physiologiques et comportementales en autant de fonctions et phénomènes naturels, sans prendre en compte les structurations sociales de leurs représentations. Ilana Lowy et Delphine Gardey évoquent cette « invention du naturel » et l’absence de discussion autour de la notion même de « sexe », fonctionnant comme une donnée ahistorique. Façonnée par les discours scientifiques, la distinction de corporéités féminine et masculine est-elle reprise par les femmes ? Quels sont les marqueurs profanes du « sexe » ?
12Les écrits du for privé et les consultations épistolaires révèlent la porosité des perceptions savantes et profanes de la différenciation sexuelle, interrogeant la réception et les possibles réinterprétations des savoirs médicaux. Ils font apparaître différents topoï de l’énonciation corporelle, déjà explorés par Séverine Pilloud et Philip Rieder28, dont on propose une nouvelle lecture à l’aune du genre29. Une première partie tend ainsi à définir la « corporéité mondaine » des Lumières, partagée aussi bien par les femmes que par les hommes de la haute bourgeoisie et de la noblesse. Liée à l’appartenance sociale, elle est jugée « efféminée » par les médecins qui critiquent les mœurs des gens du monde et de lettres, tandis que les élites y voient le moyen de se distinguer de la petite bourgeoisie montante et du menu peuple. Les divergences de vue sur la notion d’efféminement indiquent combien les marqueurs du « sexe » font l’objet d’une négociation, expliquant la fluidité et l’adaptabilité des normes liées au genre.
13En dehors de ce corps partagé, il existe bien un corps spécifiquement féminin sous la plume des profanes : une seconde partie cible donc les spécificités du « beau sexe », elles-mêmes traversées par des rapports de classe et de « race ». Il s’agit de montrer combien ces différences, instituant des hommes et des femmes, sont le produit d’un regard qui se pose sur des évidences mouvantes en fonction des époques. Entre intériorisations et réinterprétations, cette corporéité féminine mondaine s’affranchit quelque peu des théories médicales qui postulent une infériorité biologique des femmes, susceptible de légitimer leur infériorisation sociale. Les perceptions profanes – en tant que savoirs sur les corps et instruments de représentation de soi – amènent également à réfléchir aux pouvoirs qui s’exercent plus spécifiquement sur le corps féminin, dans le cadre de la maternité et de la maladie.
14Le corps enceint est l’objet de luttes intestines entre les praticiens masculins – médecins et chirurgiens – et les matrones accusées de mille maux30. L’audace arrogante de certaines sages-femmes, l’incompétence des nourrices et les pratiques ignorantes des mères sont des thèmes courants dans leurs ouvrages depuis la fin du xviie siècle31. Ces conflits renvoient au contexte populationniste lié aux dynamiques coloniales et à la volonté affichée, par les corporations médicales comme par les pouvoirs publics, de mieux contrôler la reproduction. Il faut garantir la santé des femmes – les traités de médecine sur leur anatomie, leur physiologie et leurs maux prolifèrent32 –, mais aussi des enfants. De nouveaux soins sont promus – l’allaitement maternel, l’inoculation et l’abandon de l’emmaillotement – notamment auprès des plus aisées. Les philosophes magnifient quant à eux le rôle des mères – Jean-Jacques Rousseau en particulier –, car c’est d’elles que dépend l’avènement du nouvel homme, celui des Lumières, endurci, conquérant et robuste. On attend des élites féminines qu’elles deviennent des auxiliaires de la médicalisation de la naissance et de la petite enfance, en se conformant au nouveau modèle maternel et en le diffusant par le biais de leurs pratiques charitables. Les femmes sont ainsi placées au cœur du travail reproductif et de sa gestion sociale : elles donnent la vie et doivent veiller à sa conservation. Le corps enceint étant le lieu de reproduction de la famille, de la « race » nobiliaire, de la nation, elles se trouvent à la croisée des attentes de la parenté et des velléités populationnistes. La procréation constitue, en effet, une des finalités du mariage et est pensée comme naturelle, nécessaire, impérieuse : elle est la destination première des femmes. Qu’en pensent ces dernières ?
