Conclusions
p. 269-276
Texte intégral
1Faire choix du règne de Léopold Ier de Lorraine, singulièrement de sa cour de Lunéville, afin d’éclairer les problématiques croisées des « échanges, passages et transferts », était une entreprise non seulement attendue mais porteuse par avance de fruits. En effet, au contraire des règnes ducaux des xve et xvie siècles, notamment ceux de René II (1473-1508) ou de Charles III (1545-1608), dont notre connaissance a été profondément renouvelée par toute une série de travaux ces dernières années, celui de Léopold demeure encore trop peu connu. Les références bibliographiques disponibles, précieuses mais aussi datées et incomplètes, sont celles du lunévillois Henri Baumont, Études sur le règne de Léopold, duc de Lorraine et de Bar (1697-1729) et de Zoltan Harsany, La Cour de Léopold, duc de Lorraine et de Bar (1698-1729)1, livres respectivement parus en 1894 et 1938. Autant dire qu’un profond renouveau historiographique s’imposait. Il est d’ailleurs en cours, tant au près (en Lorraine) qu’au loin, notamment à Vienne. Remercions d’abord Anne Motta, instigatrice de ces deux journées si réussies, d’avoir rassemblé sur le lieu même où cette histoire fut mise en scène, à Lunéville, les spécialistes de l’histoire générale, politique, culturelle et artistique du duc et des duchés, au début du xviiie siècle. L’ouvrage qui en est issu offre une mise au point des plus riches et, c’est incontestable, un nouvel outil de référence sur lequel les travaux à venir pourront s’appuyer.
2Le second choix assumé de cette étude consistait à porter le regard sur la cour ducale. Cela n’a rien d’anodin tant la société de cour est au cœur de nombreuses attentions depuis plus de trois décennies. Elle n’est plus simplement ce lieu géométrique et humain possible de toutes les cabales et intrigues, un monde quelque peu superficiel, presque artificiel et déconnecté des réalités profondes du temps, mais un outil de gouvernance et un lieu de création, de réception culturelle et artistique, patiemment forgé depuis deux siècles. Les chantiers féconds de la recherche actuelle, notamment centrés sur les différentes formes prises par le mécénat, les pratiques de consommation de cour (A. Chatenet), la place des célébrations et cérémonies dynastiques, le collectionnisme, la musique, la passion (et la raison) princière pour les académies, avaient toutes les chances d’être éclairés depuis le « château des Lumières ». La prudence invitait néanmoins à ne pas s’y laisser enfermer, car Lunéville ne peut se comprendre sans Nancy, à la fois parce que la nouvelle occupation française de la capitale en 1702 (Bar est délaissée depuis le règne de Charles III) explique la résidence princière sur les bords de la Vezouze, et parce qu’on y retrouve un jeu bien connu de complémentarité opératoire, rappelant Paris et Versailles. Constatons avec satisfaction que Nancy n’a pas été oubliée.
3Le règne de Léopold fait figure d’exception dans l’histoire politique lorraine à plus d’un titre. En premier lieu il faut l’envisager pour ce qu’il est : une restauration espérée de longue date. Les célèbres déboires de Charles IV, plus souvent en exil que présent sur ses terres, la brillante carrière militaire mais autrichienne de Charles V, prince sans État, ont créé une longue parenthèse, mêlant intermittence et absence, de 1633 à 1697. Le traité de Ryswick permet donc une normalisation en autorisant le retour du fils du héros de Vienne. L’événement est majeur, il a donné lieu à une littérature et à des réalisations dont cet ouvrage fait largement écho, replaçant Léopold et la Lorraine au cœur de la société des princes, lui redonnant son rang perdu. Pourtant, ce règne ne sera à son tour qu’une aventure de 30 ans. Incontestablement attaché à ses duchés, Léopold envisagea pourtant un possible échange avec le grand-duché de Toscane. À sa mort en 1729, sa veuve Élisabeth-Charlotte assura une régence prolongée, en partie depuis Commercy, d’autant plus remarquable que François III, nouveau souverain élevé dans l’Empire, quitte définitivement la Lorraine en 1731. Finalement, le modèle curial lunévillois dure réellement de 1702 à 1731 et il faut la venue de Stanislas après 1737 pour lui donner une nouvelle et brillante vie. Tout cela eut un effet inattendu : la grande fascination pour les œuvres du roi polonais n’est pas peu responsable de « l’oubli » ou du mauvais traitement de l’épisode léopoldien.
