Chapitre III. Penser la nébuleuse et son organisation
p. 137-152
Texte intégral
1L’un des objectifs de la campagne de René Dumont était de préciser les contours et les objectifs essentiels de la nébuleuse des mouvements écologistes qui étaient jusqu’alors marqués par une « insoutenable légèreté ». Dans cette perspective, René Dumont aurait représenté l’ensemble du « mouvement écologique français ». Pourtant, en avril 1974, cette expression n’a guère de sens et aucune structure n’existe pour coordonner ou faire dialoguer les groupes qui, de près ou de loin, se retrouvent dans ces idées ou ces analyses.
2L’insoutenable légèreté de l’écologisme perdure et, aux yeux de nombreux animateurs de la nébuleuse, il y a donc urgence à penser l’écologisme sous tous ses aspects. Sur ce point, une cohérence est recherchée entre la société écologique à venir et l’organisation de ces mouvements qui se devraient en quelque sorte de la préfigurer. C’est à l’ensemble de ces réflexions que cette partie est consacrée.
L’aspiration à l’unité au défi des cultures écologiques
3Le choix d’utiliser le singulier pour désigner le « mouvement écologique français » durant la campagne de René Dumont est révélateur de l’aspiration des promoteurs de cette opération à assurer l’unité d’une nébuleuse pourtant fort disparate. Ce faisant, il ne s’agit pas uniquement de vouloir peser sur les pouvoirs publics et l’opinion par le nombre mais aussi, et peut-être surtout, d’affirmer que l’écologie est une cause essentielle, qui engage l’avenir de l’humanité : à ce titre, elle transcenderait les clivages sociaux, politiques ou économiques classiques et ne pourrait pas se permettre d’être divisée.
4Pour autant, l’insoutenable légèreté de l’écologisme ne s’explique pas seulement par la jeunesse de ces mouvements mais aussi par l’existence en son sein de cultures écologiques différentes. Celles-ci pourraient être définies comme un ensemble cohérent de valeurs, d’analyses, d’aspiration quant aux relations que doivent entretenir l’homme, la société et la nature sans que l’on puisse réduire ces réflexions à la seule protection de l’environnement1. Dès lors, de réels clivages émergent au sein de la nébuleuse qui se structure en différentes tendances, incarnées par les Amis de la Terre, les groupes lyonnais ou alsaciens, sans qu’il soit possible de réduire ces divisions à de simples querelles de personnes. Dès lors, toute la difficulté des animateurs de la nébuleuse va consister à concilier cette irréductible diversité avec une aspiration indépassable à apparaître comme un ensemble cohérent et unifié.
Les Amis de la Terre, une mosaïque de cultures écologiques
5Les Amis de la Terre constituent l’une des deux premières tendances organisées de l’écologisme français des années 1970. Apparus en 1970, ils connaissent une progression constante de leurs effectifs, en termes de groupes comme d’adhérents, apparaissant comme un acteur incontournable de la période.
Tableau 4. – Évolution du nombre de groupes Amis de la Terre (France, 1974-1979)2.
Date | Nombre de groupes | Nombre d’adhérents |
Mars 1974 | 49 | 1000 |
Décembre 1975 | 69 | – |
Août 1977 | 117 | – |
Janvier 1978 | 135 | 7000 |
Juin 1978 | 162 | 5000 |
Février 1980 | 180 | 3100 |
6Cette croissance démographique s’accompagne d’un phénomène de diffusion spatiale Amis de la Terre sur le territoire entre 1975 et 1978, date à laquelle seuls 30 départements de la France métropolitaine sont dépourvus de tout groupe Amis de la Terre (essentiellement dans une zone allant du nord du Massif Central jusqu’aux Pyrénées) contre 53 en 1975. L’Ile-de-France apparaît comme l’une des zones les plus propices à son développement puisque cette région compte 27 groupes dont 9 dans les Yvelines.
7Cette forte concentration peut s’expliquer par des facteurs sociologiques (importance du nombre d’étudiants et de personnes issues des catégories socioprofessionnelles aisées) mais aussi géographiques ; cette région a en effet connu de grandes transformations dans les années 1960 et l’essor de l’urbanisation a suscité de nombreux conflits d’usage, formant ainsi un terreau fertile au développement d’associations de défense et de groupes écologistes.
