Le duc de Vendôme en Italie (1702-1706)
p. 191-203
Texte intégral
1Louis-Joseph duc de Vendôme (1654-1712) est l’un des généraux les plus célèbres de la fin du règne de Louis XIV1. Il est habituellement présenté comme l’un des chefs les plus compétents, ou du moins les plus heureux de son temps. Pourtant, il n’a pas fait l’unanimité. Un contemporain tel que Saint-Simon se montre particulièrement virulent dans ses Mémoires, tandis que Folard, qui a servi sous ses ordres en Italie, a exprimé certaines critiques, notamment dans le domaine tactique. En revanche, le chevalier de Quincy, qui s’y trouvait également, le célèbre presque toujours dans ses Mémoires. Les années de commandement en Italie ont permis à Vendôme de parfaire sa réputation de général. Elles incarnent son sommet de gloire, si bien qu’un de ses probables anciens secrétaires, un certain Gérard Mousse, a rédigé un manuscrit narrant lesdites campagnes (à la demande de la duchesse de Vendôme ?). Ce recueil, conservé aux Archives nationales, n’a jamais été imprimé2. Le dessein de son auteur est apologétique, à l’instar de celui d’une autre œuvre, restée essentiellement inédite : l’Histoire de Louis-Joseph duc de Vendôme3 du chevalier de Bellerive4.
2Succédant à celles d’un général traditionnellement moqué pour son incompétence (Villeroy), les actions de Vendôme en Italie sont d’autant mieux perçues qu’on lui attribue trois succès mémorables : Luzzara, Cassano et Calcinato. Enfin, peu après son départ de l’armée, celle-ci a subi l’un des plus grands désastres de son histoire avec la déroute de Turin, suivie de l’évacuation catastrophique du Piémont.
3Le duc de Vendôme jouit d’une réputation globalement immaculée pour ses années en Italie. Toutefois, quelques historiens ont exprimé des réserves, à l’exemple d’Ernest Moret5, qui a le mérite d’avoir mené son analyse en n’étant pas obnubilé par les mœurs scandaleuses du personnage. Parmi les contempteurs de ce dernier, Madame de Maintenon figure en bonne place. Des causes morales peuvent être instantanément invoquées, mais ce serait jeter un voile concernant l’opinion de l’épouse morganatique de Louis XIV sur les événements militaires. Le 18 mars 1709, elle a affirmé que « nous lui devons la perte entière [de l’Italie] par le siège de Turin qu’il vint persuader au roi6 ». Elle rejoint ici l’opinion du maréchal de Tessé, qui écrivit à la princesse des Ursins le 29 décembre 1708 que Vendôme était « celui qui a perdu l’Italie7 ». Une analyse plus fine des campagnes de Vendôme dans la péninsule révèle plusieurs erreurs et manquements, qui n’ont pas été pour peu dans la catastrophe de 1706. Pourquoi ce général, qui est parvenu pourtant à accroître sa réputation au fil de ces quatre années, a-t-il été responsable des défaillances à l’origine du désastre final ?
Des espoirs à l’échec
4Quand la nouvelle de la nomination de Vendôme à l’armée d’Italie le 9 février 1702 a été connue, les attentes se sont avérées immenses. Il était attendu « comme les Juifs attendent le Messie », selon Tessé dans une lettre du 11 avril 1702 à Pontchartrain. La menace constituée par le prince Eugène, qui avait failli prendre par surprise Crémone et était parvenu à capturer le maréchal de Villeroy (remplacé par Vendôme), était pesante. Le Milanais espagnol devait se préparer à une invasion des Impériaux, tandis que le duc de Savoie, allié ambigu, n’attendait que l’occasion de pouvoir tourner casaque. Le fil des événements montre comment Vendôme a provoqué un enlisement des opérations, au lieu de rechercher le meilleur moyen d’écarter la menace des Impériaux, tout en soumettant le Piémont.
5Au printemps 1702, l’objectif principal était de défendre la Lombardie contre les Impériaux. Cette mission défensive était difficile pour Vendôme, dans la mesure où il n’était pas à l’aise dans ce type d’opérations. Folard dit d’ailleurs que « la guerre de défensive, moins brillante, mais plus savante et plus profonde, n’étoit pas le fait de M. de Vendôme », qui s’est « trouvé toujours très embarrassé lorsqu’il s’y voyoit réduit8 ». De plus, l’éloignement du théâtre d’opérations italien réduisait la possibilité d’une « stratégie de cabinet », contrairement à la Flandre. Néanmoins, Vendôme avait un atout psychologique de départ, en ayant à ses côtés le jeune Philippe V, roi d’Espagne et donc duc de Milan.