4Le règne se prolonge donc pendant trois décennies, toutefois les différents textes font ressortir l’extrême importance des quinze premières années, une première moitié marquée par les nécessités du retour, plus encore par la politique de neutralité de la Lorraine ducale au cours de la guerre de Succession d’Espagne. Elle est le fruit de la sagesse pour un jeune État de petite taille pris au cœur de l’Europe, cinq ans après Ryswick, mais aussi un moment opportun pour mener, dans tous les domaines, une politique locale de relance, une autre internationale d’appui et de reconnaissance. Nous y reviendrons largement. Une seconde partie de règne, après les paix de 1713-1714 et la mort rapprochée en 1715 des deux frères de Léopold (Charles-Joseph et François), semble ensuite se dessiner. Dire qu’elle a été moins abordée n’est pas tout à fait juste car l’activité notamment diplomatique reste intense, en revanche, observée depuis Lunéville et la cour, elle semble moins fondamentale.
5Enfin, signalons que les textes publiés sont des travaux originaux, reposant sur une abondante collecte de sources variées : sérielles avec les archives comptables de l’État ducal, notamment les gages et commandes ; écrits imprimés ; recueils de gravures et modèles ; sources manuscrites, en particulier la correspondance qui, en plus des voyages, portée par la révolution des postes européennes du temps et l’organisation d’un réseau d’envoyés du duc au loin, accélère les échanges épistolaires et l’acheminement de tout type de colis.
Un cosmopolitisme lorrain
6La magistrale leçon inaugurale proposée par Daniel Roche, « cosmopolitisme au xviiie siècle. Localisme et ouverture », a d’emblée inscrit les travaux sur la Lorraine de Léopold dans la perspective des voyages et des mobilités qui façonnent l’Europe des Lumières2. Rappelons la pertinence d’une telle approche alors que l’histoire récente même des ducs et de la noblesse lorraine est elle-même caractérisée par la circulation et l’exil. En quittant Innsbruck pour Nancy puis Lunéville, Léopold ne tire pas un trait sur un cosmopolitisme vécu par nécessité, il cherche au contraire à l’instituer et à en maîtriser les modes et les courants (A. Petiot). L’ouverture européenne se marque alors par une attractivité dont l’indice le plus solide est la place des étrangers, en particulier dans l’espace aulique. Plusieurs auteurs se sont penché sur l’existence de groupes significatifs par l’influence, à commencer par celui des « Allemands ». Familiers de la dynastie, ils sont arrivés dans les bagages du duc, lui fournissant ses confesseurs et prédicateurs attitrés de langue allemande, peuplant ses maisons civile et militaire, tout comme son académie pour jeunes nobles, institution ô combien internationale, ouverte dès 1699 (A. Petiot, C. Guyon, J. Boutier). S’y ajoute une communauté d’Irlandais, catholiques et pour la plupart jacobites, attirés en Lorraine par Carlingford qui fut précepteur du fils de Charles V en exil. Leur venue et celle de Jacques III, prétendant Stuart qui s’installe notamment à Bar-le-Duc en 1713, n’est pas sans rappeler l’identité de terre de refuge des duchés, une réalité déjà si prégnante à la fin des guerres de Religion et appelée à se répéter sous le règne de Stanislas (1737-1766). La tentative de créer une rue de Dublin à Nancy en dit long sur une intégration globalement réussie sans pour autant renoncer à leur Irishness (F. Richard-Maupillier). Ne limitons pas la présence britannique aux seuls Irlandais, surtout n’oublions pas non plus la part des Italiens, certes numériquement plus faible, mais constante et de qualité. Aux côtés des hommes des arts, les Bibiena ou Betto (R. Tassin, T. Franz), il faut mentionner la part des familles entretenant une politique transalpine, notamment les Spada, et les ecclésiastiques dont l’activité fait le lien entre Lunéville et Rome. Il reste le cas des Français (et des peuples voisins, comme les Liégeois) dont la présence ne se résume pas qu’à être une force d’occupation car, en effet, la « francisation » des duchés, de ses élites particulièrement, de même que la présence d’une administration française ou francophile dans les Trois-Évêchés, au sein du Parlement de Metz (B. Boutet), auquel s’ajoute certainement la fréquentation des facultés de droit et de médecine de l’université de Pont-à-Mousson, compte pour beaucoup. Pour le duc