L’exotisme au temps de Léopold, entre mode et récupération politique1
p. 169-179
Texte intégral
1En 2009 le musée du château de Lunéville proposait au public une exposition intitulée « Turqueries et autres chinoiseries, l’exotisme en Lorraine au xviiie siècle ». Il s’agissait alors de faire découvrir, au travers des arts du décor, une thématique fort appréciée en Europe depuis le xviiie siècle : la Chine. En Lorraine, ce goût de l’exotisme s’affiche sous les règnes de Léopold de Lorraine puis sous celui de Stanislas Leszczynski (1737-1766). Il s’agit plus précisément du goût turc : lorsqu’ils ont approché les Ottomans, les deux souverains ont été impressionnés et leur sens esthétique s’est nourri de ce contact. Ce parcours historique au travers de productions des Beaux-Arts et des Arts décoratifs de la 1re moitié du xviiie siècle a su séduire le public peu habitué à ces décors méconnus, réalisés par les manufactures locales. La peinture, la sculpture, l’ébénisterie, la tapisserie, le décor mural de papier et les faïences restituaient l’ambiance de ce début de siècle2.
2Cette présentation a pour but de montrer que le recours à des décors de « turqueries », sous le règne de Léopold ne répond pas seulement à un effet de mode, comme ce sera le cas pour Stanislas Leszczynski, mais sert surtout à des fins de propagande, la turquerie étant déclinée dans tous les domaines et multipliée à l’envi.
L’arrivée de Léopold en Lorraine : une entrée solennelle à Nancy teintée de turqueries
Illustration 1. – Entrée de M.r le Duc et de Mad.e la Duchesse de Lorraine à Nancy le 10.e Novembre 1698, estampe, BnF, coll. Michel Hennin, t. 73.

3Installé provisoirement à Lunéville où ses sujets viennent rapidement le rencontrer, le duc Léopold attend jusqu’au 17 août 1698 pour entrer dans Nancy, les Français ayant quitté la cité la veille. Cette visite se faisant incognito, l’entrée officielle aura lieu le 10 novembre. Léopold veut faire de cette entrée dans la capitale un événement solennel et grandiose. Il tient d’autant plus à marquer les esprits que le duché est sans souverain depuis le départ en exil de Charles IV en 1634. Cette entrée dans la ville est fort bien décrite dans le Mercure Galant3 de l’époque, témoignage repris par Christian Pfister entre 1902 et 19094. Une gravure annotée, reproduite dans un almanach de 1699, illustre ce défilé qui serpente de façon conventionnelle devant la ville5.
4Marié par procuration à Fontainebleau le 13 octobre, le jeune duc rejoint Élisabeth-Charlotte à Vitry-le-François et renouvelle son mariage à Bar-le-Duc le 25 octobre. Le couple arrive à Jarville le 8 novembre et s’apprête à entrer le 9 dans Nancy, mais la pluie les en empêche. On attendra le 10 pour gagner, en carrosse, depuis Jarville la porte Saint-Nicolas à l’entrée de Nancy. Là, autour d’un autel dressé en plein air, entouré de seize abbés mitrés, Léopold est accueilli par les autorités religieuses. Il prête serment de défendre la pureté de la religion catholique, puis Carlingford lui remet les clés de la ville. Ce défilé dans les rues de Nancy compte un grand nombre de participants. Ceux qui ouvrent la marche sont les buttiers, des arquebusiers nancéiens, suivis de près par quinze mulets et neuf « chameaux » richement parés aux armes de Lorraine. Ces animaux sont en réalité des dromadaires, chacun conduit par un palefrenier, un esclave turc selon Christian Pfister. Ces animaux extraordinaires inconnus en Lorraine ont été choisis pour évoquer les prises de guerre de Charles V sur les armées turques. Leur pouvoir évocateur est fort car tout surprend le spectateur : leur taille, leur aspect, leur allure, l’amble (les camélidés marchent d’un pas chaloupé). Ils doivent intriguer les Nancéiens habitués au pas croisé des chevaux et des bœufs, et rendre ces créatures dégingandées terriblement exotiques. L’organisateur du défilé a ainsi conçu un vrai spectacle, fait pour impressionner. Après de très beaux chevaux, suivent les soldats lorrains, les ordres religieux et les corps constitués, civils et militaires. Les chevaux sont forts nombreux – plus de huit cents –, tout au long du cortège. Des chevaux « turcs hongrois, polonais et d’autres pays » rapporte le Mercure Galant6. Enfin, le duc Léopold et son jeune frère, le prince François, âgé de 9 ans, suivent le « day à cheval » comme il est indiqué sur la gravure. Juste à l’arrière, après la garde suisse, dans une calèche tirée par huit chevaux, la duchesse Élisabeth-Charlotte est entourée par huit heiduques.