15Dans une troisième partie, on revient sur le hiatus entre un discours populationniste, qui n’est peut-être que professé au-dehors et destiné aux masses populaires, et la banalisation des pratiques de limitation des naissances dans la seconde moitié du xviiie siècle. Une fracture forte s’opère entre les ambitions étatiques et les aspirations des élites souhaitant restreindre leur descendance pour en assurer la prospérité. Ces usages témoignent d’une remise en cause des injonctions reproductives et de libertés prises vis-à-vis des discours religieux et moraux. Quel rôle les femmes jouent-elles dans ce phénomène et quelles répercussions a-t-il sur le processus d’individuation au féminin ? La maîtrise, quoique encore balbutiante, des capacités génésiques leur permet-elle de se penser en dehors des impératifs de la reproduction du groupe ? Leurs écrits révèlent l’intrication du corps enceint dans des logiques familiales sur lesquelles les femmes peinent à avoir prise. Les désirs de la parenté, masquant mal les rapports de pouvoir en son sein, invitent à considérer les phénomènes de dépossession de soi induits par les facultés génésiques et à souligner ainsi une différence fondamentale avec les expériences masculines. Encore faut-il éviter les considérations univoques, car la maternité peut être perçue et investie bien différemment. Le statut social de mère est recherché par conformisme pour la plupart, ardemment convoité par certaines qui y gagnent de nouvelles prérogatives, et repoussé par d’autres n’y voyant rien de bon.
16Cette réflexion sur les dépossessions du corps et les autorités concurrentes qui s’y exercent se prolonge dans une ultime partie sur les expériences féminines de la maladie. Grâce aux travaux précurseurs de Roy Porter33, les malades sont sortis de l’ombre, tout comme les modalités de la relation thérapeutique, mais les incidences du genre ont été peu questionnées. L’infériorité du statut juridique et social des femmes et la moindre considération de leurs facultés intellectuelles interrogent pourtant leur légitimité à se soigner, comme la place de la parenté et des thérapeutes dans la conduite de leur santé. Leur éducation et les représentations touchant la féminité les mènent aussi à vivre les soins de manière spécifique : la pudeur est en cela éclairante. Pensée comme féminine, elle devient un enjeu majeur pour les médecins et les chirurgiens qui vantent leur tact et leur moralité, codifient leurs gestes, afin d’accéder au corps de leurs patientes. Leurs pratiques se construisent en interaction étroite avec les demandes des malades et interrogent le rôle des élites féminines dans l’évolution de ces professions, et plus largement, dans la médicalisation de nouveaux champs. Celle-ci a longtemps été décrite, rappelle Olivier Faure, comme un « processus simple dans lequel les médecins s’emparaient progressivement de la gestion des corps et de la santé publique, convertissant à leur façon de voir des groupes sociaux de plus en plus larges, malgré des résistances définies comme obscurantistes ou héroïques34 ». Or, en ne se livrant pas à une interprétation caricaturale de la biopolitique foucaldienne et en prêtant attention au point de vue et à l’action des profanes, la médicalisation au Siècle des lumières semble davantage répondre en partie aux attentes des élites malades et bien portantes qu’elle n’est menée par un interventionnisme musclé. Elle est plus souvent négociée qu’imposée35, ce qui ne gomme en rien les aspirations, ambitions et convoitises d’un corps médical en quête de reconnaissance.
17Au sein de ce processus, les femmes sont généralement évoquées sous les traits de la passivité ou de la relégation : les matrones dépossédées de leur domaine d’expertise, les sages-femmes simples auxiliaires des accoucheurs, les femmes décriées dans leurs pratiques de soins domestiques… La médicalisation de l’accouchement et des soins infantiles notamment révèle bien des rapports de force entre les médecins et chirurgiens et les autres soignantes, entre praticiens et patientes, savants et profanes, mais ce sont justement ces enjeux de pouvoir qui poussent à instituer les femmes comme des actrices à part entière, dans toutes les contradictions ou ambiguïtés que les postures agissantes impliquent, plutôt que comme des spectatrices d’un phénomène sur lequel elles n’auraient pu ou voulu avoir prise. Confortées par leur aisance socio-économique, les élites féminines sont des consommatrices de soins à même d’influencer la structuration de l’offre thérapeutique. En consultant un médecin plutôt qu’un empirique, un chirurgien-accoucheur plutôt qu’une matrone, elles marquent leur adhésion à des valeurs, des savoirs et des pratiques. L’histoire socioculturelle de la médecine ne saurait se faire sans les inclure, elles et les autres femmes, soignantes ou profanes, du moins est-ce le postulat de cette dernière partie.
18Si tant est que l’on veuille bien se pencher sur le bruissement des archives féminines, elles susurrent des itinéraires conformistes ou insolites, des positionnements hésitants ou tranchés, autant d’expériences singulières qui, du frisson au baume, permettent d’approcher les corps des Lumières.
Notes de bas de page
2 Vigarello Georges, Le sentiment de soi : histoire de la perception du corps, Paris, Seuil, 2014, p. 55-102.
3 Sur les modifications de la perception de la maladie dans les correspondances, voir Faure Olivier, « Médecine des Lumières, médecine d’aujourd’hui ? », in Vincent Barras et Micheline Louis-Courvoisier (dir.), La médecine des Lumières : tout autour de Tissot, Chêne-Bourg, Georg, 2001, p. 330.