l’élément français est à la fois un défi permanent à une réelle indépendance et une donnée concrète qu’il ne saurait écarter, en toute chose, par exemple en ce qui concerne l’animation musicale (R. Depoutot). D’où cette ambivalence le conduisant à distinguer le « bon » français, utile au prince et aux États, et le « mauvais » français, celui des années de guerre notamment, décrit tel un réfugié parasite (A. Voisin). Derrière ce jugement, il faut souligner la permanence des préjugés dans les sources à propos des peuples, laquelle frappe aussi l’Allemand, comme une forme de réminiscence de la théorie déterministe des climats et tempéraments. Cela ne doit guère nous surprendre tant on sait bien désormais que le cosmopolitisme, même celui du premier xviiie siècle, ne semble pas annuler la force et le besoin de sentiments sinon patriotiques du moins de fierté locale.
7Le lecteur se montrera nécessairement satisfait des illustrations fournies. Peut-être aussi, mis en appétit par ses lectures, se pose-t-il deux questions supplémentaires : est-il possible de faire ce recensement des étrangers auquel aspirait Anne Motta dans son introduction générale, dans le dessein de jauger sur une base chiffrée le degré d’ouverture de la cour de Lorraine ? Les données parfois fournies, songeons à l’inventaire des académistes réalisé par J. Boutier, ne sont guère faciles à exploiter. Il reste que la place de l’étranger est incontestablement très grande et, après tout, l’influence doit-elle uniquement se mesurer au nombre ? De même, une piste qui ne manquera pas d’être reprise après coup devrait concerner les pratiques de naturalisation. La distribution de lettres de naturalité, qui semble généreuse, la reconnaissance des privilèges et statuts sociaux et honorifiques par le pouvoir de Lunéville, voilà qui fait partie des conditions du bon accueil et, pour cela, mériterait une attention. Il faut en effet savoir si, aux yeux des contemporains, être étranger et cosmopolite coïncide avec être un bon sujet lorrain.
8L’attachement à la cour est d’abord un attachement à la personne du prince, véritable clé de voûte du système. Parce qu’il est voulu et porté par Léopold et ses proches conseillers, le cosmopolitisme lorrain peut être qualifié de culturel, d’institutionnel et pourquoi pas d’État. Alors qu’il fonde en 1699 son académie nobiliaire, il affirme qu’elle est le moyen le plus sûr d’attirer les jeunes seigneurs étrangers à Nancy. L’ambition est bien d’en faire un lieu modèle à l’échelle de l’Europe, un point de rassemblement attendu. Pour cette raison, à l’adresse des jeunes allemands, on y donne des cours de droit germanique, un enseignement qui ne semble pas exister à Pont-à-Mousson (cours de droit coutumier et de droit français). Les duchés prennent place dans le Grand Tour, étape vers Paris pour la noblesse germanique, porte d’entrée sur le continent pour celle venant des îles Britanniques (J. Boutier). D’autres académies ont été dressées en Lorraine sous Léopold Ier, en particulier en faveur des sciences exactes et expérimentales, profitant notamment à Vayringe (J. Saint-Ramond). Tout cela révèle une stratégie politique bien assumée qui contribue à encadrer et à contrôler les productions savantes, intellectuelles et artistiques. La dynamique fonctionne d’ailleurs dans les deux sens, c’est-à-dire que Léopold, soucieux de reconnaissance internationale, ne se contente pas d’attirer à lui, mais stimule et encourage les contacts avec l’extérieur. Quelques musiciens sont ainsi envoyés se perfectionner en Italie (R. Depoutot), les « étrangers » en résidence à Lunéville sont employés comme agents du pouvoir, mettant leurs réseaux et clientèles au service de leur protecteur et seigneur. Les travaux inédits de Laurent Martin, réalisés à partir du dépouillement de la correspondance en langue italienne et vers l’Italie, conservée aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle, montrent l’effort soutenu pour organiser une représentation durable dans la péninsule3. Certains Lorrains jouent également ce rôle de médiateurs culturels et politiques, et sont envoyés en mission au loin. Les déplacements du marquis de Beauvau-Craon sont de ce point de vue intéressants à relever, non seulement parce qu’ils sont efficaces, mais encore parce qu’ils permettent au duc de mener plus tranquillement une idylle coupable avec l’épouse de son favori.