« [Ces] Heiduques sont des fantassins Hongrois, gros et grands hommes, habillés à la mode de leur pays, mais d’une manière plus magnifique, portant la Livrée du Prince, qui est du vert, avec du Galon d’argent. Leur bonnet à la Hongroise [avec un plumet] est de velours vert, et bordé d’un pareil galon. Ils ont un gros sabre au costé et une masse d’arme à la main fort pesante, et portent toujours la bottine sans genouillère, avec un talon de fer », indique le Mercure Galant7.
5On découvre là une nouvelle mise en scène ; on se présente à la manière des princes allemands, qui tiennent eux-mêmes cet usage des dignitaires turcs accompagnés de « paiok », portant la moustache, à l’aspect patibulaire, dont la réputation belliqueuse se répand rapidement (des rixes ont lieu dès cette cérémonie). Ces mercenaires héritiers d’une tradition de miliciens et de brigands, portant un uniforme particulier, rehaussent l’image du prince guerrier et ajoutent à son faste. Léopold les fera figurer sur plusieurs portraits officiels comme celui conservé au Musée lorrain, où il est représenté faisant reconstruire la Malgrange. Mais aussi sur un autre tableau, du même Musée lorrain, représentant son père dans une scène imaginaire où ce dernier entre triomphalement à Bude en 1686. Les heiduques, portant croix de Lorraine, conduisent et entourent son char décoré de turcs asservis. Ces heiduques resteront à la cour de Lorraine, ils seront encore douze à la fin de la régence d’Élisabeth-Charlotte. Le potentiel exotique de ces hommes est utilisé lors des fêtes, comme à celle organisée par le prince d’Harcourt en 1702 où on les voit danser d’étonnante façon, l’épée à la main, éveillant la curiosité des invités. Après ces danses, des pagottes, fantaisies orientales, sont proposées. La mode consistant à s’entourer de ces personnages orientaux pousse même à habiller en heiduques deux enfants turcs ainsi qu’un petit polonais, au début de 17068.
6Le passage complet du cortège, qui va de la porte Saint-Nicolas à la rue des Dominicains en passant par la rue Saint-Dizier, dure trois heures, avant de rejoindre le palais des ducs en traversant la place de la carrière. À l’extrémité de la rue des Dominicains est dressé un arc de triomphe à trois étages, orné d’allégories sur le mariage. Au bout de la place de la Carrière un second arc de triomphe a été installé, décoré par seize grands tableaux représentant les victoires de Charles V sur les Turcs. On doit l’édifice au peintre Claude Charles ainsi qu’à plusieurs artistes dont Charles Herbel (1642-1702)9. Ce dernier a accompagné le duc Charles V en Allemagne et en Autriche et a peint quelques-unes de ses victoires sur les champs de bataille10. Il ne reste aujourd’hui que cinq toiles sur les seize, qui sont conservées à la Hofburg à Innsbruck : La prise de Vacz, Le passage du Danube à l’île saint-André, La défaite de l’armée turque de secours à Hanzsabèk, La bataille des Mohacs et La prise de Bude. Ces peintures vont servir de modèle à la réalisation de deux séries de tapisseries.
