Les enjeux géostratégiques et stratégiques des différents théâtres d’opérations de la France sous Louis XIV
p. 47-61
Texte intégral
1Pour élaborer leurs plans d’opérations et une stratégie militaire, puis pour les mettre en œuvre, Louis XIV et ses conseillers militaires (les secrétaires d’État de la Guerre, Chamlay, Vauban, les principaux commandants en chef des armées françaises…) ne purent faire abstraction des conditions géographiques des différents espaces où évoluèrent les armées françaises pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la guerre de Succession d’Espagne. Ces conditions furent même un facteur déterminant de l’analyse stratégique, imposant des contraintes fortes, notamment au niveau logistique, et restreignant à cette occasion le choix des possibilités. Nous ne rentrerons pas ici dans les débats théoriques pour savoir si l’étude que nous proposons ici relève plus de la stratégie, de la géostratégie ou de la géographie militaire, même si la définition rigoureuse de ces trois termes est d’un grand intérêt1. Nous nous concentrerons davantage sur les aspects plus concrets pour montrer les avantages de la position géographique de la France par rapport à ses voisins et revenir sur certaines caractéristiques topographiques des théâtres d’opérations terrestres2 qui ont pu exercer une influence importante pour déterminer la stratégie des chefs de guerre et des décideurs de Versailles. Ces derniers se sont intéressés par ordre d’importance décroissante à quatre espaces, qui vont nous servir de fil conducteur : les Pays-Bas espagnols, l’Allemagne avec surtout la vallée du Rhin, l’Italie du nord et l’Espagne3.
Les Pays-Bas : le front prioritaire
2Le front le plus important sous Louis XIV fut bien évidemment les Pays-Bas espagnols, qui furent impliqués dans toutes les guerres du règne et qui constituèrent, du Moyen Âge jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le principal champ de bataille de l’Europe. Louis XIV a longtemps convoité ce territoire, qui était trop proche de la capitale française et aurait pu consolider avantageusement les frontières de son royaume. C’est sur ce front que furent généralement menées les offensives de prestige avec les armées les meilleures et les plus nombreuses. C’est également le seul théâtre d’opérations que le roi (jusqu’en 1693) et certains secrétaires d’État de la Guerre visitèrent personnellement. Au xviie et même au-delà, il y eut donc un véritable tropisme vers les Pays-Bas, qui furent la grande obsession stratégique des dirigeants français, obsession parfois excessive qui a pu nuire à la stratégie d’ensemble.
3Les Pays-Bas espagnols ont pour principale caractéristique d’être un espace formé de plaines, ce qui est idéal pour mener des batailles. Le seul obstacle naturel est celui du massif des Ardennes au sud-est, qui a joué en quelque sorte son rôle de barrière, puisqu’il a largement été délaissé par les opérations militaires. En effet, du défilé Givet-Mézières jusqu’à la ville de Luxembourg, la forêt plus que la montagne était tellement dense qu’elle constituait un glacis difficilement franchissable pour des armées alourdies d’artillerie de siège. Deux cents cinquante ans plus tard, il est d’ailleurs intéressant de noter que les concepteurs de la ligne Maginot ne jugèrent pas non plus opportun de construire des ouvrages fortifiés dans ce secteur, les Ardennes étant encore réputés infranchissables avec le succès que l’on sait face aux Panzers allemands en 1940.
4En revanche, les grands fleuves et rivières, du fait de leur direction avant tout sud-ouest/nord-est (Escaut et Lys, Sambre et Meuse), ne furent jamais un obstacle majeur pour les offensives françaises, puisqu’il s’agissait des axes naturels pour les invasions. Mais cette caractéristique topographique jouait également contre la France, puisque ces vallées pouvaient amener les ennemis du royaume jusqu’au cœur du bassin parisien. En fait, les différents cours d’eau dans les Pays-Bas et dans le nord de la France ne jouèrent un rôle qu’à l’échelle tactique, en servant de retranchement lors d’une bataille ou pour bloquer le déplacement d’un ennemi. L’espace le plus propice aux invasions restait néanmoins celui compris entre l’Escaut et la Sambre-Meuse, car il permettait de poursuivre l’invasion vers Bruxelles et au-delà de menacer les Provinces-Unies, alliées de l’Espagne. Les rivières eurent enfin une influence parfois importante pour la logistique des armées, dans la mesure où il était bien plus aisé, rapide et économique d’approvisionner une armée par la voie d’eau que par la route. Cela a parfois incité les stratèges à attaquer une place forte plutôt qu’une autre dans certaines circonstances4.
5Malgré cette topographie favorable, la conquête des Pays-Bas fut pourtant loin d’être aisée et Louis XIV n’a jamais réussi à les contrôler entièrement sauf au début de la guerre de succession d’Espagne, par héritage. La raison en est la densité exceptionnelle des places, généralement bien fortifiées et entretenues, qui ont obligé les adversaires à mener une guerre de siège parfois interminable, car il était impossible de les prendre toutes en une ou deux campagnes. En fait, Louis XIV n’aurait pu se rendre maître des Pays-Bas qu’à deux occasions : pendant la guerre de Dévolution et en 1683-1684, lorsqu’il disposa d’une supériorité écrasante face à un adversaire isolé. Mais le roi ne voulut pas déclencher une guerre générale et préféra jouer la carte de la modération.