6Le prince Eugène menaçait Mantoue, dont la prise ouvrait les portes de la Lombardie. Tant qu’il n’avait pas reçu les renforts nécessaires devant porter son armée à 80000 hommes, Vendôme était dans l’incapacité de prendre l’initiative avec les 20000 hommes dont il disposait. Toutefois, de bonnes dispositions pour entretenir ses troupes ainsi que le choix d’une bonne ligne défensive sur l’Adda lui permirent d’éloigner les Impériaux du Mantouan et du Crémonais.
7C’est après cela que Vendôme a commencé à disperser ses effectifs pour la défense du Milanais et la prise de places fortes susceptibles d’avoir une importance stratégique. C’est à cette occasion qu’il a été confronté à Eugène au combat de Luzzara (15 août 1702), dont le caractère indécis explique pourquoi les deux protagonistes ont revendiqué la victoire. L’enjeu a été ensuite d’établir des quartiers d’hiver facilitant la défense de la Lombardie. La prise de Governolo en décembre l’a permis, tout en offrant un avantage psychologique aux Franco-Espagnols. Par ailleurs, Eugène a été appelé auprès de son maître pour le conseiller en matière militaire à la Cour de Vienne, à un moment opportun puisqu’il n’a pu choisir une ligne défensive satisfaisante.
8La situation de Vendôme était donc des plus favorables au début de l’année 1703. C’était sans compter sur l’arrivée de Guido Starhemberg, excellent général à l’esprit organisé, qualité d’autant plus appréciable que les troupes étaient diminuées. « L’Empereur donnoit toujours [au prince Eugène] des armées brillantes, et, lorsqu’elles étoient détruites, M. de Stahremberg [sic] en étoit chargé9 », affirme le chevalier de Quincy. La campagne, commencée à la fin du mois de mai, n’a été marquée que par la prise de petites places fortes sans importance. N’ayant préparé aucun projet tactique concret et définitif, Vendôme « amusait le Roi de bicoques emportées, de succès de trois ou quatre cents hommes, de projets qui ne s’exécutaient point10 », ironise Saint-Simon. Les opérations ne se résumaient qu’à des coups de main, ponctuées d’alertes sérieuses comme l’attaque surprise de Starhemberg au matin du 7 juin 1703 pour empêcher Vendôme d’investir Ostiglia, accompagnée de l’ouverture d’écluses pour inonder les positions franco-espagnoles. Le général français voulut répliquer de la même façon quelques jours plus tard, mais les eaux du Pô étaient trop basses. Aucun projet pour chasser les Impériaux d’Italie ne fut sérieusement préparé. Vendôme, craignant de prendre des initiatives, temporisait en sollicitant l’avis de Louis XIV, qui lui avait pourtant signifié que l’Italie n’était pas la Flandre.
9Le duc n’a plus eu à concevoir un plan de son côté, puisqu’il a été heureusement sollicité pour aider le projet d’offensive vers Vienne conçu par le maréchal de Villars, mais finalement avorté par la crainte de Louis XIV de voir l’armée coupée de la France ainsi que par la volonté de l’électeur de Bavière de s’emparer pour son propre compte du Tyrol. C’est d’ailleurs là-bas que Vendôme devait rejoindre l’armée de l’électeur, en passant par le Trentin.
10Comme en Espagne à la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, il a réprimé les paysans locaux ayant perturbé sa marche et la prise de places, brûlant de nombreux villages, chose qu’il a réitérée lorsqu’il a battu en retraite. En effet, quand le projet de Villars a été abandonné, Vendôme, qui avait échoué à prendre Trente en septembre, a dû revenir en Lombardie, au moment où le duc de Savoie Victor-Amédée a changé de camp. L’arrestation des troupes savoyardes se trouvant parmi les Franco-Espagnols n’a pas fléchi Victor-Amédée. Vendôme avait à agir sur deux fronts. Il était pris dans un étau. Dans l’urgence, il s’est porté vers le Piémont, mais le dégarnissement de la frontière orientale de la Lombardie a favorisé Starhemberg, qui est parvenu par une marche rapide à rejoindre le duc de Savoie pour l’aider à lutter contre les Franco-Espagnols. Vendôme était dans l’incapacité d’empêcher Victor-Amédée d’avoir des renforts des Impériaux.