4 Blum Carol, Croître ou périr : population, reproduction et pouvoir en France au xviiie siècle, Paris, Éd. de l’Institut national d’études démographiques, 2013.
5 Revel Jacques, « Micro-analyse et construction du social », in Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996, p. 15-36.
6 Foucault Michel, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil, 2004. Le concept de « biopolitique des populations » décrit la volonté de réguler la population via une meilleure gestion de la natalité et des risques dus à l’état sanitaire (lutte contre les épidémies, maladies invalidantes…) et au milieu de vie. Elle se traduit par la prolifération de mesures d’incitation, de pressions, concernant par exemple les règles d’hygiène.
7 Voir notamment Davies Bronwyn, « The Concept of Agency : a Feminist Poststructuralist Analysis », Social Analysis, vol. 30, décembre 1991, p. 42-53 ; Mcnay Lois, Gender and Agency : Reconfiguring the Subject in Feminist and Social Theory, Cambridge, Polity Press, 2000. Sur l’utilisation de ce concept en France, voir le dossier coordonné par Anne Montenach, « Agency : un concept opératoire dans les études de genre ? », Rives méditerranéennes, nº 41, 1/2012.
8 Guilhaumou Jacques, « Autour du concept d’agentivité », Rives méditerranéennes, nº 41, 1/2012, p. 27.
9 Foisil Madeleine, « L’écriture du for privé », in Philippe Ariès, Georges Duby et Roger Chartier (dir.), Histoire de la vie privée : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 331-369.
10 L’inventaire en cours des écrits du for privé français réalisé par le GDR « Les écrits du for privé en France de la fin du Moyen Âge à 1914 » (http://ecritsduforprive.huma-num.fr/accueilbase.htm) pourrait faire apparaître des documents rédigés par des femmes lettrées issues du petit peuple, tout comme l’inventaire mené par le programme de recherche « Valorisation scientifique des écrits personnels de Suisse latine (xvie-début xixe siècle) », consultable sur le site Base de données suisse d’écrits personnels : egodocuments.ch.
11 Au sujet des livres de raison et des journaux intimes, souvent moins mobilisés que les échanges épistolaires, voir Mouysset Sylvie, « Maux dits, maux écrits : du soin de soi à l’attention aux autres dans les écrits du for privé français (xve-xviiie siècle) », in Antonio Castillo Gómez et Verónica Sierra Blas (dir.), El legado de Mnemosyne : las escrituras del yo a través del tiempo, Gijón, Trea, 2007, p. 17-37 ; Lejeune Philippe, « Je suis toute je ne sais comment », in Jeanne Prevost-Bellamy, Journal (1772-1773), publié sur Autopacte (www.autopacte.org).
12 Passeron Jean-Claude et Revel Jacques, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », in Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005, p. 22. Les trajectoires individuelles interdisent toute généralisation, mais favorisent en revanche un approfondissement de la spécificité du cas (contexte et déterminants tels que le statut matrimonial, la confession, l’âge…), à partir duquel des hypothèses plus générales et susceptibles d’éclairer le parcours des autres femmes peuvent être proposées (ibid., p. 9).
13 Voir leur biographie en annexe, ainsi que la présentation des sources. Le choix de sélectionner des écrits français et suisses avait moins pour ambition de proposer une perspective comparative entre les deux États, peu féconde sur les questions soulevées ici, que de confronter scriptrices catholiques et protestantes et de se rapprocher de la patientèle du médecin lausannois Samuel-Auguste Tissot.
14 Le terme « mondain » est employé dans ces pages en référence aux « gens du monde » tels qu’ils sont définis au xviiie siècle par les écrits médicaux, sans toutefois qu’on se limite aux milieux de cour : les membres de la noblesse et ceux de la haute bourgeoisie qui partagent leur mode de vie et leur culture somatique sont concernés.
15 Woolf Virginia, A Room of One’s Own, Londres, The Hogarth Press, 1929.
16 Ces consultations épistolaires, au nombre de plus d’un millier, sont désormais accessibles en ligne, voir Pilloud Séverine, Louis-Courvoisier Micheline et Barras Vincent, Archives du corps et de la santé au xviiie siècle : les lettres de patients au Dr Samuel-Auguste Tissot, Lausanne, Éd. de la Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé, coll. « Sources en perspective », 2013.
17 50 % des lettres proviennent de France, 19 % de Suisse, 6 % d’Allemagne ou d’Italie et 5 % d’autres pays comme la Grande-Bretagne ou l’Espagne. 14 % des lettres ne mentionnent pas de lieu. Sur le bassin de clientèle de Tissot, on lira Pilloud Séverine, Les mots du corps. Expérience de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du xviiie siècle : Samuel-Auguste Tissot, Lausanne, Éd. de la Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé, 2013, p. 52-56.