6Les sièges furent donc très nombreux dans la région et les batailles furent souvent liées à l’investissement d’une place. Leur objectif était soit d’obtenir la supériorité numérique sur le théâtre d’opérations pour ensuite pouvoir prendre une place, soit d’attaquer l’ennemi pour l’obliger à lever un siège. Ces batailles furent rarement décisives, du fait de la densité des places fortes dans la région, qui empêchait de pénétrer profondément en territoire ennemi. C’est pourquoi les victoires de Luxembourg dans les années 1690 (Fleurus, Leuze, Steinkerque, Neerwinden) n’apportèrent pas vraiment les résultats escomptés5. Les stratèges français auraient pu en déduire qu’il était inutile ou peu productif de concentrer l’essentiel des troupes et des offensives sur ce théâtre d’opérations et qu’il valait mieux envoyer plus de troupes ailleurs. Mais le tropisme et l’obsession concernant les Pays-Bas restèrent prégnants que ce soit pour les Français ou pour leurs adversaires, qui en firent généralement le front prioritaire. Certes il était indispensable pour la France de préserver sa frontière nord, car sinon Paris pouvait être menacée et la guerre aurait été perdue, mais mener de grandes offensives dans les Flandres ne fut pas toujours la meilleure stratégie possible. À la fin de l’année 1693, Chamlay prit d’ailleurs conscience de ce blocage et il préconisa une stratégie défensive dans les Pays-Bas jusqu’à la fin de la guerre, ce qui permettait de porter l’effort principal sur un autre front. Mais c’est surtout l’épuisement des adversaires qui aboutit à la paix en 1697.
7La guerre de Succession d’Espagne changea la donne pour les Français, dans la mesure où désormais il s’agissait pour eux de défendre les Pays-Bas et non de les envahir. Autre changement, les batailles furent plus décisives qu’auparavant, les défaites de Ramillies en 1706 et d’Audenarde en 1708 permettant la conquête de pratiquement tous les Pays-Bas par les Alliés, tandis que les batailles de Malplaquet en 1709 et surtout de Denain en 1712 anéantissaient les espoirs ennemis d’envahir la France et ramenaient presque le front à la situation de 1708. Parallèlement, la guerre de siège devint moins prégnante, les places tombant plus facilement et plus rapidement. Comment expliquer ce changement des conditions stratégiques ?
8La plupart des historiens anglo-saxons, qui sont également des admirateurs de Marlborough, ont surtout mis en avant son génie. Le général anglais estimait que seules les batailles décidaient du sort des campagnes et qu’il fallait éviter la stérile guerre de siège. Les succès de Marlborough semblent lui donner raison, mais Jamel Oswald a montré que la réalité était plus complexe6. En fait, les batailles ne furent pas plus nombreuses pendant cette guerre que pendant les précédentes et le général anglais fut obligé lui aussi de mener de nombreux sièges (environ 30 contre seulement quatre grandes batailles pendant le conflit). Le caractère décisif de Ramillies s’explique par d’autres raisons. La principale fut l’état déplorable des fortifications des grandes villes du Brabant et des Flandres, qui n’avaient pas été entretenues correctement depuis la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le nombre considérable de ces places empêchait également de placer une garnison dans chacune, sinon l’armée en campagne aurait été réduite à peu de chose. Par conséquent, il fut relativement aisé pour les Alliés de s’emparer d’une foule de villes qui étaient pratiquement ouvertes. Mais quand les fortifications étaient de meilleure qualité (globalement les places de la ceinture de fer détenues par les Français avant 1700 et quelques autres leur faisant face côté espagnol), les garnisons résistèrent et empêchèrent la progression ennemie.
9L’autre facteur décisif fut politique. De nombreuses villes (notamment Bruxelles, Audenarde, Anvers) étaient hostiles aux Français, qui étaient constamment en guerre avec l’Espagne depuis le début du xviie siècle et étaient soupçonnés de vouloir restreindre les libertés locales. La défaite de Ramillies ébranla la fidélité des bourgeois et les incita à changer de camp pour éviter la destruction de leur ville ou pour se trouver du bon côté une fois la guerre terminée. Certaines places préférèrent donc se rendre plutôt que résister. Mais, comme pour les fortifications, les Alliés durent faire face aux mêmes problèmes une fois qu’ils se rendirent maîtres de ces villes à la fidélité douteuse. Ainsi Gand, Bruges ou Alost repassèrent provisoirement dans le camp franco-espagnol en 1708.
10Une fois toutes ces places mal entretenues et déloyales tombées, Marlborough dut ensuite poursuivre la campagne par une guerre de siège classique et se retrouva face aux difficultés logistiques propres à ce type de combat, ce qui ralentit sa progression. Ainsi, après leur victoire d’Audenarde le 11 juillet 1708, il fallut tout le reste de l’année à Marlborough et au prince Eugène pour s’emparer de Lille, très bien défendue. Après la bataille d’arrêt de Malplaquet en 1709, les Alliés durent se contenter de la prise de Mons. En revanche, la victoire de Denain le 24 juillet 1712 permit aux Français de reprendre assez facilement de nombreuses villes du nord de la France, car les Alliés n’avaient pas eu ni le temps et ni l’argent pour réparer et renforcer suffisamment ces places. Pendant la guerre de Succession d’Espagne, les batailles jouèrent donc un rôle plus important que lors des guerres précédentes, à cause de la situation particulière des Pays-Bas espagnols à cette époque, mais elles ne purent à elles seules assurer la victoire finale. La ceinture de fer construite par Vauban, avec sa double rangée de places, réussit aussi à protéger la France d’une invasion fatale.