8Incontournables, en expansion, les Amis de la Terre sont néanmoins secoués par de profondes querelles internes dans la mesure où il s’agit d’une fédération de groupes locaux qui ne partagent qu’un label commun même si, à l’origine, aucun lien institutionnel ne les unit et que les orientations de chacun des groupes peuvent être très différentes les unes des autres.
9Au sein des Amis de la Terre, le groupe de Paris occupe indéniablement une place à part, non pas seulement pour son poids en termes d’adhérents mais aussi pour sa capacité à organiser des opérations médiatiques marquantes qui contribuent à la définition des grandes orientations de l’écologisme des années 1970. La courte aventure de Radio Verte en 1977 constitue un exemple significatif de la manière dont militantisme de quartier et réseaux médiatiques se mêlent au sein du groupe sous la houlette de Brice Lalonde.
10Depuis le milieu des années 1970, les Amis de la Terre de Paris sont en contact avec l’équipe d’Interférences, animée par Antoine Lefébure, qui mène une réflexion novatrice sur de l’impact des nouveaux moyens de communication sur la société et milite en faveur de la fin du monopole étatique sur la radiodiffusion3. Or, à l’approche des élections municipales de 1977, les écologistes parisiens se saisissent du thème de la radio, la présentant comme une technologie douce, que chacun pourrait s’approprier pour diffuser des programmes d’intérêt général à l’échelle d’un quartier ou d’une commune. Dans l’agitation de la campagne, cette revendication aurait pu constituer une ligne parmi d’autres dans le programme de Paris-Écologie si Brice Lalonde n’avait pas saisi l’occasion de réaliser un coup médiatique inédit.
11Au soir du premier tour des élections municipales, sur le plateau de TF1, Patrice Duhamel s’interroge : « Que faites-vous avec cette radio, Monsieur Lalonde4 ? » Invité sur le plateau de TF1 pour commenter en direct les résultats inattendus des écologistes – plus de 10 % à Paris – celui-ci brandit en effet un transistor devant les journalistes et, dénonçant le monopole étatique sur la radiodiffusion qui empêche les Français de se parler directement, annonce fièrement que les téléspectateurs vont entendre la première radio pirate émettant depuis le 7e arrondissement de la capitale.
12De fait, un son sort du transistor et tous croient entendre une émission effectivement diffusée dans Paris5. S’il ne s’agit en réalité que d’un canular, l’impact médiatique est immédiat d’autant que le 13 mai 1977, la première radio verte diffuse son émission depuis le domicile de l’écrivain Jean-Edern Hallier, en présence d’Antoine Lefébure, de Brice Lalonde mais également de Pierre Viansson-Ponté du Monde6.
13Cet épisode est révélateur de la spécificité de l’action des Amis de la Terre de Paris, qui participent à des réseaux médiatiques – du fait, notamment, du nombre de journalistes parmi ses animateurs – et politiques (qu’il s’agisse de la LCR, du PS ou du PSU), dans lesquels Brice Lalonde exerce une influence grandissante. De fait, si d’autres groupes, celui de Lille au premier chef, se montrent très actifs et acquièrent une influence locale non négligeable7, ils demeurent néanmoins au second plan.
14Au-delà du groupe de Paris, deux profils distincts coexistent. Pour un certain nombre de groupes, l’écologisme est envisagé comme l’aboutissement des idées libertaires. C’est le cas des Amis de la Terre de Marseille qui éditent un journal, L’Arapède, bien documenté sur la question des plages polluées et du traitement des eaux usées8. Cette optique de contre-enquête est orchestrée au sein d’un groupe aux règles de fonctionnement spécifiques. Les responsables de l’association dont les noms sont déclarés en préfecture sont tirés au sort chaque année pour éviter toute bureaucratie et favoriser la rotation des tâches. Ostensiblement, les militants marseillais refusent de collaborer avec d’autres groupes au seul motif de leur appartenance aux Amis de la Terre, affirmant que les actions menées en commun doivent être fondées sur une confiance mutuelle et non sur le partage artificiel d’un label. L’accent est donc mis sur le dévouement militant et les relations interpersonnelles9.