11La tournure prise par la guerre en Italie a obligé Vendôme à mener une guerre de siège afin de réduire lentement les positions de Victor-Amédée en Piémont, la Savoie elle-même ayant été occupée par les Français pour faciliter les communications et l’approvisionnement d’une armée menacée d’isolement avec le royaume de France. La campagne de 1704 a été surnommée « la campagne des sièges », ceux de Verceil, Ivrée et Verrue. Les opérations menées depuis le Dauphiné ont été plus heureuses, La Feuillade (gendre de Chamillart) menaçant le Piémont à l’ouest après la prise de Suse en juin.
12Vendôme était peu porté sur la guerre de siège, si bien que les entreprises menées dans ce domaine se sont avérées longues. Si Verceil n’a pris qu’un mois et Ivrée (investie avant même la prise de la première) un peu moins, il n’en a pas été de même pour Verrue dont le duc ne s’est emparé qu’au bout de six mois. Le duc de Savoie et Starhemberg avaient failli rompre le siège à la fin du mois de décembre, tandis que l’investissement incomplet de la place permettait son approvisionnement via Crescentin. Ce n’est qu’après la prise tardive de cette position que Verrue tomba en avril 1705.
13L’année 1705 fut favorable aux Franco-Espagnols, même si l’opiniâtreté de Victor-Amédée obligeait ceux-ci à occuper ses États place par place, en détruisant leurs fortifications afin de ne pas avoir à y mettre en garnison trop de troupes pour les défendre. La difficulté était que le prince Eugène menaçait la Lombardie avec une nouvelle armée. Le Grand Prieur, frère de Vendôme, ne fut pas capable de l’empêcher d’y pénétrer. Le duc fut obligé de s’y porter, avant de retourner en Piémont assiéger Chivas. Il dut dès juillet retourner en Lombardie et confier le siège à La Feuillade, car Eugène, qui cherchait à opérer une jonction avec le duc de Savoie et à anéantir les opérations françaises en Piémont, avançait inexorablement. Le 16 août 1705 eut lieu la bataille de Cassano. Ce combat indécis discrédita définitivement le Grand Prieur, qui avait précipitamment quitté le champ de bataille. Vendôme fut peut-être aussi gagné temporairement par le désarroi, mais les officiers généraux subalternes réussirent à contenir Eugène et le duc reprit son rôle, donnant de sa personne. L’essentiel était qu’Eugène n’ait pas pu entrer plus profondément en Lombardie. Néanmoins, cet épisode met en lumière le fait que les seconds de Vendôme ont joué un rôle non négligeable dans le maintien des opérations militaires, sachant pallier les erreurs et manquements de leur général.
14Après Cassano, Vendôme tâcha de maîtriser la frontière de l’Adda par des marches et la prise de petites places. Il put rétablir une situation compromise au début de la campagne par son frère, définitivement écarté du commandement des armées, si bien que le chevalier de Quincy a pu écrire dans ses Mémoires que la campagne de 1705 « est une des plus belles et des plus savantes du duc de Vendôme, et où sa valeur, sa prudence, sa conduite et sa fermeté ont paru avec le plus d’éclat11 ». Au même moment fut perdue l’occasion de réduire la résistance de Victor-Amédée en reportant le siège de Turin, alors que son armée était diminuée, Eugène n’ayant pu venir le renforcer. Celui-ci, qui avait dû se replier dans la république de Venise, État pourtant neutre, au risque de l’amener à se ranger aux côtés de la France, subissait une difficulté similaire. Son armée souffrait de problèmes d’approvisionnement et d’effectifs. Il exigeait des renforts.
15Revenu en France entre janvier et avril 1706, Vendôme laissa le commandement au comte de Médavy qui eut ordre de ne pas mener d’actions contre les Impériaux, alors qu’ils étaient à leur point le plus faible et qu’Eugène se trouvait à Vienne, ayant laissé le commandement à Reventlow.
16Le 19 avril, Vendôme remporta la victoire de Calcinato. Les Impériaux se replièrent en désordre, en deçà de leur position au début de la guerre de Succession d’Espagne. L’absence de poursuite, qui aurait pu terminer la guerre en Italie d’après Feuquières12, fut d’autant plus dommageable que les vaincus croisèrent les renforts amenés par le prince Eugène. Celui-ci rétablit le moral et l’organisation des Impériaux.