7Ces seize tableaux seront à nouveau utilisés et exposés au public au moment du retour des cendres de Charles V à Nancy, lors de la pompe funèbre organisée le 19 avril 1700. Ce sera l’occasion pour Claude Charles et de nombreux sculpteurs de réaliser le catafalque sous la direction de Pierre Bourdict11. On remarque à cette occasion que les nombreux projets de tombeaux conservés au Musée lorrain évoquent des scènes de bataille ou mettent en scène des Turcs asservis. La cérémonie est grandiose, comme toutes les pompes funèbres des ducs de Lorraine. Elle sert également la gloire de Léopold dans l’hommage qu’il rend à son père.
La croisade contre les Infidèles : une tradition familiale
8Ces victoires sur les envahisseurs musulmans ont donné à Charles V le titre de défenseur de l’Occident chrétien et lui ont valu la bénédiction du pape Innocent XI. En exaltant ces victoires, Léopold fait rejaillir la gloire de son père sur toute la famille. La conduite de Charles V a révélé une tradition familiale de la maison de Lorraine : la défense de l’Europe catholique contre les autres religions depuis le règne du duc Antoine (1508-1544)12. Charles IV avait lui aussi rejoint l’Empire pour défendre ses valeurs catholiques lorsqu’il avait quitté ses États en 1634. Il fut alors soutenu par les Lorrains qui cotisèrent et versèrent un impôt volontaire pendant dix-huit ans. L’Orient était l’autre grande menace pour l’Europe catholique. Les Turcs ont, depuis longtemps, une politique expansionniste par à-coups : aux xive et xve siècles ils sont en Grèce et en Roumanie, au xve siècle, sous Mehmed II (1451-1481), ils s’étendent vers le nord et l’ouest, mouvement qui se poursuit aux xvie et au xviie siècles sous Soliman le Magnifique. Aux xviie et xviiie siècle, des mouvements se font en direction de l’Europe, deux croisades auxquelles les Lorrains prennent part en 1600 et 1601 avec Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercoeur (1558-1602). Ses exploits, ainsi que ceux de Charles IV et de Charles V contre les Turcs, sont relatés en Lorraine et exaltés.
9La vie héroïque et les actions de Charles V revêtent une grande importance pour son fils Léopold. Après avoir passé sa jeunesse en Autriche et aux Pays-Bas, on le retrouve durant deux années à la cour de Louis XIV, cour qu’il quitte définitivement en 1662. Il est ensuite nommé généralissime des armées par l’empereur Léopold Ier d’Autriche en 1675 et épouse la sœur de ce dernier. Il s’était déjà illustré en 1664 lors de la victoire sur les Turcs à Saint-Gothard mais il connaît ses heures de gloire lors de la levée du siège de Vienne en 1683. En 1682 le grand vizir Kara Moustapha (1634-1683) jugeant l’Autriche en position de faiblesse en Europe, avait décidé de marcher sur Vienne avec 140000 hommes. Léopold Ier est effectivement menacé par Louis XIV et affaibli par des soulèvements en Hongrie. Mais l’alliance avec le roi de Pologne, Jean Sobieski, encouragée par le pape, et forte de sa cavalerie, va changer la situation. En attendant les renforts, Charles V prépare son armée. Il revient à Vienne où il fait relever les fortifications et armer les sujets ; il laisse 8000 hommes. Il passe le Danube et contourne les Turcs qui campent devant la cité depuis le 14 juillet 1683. Jean Sobieski arrive avec 14000 cavaliers, l’armée impériale attend les renforts polonais et allemands, soit 70000 hommes qui porteront l’effectif total à 100000 hommes. L’attaque est menée le 12 septembre et la bataille de Kahlenberg est décisive : Vienne est libérée, les 250000 Turcs (dont 90000 combattants) commandés par le Grand Vizir Kara Mustapha sont en fuite13. Charles V et les coalisés les poursuivent (à Gran puis Cassovie Agria, Bude) : c’est le début d’une campagne militaire de 16 ans qui permet aux Habsbourg de reprendre les territoires de la Hongrie-Croatie14. Un tableau de Claude Jacquart, conservé au château de Fléville, nous montre l’instant précédant la bataille où Charles V se concerte avec Jean Sobieski habillé à la hongroise. On raconte à ce propos une anecdote qui rappelle le goût de tous pour l’habillement « à la turque » : les généraux allemands dont les armées étaient méticuleusement équipées, trouvant les Polonais fort mal vêtus, Jean Sobieski leur répondit : c’est une troupe invincible qui a fait le serment de ne jamais s’habiller qu’avec les habits de l’ennemi. Dans la dernière guerre ils étaient tous vêtus à la turque15 !