15À l’inverse, une majorité des groupes des Amis de la Terre sont réticents à l’égard de toute prise de position explicitement politique. Dans une lettre adressée à Brice Lalonde, Christian Jodon, animateur des Amis de la Terre du Val de l’Ysieux, explique que ses adhérents, avant tout préoccupés par des problèmes écologiques locaux, s’effraient de mots d’ordre trop hardis diffusés par les écologistes au niveau national (qu’il s’agisse du refus du nucléaire et de la condamnation du Concorde)10. L’appartenance aux Amis de la Terre n’implique donc pas nécessairement d’adhérer à une vision radicale de la transformation de la société et peut au contraire participer d’une culture d’évitement du politique au sein d’un groupe certes tourné vers la résolution des problèmes collectifs mais désireux de se consacrer à des actions dont les résultats sont immédiatement visibles11. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que, l’animateur de l’association, Christian Jodon, ait décidé seul d’affilier le groupe aux Amis de la Terre quatre ans après la création de son association pour relancer une dynamique locale qui s’essoufflait.
16Que partagent les Amis de la Terre de Marseille et ceux du Val d’Ysieux ? S’ils agissent tous deux sur le terrain, ils n’ont finalement en commun qu’un label et une certaine défiance à l’égard des éventuelles initiatives d’une structure nationale, suspecte tour à tour d’être centralisatrice ou trop politisée.
17En pleine expansion, occupant l’espace médiatique grâce au groupe de Paris, les Amis de la Terre ont donc une place à part dans l’écologisme français du milieu des années 1970. Pour autant, les profondes divisions qui agitent les groupes minent son efficacité alors que, parallèlement, de réels clivages apparaissent face à une culture écologique conservatrice.
Le Mouvement écologique, une culture écologique conservatrice ?
18Les groupes alsaciens, qui apparaissent dans une région au profil sociopolitique à dominante conservatrice, constituent, de concert avec les Lyonnais du MERA animé par Philippe Lebreton, l’armature du Mouvement écologique nouvellement formé en 1974. Entre cette tendance et les Amis de la Terre, les débats paraissent de plus en plus vifs à mesure que s’éloigne l’irénisme qui a prévalu durant la campagne de René Dumont.
19De telles controverses ont souvent été interprétées comme des querelles de personnes dans un milieu affinitaire. Or, il est possible d’y voir, malgré l’aspiration à l’unité, l’expression de clivages précoces au sein de la nébuleuse des mouvements écologistes.
20Jean Jacob a souligné combien les premiers écologistes alsaciens ont été influencés par le « naturalisme conservateur12 » de l’artiste et penseur de la nature Robert Hainard (1906-1999).
21Conservateur dans le domaine des mœurs comme dans celui de la morale, craignant la décadence de la société, tout comme l’expansion industrielle et démographique, celui-ci insiste tout particulièrement sur la nécessité d’empêcher les sociétés humaines de s’approprier la nature qui doit exister en elle-même et pour elle-même, à l’état sauvage. Le penseur suisse promeut alors une limitation volontaire de la puissance humaine et de son expansion, au nom d’une approche plus sensible et moins rationnelle de la nature. À la fin des années 1960, l’influence de Robert Hainard se fait sentir sur l’écologisme alsacien naissant au travers du groupe de réflexion Diogène, auquel appartiennent Solange Fernex, Philippe Lebreton ou encore Antoine Waechter.
22Cette prégnance d’une forme de conservatisme écologique au sein de l’écologisme alsacien se vérifie dans l’écho des idées Edward « Teddy » Goldsmith (1928-2009) en son sein. Défenseur des sociétés traditionnelles menacées par l’expansion industrielle, Goldsmith fonde avec Tim Allen et Peter Bunyard le magazine The Ecologist dont le premier numéro paraît en juillet 197013. Persuadé que le monde court à sa perte du fait de son mode de développement, il entend mobiliser la science écologique, celle des systèmes et sa connaissance des sociétés premières et publie un « plan pour la survie » (Blueprint for survival en anglais) dans The Ecologist daté de janvier 197214. Cette proposition suscite un certain émoi dans la nébuleuse écologiste de l’époque car Goldsmith considère que la société écologiste doit assurer la survie de l’homme et non sa libération, ce qui passe selon lui par un renforcement du contrôle social dans le cadre de petites communautés autarciques, conduisant certains critiques à y voir une proposition fasciste15. Edward Goldsmith exerce néanmoins une influence majeure sur les premiers écologistes alsaciens (ainsi que sur certains membres des Amis de la Terre) qui voient dans son travail un réquisitoire argumenté et sans concession contre la société industrielle et une préfiguration de ce que pourrait être la société écologique de demain, fondée sur la communauté.