Le Rhin et la Forêt-Noire, obstacles à une pénétration française dans l’Empire
11Sur le front allemand, la stratégie était en grande partie déterminée par la géographie et les forteresses sur le Rhin. En effet, la grande problématique pour les armées françaises consistait à franchir le Rhin pour s’enfoncer dans l’Empire, vivre sur le pays ennemi et ainsi protéger l’Alsace dont on pouvait alors épargner les ressources. Pour ce faire, il fallait s’emparer des places qui protégeaient les ponts disséminés sur le fleuve. Ces points de passage fortifiés étaient finalement peu nombreux. En descendant le fleuve, on pouvait relever Huningue (forteresse édifiée par Vauban après la guerre de Hollande), puis Brisach (avec à partir de 1698 son pendant construit là encore par Vauban, Neuf-Brisach), Strasbourg-Kehl, le Fort-Louis (fortifié par l’inévitable Vauban en 1686) et Philippsbourg. Les places plus au nord (Spire, Mannheim, Worms, Mayence) étaient un peu trop excentrées par rapport aux bases françaises et étaient moins bien fortifiées, à l’exception de Mayence.
12Au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1688, la situation géostratégique de la France était bien plus favorable que lors de la guerre de Hollande, dans la mesure où presque toutes les portes de l’Alsace étaient closes depuis la réunion de Strasbourg à la France par Louvois en 1681. Cette annexion fut d’ailleurs conçue comme un juste châtiment pour punir la ville, théoriquement neutre, qui avait laissé passer les armées impériales en 1674. Seule manquait Philippsbourg, qui était pourtant celle qui offrait le plus d’avantages stratégiques offensifs. En effet, une fois passées sur la rive droite du Rhin, les armées françaises qui voulaient s’enfoncer vers l’est se trouvaient face à un deuxième obstacle naturel tout aussi important : le massif montagneux de la Forêt-Noire qui culmine à près de 1500 m. Si ses points d’entrée et ses passages étaient bien gardés, il n’était pas aisé pour les Français de les forcer et ensuite les routes étroites et parfois très escarpées en faisaient un cauchemar logistique pour une armée nombreuse, d’autant plus que la neige pouvait durer tardivement jusqu’à la fin du printemps et réapparaître dès la fin septembre.
13La meilleure solution consistait donc à contourner ces montagnes. Passer par le sud risquait d’inquiéter les Suisses, dont la neutralité était indispensable à la France pour éviter une nouvelle voie d’invasion pour les Impériaux et d’avoir un ennemi supplémentaire à l’est. Ne restait donc plus que la voie septentrionale, par la trouée d’Heilbronn, située en face de Philippsbourg. Mais cette dernière place était difficile à assiéger, car elle était entourée de marais et de zones inondables. Ce n’est donc pas un hasard si en septembre 1688, lorsque la guerre générale reprit, elle fut la première cible de l’offensive française sur le Rhin. Sa conquête était capitale : elle permettait à la fois de fermer toutes les voies d’invasion vers le royaume et de lancer des opérations plus profondément dans l’Empire.
14Le contrôle par les Français de presque toutes les places de la vallée du Rhin, d’Huningue jusqu’à Cologne, leur donna un avantage considérable pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Les armées de Louis XIV étaient libres de franchir le fleuve où elles le voulaient et cela permettait de lever d’immenses contributions dans les pays de la rive droite. En 1688 et 1689, les stratèges français crurent également que le ravage du Palatinat permettrait de faire du Rhin un glacis qui protégerait le royaume de toute attaque ennemie. Mais cela n’empêcha pas la chute de Mayence et de Bonn à l’automne 16897. Par la suite, malgré des ambitions parfois importantes en début de campagne (notamment en 1690 et 1693), les Français ne se montrèrent guère entreprenants sur ce front et se contentèrent le plus souvent de la défensive. En fait, jusqu’à la fin du conflit, on avait tendance à répéter chaque année les mêmes opérations, qui consistaient à franchir le Rhin pour vivre sur les pays de la rive droite, y lever quelques contributions, puis de retourner sur la rive gauche pour y prendre des quartiers d’hiver. Cela épargnait au maximum les ressources du royaume et permettait de faire la guerre aux dépens des ennemis.
15Au tout début de la guerre de Succession d’Espagne, la situation redevint moins favorable pour la France, car au traité de Ryswick, en 1697, Louis XIV avait dû rendre toutes les places sur la rive droite du Rhin (Brisach, Kehl et Philippsbourg), perdant du même coup la possibilité de franchir aisément le fleuve pour s’enfoncer dans l’Empire. On devait alors vivre sur les ressources de l’Alsace et seule la prise d’une des forteresses sur le Rhin pouvait permettre de mener une campagne plus offensive vers l’est. L’entrée en guerre de la Bavière aux côtés de la France en 1702 offrit cependant de nouvelles perspectives. Désormais, de 1702 à 1704, le grand problème pour la stratégie française fut de faire passer des renforts à l’électeur de Bavière pour pouvoir effectuer de grandes opérations dans le sud de l’Allemagne.
16La prise de Kehl par Villars en mars 1703 résolut le problème du passage du Rhin et le nouveau maréchal réussit ensuite à franchir la Forêt-Noire en mai, ce qui permit de faire la jonction avec les forces de Max-Emmanuel de Bavière. Cependant, les Franco-Bavarois ne surent pas exploiter les opportunités stratégiques qui s’offraient à eux. Une attaque directe sur Vienne, comme le fera plus tard Napoléon en 1805, était alors presque impossible pour des raisons logistiques et parce que cela supposait de laisser dans son dos des forces ennemies importantes qui pouvaient couper tout approvisionnement et toute retraite. L’électeur de Bavière préféra envahir le Tyrol, pour faire une éventuelle jonction avec les forces de Vendôme d’Italie du nord. Mais le prince Eugène bloqua cette réunion et une révolte populaire empêcha les Bavarois de tenir le Tyrol. La diversion en Allemagne du sud permit cependant à Tallard de prendre Brisach et Landau sur le Rhin.
