Hommage à Hélène Vérin
p. 7-10
Texte intégral
1Il est rare qu’un historien élabore un concept qui finisse par être repris fréquemment par ses pairs parce qu’il éclaire d’un seul coup une façon de voir ayant appartenu au passé et dévoile des logiques jusque-là non pensées. C’est pourtant là l’important succès d’Hélène Vérin qui, ayant extrait de la gangue d’une multiplicité d’écrits du xvie siècle le paradigme de réduction en art, a offert à la profession un outil d’analyse puissant sur la volonté de rationalisation de l’action au nom de son efficacité. L’œuvre d’Hélène Vérin est le résultat d’un cheminement dont l’on peut suivre les délinéaments depuis les premiers travaux sur l’entreprise jusqu’à Réduire en art ou les articles sur les machines en passant par La gloire des ingénieurs. Cette œuvre multiforme s’est nourrie d’une profonde familiarité avec les sources combinée à une approche critique appuyée sur des lectures théoriques et des compagnonnages philosophiques avec Richard Cantillon, Gaston Bachelard, Georges Canguilhem, Gilbert Simondon et bien sûr, Jacques Guillerme.
2Chercheur hybride, Hélène Vérin est à la fois économiste (recrutée comme telle au CNRS), philosophe, historienne et historienne des techniques, d’où sans doute la richesse et l’originalité de ses analyses. On discerne à mon sens deux axes fondamentaux dans sa recherche, l’un relève de la pensée de l’entreprise et de la gestion, l’autre de la recherche sur le lien entre sciences et techniques autour de la figure de l’ingénieur. Les deux sont évidemment indissociables.
3Le premier axe est notamment représenté par un ouvrage déjà ancien sur l’entreprise intitulé Entrepreneurs, entreprises. Histoire d’une idée, PUF, publié à Paris en 1982 et réimprimé en Classiques Garnier, en 2011. Il est issu de la thèse de l’auteur et présente l’intérêt d’historiciser la notion en remontant jusqu’au moyen âge en passant par les auteurs du xviie et du xviiie siècle. Hélène Vérin y démontre que les notions d’entreprise et d’entrepreneurs ne peuvent être comprises qu’en relation avec quatre grands domaines la justice (pour laquelle l’entrepreneur est celui qui outrepasse ses droits) ; la politique (où l’entrepreneur œuvre pour réaliser un projet illicite) ; l’argent (où l’entreprise consiste à mener à bien une affaire dont le prix a été déterminé à l’avance) ; la guerre (où l’entreprise est une expédition militaire). Hélène Vérin montre le glissement sémantique qui s’opère entre le Moyen Âge et la Renaissance entre l’impresa chevaleresque des romans courtois caractérisée par une relation difficile avec l’autorité monarchique et l’entreprise marchande autour de la notion de risque, d’avantage et d’analyse stratégique. L’entrepreneur est celui qui échange le risque pris, son anticipation du futur, contre une prestation globale.
4Hélène Vérin distingue aussi deux types de stratégies : celle qui consiste à bousculer la fortune ou celle au contraire qui consiste à maximiser rationnellement ses avantages en assumant le risque et le hasard comme des opportunités à saisir. Au cœur de cette réflexion on retrouve d’ailleurs, celles qui se développeront autour de l’ingénieur dans les ouvrages à venir.
5Le deuxième axe est tout d’abord incarné par La gloire des ingénieurs, publiée chez Albin Michel en 1993. Le livre est consacré aux Sciences de l’ingenium comme support d’une science de la conception et se penche sur les relations entre l’ingénieur et l’entrepreneur entre xvie et xviiie siècles1.
6La très dense introduction de l’ouvrage donne l’idée de son projet extrêmement ambitieux : rendre compte de la question de la technologie et des relations qu’elle entretient avec les conditions concrètes matérielles (formes, matières, figures, grandeurs hétérogènes) mais aussi économiques et sociales. La question posée est aussi celle de comment se font les choix opportuns à l’examen de situations confuses, de l’universelle contrariété du monde, avec l’aide des mathématiques. Comment les problèmes à résoudre sont-ils mis en forme ? La relation de l’ingénieur à l’artisan et à sa force inventive liée à la matière est aussi un enjeu du livre. Dans la gloire des Ingénieurs, Hélène Vérin remet en cause le mythe de l’émergence de la Science comme une discipline permettant de s’éloigner de la matérialité en écrivant le monde en langage mathématique en montrant que précisément, la technique est partie prenante de la culture scientifique, cela parce qu’elle réalise son objet à partir de conditions hétérogènes. Partant des réflexions de Bachelard, Hélène Vérin nous permet en effet non seulement de comprendre ce que fut penser, concevoir, transmettre, innover, recomposer en ingénieur mais aussi de questionner les liens entre sciences et techniques. La figure multiple de l’ingénieur, géomètre pratique, fortificateur ou constructeur de vaisseaux, est ici cernée dans ses relations avec l’entrepreneur et le savant « au confluent d’intérêts contraires et à la rencontre du savoir, du faire, de l’esprit et de la matière ».