18 Voir Rieder Philippe, « Soi et santé : écrire ses maux au Siècle des lumières », in Jean-Pierre Bardet, Élisabeth Arnoul et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les écrits du for privé en Europe du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 315-330.
19 Sur les utilisations récentes de ce type de documents, voir les travaux de Barbara Duden (consultations à un médecin d’Esenbach), de Séverine Pilloud, Michael Stolberg, Micheline Louis-Courvoisier et Philip Rieder (Samuel-Auguste Tissot), de Lisa Smith (Hans Sloane), de Laurence Brockliss et Isabelle Robin-Romero (Étienne Geoffroy), d’Olivier Faure (Samuel Hahnemann). Voir Barras Vincent et Dinges Martin (dir.), Maladies en lettres (XVIIIe-XXIe siècles), Lausanne, Éd. de la Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé, 2013.
20 Pilloud Séverine, Les mots du corps : l’expérience de la maladie dans les consultations épistolaires adressées au Dr Samuel-Auguste Tissot (1728-1797), thèse de doctorat en lettres, Lausanne, université de Lausanne, 2008, p. 16-27 et p. 288-339. Sauf mention contraire, Les mots du corps fera référence à cette thèse et non à la version éditée en 2013.
21 Ibid., p. 361-366.
22 Le fonds Tissot concerne au total 444 souffrantes et 490 souffrants. Il sera souvent question ici des documents écrits par les francophones pour leurs propres maux, soit un corpus de 365 consultations, 154 étant féminines et 211 masculines.
23 Sur cette distinction, voir Ruberg Willemijn, « The Letter as Medicine : Studying Health and Illness in Dutch Daily Correspondence (1770-1850) », Social History of Medicine, vol. 23, nº 3, 2010, p. 492-508.
24 Pour une démarche similaire, voir Forster Elborg, « From the Patient’s Point of View : Illness and Health in the Letters of Liselotte von der Pfalz (1652-1722) », Bulletin of the History of Medicine, nº 60, 1986, p. 297-320 ; Duden Barbara, The Woman Beneath the Skin : a Doctor’s Patients in Eighteenth-Century Germany, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1991 ; Smith Lisa, Women’s Health Care in England and France (1650-1775), PhD thesis, University of Essex, 2001.
25 Dorlin Elsa, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2009.
26 Stolberg Michael, « A Woman’s Hell ? Medical Perceptions of Menopause in Preindustrial Europe », Bulletin of the History of Medicine, nº 73/3, 1999, p. 404-428.
27 Lowy Ilana et Gardey Delphine (dir.), L’invention du naturel : les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2000, p. 11-13.
28 Pilloud Séverine, Les mots du corps, op. cit., p. 219-368 ; Rieder Philip, La figure du patient au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010, p. 297-420.
29 J’entends, par genre, le système produisant une bipartition hiérarchisée entre les sexes et les valeurs qui y sont associées ; les sexes renvoient donc aux catégories (homme/femme) produites par ce système.
30 Gélis Jacques, La sage-femme ou le médecin : une nouvelle conception de la vie, Paris, Fayard, 1988.
31 Jahan Sébastien, Le corps des Lumières : émancipation de l’individu ou nouvelles servitudes, Paris, Belin, 2006, p. 169-174.
32 Stolberg Michael, « A Woman Down to her Bones : the Anatomy of Sexual Difference in the Sixteenth and Early Seventeeth Centuries », Isis, vol. 94, nº 2, juin 2003, p. 274-299.
33 Et à son article programmatique, Porter Roy, « The Patient’s View : Doing Medical History from Below », Theory and Society, nº 14, 1985, p. 175-198. On lira avec profit ces deux bilans historiographiques : Pilloud Séverine, Les mots du corps, op. cit., p. 19-25 ; Rieder Philip, La figure du patient, op. cit., p. 12-20.
34 Faure Olivier, « Les voies multiples de la médicalisation », Revue d’histoire moderne et contemporaine, nº 43/4, octobre-décembre 1996, p. 574 ; voir aussi Pilloud Séverine, Les mots du corps, op. cit., p. 21.
35 Hugon Anne, « Les sages-femmes africaines en contexte colonial : auxiliaires de l’accouchement ou agents de la médicalisation ? Le cas du Ghana, des années 1930 aux années 1950 », in Patrice Bourdelais (dir.), La diffusion de nouvelles pratiques de santé : acteurs, dynamiques, enjeux, Paris, Belin, 2005, p. 175-193.
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