23Solange Fernex prend par exemple l’initiative de réaliser elle-même une traduction du Blueprint, de la ronéotyper et de la faire circuler par centaines d’exemplaires en France16. À la même période, Jean-Jacques Rettig écrit dans Le Courrier de la Baleine qu’il envisage de confronter les candidats aux législatives de 1973 au plan proposé par Goldsmith pour montrer aux électeurs que le choix politique peut s’opérer sur d’autres critères que ceux proposés habituellement. Il souligne ainsi l’intérêt de disposer d’un plan de reconversion cohérent et complet qui permet de ne pas seulement lutter au coup par coup contre telle ou telle pollution alors même que « “l’adversaire” avance à pas de géant ailleurs17 ».
24Par certains aspects, on peut donc rapprocher l’écologisme alsacien d’une tendance similaire en République Fédérale Allemande où une fraction des militants écologistes se réclame d’un conservatisme des valeurs, insistant sur la préservation de la nature, réticents à l’idée de bouleverser la société et hostiles à toute idée d’expansion18.
25Cette sensibilité au conservatisme des valeurs place les écologistes alsaciens et lyonnais en décalage avec d’autres militants dont la culture politique les place plus à gauche. Antoine Waechter ne prend par exemple pas part à Mai 68 alors qu’âgé de 19 ans, il est étudiant à l’université de Strasbourg19. De même, le compte rendu qu’Inge et Jean-Jacques Rettig du CSFR livrent de la manifestation du 10 juillet 1971 devant la centrale en construction du Bugey, organisée sous la houlette de l’équipe de Charlie-Hebdo, est riche d’enseignements. Évoquant les « gars aux cheveux longs », les « filles aux robes chatoyantes », ils soulignent que « pour nous, que l’on taxera peut-être de bourgeois, c’est une expérience intéressante ». Derrière les mots choisis, on sent l’étonnement des auteurs devant des comportements apparemment éloignés de leur univers habituel sans que le récit ne comporte de condamnation morale ou de reproche expressément formulé. Et les deux militants de conclure : « Chez nous, en Alsace, c’était le scandale. Ici on tolère volontiers quelques erreurs de jeunesse20. » Une telle observation suggère que la distance entre les deux univers sociaux n’est pas incommensurable et n’empêche pas d’avoir le sentiment de lutter côte à côte pour une même cause.
26Au bout du compte, l’écologisme alsacien semble largement en phase avec la culture politique régionale d’une région plutôt conservatrice et politiquement ancrée à droite, où la foi religieuse a encore une certaine importance dans la structuration de la société. Il faut néanmoins prendre garde à ne pas réduire les premiers écologistes alsaciens à cette seule étiquette. En effet, ce serait enfermer l’écologisme alsacien dans une définition figée, opposée à une culture écologique des Amis de la Terre qui serait plus à gauche, reproduisant de manière rudimentaire le clivage droite/gauche alors que cette culture écologique en gestation est plus complexe.
27De fait, l’autre caractéristique de l’écologisme alsacien comme lyonnais est sa proximité avec les naturalistes et les associations de protection de la nature, comme l’atteste la multipositionnalité de nombreux acteurs. Très fréquemment, les écologistes alsaciens sont des membres actifs des associations naturalistes régionales dans lesquels ils exercent diverses responsabilités. Ainsi Henri Jenn, candidat d’Écologie et Survie aux législatives de 1973 à Mulhouse appartient également à la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO)21. De même, Solange Fernex anime au tournant des années 1960 et 1970 la commission Nature de l’association Jeunes Femmes. Elle appartient en outre à l’Association Fédérative Régionale de Protection de la Nature (AFRPN) dont elle préside la section du Haut-Rhin de 1974 à 1978. À ce titre, elle siège à la même époque au conseil d’administration du Fonds Français pour la Nature et l’Environnement présidé par Jean Sainteny22. Pour les écologistes alsaciens, le naturalisme et la protection de la nature ne sont seulement une première étape dans une carrière militante qui mènerait vers l’écologisme : il s’agit bel et bien de deux formes de militantisme menées en parallèle tout au long des années 1970.