17L’été venu, l’objectif d’Eugène était de franchir l’Adige afin de venir secourir Victor-Amédée dont la capitale, Turin, était investie depuis le début du mois de juin. Vendôme, croyant que sa ligne de défense (pourtant trop étendue et mince) suffisait, eut la surprise de voir son adversaire la franchir aisément le 12 juillet 1706, entraînant un repli des Franco-Espagnols sur le Mincio. Quelques jours après, le duc de Vendôme reçut l’ordre de remplacer à l’armée de Flandres le maréchal de Villeroy, vaincu le 23 avril précédent à Ramillies. Il n’eut pas l’occasion de voir la jonction d’Eugène avec Victor-Amédée et le désastre final sous les murs de Turin.
18Cette chronologie succincte des actions de Vendôme en Italie suggère des manquements, dont ont su profiter les Impériaux, menés par des généraux de qualité comme Starhemberg et le prince Eugène. Trois batailles ont été livrées, à l’avantage de Vendôme, mais sans qu’elles soient décisives. Le cas de Calcinato est le plus notable. Au même moment, la guerre de siège n’a pas forcé le duc de Savoie à demander la paix. Un sentiment d’inefficacité, malgré des opérations censées être couronnées de succès, apparaît. En quoi Vendôme a-t-il favorisé cette situation ?
Vendôme, un général velléitaire aux vues courtes
19Le chevalier de Quincy considérait Vendôme comme un général désintéressé. Celui-ci tâchait de se présenter sous une apparence modeste afin de marquer sa proximité avec ses troupes, même s’il s’agissait en partie d’un subterfuge pour donner quelque lustre à sa saleté habituelle, narrée avec mordant par Saint-Simon. Populaire auprès des soldats, il l’était bien moins aux yeux des officiers, notamment des généraux.
20Le désintéressement à l’armée dissimulait mal une ambition dévorante. Descendant d’Henri IV par bâtardise, il appartenait aux princes légitimés, au rang ambigu. Son grand dessein était de se rapprocher des princes du sang. Le commandement des armées devait réaliser ce souhait, mais il fallait pour cela commander les maréchaux de France. Contrairement à ce qu’on lit malheureusement encore trop souvent, le duc de Vendôme n’a jamais été lui-même maréchal, Louis XIV ayant jugé que cet office était en deçà de ses origines royales. À la fin de l’année 1703, le duc s’inquiéta de l’arrivée en Italie de Tessé, qui venait d’être promu maréchal de France et était donc susceptible d’avoir Vendôme sous ses ordres. En effet, ce dernier n’avait que le grade de lieutenant général des armées du roi et ne pouvait prétendre aux mêmes prérogatives que les princes du sang, seuls capables d’avoir autorité sur les maréchaux de France. Afin d’éviter des dissensions dans un contexte difficile (l’échec de l’opération du Trentin et la défection du duc de Savoie), Louis XIV confia une armée séparée à Tessé. La revendication d’un commandement de Vendôme sur les maréchaux perturba également l’organisation des armées, le maréchal de Villars refusant même de servir en Italie.
21Si Vendôme laissa l’armée au début de l’année 1706, manquant une occasion de chasser les Impériaux d’Italie13, c’est parce qu’il était parti démarcher auprès de Louis XIV une patente lui conférant le fameux commandement sur les maréchaux. Obnubilé par l’acquisition d’un rang supérieur au leur, soucieux de se distinguer des autres ducs-pairs et de se rapprocher le plus possible des princes du sang ailleurs qu’au Parlement de Paris, il mit ses ambitions princières avant les impératifs tactiques.
22Par ailleurs Vendôme a négligé à de nombreuses reprises la logistique. Dès sa première campagne italienne, il n’a pas prêté une grande attention aux besoins d’approvisionnement et d’entretien des soldats et des chevaux. Les maladies ont joué un rôle dans l’affaiblissement de son armée, a fortiori pendant les périodes d’inertie comme au début de la campagne de 1703, ou de stagnation, ainsi lors du siège de Verrue, long et meurtrier. Les désertions n’étaient pas rares, afin d’échapper aux privations et aux maladies.
23Vendôme relativisait beaucoup les pertes subies par son armée. Le chevalier de Quincy se souvient dans ses Mémoires de la légèreté dont a fait preuve le général lors de la retraite du Trentin, au cours de laquelle les chevaux ont été atteints du « mal de feu », inflammation mortelle du cerveau. 40 % des cavaliers avaient perdu leur monture. « Tant mieux, comme dit Arlequin ; nous en décamperons plus vite, et nous en marcherons plus aisément », a badiné Vendôme face aux officiers qui lui exposaient la situation critique de la cavalerie14.