17Pour la campagne de 1704, les Franco-Bavarois pourtant en position favorable, furent surpris par la marche de Marlborough des Pays-Bas vers le Rhin. Abandonnant toute initiative, ils finirent par être vaincus à Blenheim le 13 août 1704. Cette défaite entraîna dans la panique l’évacuation de toute l’Allemagne du sud, alors qu’une telle retraite n’était pas forcément nécessaire8. Dès lors et jusqu’à la fin de la guerre, on en revint à la stratégie habituelle sur le Rhin comme pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, et le théâtre d’opérations allemand resta secondaire pour les deux camps, à l’exception de la campagne de Villars en 1713 qui aboutit à la signature du traité de Rastadt en 1714.
L’Italie et la barrière des Alpes
18En Italie, le principal problème stratégique consistait à traverser les Alpes. Cela était très difficile, car le duc de Savoie, qui gardait les principaux cols, fut la plupart du temps en guerre avec la France. S’il était à chaque fois aisé de s’emparer de la Savoie proprement dite, voire du comté de Nice, des problèmes logistiques considérables apparaissaient lorsqu’il fallait lancer une offensive dans le Piémont, sur l’autre versant des Alpes. En montagne, il était plus difficile de ravitailler les armées en vivres depuis l’arrière, de trouver du fourrage pour la cavalerie, ou de faire traverser les cols à l’artillerie. Dans les années 1690, on réussit parfois à faire passer une armée importante en Piémont et Catinat parvint même à remporter quelques belles victoires (Staffarde en août 1690, La Marsaille en octobre 1693), mais à la fin de chaque campagne, il ne put prendre des quartiers d’hiver en Piémont. Il aurait fallu pour cela contrôler un pays suffisamment riche et étendu pour assurer la subsistance de l’armée en Italie et ne plus dépendre du ravitaillement venant de France, qui était coupé pendant la mauvaise saison. Les Français possédaient pourtant quelques places au-delà des Alpes (Pignerol, Casal et Suse) et on pourrait penser a posteriori que laisser toute l’armée en Piémont n’était un pari pas si osé, puisqu’il aurait permis de lancer des opérations de plus grande envergure au printemps suivant. Mais on jugea à Versailles que les ressources étaient insuffisantes pour ravitailler l’armée pendant l’hiver et que le risque était trop élevé pour en valoir la chandelle.
19Une solution de demi-mesure, où on laisserait une partie des troupes en Italie et une autre en France, n’était pas non plus possible, car au début de la campagne suivante, le détachement qui aurait hiverné en Piémont pouvait être attaqué par l’ensemble des forces ennemies avant d’avoir reçu le renfort d’une armée venant de France. Les Français ne voulurent jamais prendre un tel risque et ils préférèrent donc à chaque fois ramener leurs troupes en Dauphiné ou en Provence à l’automne. Dans ces conditions, une offensive en Piémont était chaque année un éternel recommencement, puisque les progrès réalisés lors d’une campagne étaient en grande partie annulés par la nécessité de repasser les Alpes. Notons que ces problèmes logistiques jouaient pour les deux belligérants. Ainsi, lorsque le duc de Savoie envahit le Dauphiné en 1692, il fut confronté au même problème de ravitaillement et en septembre il fut obligé de retourner en Piémont pour y prendre ses quartiers d’hiver, ce qui annula tous les effets de son offensive9.
20Du fait de ces limites logistiques, la grande question était de savoir si l’on devait mener une guerre offensive ou défensive sur le front italien. A priori, la deuxième solution était de loin la plus facile, la montagne offrant un obstacle considérable pour tout assaillant et favorisant les défenseurs lors des combats du fait de leur position dominante. Mais il était en fait impossible de couvrir tous les cols avec des forces suffisantes pour arrêter une offensive importante. Dans son traité De la guerre, Clausewitz explique que la montagne offre un indéniable avantage à l’échelle tactique des petits détachements, mais qu’à l’échelle stratégique d’un front étendu sur des centaines de kilomètres, cela n’est plus le cas : « Chacune des différentes parties de l’armée y est plus forte [qu’en plaine] et seul l’ensemble comme tel y est plus faible10. » En effet, l’armée française devait garder une multitude de cols (avant tout le Petit-Saint-Bernard, le Mont-Cenis, le Mont-Genèvre et le col de Larche). Pour cela, elle était obligée de se disperser tout au long de la chaîne des Alpes, et ces différents détachements ne pouvaient se soutenir mutuellement, du fait des communications très lentes et difficiles en montagne. Si la Savoie, le Dauphiné ou la Provence étaient attaqués, il était bien difficile d’y amener des renforts d’un des deux autres points. Il fallait alors faire parcourir un très long chemin aux troupes, à cause de la configuration des vallées alpines, ce qui les obligeait bien souvent à revenir très loin en arrière, généralement jusqu’à Grenoble ou jusqu’à la vallée du Rhône. L’attaquant avait au contraire l’avantage de pouvoir attaquer un passage avec toutes ses forces et celui-ci ne pouvait résister bien longtemps face à une telle supériorité numérique. C’est ce que les Français apprirent à leurs dépens au moment de l’invasion du Dauphiné en 1692. Par conséquent, pour Clausewitz, « la défense doit donc, autant que possible, n’occuper une montagne qu’avec des détachements, et placer le gros de son armée tout à fait en dehors, soit en avant, en arrière ou sur les côtés11 ». En fait, il vaut mieux laisser l’ennemi franchir le relief et l’attendre sur le versant opposé pour qu’il ait dans son dos et sur ses lignes de communication la barrière montagneuse. En fait, l’histoire militaire montre qu’il n’y a pas vraiment de règle générale valable en tout lieu et en tout temps, car certaines armées ont parfois parfaitement réussi à tenir la montagne face à un adversaire pourtant plus nombreux en profitant au mieux du terrain favorable.
