« N’est-ce pas du Soleil le palais et l’ouvrage ? »
p. 7-12
Texte intégral
1En 1681, « Messire Brice Bauderon, seigneur de Senecey, lieutenant général au baillage de Mâconnais et siège présidial de Mâcon » publia L’Apollon françois, ou Le Paralelle des vertus héroïques du Très-Auguste, Très-Puissant et Très-Invincible Roy de France et de Navarre Louis le Grand XIV de ce nom. Avec les propriétés et les qualités du Soleil. En 1686, « Monsieur de Vertron, de l’Académie Royale d’Arles, historiographe de Sa Majesté » publiait Le nouveau Panthéon, ou Le rapport des divinitez du paganisme, des héros de l’Antiquité, et des princes surnommez Grands, aux vertus et actions de Louis le Grand. Face à la page de titre, un frontispice montre Versailles précédé de ses cours et au-dessus, dans un ciel immense, l’assemblée des dieux siégeant sur des nuages, avec au sommet Apollon, la lyre et le sceptre en main, irradiant des rayons qui des nues tombent jusqu’au château (fig. 1). Parmi les inscriptions composées pour les statues, les monuments, les palais de Sa Majesté ou les maisons royales, on peut lire :
« Ô vous que la beauté de Versailles surprend,
Cessez d’en admirer la gloire et l’avantage ;
Pourquoi vous étonner, s’il vous paroist si grand ?
N’est-ce pas du SOLEIL le Palais et l’ouvrage ? »
2Ces gloses provinciales venaient orner le syllogisme énoncé par André Félibien à l’orée de sa Description sommaire du chasteau de Versailles en 1674 : « comme le Soleil est la Devise du Roy, et que les Poëtes confondent le Soleil et Apollon. Il n’y a rien dans cette superbe Maison qui n’ait raport à cette divinité ». L’actuel logo du site a repris l’association du Soleil et du château : inscrite dans un demi-cercle, la face rayonnante d’Apollon rhodien s’élève au-dessus du bandeau inscrit château de versailles, comme l’Apollon de Tuby enlevant son quadrige au-dessus des eaux à l’extrémité du parc. N’est-ce pas la magie de ces deux mots accolés, le fantasme de la demeure d’un dieu, qui fait accourir les foules du monde entier ? Conscientes du magnétisme exercé à l’ère du tourisme de masse, les administrations successives se sont appliquées depuis quelques décennies à conforter, magnifier, ressusciter, (métamorphoser ?) Versailles en palais du Soleil. Les spectaculaires restaurations de la façade sur cour, le flamboiement des ors de la grille royale recréée, les statues des corniches ou des faitières des toitures sont la traduction d’une stratégie.
3Surprendra-t-on cependant en disant qu’il y eut peu d’Apollon dans le Versailles de Louis XIV, et que s’il y en eut peu, c’est qu’il fut rapidement disgracié ? Dans un essai iconoclaste en 1986, Hélène Himelfarb, s’interrogeant sur « l’illustre symbolique solaire », s’étonnait « qu’il eut fallu attendre la thèse de Francastel (1930) pour s’aviser clairement qu’elle disparaît de Versailles avec les années 1680 pour se voir substituer tantôt l’allégorie ouvertement politique […] et tantôt la juxtaposition hédonique de sujets de la fable sans programmation systématique1 ». La disgrâce d’Apollon n’est pas qu’une affaire de changement de mode ou de goût. Elle pourrait servir de métaphore tant en ce qui concerne l’édification de Versailles que du ressenti dont il fut l’objet. Après le départ de la monarchie en octobre 1789, l’affectation muséale du château a fait oublier sa fonction première. Vidé de ses meubles et entrepôt d’œuvres d’art issues des confiscations révolutionnaires, musée de l’histoire de France par la volonté de Louis-Philippe qui y accumula par centaines tableaux de batailles, portraits et statues, musée de l’art français du xviiie siècle avec le conservateur Pierre de Nolhac au tournant des années 1900, ce n’est qu’au xxe siècle que ses administrateurs commencèrent à le considérer pour lui-même. La résurrection du Versailles royal fut le projet qui associa la recherche archivistique, la restauration des bâtiments et des jardins, des espaces et des décors, et l’indispensable remeublement, facteur de la vie retrouvée. Versailles est devenu un monument historique, et c’est ainsi qu’il est offert aux visiteurs du monde entier ; c’est dans une perspective esthétique et culturelle qu’il est objet d’étude, qu’il connaît dans les médias un engouement sans précédent. Est-il pour autant compris ? Versailles fut créé par Louis XIV non pour être une œuvre d’art, mais pour être la matérialisation d’un projet politique, la gouvernance d’un royaume, et d’un imaginaire, celui de la souveraineté absolue. C’est à cette lecture en termes de stratégie qu’on voudrait procéder ici : considérer Versailles comme le lieu de l’éloquence du roi, suivre les différentes étapes de sa profération, estimer son effet performatif, ses limites, voire son obsolescence.