24Des erreurs ont aussi été commises quant à la disposition des troupes sur un territoire assez vaste, englobant le Piémont et la Lombardie. La plus marquante a probablement été celle mentionnée par Montesquieu dans ses Voyages, lorsqu’il a relaté sa rencontre avec Bonneval, officier français ayant combattu sous les ordres de Vendôme avant de passer au service du Saint-Empire. Pour Bonneval, l’échec italien tient essentiellement en un facteur : la disposition de garnisons dans plusieurs places fortes, diminuant de fait la puissance de l’armée franco-espagnole destinée à mener les opérations de mouvements. L’expérience catalane avait incité Vendôme à éviter que le retour des troupes adverses dans des places leur ayant été prises soit synonyme de reconstruction des fortifications. L’armée d’Italie n’était pas à l’abri de cette éventualité, d’autant plus qu’Asti avait été perdue en septembre 1705 par une terrible méprise, la confusion avec Acqui. L’ordre de La Feuillade avait été envoyé au gouverneur de la première place au lieu de la seconde. Victor-Amédée et Starhemberg ont profité de l’erreur pour s’emparer d’Asti, privant les Franco-Espagnols d’une place stratégique pour encercler Turin en vue de son siège.
25Selon Bonneval, Vendôme voulait « toujours conserver toute l’Italie, jusqu’au moindre village, de manière qu’avec 65000 ou 70000 hommes », par conséquent, il « étoit toujours aussi foible, quelquefois plus, que le prince Eugène, qui n’avoit rien à garder15 ». Ce dernier disait d’ailleurs « qu’il ne se soucieroit pas qu’un ennemi plus foible prît des places, parce qu’il lui prendroit son armée avec ses places16 ». Ce choix et l’extension de lignes de défenses sur une trop longue distance ont favorisé Eugène, qui a toujours su pénétrer en Lombardie sans trop de difficultés.
26Le point critique majeur est certainement le siège de Turin, maintes fois reporté, et réalisé au moment le moins opportun. L’historiographie ne se focalise quasiment que sur un élément, à savoir l’attaque concentrée sur la citadelle, soit le point le plus difficile. La Feuillade a été discrédité à jamais, d’autant plus qu’il n’aurait pas suivi les conseils d’un Vauban pourtant éloigné du terrain, ayant érigé ses idées en système, alors que ses méthodes commençaient à être délaissées au profit d’actions plus rapides, ainsi à Kehl en 1703 et à Nice en 1706.
27En fait, le gendre de Chamillart était au départ disposé à s’entretenir avec le vieux maréchal. Cependant, Vendôme a eu une influence certaine, dans le but de le convaincre que Turin pouvait être prise de la même manière que Verrue, c’est-à-dire par l’endroit le plus difficile et sans investir entièrement la ville. Il a écrit à Louis XIV « que le siège de Verrue était beaucoup plus difficile que celui de Turin17 » et « que si Sa Majesté avait consulté M. de Vauban, nous n’aurions ni Verrue ni Chivas18 ». Plein de certitudes, le duc n’aimait pas que l’on s’immisce dans ses attributions, par orgueil certainement, mais peut-être aussi pour que l’on ne s’aperçoive pas de son manque de rigueur, de ses défaillances personnelles.
28Les campagnes d’Italie ont été marquées par une absence de vue d’ensemble. Les actions ont plus été motivées par les circonstances. Dans un premier temps, l’unique objectif était de bloquer l’entrée de la Lombardie aux Impériaux, après quoi les principales actions ont été mues par des directives supérieures, à l’exemple de la tentative de jonction avec l’électeur de Bavière, ou par des circonstances plus ou moins imprévues, ainsi la guerre contre le duc de Savoie. En 1705, Vendôme s’est personnellement occupé de la frontière orientale de la Lombardie pour contrer Eugène, laissant les sièges à La Feuillade notamment, tandis que le Milanais était contrôlé depuis 1703 par le prince de Vaudémont. L’étendue du champ d’opérations justifiait cette décentralisation du commandement. Cependant, cette décision a réduit sa vision globale du terrain italien. De plus, il était soupçonné de donner une place plus importante à La Feuillade afin de faire plaisir à Chamillart dont l’influence était importante pour obtenir du roi le pouvoir de commander aux maréchaux.