10Ainsi l’enfance de Léopold est marquée par les victoires de son père. De 1683 à 1688 Charles V mène ses campagnes. Lors de la levée du siège de Vienne, Léopold a 4 ans. Il apprend la conquête de Bude en 1686 à 7 ans. Toute son enfance est marquée par l’absence de son père, un héros dont on célèbre tous les jours les exploits. Dès qu’il est en âge de se battre, à 15 ans, Léopold imite son père et participe vaillamment à la bataille de Temesvár en 1694. On peut comprendre ainsi l’importance que revêt pour lui l’évocation de ces actions guerrières.
Illustration 2. – Claude Jacquart, La levée du siège de Vienne, collection particulière.

11Peu de temps après cette entrée à Nancy, le 3 mars 1699, veille de Mardi-gras, on organise la fête pour carnaval16, preuve que la turquerie est toujours de mise. C’est une mascarade où l’on se déguise en Espagnol, en Allemand, en Maure et en Turc. Plusieurs chars se suivent, le dernier étant conduit par le duc Léopold. Il est :
« D’une magnificence qui ne se peut exprimer […] il estoit tout couvert des plus précieuses étofes du Levant […]. Huit chevaux alezans, d’une beauté peu commune, trainoient ce Char magnifique. Leurs harnois faits à la Turque, les aigrettes de plumes fines de différentes couleurs, qu’ils portoient sur leur têtes sembloient augmenter leur fierté qui paraissoit extraordinaire sous la main de Monsieur le Duc de Lorraine qui les conduisoit […].
C’estoit sur ce Trone qu’estoit assise Madame la Duchesse Royale, habillée en Grande Sultane, et toute brillante de pierreries A ses pieds estoit assis M. le Prince François […] travesti en petit Musulman17. »
12Après son arrivée solennelle à Nancy, le jeune duc et son épouse s’installent au palais ducal. Rapidement Léopold fait procéder à des travaux, et dès 1701 il fait peindre un plafond à « La gloire des grands » dans son cabinet de travail, évocation des exploits de Charles V contre les Turcs. Ainsi tous les visiteurs ne peuvent qu’être émerveillés.
Quand le décor et la mode servent l’intérêt politique
13Lorsque Léopold gagne Lunéville en 1702 afin de protester contre la nouvelle installation de soldats français dans la capitale, il décide de transformer la maison de campagne héritée de Henri II en palais, et d’en faire sa résidence principale. Il fait alors appel à l’architecte parisien Germain Boffrand, élève de Jules Hardouin-Mansart, qui va construire le château de Lunéville tel qu’on le connaît aujourd’hui. Pour meubler et décorer les murs, il choisit de faire réaliser des tapisseries similaires à celles qu’il a vues aux Gobelins : une série en particulier, à la gloire de Louis XIV : « L’histoire du roi » servira de modèle.
14En attendant ce sont les tableaux et les cartons qui sont tendus provisoirement au château de Lunéville. Léopold commande aux artistes une seconde série des « victoires de Charles V » dans le but de les faire tisser pour orner son palais de tapisseries. C’est Charles Mité qui réalise la première série de cinq : « La petite tenture des victoires de Charles V » d’après les tableaux de Charles Herbel. Celle représentant « Le pillage et le sac de Bude » est conservée au Musée lorrain.