21Quoiqu’il en soit, pour les stratèges français de Versailles, il était difficilement concevable d’abandonner les cols alpins aux ennemis et les laisser ainsi envahir le royaume. D’autre part, rester sur la défensive, c’était accepter à plus ou moins long terme de voir tomber les places françaises en Italie (Casal, Pignerol, Suse). Si en 1693, Pignerol fut finalement sauvée, ce fut au prix de la victoire in extremis de Catinat à La Marsaille. Un tel exploit ne pourrait être réédité à chaque fois. Prenant conscience de ces inconvénients liés à la guerre défensive dans les Alpes, Chamlay en vint à proposer durant l’hiver 1693-1694 une guerre plus offensive pour la campagne suivante12.
22En effet, le maréchal général des logis était persuadé, à juste titre, que la clé du conflit consistait à obtenir la paix avec le duc de Savoie. Or, pour amener ce dernier à traiter, il fallait passer à l’offensive et concentrer les efforts sur ce front. Le siège de Turin étant trop difficile, Chamlay proposa de prendre Coni, qui pourrait devenir un centre de magasins capable de ravitailler une armée en Piémont. Louis XIV promit à Catinat de renforcer considérablement son armée, mais, à cause des difficultés économiques françaises liées à la crise de 1693-1694, le soutien logistique ne suivit pas. Trop prudent, le roi ne fournit jamais les moyens suffisants et ne considéra jamais réellement l’Italie comme le front prioritaire. Par conséquent, Catinat ne put passer à l’offensive et fut contraint de perdre Casal en 1695, puis Pignerol en 1696. Incapable d’imposer sa volonté par la force, la France fut finalement obligée d’offrir une paix séparée et avantageuse à la Savoie en juin 1696, perdant alors toutes ses places au-delà des Alpes.
23À l’ouverture de la guerre de Succession d’Espagne, la position française, comme sur les autres théâtres d’opérations, s’était nettement renforcée, puisqu’elle pouvait s’appuyer sur les possessions espagnoles en Italie (royaume de Naples et Milanais). En outre, la Savoie était à nouveau dans l’alliance française. Au début de l’année 1701, les Français avaient occupé le Milanais et avaient réussi à gagner à leur cause le duc de Mantoue. Leur position était donc idéale car ils contrôlaient l’essentiel de l’Italie du nord, tandis que leur adversaire, le prince Eugène, devait essayer de s’y installer en venant des Alpes13. Le débouché le plus « naturel » pour Eugène, à la sortie du Trentin et du Tyrol, était les environs de Vérone, ville qui appartenait à Venise. Celle-ci étant neutre, Catinat n’osa s’y avancer, mais cela n’arrêta pas Eugène qui savait que les Vénitiens se montreraient bienveillants à l’égard de l’empereur. Les stratèges de Versailles durent alors revoir leur position et s’appuyer sur les différentes rivières nord-sud susceptibles d’endiguer la progression d’Eugène. Grâce à des marches vives et osées, ce dernier réussit à bousculer Catinat en juillet, puis son remplaçant Villeroy à Chiari en septembre. Cette victoire lui permit d’occuper l’essentiel du Mantouan.
24À l’automne, se posa la question des quartiers d’hiver. Pour des questions de logistique, Eugène allait-il devoir repasser les Alpes comme les Français avaient dû le faire lors de leurs offensives en Piémont pendant la guerre précédente ? C’est ce qu’on espérait à Versailles, puisque seul le Mantouan, dont les places étaient occupées par les Français, pouvait offrir un ravitaillement aux Impériaux. Mais au lieu de retourner dans le Tyrol, Eugène s’empara de Guastalla et installa ses quartiers d’hiver dans le Modénois, la principauté de la Mirandole et le Parmesan. Ainsi, il réussit dès sa première campagne à s’installer dans la plaine du Pô face à une armée ennemie importante, alors que les Français n’avaient jamais réussi à faire de même à l’ouest tout en possédant Pignerol et Casal ! Cet exemple montre qu’avec un peu plus d’audace, les Français auraient pu faire peut-être mieux en Piémont durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg.
25En 1702, Vendôme remplaça l’incapable Villeroy et chercha à s’appuyer sur les différentes lignes de défense que constituaient le Pô et ses affluents pour préserver le Milanais. Il parvint à bloquer les offensives d’Eugène en remportant notamment la bataille de Luzzara le 15 août. Mais à la fin de l’année 1703, l’entrée en guerre de la Savoie aux côtés des Alliés bouleversa la situation géostratégique, puisque les forces du Milanais avaient désormais un ennemi sur leurs arrières. Cette défection attendue et prévue depuis l’été amena les Français à faire porter l’essentiel de leur effort contre Victor-Amédée II de Savoie. En 1704 et 1705, ils s’emparèrent de plusieurs places en Piémont et dans le comté de Nice, et resserrèrent l’étau autour de Turin. Mais le siège de la ville ne put commencer qu’en 1706 et s’éternisa, ce qui laissa le temps à Eugène de mener une formidable marche à travers toute l’Italie du nord pour secourir la place, exploit improbable qui révèle toute l’incompétence des généraux français. Après avoir essuyé un grave revers lors de la bataille de Turin le 7 septembre, les Français ne cherchèrent même pas à défendre le Milanais et abandonnèrent toute l’Italie du nord aux Alliés. Le royaume de Naples, livré à lui-même, passa lui aussi dans le camp des Habsbourg en 170714.