29Même sur un terrain circonscrit, il arrivait à Vendôme de ne pas conclure ses actions. Sa santé lui jouait des tours, a foritori au regard de sa syphilis mal soignée, qui altérait son discernement. Le chevalier de Quincy le décrit pourtant en train de suivre les mouvements du prince Eugène de près, sans beaucoup s’appuyer toutefois sur des missions de reconnaissance. Celles-ci auraient pu lui révéler la faiblesse des Impériaux hivernant dans la république de Venise. Après Calcinato, il aurait pu les poursuivre et leur infliger une défaite décisive. Les renforts d’Eugène seraient arrivés trop tard, dans un contexte de désarroi face à un adversaire galvanisé par son succès. Ces manquements sont à lier à son habituelle paresse, qui l’empêchait de prendre les devants, n’entrant en action que tard dans la journée, ou brusquement en cas d’alerte.
30Vendôme a laissé échapper de nombreuses opportunités. Il a fait preuve de manquements dans sa gestion de l’armée d’Italie. Leur cumul n’a pas été pour peu dans les défaillances militaires, une fois le duc de Savoie capable de reprendre l’initiative, aidé par le prince Eugène.
Vendôme responsable du désastre italien
31Par ces erreurs, Vendôme avait sa part de responsabilité dans le désastre italien. Il n’était pas le seul, puisqu’on ne peut disculper La Feuillade de sa mauvaise gestion du siège de Turin. Cependant, le petit-cousin du roi avait instillé des pratiques qui, suivies, ont diffusé un modèle négatif, que l’on décèle dans l’échec final.
32Aux yeux des officiers généraux de l’armée d’Italie, le duc de Vendôme était en théorie le plus expérimenté. En effet, il avait déjà commandé une armée au cours de la guerre précédente et la prise finale de Barcelone éclipsait toutes les difficultés qu’il y avait rencontrées. Ce succès de 1697 lui avait conféré une certaine réputation, que des succès relatifs n’ont fait qu’accroître. Il a paru comme un général heureux, sans qu’il procède à des retours d’expérience afin d’éviter les erreurs commises. Au contraire, il jugeait que la fin justifiait le moyen, même si celui-ci était défaillant. La prise de Verrue après un siège long et meurtrier était due à de sérieux manquements aux principes d’investissement de la place, longtemps facilement ravitaillée. Ce succès l’a persuadé que Turin pouvait être prise de la même manière. Un moment hésitant, La Feuillade a choisi de suivre son exemple pour mener ce siège, avec le résultat funeste que l’on connaît. La négligence personnelle que Vendôme affichait n’encourageait pas à la discipline militaire, et ce à toutes les échelles. Tel Condé, il pouvait avoir de bonnes intuitions, mais ce n’était pas suffisant pour mener une campagne décisive. Condé était en difficulté face à un adversaire de qualité, tel Guillaume d’Orange à Seneffe, tout comme Vendôme le fut face au prince Eugène et à Starhemberg. Sa victoire la plus incontestable, Calcinato, a été remportée face à Reventlow, aux qualités plus relatives. De plus, cette manière de commander était l’une des origines de tant d’occasions perdues…
33L’expérience du duc de Vendôme lui permettait de redresser une situation compromise, d’éviter un désastre complet, ainsi lors de la campagne de 1705. Il avait combattu à partir de 1672, avant même la naissance du duc de La Feuillade. Ce dernier n’avait pas eu le temps d’assimiler cette flexibilité qui lui aurait permis de réparer, du moins en partie, une situation critique. Trop jeune, le gendre de Chamillart n’avait pas eu le temps d’assimiler cette solidité mentale exigée d’un général. Il avait quelque peu imité l’attitude hautaine de Vendôme, sans avoir acquis un moral d’acier lui faisant croire à la possibilité de reprendre en main un contexte difficile. Chamillart a voulu élever La Feuillade trop vite et le seul exemple de général d’armée qu’il avait à proximité était Vendôme.
34Fidèle vendômiste, le chevalier de Quincy écrit dans ses Mémoires qu’« on peut dire à sa louange qu’aucun François n’a été si bon citoyen et n’a aimé souverain plus que ce prince : il ne servoit que pour la seule gloire, l’utilité du royaume, et pour avancer les affaires de Sa Majesté19 ». Ce serait oublier les difficultés faites par Vendôme pour ne pas avoir à servir dans la même armée qu’un maréchal de France, ce qui aurait impliqué d’obéir à celui-ci. Ses récriminations ont eu lieu en 1703, lors d’un des moments les plus délicats de la guerre d’Italie. Il s’est obstiné jusqu’en 1706 à avoir le pouvoir de commander les maréchaux. Pire encore, il a retardé le début d’une campagne pour parachever ses démarches, ainsi en cette même année 1706, ce qui a fait manquer l’occasion de défaire les Impériaux bien avant la mise en marche des renforts commandés par le prince Eugène. La Feuillade s’est quant à lui obstiné à vouloir prendre Turin, voulant être récompensé par le bâton.