9Ainsi, la Lorraine de Léopold rayonne et participe activement à l’animation d’une Europe des échanges et des idées. Prenons-en pour preuve le rôle tenu par l’abbaye cistercienne de Beaupré dans le débat janséniste. Ce « petit Port-Royal lorrain » (C. Guyon) faillit connaître le même sort que la maison parisienne, au nom de la raison d’État.
Un pays d’Entre-Deux ?
10Depuis la chute de Charles le Téméraire et les victoires de René II (1477), la Lorraine est regardée par ses voisins français et allemands, et se définit elle-même, comme un « pays d’entre-deux ». François Pernot a récemment examiné l’importance pour les puissances européennes de ces « terres du milieu4 », lesquelles, sous le grand cardinal Charles de Lorraine, mi-xvie siècle, étaient décrites comme comprimées inter sacrum et saxum, pour reprendre une célèbre expression d’Érasme5. À beaucoup de points de vue la situation semble demeurée à l’identique au début du xviiie siècle et Léopold lui-même confirme dans ses écrits se situer « zwischen Frankreich und Deutschland », « Habsburg und Bourbon6 » (A. Voisin). Cet ouvrage s’est donc emparé de cette dimension dialectique, mêlant politique et culture, aisément observable depuis la cour.
11La double influence est par exemple manifeste dans l’histoire personnelle du duc (R. Zedinger7). Élevé dans l’Empire, même s’il n’a guère résidé à la cour de Vienne et que l’on sait au final bien peu de choses sur la cour d’Innsbruck, Léopold a intégré et assimilé des usages curiaux à l’impériale. Parallèlement, il ne peut être insensible au « modèle » français alors prescripteur en matière d’organisation aulique (T. Franz) et si présent dans la vie lorraine depuis le milieu du siècle précédent. Les preuves de ce dialogue sont multiples. En observant la répartition des charges et titres au sein de la cour de Lunéville, É. Hassler fait la part de l’ascendance allemande avec la multiplication des charges de chambellan, mais relève parallèlement l’adoption du rituel du lever princier comme une marque nette de « versaillisme ». En analysant la répartition des appartements du duc et de la duchesse au cœur de l’aile du château, en s’attardant notamment sur l’existence d’une chambre conjugale à leur point de convergence, T. Franz apporte une éclatante illustration, à peine hypothétique, de la vigueur des échanges et emprunts mutuels. L’oscillation entre deux manières de procéder, J. Spangler l’observe à son tour dans la gestion de la branche cadette de la maison de Lorraine, avec une évolution à la clé. La conception habsbourgeoise l’emporte d’abord et aucun prince de sang ne reçoit de charge officielle. Puis, un certain assouplissement est introduit au point que Jacques-Henri est fait grand-maître de l’hôtel en 1717. S’il fallait résumer tout cela, nous pourrions dire que l’influence allemande est aussi celle de l’histoire récente et du cœur, alors que la française est plutôt celle du temps et d’une certaine raison. Deux éléments exposent cette hiérarchisation personnelle : dans l’ordre des symboles, le duc conserve l’ordre de la Toison d’Or que son père avait lui-même reçu, alors qu’il refuse pour ses fils l’octroi de l’ordre du Saint-Esprit que son beau-frère, le régent Philippe d’Orléans, propose ; de même, c’est à Vienne et dans l’Empire qu’il envoie ses fils se former, c’est là qu’il construit les carrières de ses frères, en particulier Charles-Joseph, qui finira non sans mal par obtenir l’archevêché de Trèves (1711-1715). Cette distinction produit un double effet. Outre la création d’un électorat impérial lié à la Lorraine, elle permet encore de reprendre un contrôle théorique des Trois-Évêchés lorrains, au titre de métropolitain, et constitue une compensation appréciable au refus français d’accorder au duc un siège épiscopal à Saint-Dié des Vosges ou à Nancy.