15« La grande tenture des victoires de Charles V » (1710-17), seconde série de tapisseries, débute par une nouvelle version de la prise de Bude, due à Jean-Baptiste Durup, auquel succède Jean-Baptiste Martin dit « des Batailles » (1659-1735) également formé aux Gobelins et premier peintre des conquêtes du Roy. Celui-ci est aidé dans son entreprise par les peintres Jean-Louis Guyon et Claude Jacquart. Dix-neuf tapisseries sont tissées à la manufacture de Nancy, entre 1710 et 1718. Une nouvelle manufacture est créée à Lunéville, dirigée par Sigisbert Mengin et Joss Bacor ; elle va produire vingt portières aux trophées turcs, de 1718 à 1723. Treize sont à fond jaune, sept à fond rouge : elles sont beaucoup plus ornementales que les premières séries et présentent les blasons des maisons Lorraine-Orléans encadrés des palmes de la victoire et surmontant des trophées turcs : armes, carquois, tambours et étendards. Une de ces rares portières au fond rouge éclatant fut généreusement prêtée par le Kunsthistorisches Museum de Vienne au musée du château de Lunéville en 2009. Cette manufacture lunévilloise cesse son activité au profit de celle de La Malgrange dirigée par Joss Bacor à partir de 1723. On y tisse en particulier les deux tapisseries endommagées lors de l’incendie de 1719. Elles représentent : « La Levée du Siège de Vienne, le 12 septembre 1683 ». Le palais est maintenant totalement pourvu en tapisseries décoratives et historiques à décors de turqueries.
Illustration 3. – Atelier de Josse Bacor et Sigisbert Mengin à Lunéville, Portière au trophée turc à fond rouge, Vienne Kunsthistorisches Museum, Lunéville, musée du château des Lumières.

16À Lunéville le décor architectural du château est également prétexte à l’exposition de trophées turcs. Dès son arrivée, le visiteur peut en voir trois, sculptés en plâtre sous le vestibule, puis en retrouve, régulièrement disposés, sur les corniches des escaliers nord et sud. On y reconnaît des turbans, des yatagans – ces sabres turcs à lame courbe –, ainsi que les nombreux croissants qui ornent l’extrémité des étendards.
Illustration 4. – Détail du tableau de Claude Jacquart, Le mariage du prince de Lixheim… montrant le trophée d’armes de l’aile sud, Lunéville, musée du château des Lumières.

17Un article de François Souchal18 sur le sculpteur François Dumont (1688-1726) cite la correspondance de Dumont relatée par Vattier et son implication dans la réalisation d’un fronton pour une aile du château : « J’ai commencé trois têtes aux arcades du château et le modèle d’un grand morceau que je ferai sur une des ailes, composé de deux esclaves et de plusieurs trophées d’armes19. » Souchal et Vattier manquent de rigueur et transforment parfois les faits, mais cette information précise n’est pas sujette à caution car elle est confirmée par une illustration. Ce pignon de l’aile sud est visible sur un tableau, conservé longtemps au château d’Haroué et récemment acquis par le musée du château de Lunéville. Claude Jacquart représente « Le mariage du Prince de Lixheim et d’Anne-Marguerite-Gabrielle de Beauvau-Craon au château de Lunéville le 19 août 1721 ». Claude Jacquart, excellent témoin des évènements publics de la cour de Lorraine, peint de façon réaliste les toits plats à l’italienne qui furent conservés une douzaine d’années, ainsi que ce pignon de l’aile sud orné de façon très visible d’un trophée turc avec deux esclaves, croissants, armures, turbans. Ceci confirme la mention non vérifiable autrement de Vattier et Souchal qui attribuent à Dumont cette réalisation. Jacquart réalise cette peinture dans les mois qui suivent le mariage correspondant aux dates de réalisation de l’ouvrage sculpté. Ce décor a probablement été détruit lors de l’installation des charpentes supportant les toitures d’ardoise. Ce groupe sculpté est à rapprocher de ceux de composition similaire avec des prisonniers turcs enchaînés, qui seront réalisés entre 1751 et 1753 à Nancy, de part et d’autre de l’hémicycle de la place de la Carrière.