26Désormais, comme pour le front allemand après la défaite de Blenheim, la France retrouvait ses positions du temps de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et devait se consacrer à nouveau à la défense des Alpes. Rapidement, faute de moyens, on écarta l’idée d’un retour offensif en Piémont ou en Lombardie et on se contenta de la défensive. En juillet 1707, le prince Eugène et le duc de Savoie envahirent la Provence. Mais Tessé, qui commandait les armées françaises, réussit à gagner Toulon avant eux et à préserver la place, obligeant les Alliés à rebrousser chemin pour des raisons logistiques. Par la suite, comme pour l’Allemagne après Blenheim, le théâtre d’opérations italien devint plus marginal. Si les Alliés avaient l’initiative stratégique, ils se heurtèrent aux mêmes problèmes logistiques rencontrés par les Français pour franchir les Alpes dans les années 1690, ce qui les empêcha de se maintenir sur le versant occidental des montagnes.
L’Espagne : un théâtre d’opérations négligé ?
27L’Espagne fut mêlée à toutes les guerres de Louis XIV. Cependant, malgré les succès français en Catalogne pendant la guerre de Trente Ans et ses prolongements, le front espagnol fut longtemps considéré comme très secondaire par Louis XIV et peu d’opérations importantes s’y déroulèrent. Il est vrai qu’il était beaucoup moins bien connu du roi et de ses conseillers militaires. La distance ne favorisait pas non plus les contacts réguliers ni les conseils stratégiques, dans la mesure où la correspondance avec les généraux mettait un temps considérable à parvenir à Versailles (environ 10 jours). Pourtant, ce front pouvait offrir des opportunités très intéressantes, car il était mal défendu et pouvait toucher les Espagnols au cœur de leur pays, Barcelone étant une ville d’une grande importance politique. Il fallut attendre la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et surtout celle de Succession d’Espagne pour que les stratèges français prennent la véritable mesure de l’intérêt de ce théâtre d’opérations.
28Face à l’Espagne, les Pyrénées formaient évidemment une barrière encore plus difficile à franchir que les Alpes, car les vallées les traversant étaient plus étroites et moins nombreuses. En fait, aucun belligérant ne se risqua jamais à attaquer son adversaire à travers les montagnes et les seules offensives possibles consistaient à contourner les Pyrénées par le pays basque ou la Catalogne. En pratique, seule cette dernière fut le lieu d’opérations importantes, le pays basque étant largement absent des préoccupations du temps, contrairement à l’époque de Richelieu.
29Au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, la situation était favorable pour une offensive française en Catalogne, dans la mesure où les défenses ennemies y étaient très faibles et où l’Espagne était ici seule face à la France, ne pouvant recevoir l’aide de ses alliés, contrairement aux Pays-Bas ou à l’Italie. Noailles, le commandant en chef français de l’armée du Roussillon, avait compris tout l’intérêt de passer à l’attaque sur ce front, mais Louvois, puis Barbezieux, qui ne l’appréciaient guère et étaient focalisés avec le roi sur le front allemand ou italien, refusèrent ses plans ambitieux. Le général ne put donc faire de grands progrès et dut souvent envoyer des renforts vers l’Italie, où on préparait de grandes offensives contre la Savoie. Un autre problème concernant le front espagnol était la nécessité de coordonner une attaque par terre et par mer pour s’emparer des places côtières et notamment de Barcelone. Or, les opérations combinées étaient toujours très difficiles à mettre en œuvre et supposaient la maîtrise de la Méditerranée, ce qui fut loin d’être le cas à partir des années 1690. En 1693, ces conditions furent réunies, ce qui permit de prendre Rosas, mais le soutien naval fut de courte durée et Noailles dut à nouveau envoyer des renforts en Italie pour éviter la prise de Pignerol. À la fin de l’année, Chamlay proposa de lancer une grande offensive à la fois contre la Catalogne et le pays basque pour mettre hors-jeu l’Espagne. Par manque de ressources financières, Louis XIV ne le suivit que partiellement en renforçant tout de même l’armée de Catalogne. Cela permit de prendre Palamos, puis Gérone, mais Barcelone restait hors de portée, faute de soutien naval. Il fallut attendre le 10 août 1697 pour que Vendôme parvienne enfin à s’emparer de la capitale de la Catalogne, ce qui amena l’Espagne à signer la paix de Ryswick le 20 septembre.
30Pendant la guerre de Succession d’Espagne, la péninsule ibérique devint un théâtre d’opérations majeur. L’Espagne fut défendue non seulement par le gros des forces espagnoles, mais aussi par des contingents français très importants et plus nombreux que ceux des Alliés. Ces derniers n’y consacrèrent jamais tous leurs efforts ou alors de manière trop ponctuelle. Cela provenait des différences d’intérêt entre les membres de la grande coalition. Si les Habsbourgs savaient que l’Espagne était bien le cœur de la monarchie espagnole et que pour emporter le trône, il fallait chasser les Bourbons de Madrid, leurs alliés anglais et hollandais considéraient plus l’Espagne comme une grande diversion et un théâtre périphérique par rapport aux Pays-Bas, qui restaient le cœur de leur préoccupation. Ces divergences profitèrent à Philippe V, qui put en outre compter sur le soutien de la population locale, à l’exception des Catalans.
31Un autre facteur décisif de ce conflit dans la péninsule fut une fois de plus les problèmes logistiques et financiers, particulièrement aigus pour les deux camps et qui ralentissaient les opérations. Pour les Alliés, l’essentiel du ravitaillement provenait de la mer soit directement des puissances maritimes, soit d’Italie. Lorsque leurs armées s’enfonçaient dans la péninsule, leurs lignes de communication s’allongeaient démesurément et pouvaient être coupées. Sur un plan géostratégique, la guerre en Espagne entre 1704 et 1714 peut se résumer en une opposition entre une puissance à dominante terrestre, les Bourbons, et une coalition avant tout maritime, les Alliés15. Bien installée au cœur de la péninsule, notamment en Castille et dans les provinces du nord-ouest, la première bénéficiait d’une position centrale permettant d’envoyer assez rapidement des renforts sur ses périphéries. Elle ne fut jamais sérieusement inquiétée lorsque la seconde chercha à progresser très en avant dans l’intérieur du pays, même si les Alliés réussirent à entrer deux fois dans Madrid en 1706 et 1710. L’hostilité de la population, les problèmes de ravitaillement et l’infériorité de la cavalerie alliée ne permirent pas à Charles III de tenir longtemps ni la capitale, ni la Castille. Il était en effet difficile pour eux de faire la jonction de leurs forces, une partie étant stationnée sur la frontière portugaise, face à l’Estrémadure, l’autre en Catalogne16.