35Mais après tout, quel officier général ne nourrissait pas d’ambitions ? Le service de l’État était grandement conditionné par la perspective de récompenses, d’une élévation. Il est difficile de croire en une action désintéressée. L’action pour l’État était doublée d’une action par intérêt personnel. Il y avait toujours la sourde espérance d’une promotion ou d’une gratification. Même Vauban, souvent présenté comme le plus désintéressé des grands serviteurs de l’État, n’a cessé de réclamer l’office de maréchal, bien que la carrière de cet ingénieur ait été finalement en elle-même une anomalie.
36Cependant, nous pouvons observer une évolution par rapport aux guerres du début du gouvernement personnel de Louis XIV. L’époque du ministère de Louvois était celle d’une canalisation de l’accession aux plus hautes dignités, avec fort peu de promotions individuelles à l’office de maréchal de France, à l’exemple de Lorges en 1676 et d’Estrées en 1681 (mais il s’agissait plutôt de réparations d’oublis de la fournée de 1675). L’ère Barbezieux a suivi le même principe, sans désignations isolées de maréchaux. En revanche, le ministère de Chamillart est celui qui a vu le plus de promotions isolées, pour des actions remarquables ou perçues comme telles (Villars en 1702, Berwick en 1706, d’Artagnan en 1709) ou pour la participation à des projets (Marsin en 1703, Gacé en 1708, Bezons en 1709). La distinction isolée avait repris de l’importance et elle était plus prestigieuse que l’intégration dans une fournée de maréchaux de France. La Feuillade aurait aimé être élevé pour des raisons similaires à celles qui ont motivé la récompense de Berwick après la prise du château de Nice. Seulement, tant Vendôme que le gendre de Chamillart ont songé en priorité à leur ambition personnelle, en mettant au second plan les impératifs immédiats. D’une certaine manière s’annonçait l’esprit qui s’est développé au cours du xviiie siècle, avec les rivalités préjudiciables à l’équilibre du commandement, comme l’a montré Vendôme en Flandre en 1708.
37C’est d’ailleurs après ce désastre flamand que les critiques sur son commandement en Italie éclatèrent au grand jour, à l’exemple de Madame de Maintenon et du maréchal de Tessé. Vendôme avait été plutôt dédouané jusque-là. Le hasard du calendrier joua en sa faveur. Il quitta l’armée à la mi-juillet 1706, quelques jours après avoir laissé filer le prince Eugène, qui entama sa marche au secours de Turin. Quand le désastre turinois de septembre eut lieu, Vendôme se trouvait en Flandre. Il eut la chance d’être loin de son ancien théâtre d’opérations. Les responsabilités furent imputées à La Feuillade et à Marsin, le duc d’Orléans, investi de son premier commandement, ayant paru impuissant face à deux généraux qu’il jugeait plus expérimentés que lui.
38L’évacuation précipitée du Piémont par La Feuillade acheva de concentrer l’essentiel des responsabilités de la défaite sur ce dernier. Son action rendit caduque la victoire du comte de Médavy à Castiglione le 9 septembre 1706, soit deux jours après la défaite de Turin. La Feuillade céda à la panique, contrairement à Vendôme, qui avait plus de sang-froid. Cette qualité a justifié le statut de « sauveur » qu’il avait su forger, bien qu’il ne lui ait été d’aucune utilité en Flandre, où ses défaillances se révélèrent d’une plus grande gravité. Nul ne nia jamais son courage au combat, y compris chez ses détracteurs, même si cette valeur ne faisait pas entièrement la qualité d’un général. Elle était indispensable pour rétablir le moral des troupes et poursuivre une campagne en dépit des difficultés. Louis XIV en avait conscience, laissant donc son petit-cousin commander, nonobstant ses faiblesses.