28Si la diversité des engagements de Solange Fernex est telle qu’il est sans doute aventureux de généraliser ce seul exemple, elle montre que le naturalisme conservateur est donc loin de former l’alpha et l’oméga de la formation intellectuelle et militante des premiers écologistes alsaciens. Malgré l’importance de Robert Hainard et Edward Goldsmith dans la construction de l’écologisme alsacien comme alternative globale à l’expansion et à l’industrialisation, d’autres expériences militantes ont eu leur importance et ouvrent les écologistes alsaciens sur des univers sociaux très divers.
29Si l’idéal d’un écologisme envisagé comme un groupe en fusion, uni au-delà de toute considération organisationnelle est constamment présent, celui-ci est donc constitué de plusieurs cultures écologiques qui, bien qu’en gestation, sont parfois dès cette époque peu compatibles.
La nébuleuse écologiste entre aspiration, unité et fragmentation
30Par sa seule présence dans les médias, René Dumont, présenté comme le candidat de l’ensemble du « mouvement écologique français23 », doit incarner l’unité fondamentale de la nébuleuse par-delà la diversité des organisations et de ses orientations. Marquante, cette image est pourtant trompeuse tant la campagne d’avril-mai 1974 est orchestrée par quelques personnes, à commencer par le candidat et son comité de soutien, sans qu’une structure collégiale nationale ne soit réellement mise en place.
31Pourtant, de nombreux militants sont attachés à l’idée d’une unité fondamentale de l’écologie envisagée comme une cause vitale pour l’avenir de l’homme et, en cela, qui ne devrait pas prêter le flanc à des clivages partisans ou idéologiques. C’est pour concrétiser cette unité que le Mouvement écologique (ME) est créé à l’issue des assises de Montargis (17-18 juin 1974) puis de la convention d’Issy-les-Moulineaux (9-10 novembre 1974).
32Conçu comme un lieu de réflexion politique et d’impulsion de grandes campagnes nationales, cette structure est pourtant critiquée pour son inefficacité et son manque de crédibilité et tend à disparaître à partir de 1977. Ainsi, par son relatif échec, le Mouvement écologique reflète les contradictions d’une nébuleuse soucieuse d’affirmer son unité mais soumise à d’importantes tendances centrifuges.
L’échec du Mouvement écologique
33Les assises de Montargis (17-18 juin 1974) ont pour objectif de rassembler l’ensemble des groupes intéressés en partant du principe qu’après avoir mené des luttes cloisonnées, la conscience de partager un même combat doit pousser au rapprochement et à la coordination. Près de 2000 à 3000 personnes se réunissent donc d’un week-end ensoleillé de juin pour débattre de l’avenir de la nébuleuse24. L’affluence est donc remarquable dans la mesure où les Amis de la Terre, probablement l’organisation la plus importante à cette époque, ne compte que 1000 adhérents sur le plan national.
34Néanmoins, l’irénisme initial ne résiste guère à l’âpreté des débats. René Dumont critique ainsi les « dogmatiques » dont les « affirmations hâtives sur la nocivité des vaccinations […] empêchent le mouvement écologique de trouver la large audience qu’il mérite25 ». Philippe Lebreton regrette quant à lui la présence d’individus pour qui l’écologie représente un « défoulement personnel » et les réunions des « psychothérapies collectives ». Il fustige également « ceux pour qui l’écologie constitue un champ d’application de structures et de doctrines préconçues et qui passaient de groupe en groupe en distribuant leurs programmes », faisant allusion aux militants pour qui l’avènement d’une société écologique passe avant tout par le renversement du capitalisme26. Pour les promoteurs de la mise en place d’une structure nationale, unifiée et capable de jouer un rôle politique, l’opposition à un tel projet ne peut donc être motivée que par des considérations idéologiques hors de propos qui s’accompagnent éventuellement d’une incapacité à mener une action constructive à quelque niveau que ce soit27.