7La lecture de Canguilhem en 1992 avait sans doute ouvert certaines pistes à Hélène Vérin puisque l’enjeu de la pensée de ce philosophe était notamment de montrer comment : « la rationalisation des techniques faisait oublier l’origine irrationnelle des machines2 ». Entrer dans les pratiques de l’ingénieur, c’était précisément historiciser la rationalisation des techniques. Dans les années qui suivent la publication de la Gloire des Ingénieurs, Hélène Vérin ne cesse par ailleurs d’approfondir des cas d’études : Salomon de Caux, par exemple, Jacques Besson, Béroalde, Olivier de Serres, Stévin ou Renaud d’Elissagaray. Elle ne se contente pas de réfléchir sur les textes mais, en historienne paléographe, va recueillir dans les archives les petits éléments biographiques parlants à côté desquels les historiens étaient passés. Elle ne travaille cependant pas seule et s’insère dans des groupes d’études pluridisciplinaires tel celui qui pendant des années se consacre aux recherches sur Besson avec des historiens de l’art, de l’architecture ou des jardins. Avec Luisa Dolza, elle déchiffre l’énigme des théâtres de machines de la Renaissance3. Est ici disséqué le spectacle livresque de la mécanique qui, à partir de 1570, rend sensible les formes de l’invention en prenant le lecteur à témoin de l’astuce inventive ou de la preuve visible de la faisabilité de la machine. Figurer l’existence physique de la machine par la gravure devient à partir de Béroald et Besson un genre littéraire, une rhétorique de l’ingenio.
8Au cours des années 2000, Hélène Vérin dévoue généreusement son temps de recherche, en commun avec Liliane Hilaire Pérez ou Valérie Nègre, à la publication des textes fondamentaux des philosophes des techniques qui l’ont influencée tels Jacques Guillerme ou Gilbert Simondon et qui ont montré l’inscription de la technologie (science rationnelle des arts et de l’industrie) dans la longue durée4.
9Au demeurant, la générosité intellectuelle d’Hélène, et son goût du collectif, se sont aussi traduits par des formes originales de travail. La conception collective de l’écriture de « Réduire en art », livre édité par Hélène Vérin et Pascal Dubourg-Glatigny, au long de séminaires jouant de lectures croisées des uns par les autres, est à cet égard exemplaire5.
10Le concept de réduction en art avait été originellement repéré par Hélène Vérin dans La gloire des ingénieurs (chapitre iv) à partir des travaux de Neal Ward Gilbert sur la rationalité de la Renaissance. Il fut réélaboré en 1998 dans un article de la revue Raisons Pratiques. L’idée forte était de considérer la contribution des ingénieurs tels Jean Errard et autres praticiens à la réduction en méthode de leur discipline. Il existait une tradition cicéronienne de la formalisation des pratiques juridiques, l’idée est que la Renaissance s’est mise à appliquer cette formalisation à de nouveaux champs comme la guerre, l’agriculture, ou la mécanique. Hélène Vérin démontre que les titres mêmes de nombreux ouvrages du xvie siècle attestent la prise de conscience par les contemporains de la nécessité de « réduire » en art leurs pratiques. Qu’est-ce que la réduction en art ? Tout d’abord il s’agit d’une mise en écriture, une rédaction de savoirs qui ne relevaient jusque-là que de la transmission orale. Ensuite, c’est une entreprise d’abréviation, de mise en ordre mémorisable, il s’agit d’arranger ce qui est dispersé et de permettre une approche qui rend automatique la pensée pratique ; la Renaissance reprend en quelque sorte le projet administratif des Anciens mais va plus loin en déclarant vouloir codifier toutes les pratiques des artisans et des techniciens en y intégrant les expériences modernes. Réduire en art s’applique alors à une multiplicité d’activités : l’architecture, la fortification, la médecine, la musique, l’escrime, la danse etc. Mais, souligne Hélène Vérin, n’y a-t-il pas contradiction entre la grande entreprise de codification, de normalisation, et la possibilité même de l’invention ? Non répond-elle, car la procédure a pour simple fonction de mettre en ordre le chaos du réel pour permettre des choix en fonction de contraintes liées à des situations.
11Hélène Vérin indique également que la réduction en art dessine quatre grands ordres : celui de la pédagogie (littérature technique), celui de l’action (procédures techniques validées par la raison, identification des acteurs compétents), celui de la connaissance (qui doit être rassemblée, transmise et augmentée par les autorités politiques comme dans le projet baconien) et celui des savoirs disponibles.
12Le livre édité par la Maison des sciences de l’homme en 2008 a permis de faire fonctionner ces idées autour de divers champs d’application : l’architecture, la peinture, la poliorcétique, la philosophie, l’escrime, la danse, les mathématiques, le dessin, ou la gravure. Pour les historiens des techniques de ma génération, Les travaux d’Hélène Vérin ont été tout aussi précieux que les discussions nourries et nombreuses, que nous avons pu avoir avec elle au Centre Koyré ou chez elle et l’on peut à mon sens, parler d’une école Hélène Vérin.
Notes de bas de page
1 Vérin Hélène, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
2 Vérin Hélène, « Georges Canguilhem et le génie », in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1992, p. 77-89.
3 Dolza Luisa, Vérin Hélène, « Figurer la mécanique : l’énigme des théâtres de machines de la Renaissance », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2004, no 51-2, p. 7-37.
4 Vérin Hélène, « La technologie : science autonome ou science intermédiaire », Documents pour l’histoire des techniques, n° 14, 2007, p. 134-143 ; Guillerme Jacques, L’art du projet. Histoire, technique, architecture, textes réunis par Hélène Vérin et Valérie Nègre, Wavre, Mardaga, 2008 ; Guillerme Jacques et Sebestik Jan, « Les commencements de la technologie », Thalès, n° 12, 1968, p. 1-72, rééd. dans Documents pour l’histoire des techniques, n° 14, 2007, p. 49-122. On se référera également à la recension suivante : Graber Frédéric, « Jacques Guillerme, L’art du projet. Histoire, technique et architecture, Wavre, Mardaga, 2008, 382 p., ISBN 978-2-87009-986-5 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2010, n° 57-3, p. 184.
5 Dubourg-Glatigny Pascal, Vérin Hélène (dir.), Réduire en art. La technologie, de la Renaissance aux Lumières, Paris, MSH, 2008.
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