18La campagne de promotion – car cela y ressemble fortement – continue par l’édition de gravures comme celles de Sébastien Leclerc, mais surtout de livres racontant les victoires de Charles V. Dès après son décès, en 1691, une biographie est écrite par Jean de la Brune, « La vie de Charles V duc de Lorraine et de Bar ». De nouvelles publications voient le jour à chaque occasion : « Panégyrique de Charles V, Duc de Lorraine et de Bar et Marie-Eléonore d’Autriche son épouse », par Jean Claude Sommier (Toul, 1698). Le « Testament politique de Charles, duc de Lorraine et de Bar » de 1687 est réédité plusieurs fois. Citons encore : « Oraison funèbre de très haut, très puissant et très excellent prince Charles V, duc de Lorraine et de Bar, prononcée à Nancy, dans l’église des pères Cordeliers où il est inhumé le 20 avril 1700 » par Guillaume Daubenton. « Abrégé historique et iconographique de la vie de Charles V, duc de Lorraine par De-Pont Nancy » en 1701. Ces ouvrages sont parfois largement illustrés de gravures comme ce dernier, ou encore « L’histoire de Charles V » gravée par Sébastien Leclerc en 1704. De nos jours, ces éditions passent régulièrement en salles des ventes, preuve de leur relative abondance à l’origine.
19Des souvenirs sont par ailleurs déposés dans les églises comme celle de Notre-Dame de Bonsecours où l’on retrouve exposés les drapeaux pris sur les Turcs. Au xixe siècle les fragments de ces étendards originaux furent insérés dans la hampe des copies. D’autres souvenirs, comme des armes prises sur les Turcs, sont encore présents dans les musées de Nancy et de Vienne.
20La mode des turqueries gagne aussi les milieux aristocratiques qui décorent leurs intérieurs de tableaux figurant des scènes de bataille (Martin des Batailles au Musée lorrain). Ainsi Charles Alexandre de Lorraine possède dix-huit peintures représentant les victoires de son aïeul Charles V20. Des jetons commémoratifs sont estampés, le musée du château de Lunéville en conserve deux, l’un montrant le sac de la ville de Bude, l’autre la levée du siège de Vienne. Le prince Charles-Théodore Othon de Salm fait sculpter une écritoire en bois de Sainte-Lucie qui a appartenu à Léopold. Elle représente des Turcs soumis et enchaînés et est conservée au musée de Troyes. Un tapis de table, conservé au musée du château de Lunéville, brodé par les sœurs de la congrégation de Notre-Dame à Lunéville est daté de 1717. Il présente un décor oriental avec des paons, des ibis, des édifices aux portes orientales portant croissants sur les toits, ainsi que des arbres de vie couverts de fruits, décor traditionnellement représenté au Moyen-Orient.
Illustration 5. – Jeton commémoratif, Levée du siège de Vienne en 1683, Lunéville, musée du château des Lumières.

*
21Ce tour d’horizon confirme que Léopold de Lorraine – très certainement à son initiative ou peut-être à celle de ses conseillers – a fait une bonne utilisation stratégique de l’orientalisme, décliné ici sous forme de turqueries. Il s’agit de frapper les esprits, de les impressionner lors de l’organisation de défilés grandioses, de cérémonies publiques ou de fêtes privées. La répétition du message est lisible au travers des tableaux et tapisseries qui décorent le palais et trouve son prolongement dans l’édition et la diffusion d’ouvrages, de gravures, de médailles, de jetons. C’est une véritable campagne qui sert la grandeur du duc, grandeur qu’il puise ainsi dans sa généalogie et particulièrement dans les actions glorieuses de son père Charles V au service de l’empereur et du pape. La mise en place de décors architecturaux lors de la construction du château de Lunéville qui reprennent ces thèmes complète cette information subliminale délivrée à tous les visiteurs du duc.