12Si la cour est indéniablement un lieu d’observation d’une politique de la neutralité et de la balance, le concept de pays d’entre-deux est-il encore totalement opératoire ? En effet, malgré les ajustements observés, l’heure est à la domination française, notamment signifiée par le long séjour nancéien (1702-1732) d’un résident « extraordinaire », d’Audiffret (L. Jalabert). Qui plus est, la réalité de cette surveillance française est accentuée par une lecture rapide de la carte politique. Léopold est explicite dans le premier « testament politique » laissé à ses héritiers dès 1715, décrivant des duchés totalement encerclés par une France solidement implantée en Alsace et Franche-Comté, donnant comme l’impression d’une Lorraine déjà enclavée. D’ailleurs, les deux séjours qu’il effectua à Versailles en 1699 et 1718 furent d’obligation – et même humiliants – puisqu’il s’agissait d’aller faire allégeance pour le Barrois mouvant. On comprend mieux que ces deux déplacements se soient faits sous une identité d’emprunt, un artifice dont le caractère fictif arrangeait bien tout le monde.
13Moins enthousiaste que Marc Fumaroli, Pierre-Yves Beaurepaire s’est interrogé sur la valeur réelle du modèle culturel français au xviiie siècle, hésitant entre « mythe ou réalité8 ». De la même façon que l’idée d’un « modèle italien » (F. Braudel) à la Renaissance devait être nuancée au nom d’un polycentrisme certain des chantiers, inventions et progrès concrétisés entre 1450 et 1650, le goût du xviiie siècle est certes largement véhiculé et prescrit depuis Versailles et Paris, mais sans exclusive ni adaptation. L’admiration pour le modèle français n’est pas un effet de source, elle est très forte, mais il faut définitivement renoncer à penser que tout projet de qualité est alors français ou n’est pas. À Lunéville, comme à Nancy, les preuves d’une hybridation culturelle, artistique et scientifique s’accumulent au long des trois premières décennies du siècle : l’architecture française de Boffrand, pour ne prendre que cet exemple, n’élimine pas les influences venues d’Italie, ni l’action des maîtres italiens Bibiena et Betto (R. Tassin)9. En matière scientifique, ce sont les thèses de Newton qui sont débattues grâce à Vayringe et, un peu plus tard, la « Divine Emilie » du Châtelet, les objets de mesure conçus outre-manche, tel le planétaire de Graham, qui sont en usage lors des séances (J. Saint-Ramond). En matière de sociabilité nouvelle, évoquons aussi l’instruction maçonnique de François III dès 1731 et l’érection des premières loges à Metz la même année, à Lunéville en 1735. Ainsi, non seulement l’influence française n’est pas tyrannique à la cour lorraine, mais les autres « modèles » européens y sont reçus avec précocité.