32De leur côté, les Bourbons eurent beaucoup de mal à défendre ou à reconquérir les provinces maritimes, qui pouvaient être soutenues par la flotte alliée et dont le sentiment séparatiste était affirmé. Cela explique la conquête facile de Gibraltar en 1704 et surtout de la Catalogne et du royaume de Valence en 1705 par les troupes anglaises et impériales. De même, à l’ouest de la péninsule, le Portugal, passé dans le camp allié à partir de 1703 et protégé par la Navy, ne fut jamais vraiment menacé d’invasion. Ainsi, alors que Philippe V put à chaque fois reconquérir facilement les places perdues en Estrémadure, en Castille ou en Aragon, les choses furent beaucoup plus compliquées lorsqu’il s’agit d’attaquer le royaume de Valence ou la Catalogne. Comme nous l’avons vu lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, assiéger Barcelone sans un soutien naval était une entreprise quasiment impossible et cela permit à la ville de résister jusqu’en 1714. Mais au final, ce sont bien les Bourbons qui vainquirent les Habsbourg sur ce théâtre d’opérations.
33Pendant les guerres de Louis XIV, la France bénéficia constamment d’un avantage important sur ses ennemis : elle disposait d’une position centrale qui lui permettait de faire coulisser plus rapidement des troupes d’un front à l’autre, même si la géographie interne du pays ne permettait pas toujours de le faire si facilement à cette époque. Guy Rowlands montre en effet que l’état difficile des routes, la configuration du réseau fluvial français, les problèmes d’approvisionnement ou encore l’éclatement des arsenaux et principaux magasins français rendaient très compliqués les mouvements des armées et de tout ce dont elles avaient besoin pour survivre et combattre sur de grandes distances. Par conséquent, déplacer une armée ou même quelques renforts d’un front à l’autre était toujours une opération délicate et lente, dont l’impact stratégique était beaucoup plus limité que ce qu’on pouvait imaginer17. En témoigne, la campagne de 1693, où Louis XIV décida contre l’avis de Luxembourg de transférer un gros corps d’armée des Pays-Bas vers le Rhin. Arrivées trop tard, ces troupes ne furent finalement guère utiles et ne permirent absolument pas de mener une campagne glorieuse en Allemagne.
34Louis XIV pouvait également profiter de la position centrale de la France pour concentrer ses forces sur un théâtre d’opérations ou sur un des membres de la coalition ennemie. Il s’efforça de le faire le plus souvent, mais n’exploita pas assez cet avantage, car il était obsédé par la sanctuarisation de son royaume. Cette priorité donnée à la défensive, que l’on retrouve avec la création de la ceinture de fer, permit à la France de consolider ses frontières et d’éviter une invasion, mais entraîna aussi des erreurs stratégiques en paralysant de nombreuses initiatives offensives qui supposaient d’affaiblir provisoirement un front secondaire.
35Au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, Louis XIV et Louvois cherchèrent tout d’abord à mettre hors-jeu les princes de l’Empire, mais cette stratégie fut un échec complet, car le ravage du Palatinat souda au contraire les ennemis de la France. Celle-ci se tourna alors avant tout contre l’Angleterre, considérée comme l’âme de la grande alliance, en donnant la priorité à la guerre navale. Mais la défaite de La Hougue en 1692 et l’impossibilité de réaliser un débarquement en Angleterre mirent fin à cette stratégie, en fait vouée à l’échec dès le départ. Les Français tournèrent alors leurs efforts contre la Savoie, qui apparaissait à juste titre comme le maillon faible de la coalition. Mais la crise de l’hiver 1693-1694, les problèmes logistiques et une certaine frilosité stratégique empêchèrent Louis XIV de donner le coup de grâce à Victor-Amédée II, qui obtint au contraire une paix avantageuse en juin 1696.
36Lors de la guerre de Succession d’Espagne, les Franco-espagnols essayèrent également de privilégier un théâtre d’opérations ou l’attaque d’un de leurs adversaires pour briser la grande alliance formée contre eux. Au début du conflit, ils concentrèrent leurs offensives sur les Habsbourg et l’Italie. Mais les généraux français ne purent éviter l’implantation d’Eugène dans la vallée du Pô. Louis XIV aurait dû probablement concentrer davantage de troupes en Italie, car il s’agissait alors du théâtre d’opérations décisif de la guerre et si Eugène n’avait pu y pénétrer, cela aurait pu dissuader les autres puissances d’entrer dans le conflit. À partir de 1703 et jusqu’à la fin de 1704, l’Allemagne devint le front principal, grâce au ralliement de la Bavière qui offrait de nouvelles perspectives. Mais les Français et les Bavarois ne surent pas exploiter correctement cette opportunité et la défaite de Blenheim fit à nouveau repasser le front allemand au second plan au profit de l’Italie. L’échec du siège de Turin et la défaite de Ramillies en 1706 ont ensuite obligé Louis XIV à se concentrer sur les Pays-Bas pour éviter une invasion catastrophique du royaume. L’initiative fut alors perdue jusqu’à ce que Malplaquet, puis Denain permettent de rétablir la situation.