Figure 1. – Claude-Charles Guyonnet de Vertron, Le nouveau Panthéon, ou Le rapport des divinitez du paganisme […] (frontispice), Paris, J. Morel, 1686.

4Le Versailles de Louis XIV est un monument tout politique. Certes en 1710 après cinquante années d’exaltation monarchique, Dieu est honoré avec éclat, ne l’ayant été jusqu’alors que clandestinement. Lorsque Versailles n’était pas encore résidence d’État, la chapelle occupa des espaces indifférenciés à l’extrémité des avant-corps. Projetée dès l’installation de la cour en 1682, la construction d’un bâtiment spécifique fut retardée, dit-on, par les guerres qui consommaient les subsides. Quelques mises en perspective sont alors nécessaires. Commencée en juin 1681, inaugurée en novembre 1686, la machine de Marly élevant les eaux de la Seine pour alimenter les fontaines coûta un total de 5,432 millions de livres. Entre 1685 et août 1688, les travaux du canal de l’Eure et de l’aqueduc de Maintenon coûtèrent 9,2 millions de livres. De 1689 à 1715, Marly (entrepris dès1682) coûta 7,5 millions de livres2. Les guerres permanentes de 1688 à 1714 (avec une interruption de trois ans, 1698-1701) n’asséchèrent donc pas les finances royales. La chapelle n’était manifestement pas la priorité. Avec un coût de 2,5 millions de livres, la dépense est modeste en comparaison avec celles engagées pour le roi. Contrairement à certains comme l’abbé Guillou3, nous ne considérerons donc pas la chapelle comme l’achèvement, le point d’orgue du Versailles de Louis XIV, mais comme une pièce rapportée, certes somptueuse, mais étrangère à l’entreprise versaillaise ; c’est pourquoi nous la laisserons de côté dans ce livre, d’autant plus sereinement qu’Alexandre Maral lui a consacré des travaux définitifs4.
5 Caisse de résonnance de la monarchie, Versailles ferme ses portes le 9 septembre 1715 lorsque le cortège funèbre de Louis XIV quitte le château pour Saint-Denis après le départ du petit Louis XV pour Vincennes, qui sera suivi de son installation aux Tuileries. Quand le roi de France retrouve Versailles le 15 juin 1722, les temps ont changé. Certes Louis XV achèvera l’œuvre de son aïeul, avec le plafond d’Hercule de Lemoyne, les groupes du bassin de Saturne, l’opéra enfin, mais ce ne sont pas là des réalisations « politiques ». En 1752, par contre, l’escalier « du roi » dit « des Ambassadeurs » est détruit pour laisser place aux aménagements nécessaires à l’abondante progéniture royale. Le désir de confort et d’intimité conduit à la multiplication des petits appartements, tandis que les projets de reconstruction (escaliers et façades sur cour) visent à un alignement sur les normes européennes. Au xviiie siècle, Versailles n’est plus le lieu d’une éloquence politique.