35À l’inverse, les « désorganisateurs28 » s’opposent à toute démarche qui encadrerait – et, de leur point de vue, entraverait – l’autonomie des groupes locaux. Ils estiment en effet qu’une coordination nationale serait par principe contraire à la définition même de l’écologisme, qu’ils envisagent comme l’expression la plus pure et la plus authentique de la diversité sous toutes ses formes.
36« Libre à ceux qui ont envie de structures, puissantes, hiérarchisées, d’hymnes et de majorettes de se regrouper massivement mais qu’ils ne parlent pas au nom de l’écologie29 » s’exclame encore J. Bonnefond près de deux mois après la tenue des assises. Cette déclaration lapidaire souligne combien la question de l’organisation des mouvements écologistes est étroitement liée à leur définition dans une période où, dans le contexte des années 68, la décentralisation la plus totale de la prise de décision est souvent considérée comme un gage de démocratie. De fait, privilégier l’échelle locale est présenté comme la seule manière d’éviter les travers liés aux organisations trop hiérarchisées. Dans cette perspective, à la forme partidaire ou syndicale, ces militants déclarent préférer l’association, considérée comme plus fluide et directement en prise avec la population contrairement aux autres types d’organisation qui n’auraient d’autre but que de prolonger leur propre existence30. En cela, l’association, voire le groupe affinitaire, permettrait de lutter contre les logiques de cloisonnement, de hiérarchie et de fractionnement du travail qui caractériseraient la société31.
37Fustiger la dérive oligarchique et bureaucratique des partis politiques qui confisqueraient le pouvoir normalement dévolu aux masses n’est pas nouveau32 mais cette analyse connaît une seconde jeunesse dans les années 68 à mesure que la démocratie directe est présentée comme un remède aux comportements autoritaires33. Alors que la déprise intellectuelle du marxisme s’accompagne d’une remise en cause du modèle institutionnel incarné par le PCF, de nombreux intellectuels promeuvent de nouvelles voies pour changer la société, qui passeraient par les minorités actives (Serge Moscovici) ou par les nouveaux mouvements sociaux (Alain Touraine)34.
38Ces controverses montrent combien les clivages sont profonds au sein d’une nébuleuse dont la campagne présidentielle a affirmé symboliquement l’unité sans que celle-ci n’existe véritablement sur le terrain. À Montargis, après deux jours de controverses, les participants ne parviennent pas à s’entendre si bien que deux communiqués différents sont produits à l’issue des assises. Le premier est signé par le Collectif de Bazoches qui regroupe les personnes hostiles à une organisation nationale du mouvement, appelant à mettre en œuvre des actions décentralisées dans une perspective libertaire35. L’autre, signé par le Mouvement écologique, annonce la création d’un collectif national provisoire chargé d’organiser une convention où la structure du mouvement devra être précisée et établie ultérieurement.
39Les assises de Montargis démontrent que l’écologisme n’est pas une entité stable dont la définition ferait consensus contrairement à l’image qui a pu en être donnée par la campagne présidentielle de René Dumont. Le vocabulaire employé lors des assises de Montargis pourrait donner à penser que dans la période qui suit Mai 68 les clivages seraient de nature idéologique, opposant deux manières d’envisager l’action collective et la transformation de la société. Si cette grille de lecture ne doit être écartée, elle ne doit cependant pas occulter d’autres facteurs de morcellement.
40L’analyse à la fois qualitative et quantitative des groupes écologistes des années 1970 permet en effet de mesurer le degré de morcellement d’une nébuleuse dont les contours apparaissent pour le moins flous. L’histogramme [voir cahier couleur, p. I] suggère sur ce point une nette augmentation du nombre de groupes écologistes dans la période 1974-1978 puisque en 723 groupes apparaissent en cinq ans soit 72 % de notre échantillon. À l’évidence, le retentissement national de la candidature de René Dumont puis l’affirmation de la contestation antinucléaire favorisent une multiplication des organisations. Cette diffusion est également géographique. En effet, entre 1969 et 1973, des groupes écologistes sont présents dans 51 départements ; entre 1974 et 1978, 92 départements sont concernés soit la quasi-totalité du territoire métropolitain.