14Enfin, le prince lorrain développe un mécénat intense, de qualité, porté par un élan propre et capable d’acculturer bien des leçons venues d’ailleurs. Cela est nécessaire car les duchés n’ont pas eu de duc résidant durablement depuis le milieu des années 1630. Sédentariser le pouvoir ne suffit donc pas, il faut réunir des gens de talent à Lunéville, accompagner la restauration, honorer et célébrer son auteur. Mécénat de revendication, la politique culturelle ducale fait feu de tout bois. Léopold est d’évidence un bâtisseur, mais c’est toute l’activité artistique et savante qu’il relance, prêtant également une grande attention aux manufactures dans le cadre d’un mercantilisme bien maîtrisé. À ses côtés, les duchesses Éléonore Marie, sa mère, et surtout Élisabeth-Charlotte, son épouse, tiennent leur rang à la cour. Les apports de Stanislas à la Lorraine qui l’accueille dès 1737 seront importants et immenses, il ne viendrait à personne l’idée de les édulcorer ou de les amoindrir. Néanmoins il serait juste de les relier avec force à la période léopoldienne qui, dans presque tous les domaines, fut un moment précurseur et déjà si spécifique d’une manière d’être curiale, culturelle et artistique. Les premières Lumières du xviiie siècle sont bien passées par Lunéville et, plus généralement, par la Lorraine.
Notes de bas de page
1 Zoltan Harsany a également édité le Cayer pour laisser à mon successeur, Mémoire sur le duché de Lorraine, rédigé vers 1715, Nancy-Paris-Strasbourg, 1938. Ce précieux document, inscrit dans la longue tradition des mémoires produits dans les monarchies héréditaires d’Ancien régime, donne la parole au prince, figure au cœur du système lunévillois. Citons aussi l’étude de Gaston Maugras, La Cour de Lunéville au xviiie siècle, Paris, Plon, 1904. Dans cet ouvrage la cour léopoldienne (p. 1-30) n’est évoquée que comme un hors-d’œuvre à la période polonaise.
2 Sut cette notion clé et complexe du xviiie siècle, voir Willem Frijhoff, « Cosmopolitisme », in Vincenzo Ferrone, Daniel Roche (dir.), Le monde des Lumières, Paris, Fayard, 1999, p. 31-40, et Gonthier-Louis Fink, « Cosmopolitisme », in Michel Delon (dir.), op. cit., p. 320-323.
3 Une première approche dans Laurent Martin, « Rapport politique ou récit de voyage ? La correspondance des envoyés lorrains à Rome au début du xviiie siècle », in Jean El Gammal, Laurent Jalabert (dir.), Récit et Histoire, formes et épistémologie d’un outil historique, Annales de l’Est, numéro spécial 2012, p. 167-185.
4 François Pernot, « L’espace lotharingien à la Renaissance ; les Terres du milieu qualifiantes pour la domination européenne ? », Gérard Giuliato, Marta Peguera Poch, Stefano Simiz, La Renaissance en Europe dans sa diversité, t. 1, Les pouvoirs et lieux de pouvoir, Nancy, Europe xvie-xviie siècle, 2014, p. 164-176.
5 Par exemple reprise par Gabriel De Sainte-Claire, Critique de l’Apologie d’Érasme de M. l’Abbé Marsollier, Paris, Jombert et Garnier, 1719, p. 234.
6 C’est aussi le titre de l’étude de Rainer Babel, Zwischen Habsburg end Bourbon. Aussenpolitik und europäische Stellung Herzog Karls IV. von Lothringen und Bar vom Regierungsantritt bis zum exil (1624- 1634), Sigmaringen Thorbecke, 1989.
7 Outre sa communication dans ce volume, voir aussi « L’échange de la Lorraine contre la Toscane comme conséquence concluante des options politiques du duc François III », Alessandra Contini, Maria-Grazia Parri (dir.), Il Granducato di Toscana e i Lorena nel secolo xviii, Firenze, Olschki, 1999, notamment p. 83-86.
8 Pierre-Yves Beaurepaire, Le mythe de l’Europe française au xviiie siècle. Diplomatie, culture et sociabilité au temps des Lumières, Paris, Autrement, 2007. Marc Fumaroli est l’auteur de Quand l’Europe parlait français, Paris, éd. De Fallois, 2003.
9 Un projet de façade « baroque » pour Lunéville montre, un peu comme pour la colonnade du Louvre quarante ans plus tôt, que la piste italienne n’était pas écartée.
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