6L’imaginaire monarchique qui s’exprime à Versailles passa par plusieurs étapes tant pour le contenu que pour les modalités. Il y eut d’abord le Versailles solaire, relayé par tous les médias, notamment par une proliférante littérature courtisane, qui eurent pour effet de faire passer cette séquence pourtant brève comme le tout. Il faut s’interroger sur l’origine de cette thématique apollinienne adoptée par la monarchie française et sur son mode d’expression à Versailles. Les vecteurs en sont la statuaire du jardin et des façades occidentales en regard, ainsi que les programmes iconographiques peints aux coupoles des « salons » composant les Grands Appartements. Associant les figures de la mythologie et de l’histoire antique aux allégories codifiées par Cesare Ripa dans son Iconologia (1598) et adaptées par Jean Baudoin (1643), ce vocabulaire, qui ressort de ce que le xviie siècle appelle tout simplement « la fable », a pu être qualifié de « mythistorique » par Jean-Marie Apostolidès (1981). Dans les années 1680 se produisit cette disgrâce d’Apollon constatée par Francastel, c’est-à-dire l’abandon du discours mythologique et antiquisant pour un discours « politique » ou « historique » avec pour seul héros le roi. Changement de paradigme, non de parti figuratif. Les programmes réalisés alors sur les parois et au plafond de l’escalier des Ambassadeurs puis dans la voûte de la galerie des Glaces sont d’une grande complexité, et doivent être appréciés non seulement pour leur qualité esthétique, mais pour la stratégie qui s’y déploie. S’il faut se contenter pour l’escalier disparu des descriptions et documents graphiques, la galerie offre, depuis sa restauration en 2007, une lisibilité parfaite des figures que l’on peut expliciter en usant de l’abondante documentation produite par des officiers ou pensionnés de la monarchie par laquelle on peut connaître les intentions des concepteurs. Ce livre se propose de donner au lecteur – et au visiteur – les indispensables clefs pour décrypter leur éloquence muette, à l’instar des livrets qui étaient disposés, au temps du Grand Roi, sur les tables de la galerie à l’intention des curieux.
7Cette étape des programmes iconographiques composant ce qu’on peut nommer « la trilogie de Versailles » (Grands Appartements, escalier des Ambassadeurs, galerie des Glaces) est achevée lorsque la cour s’installe en 1682, c’est-à-dire lorsque commence la période proprement dite de Versailles capitale. Il ne faut donc pas réduire l’éloquence du roi à la seule trilogie, mais prendre aussi en compte ce qui sera réalisé dans les trois décennies qui suivirent les « vingt glorieuses ». D’autres modalités sont alors mises en œuvre. L’éloquence de Versailles ne se trouve pas uniquement là où nous accordons une valeur performative par excellence. Il faut nous déprendre de nos propres modes d’appréhension. Les jeux d’eau, par exemple, pour plaisants, voire étonnants, que nous les trouvions, ne nous paraissent pas pour autant des performances. La technologie d’aujourd’hui rend possible les spectacles hydrauliques les plus sophistiqués. Ils étaient au temps de Louis XIV la quintessence du rare. Seul le roi de France avait les moyens financiers, humains, matériels et scientifiques pour faire venir l’eau sur un plateau mal drainé, l’élever d’une rivière en contrebas, détourner le cours d’une autre, l’utiliser de toutes les manières, la faire jaillir à des hauteurs atteintes nulle part ailleurs. Inversement, la galerie des Glaces qui nous émerveille pouvait trouver son presque équivalent à Rome avec la galerie Colonna, sans parler des galeries vaticanes et de tant d’autres dans les palais italiens ou les résidences princières de l’Empire, voire, toute proche, celle de Monsieur à Saint-Cloud, dont le roi avait pu craindre que la sienne aurait du mal à la dépasser. Nous connaissons les tours diplomatiques organisés par Louis XIV dans ses jardins, avec pour but de faire voir non ses statues rivalisant avec celles des cardinaux romains, mais ses fontaines sans égales et le jeu de leurs eaux, allant jusqu’à rédiger de sa main ses instructions. Les plus grandes dépenses, on l’a dit, furent engagées pour amener l’eau au château. Cette entreprise ne se borna pas à des performances techniques, elle fut l’occasion – et n’aurait-ce pas été le motif principal ? – de rivaliser avec l’hydraulique somptuaire des romains par la construction de l’aqueduc de Maintenon. Ce « paradigme d’Auguste », qui se manifeste avec le changement de statut de Versailles lorsque la maison des champs devient résidence d’État, est un tournant essentiel dans l’éloquence du lieu, projection du fantasme d’absolutisme qui se déploie alors pleinement sur le mode impérial antique avec le réaménagement des jardins, l’édification de Marly et de Trianon.