Notes de bas de page
1 Ce texte reprend les thèmes largement développés par Chantal Humbert dans ses publications, telles que Les Sources de l’orientalisme, son développement et son évolution sous Léopold 1er de Lorraine (1698- 1729), thèse de doctorat de 3e cycle, université de Nancy 2, 1976, ou Les Arts décoratifs en Lorraine de la fin du xvie siècle à l’ère industrielle, Paris, éditions de l’Amateur, 1993. Il s’inspire également des travaux de Michel Antoine, « Les manufactures de tapisserie des ducs de Lorraine au xviiie siècle, (1683-1737) », Annales de l’Est, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1965, de David Brouzet, Jean-Baptiste Martin (1659-1735) et Pierre-Denis Martin (1673-1742), « Paysagistes et peintres de batailles » in Franchet d’Esperey (dir.), Lunéville, la cité cavalière par excellence, actes du 8e colloque de l’École nationale d’équitation, Paris, Agence cheval, 2007, p. 157-170, de Stéphane Gaber, Et Charles V arrêta la marche des Turcs, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1986, de Gérard Voreaux, Les peintres lorrains du dix-huitième siècle, Paris, Messene, 1998 et Christian Pfister, Histoire de Nancy, op. cit., t. 3, p. 288-233.
2 Voir catalogue de l’exposition : Nebahat Avcioglu, Marie-Alice et Jacques Bastian, Thierry Franz, Chantal Humbert, Martine Tronquart, Turqueries et autres chinoiseries, l’exotisme en Lorraine au xviiie siècle, Nancy, S. Domini, 2009.
3 Mercure Galant, novembre 1698, p. 193-233.
4 Christian Pfister, Histoire de Nancy, t. 3, op. cit., p. 228-233.
5 BnF, recueil. coll. Michel Hennin, estampes relatives à l’histoire de France, t. 73, Entrée de M.r le Duc et de Mad.e la Duchesse de Lorraine à Nancy le 10.e Novembre 1698.
6 Mercure Galant, novembre 1698, p. 214.
7 Ibid., p. 213.
8 Chantal Humbert, « Les Heyduques à la cour de Léopold, duc de Lorraine », Le Pays Lorrain, 1978/2 p. 53-63.
9 Jean-François Michel, « Charles Herbel, peintre lorrain (1642-1702) », Nancy, Mémoires de l’Académie de Stanislas, Nancy, 2001, p. 107-117.
10 Henri Lepage, « Charles Herbel, peintre et héraut d’armes de Lorraine », Journal de la Société d’archéologie et du comité du musée Lorrain, 1855, p. 95.
11 Marie-France Jacops, « La pompe funèbre de Charles V à Nancy », Le Pays Lorrain, 1983/3, p. 167-177.
12 Le duc Antoine (1508-1544) remporte en avril 1525 la bataille contre les rustauds : il s’agit de révoltes paysannes radicales, protestantes, initiées en Allemagne et laissant 20000 morts. Les chroniqueurs de l’époque vont amplifier l’aspect religieux. Ainsi Antoine est un croisé, défenseur de la foi catholique.
13 Michel Antoine, « La victoire de Charles V devant Vienne en 1683 et les destinées de la Lorraine et de l’Europe », Le Pays Lorrain, 1983/3. p. 133-146.
14 Stéphane Gaber, op. cit., p. 75-102.
15 Citée par Léon Thiesse, dans Résumé de l’histoire de Pologne, Bruxelles, Auguste Wahlen et compagnie, 1824, p. 205.
16 Mercure Galant, mars 1699, p. 165-177.
17 Mercure Galant, op. cit., p. 151-177.
18 François Souchal, François Dumont, sculpteur de transition (1688-1726), Paris, Gazette des Beaux-Arts, 1970, t. LXXV, p. 236-250.
19 Gustave Vattier, Une famille d’artistes : les Dumont, 1660-1884, Paris, Ch. Delagrave, 1890, p. 19.
20 Chantal Humbert, Les Arts Décoratifs en Lorraine, op. cit., p. 145-157.
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