41Cela n’implique pas que toutes ces structures soient actives et fortes d’un grand nombre de militants. Comme le souligne Laurent Samuel, très investi au sein des Amis de la Terre de Paris dans les années 1970, de nombreux groupes ne comptent en réalité que quelques membres désireux de s’investir et n’ayant pas trouvé d’association qui leur convienne36. De fait, le groupe de Houilles est composé, de l’aveu même de son animateur, de quatre « pouilleux » qui diffusent un bulletin ronéotypé grâce à l’appui de la Maison pour tous37. Il est donc surpassé par le Mouvement écologique Briard dont les effectifs s’élèvent à cinq militants38 tandis qu’au sein des Amis de la Terre de Soissons, le président et la trésorière sont mari et femme, laissant présager un groupe fort resserré39.
Tableau 4. – Typologie comparée des groupes écologistes (1970-1973 et 1974-1978)40.
1970-1973 | 1974-1978 | 1979-1983 | |
Amis de la Terre | 11 % | 27 % | 78 % |
Groupe écologique | 36 % | 34 % | 5 % |
Comité antinucléaire | 14 % | 19 % | 6 % |
Groupes en réseau | 37 % | 20 % | 10 % |
Divers | 2 % | – | 1 % |
42Par ailleurs, malgré une nette tendance au renforcement des Amis de la Terre – un quart des groupes écologistes y est affilié entre 1974 et 1978 – les groupes libres de toute affiliation demeurent prédominants. Ils constituent en effet un tiers de l’effectif total et plus de la moitié si l’on y ajoute les comités antinucléaires – dont l’augmentation est révélatrice d’un surcroît de conflictualité sur le terrain. En définitive, ce sont les réseaux concurrents des Amis de la Terre – tels que Pollution-Non ou les groupes Survivre et Vivre – qui s’affaiblissent entre 1974 et 1978 ce qui, dans une certaine mesure, alimente un éparpillement des groupes en une multitude d’allégeances, et rend d’autant plus difficile toute structuration ou unification de la nébuleuse.
43À l’issue des assises de Montargis, malgré les difficultés et les divergences, les Amis de la Terre ainsi que des groupes emmenés par les écologistes alsaciens et lyonnais s’accordent sur le principe de la création d’une structure nationale ayant vocation à coordonner, dans l’idéal, l’ensemble des écologistes. Cet accord aboutit à l’organisation d’une convention à Issy-les-Moulineaux, les 9 et 10 novembre 1974 : le Mouvement écologique est créé.
44D’emblée, les finalités du Mouvement écologique ne font pourtant pas consensus parmi les associations fondatrices. Pour les organisations gravitant autour des écologistes alsaciens et lyonnais, celui-ci doit être une structure nationale porteuse d’un projet politique autonome. Daniel Carry, animateur de l’Association Belfortaine de Protection de la Nature, appelle ainsi à la création d’« une organisation assez forte et efficace » avec un bureau directeur national donnant des directives précises. En cela, il suit les positions de Solange et Michel Fernex, membres d’Écologie et Survie et porte-paroles de cette tendance à Issy-les-Moulineaux41. De son côté, Jean Carlier, vice-président de l’AJEPNE, soutient un schéma d’organisation national similaire proposé par Philippe Lebreton42. Le Mouvement écologique serait alors un lieu de recherche théorique dans le but de définir l’écologisme comme une alternative politique globale.
45À l’inverse, les Amis de la Terre de Paris envisagent le Mouvement écologique comme un collectif d’associations dont l’unique raison d’être serait d’amplifier l’écho – donc l’efficacité – des actions menées sur le terrain par les groupes qui en feraient partie43. Une telle approche va de pair avec l’idée que l’écologisme n’est qu’une facette d’un mouvement de contestation multiforme qui englobe également les mouvements féministes ou encore les autogestionnaires44. Au travers des débats, deux visions distinctes de l’organisation de l’écologisme commencent donc à se structurer.