8Si Louis XIV prescrivit personnellement sa Manière de montrer les jardins de Versailles, c’est qu’il voulait assigner un sens – pas seulement stipuler un itinéraire, mais surtout induire une signification. Ce qui est en jeu alors est la dialectique entre la production des signes du roi et leur « consommation » par le public. L’éloquence de Versailles n’est pas seulement dans la profération, elle est aussi dans la réception. À côté du Versailles « objectif », l’immense déploiement des façades et des cours, des terrasses et des allées, des parterres et des jeux d’eau, le chatoiement des décors, l’accumulation des œuvres d’art et des trésors, existe un Versailles « subjectif », fabriqué par l’usager en fonction de ses désirs, de sa culture, des stratégies qu’il désire mettre en œuvre dans sa relation avec le maître des lieux, adulation ou exécration. Le fonctionnement des signes, et pas seulement leur production, doit être pris en compte pour évaluer la pertinence du discours de Versailles, que l’on pourrait qualifier, comme Ménestrier le fait de la peinture, d’« éloquence muette ». Cette enquête peut être menée à partir des récits, mémoires, lettres de particuliers, autant de constructions subjectives dont on ne peut affirmer le caractère représentatif. Il existe par contre une source qui peut renseigner sur les usages collectifs : l’abondante littérature des « Versailles de papier ». Les modes d’emploi de la résidence s’y révèlent à l’usage des strates sociales différentes qui en constituèrent les hôtes successifs. Lorsqu’elle était maison des champs, écrin des fêtes de nuit pour une cour galante et restreinte, villégiature pour précieuses et mondaines, versificateurs et romanciers – romancières plutôt – en firent le palais du Soleil qu’elle ne fut sans doute jamais. Lorsque se profila sa promotion comme résidence d’État – la décision fut prise au zénith des victoires, en 1678 – et que la disgrâce d’Apollon débutant, furent réalisés les décors de l’escalier et de la galerie, il fallut expliquer, à l’usage du personnel politique ou diplomatique désormais hôte des lieux, la signification des programmes que la convenance avait parés d’un langage mystérieux. Historiographes et gens du roi s’y employèrent. Louis-Auguste, Apollon oublié, dota alors ses jardins de la parure impériale de centaines de statues, tandis que disparaissaient les itinéraires ésotériques du mythe apollinien. Les jardins de Versailles devenaient le musée à ciel ouvert de la culture antique, et c’est bien ainsi que l’appréciaient les courtisans trompant leur ennui dans la promenade, comme le public issu des classes urbaines cultivées, désormais visiteurs assidus, et déjà les « touristes », ces aristocrates adeptes du « grand tour » dans les capitales européennes.
9Le but de ce livre est de se démarquer de l’inflation de littérature agiographique qui fait de Versailles « le plus beau palais du monde », oubliant qu’il a d’abord été, pour son créateur, plus prosaïquement, un outil de gouvernement. En décrypter les intentions, en évaluer les effets. En 1999, dans Versailles ou la figure du roi, cette démarche m’avait conduit à centrer le propos sur la représentation du prince, privilégiant l’imagerie héroïque héritée de la tradition italianisante. J’ai voulu ici considérer la totalité de la création versaillaise durant le long règne du Grand Roi, lorsque s’épuisent les effets d’un mode de représentation et que l’expression de la toute puissance est à la recherche de nouvelles formules. Versailles devient alors la tentative extrême d’une mise en signe de cet absolu de force où Louis Marin reconnaît le vouloir ultime de la souveraineté.
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