39L’origine royale est également une autre raison du dédouanement dont a bénéficié Vendôme. En effet, dénoncer ses défaillances aurait consisté à insulter le sang de France, issu de bâtard, certes, mais descendant d’Henri IV malgré tout. Ce n’est qu’en 1708, lorsqu’il offensa un Petit-fils de France, le duc de Bourgogne, qu’il perdit de son crédit.
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40Figure majeure de l’historiographie militaire de la fin du règne de Louis XIV, le duc de Vendôme incarne les paradoxes d’un général combinant des qualités essentielles au combat tout en manquant de celles inhérentes à un tacticien capable de manœuvres à l’instar d’un Turenne. Les généraux avaient évolué dans leurs pratiques et par conséquent, d’après certains contemporains, dans leurs qualités. La disparition de généraux d’envergure supérieure comme Turenne, Créquy et Luxembourg (ou, à la rigueur, Condé) avait été ressentie au début de la guerre de Succession d’Espagne. Villars et Vendôme ont incarné la relève. Si le premier avait des vues larges, peut-être excessives aux yeux de Louis XIV, le second s’obstinait à mener des opérations plus mineures, car circonscrites à des espaces plus modestes, n’hésitant pas à décentraliser son commandement.
41Les négligences personnelles de Vendôme, connues par les officiers de l’armée d’Italie, n’ont pas donné le bon exemple, notamment auprès du duc de La Feuillade qui a pu se croire aussi heureux que le descendant d’Henri IV. Dans le domaine moral et tactique, Vendôme a contribué à diffuser de mauvaises habitudes, où l’ambition personnelle occupait une place majeure. Il a eu la chance de ne pas voir l’échec de ses dispositions en Italie, ce qui ne l’a pas empêché d’échapper à ses responsabilités. L’échec flamand a révélé ses défaillances, plus flagrantes sur un terrain d’opérations mieux connu de la Cour par sa proximité. Il a fallu à Vendôme un exil militaire volontaire en Espagne pour retrouver un certain lustre, même si, encore une fois, il dut compter sur la qualité de ses seconds, tel qu’O’Mahony à Villaviciosa.
42Personnage atypique, au-delà même du portrait au vitriol peint par Saint-Simon, le duc de Vendôme incarne le mélange des grandeurs et décadences du commandement des armées au crépuscule du règne de Louis XIV.
Carte extraite de Marcel Dubois et Ernest Sieurin, Cartes d’études pour servir à l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie. Classe de quatrième, Paris, Masson, 1910, révisée par Fadi El Hage.

Notes de bas de page
1 Cet article reprend des analyses publiées dans Fadi El Hage, Vendôme. La gloire ou l’imposture, Paris, Belin, 2016.
2 AN, AB XIX 3309.
3 BnF, Français 14169-14174 et NAF 22391-22402.
4 Sur cet auteur, nous renvoyons à notre ouvrage Le Chevalier de Bellerive. Un pauvre diable au xviiie siècle, Paris, L’Harmattan, 2015.
5 Auteur des trois volumes intitulés Quinze ans du règne de Louis XIV (1700-1715), Paris, Didier, 1859, 3 vol.
6 Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, et Marie-Anne de La Trémoïlle, princesse des Ursins, Correspondance, Paris, Le Mercure de France, Le Temps retrouvé, 2014, p. 441.
7 Lettres du maréchal de Tessé, Paris, Calmann-Lévy, 1888, p. 301.
8 Jean-Charles de Folard, Histoire de Polybe, avec un commentaire ou un corps de science militaire, enrichi de notes critiques et historiques, Paris, Gandouin, 1728, t. III, p. 309.
9 Joseph Sevin de Quincy, Mémoires du chevalier de Quincy, Paris, Renouard, Société de l’histoire de France, 1898, t. I, p. 280.
10 Louis de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, Paris, Gallimard, 1983, t. II, p. 344.
11 Quincy, Mémoires, op. cit., t. II, p. 88.
12 Antoine du Pas de Feuquières, Mémoires sur la guerre, Londres, Dunoyer, 1736, t. II, p. 263.
13 Médavy souhaitait agir, mais Chamillart le lui interdit.
14 Quincy, Mémoires, op. cit., t. I, p. 327-328.
15 Charles de Secondat de Montesquieu, Voyages de Montesquieu, Bordeaux, Gounouilhou, 1894, I, p. 58.
16 Ibid.
17 Georges Mengin, Relation du siège de Turin en 1706, rédigée d’après des documents originaux inédits, Paris, Imprimerie royale, 1832, p. 181.
18 Ibid.
19 Quincy, Mémoires, op. cit., t. II, p. 33.
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