37Dans l’ensemble, concentrer ses efforts sur un adversaire se révéla une stratégie payante, surtout si on attaquait le maillon faible de la coalition adverse (la Savoie ou l’Espagne) et non son maillon fort (les puissances maritimes ou l’empereur), mais Louis XIV n’eut pas la lucidité d’utiliser cette option plus systématiquement, ce qui fit durer plus longtemps les conflits et rendit les opérations françaises moins décisives.
Notes de bas de page
1 Certains auteurs comme Lucien Poirier considèrent même que, comme toute stratégie militaire se déploie dans l’espace, le concept de géostratégie n’aurait aucun intérêt (postface aux Transformations de la guerre du général Colin, Paris, FEDN, 1979). Il a pourtant son intérêt en mettant davantage l’accent sur la liaison et l’interdépendance entre les facteurs géographiques et militaires. Mais la géostratégie est en même temps l’héritière de la géographie militaire qui est née surtout au xixe siècle, mais en montrant certaines limites en étant souvent trop déterministe et trop descriptive. La géostratégie s’est efforcée de prendre en compte un cadre plus large, à la fois sur le plan géographique qui peut aller jusqu’au monde entier, et sur le plan temporel en prenant en compte la longue voire très longue durée. Dans son Traité de stratégie, Hervé Coutau-Bégarie la définit comme « une stratégie fondée sur l’exploitation systématique des possibilités offertes par les grands espaces en termes d’étendue, de forme, de topographie, de ressources de tous ordres » (Paris, Economica, 1999, p. 686). Nous garderons cette définition pour l’appliquer à un champ d’étude réduit à la France et ses pays voisins et aux deux dernières guerres du règne de Louis XIV. Sur la géographie militaire et la géostratégie, voir aussi Philippe Boulanger, Géographie militaire, Paris, Ellipses, 2006, et Géographie et géostratégie militaires, Paris, A. Colin, 2011, ou encore Martin Motte, « Une définition de la géostratégie », Stratégique, 2e trimestre 1995, n° 58, p. 85-120.
2 Les aspects maritimes sont abordés dans ce même volume par la communication de Philippe Hrodej.
3 Cet article reprend de manière modifiée l’analyse que nous avons déjà faite de la géostratégie de la France de Louis XIV dans Le roi stratège. Louis XIV et la direction de la guerre, Rennes, PUR, 2010, p. 273-297 (étude qui comprend aussi le volet maritime).
4 Sur les caractéristiques géographiques des Pays-Bas espagnols, voir aussi Jean-Pierre Rorive, La guerre de siège sous Louis XIV. Au cœur de la bataille de l’Europe, Paris, Éditions Jourdan, 2015, qui se focalise notamment sur la principauté de Liège et la place d’Huy. Pour le rôle des cours d’eau et plus généralement l’influence de la géographie sur la logistique, voir Guy Rowlands, « Moving Mars : The Logistical Geography of Louis XIV’s France », French History, 2011, n° 25/4, p. 492-514.
5 Bertrand Fonck, Le maréchal de Luxembourg et le commandement des armées sous Louis XIV, Paris, Champ Vallon, 2014, notamment p. 519-548.
6 Jamel Ostwald, « The “Decisive” Battle of Ramillies, 1706 : Prerequisites for Decisiveness in Early Modern Warfare », The Journal of Military History, 64 (juillet 2000), p. 649-678. Sur Ramillies, voir aussi Clément Oury, Les Défaites françaises de la guerre de Succession d’Espagne (1704-1708), thèse de doctorat de l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV), sous la direction d’Olivier Chaline, 2011, 3 vol.
7 Sur le ravage du Palatinat, voir notre article « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue historique, 633, janvier 2005, p. 97-132.
8 Sur cette campagne, voir la thèse de Clément Oury, op. cit.
9 Guy Rowlands, « Louis XIV, Vittorio Amedeo II and French Military Failure in Italy, 1689-96 », English Historical Review, juin 2000, p. 552-554. Voir aussi Geoffrey Symcox, Victor-Amadeus. Absolutismus in the Savoyard State 1675-1730, Londres et Berkeley, 1983, et Joseph Perreau, Campagne des Alpes 1692. Catinat et l’invasion du Dauphiné, Paris, 1892.
10 Karl von Clausewitz, De la Guerre, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 483.
11 Clausewitz, De la guerre, Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1989, p. 590.
12 SHD, GR A1 1453, n° 12, « Divers projets de campagne pour l’année 1694, donné au roy au mois de janvier 1694 ».
13 Sur les campagnes du prince Eugène, l’étude la plus détaillée, bien qu’ancienne, est celle d’Éléazard de Mauvillon, Histoire du prince Eugène de Savoie, généralissime des armées de l’Empereur et de l’Empire, 1re édition Amsterdam, 1740, 5 vol.
14 Sur cette campagne de 1706, voir Clément Oury, « La prise de décision militaire à la fin du règne de Louis XIV : l’exemple du siège de Turin, 1706 », Histoire, économie et société, 2010/2, p. 23-43.
15 On retrouve là à l’échelle de la péninsule ibérique l’opposition classique entre la terre et la mer, mise en avant par les premiers géopoliticiens du xxe siècle (Mahan, Mackinder, Spykman).
16 Jean-Paul Le Flem, « Les armées en péninsule ibérique durant la guerre de Succession d’Espagne (selon les Comentarios du marquis de San Felipe) », dans Lucien Bély (dir.), La présence des Bourbons en Europe (xvie-xixe siècles), Paris, PUF, 2003, p. 127-144.
17 Guy Rowlands, « Moving Mars… », art. cit.
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