46En définitive, les Amis de la Terre obtiennent dans un premier temps gain de cause puisqu’il est décidé de limiter le rôle du Mouvement écologique à la diffusion des informations, à la coordination des campagnes nationales et à la représentation de l’écologisme auprès du grand public ; l’impossibilité d’y adhérer au niveau individuel et l’existence de ressources financières parcimonieuses provenant uniquement des cotisations des associations membres doivent empêcher cette structure de tirer parti de son rôle de coordination pour accroître son influence.
47Comme tout collectif, le bon fonctionnement du Mouvement écologique dépend intimement de la bonne entente entre ses membres et de l’efficacité des campagnes lancées sur le terrain (auxquelles chaque groupe est libre de participer comme il l’entend). Malheureusement, la première manifestation organisée en son nom à Dampierre-en-Burly, sur le site de la centrale nucléaire en construction, est un échec complet et le sit-in prévu ne rassemble qu’une demi-douzaine de militants sous l’œil goguenard des gendarmes locaux45. À la suite de cet échec piteux, les débats au sein du Mouvement écologique se concentrent sur les questions organisationnelles, contribuant à la radicalisation des positions des uns et des autres, fragilisant alors l’ensemble du collectif.
48Les assises de Lille (8-11 novembre 1975), dont l’objectif est d’élargir le Mouvement écologique et d’en préciser les positions théoriques, sont à nouveau le théâtre de l’opposition entre les deux tendances du collectif. Les Amis de la Terre de Paris donnent le ton en diffusant un communiqué le 7 novembre, à la veille de l’ouverture des assises, annonçant leur départ du bureau du Mouvement écologique allégeant que celui-ci ne remplit pas son rôle de coordination des luttes46. Aux yeux du groupe de Paris, celui-ci se comporterait comme un groupuscule sectaire et isolé qui se bornerait à produire des textes théoriques abscons. Les Amis de la Terre de Paris concluent leur communiqué en annonçant leur décision de jouer un rôle d’agence de service auprès des militants tout en se posant comme un interlocuteur crédible auprès des instances politiques et des médias nationaux. Ces analyses sont reprises dans la presse proche des Amis de la Terre : Dominique Simonnet déplore ainsi les « stratégies pernicieuses » auxquelles les assises de Lille ont donné lieu47 tandis que le groupe de Lille voit dans la démarche du Mouvement écologique une volonté de construire un parti politique, démarche sectaire étrangère à l’esprit écologique48.
49Il faudrait pourtant produire un grand effort d’imagination pour voir dans le Mouvement écologique une structure partidaire sujette à la loi d’airain de l’oligarchie49. Néanmoins, ces critiques montrent le caractère répulsif pour une fraction notable de la nébuleuse écologiste de toute structuration nationale, entreprise associée une abstraction déconnectée des luttes sur le terrain et sans prise avec un réel qu’il est urgent de transformer. Affaibli par le départ des Amis de la Terre, avec lesquels les liens ne sont cependant pas complètement rompus, le Mouvement écologique n’est désormais rien d’autre qu’un collectif confronté à de profondes difficultés financières et organisationnelles50. De fait, en 1977, seuls quatre groupes sur la trentaine officiellement affiliés ont versé leur cotisation au ME51, même si les groupes restant poursuivent une réflexion programmatique qui n’est pas sans intérêt52.
50Doit-on dès lors voir dans les mouvements écologistes l’incarnation presque paradigmatique des nouveaux mouvements sociaux par nature hostiles à toute institutionnalisation53 ? Les diverses tentatives d’organisation de la nébuleuse montrent qu’il serait simpliste de réduire les militants écologistes à la seule évocation d’un antiautoritarisme épidermique et irréfléchie ou à la célébration messianique des nouveaux mouvements sociaux. De fait, dès le lendemain de la campagne présidentielle de René Dumont, les militants ont cherché à organiser leur mouvement voire à lui donner une structure permanente qui refléterait, par-delà son éclatement, l’unité fondamentale des mouvements écologistes. Ces tentatives échouent pour de nombreuses raisons mais les débats auxquelles elles donnent lieu contribuent néanmoins à structurer les grands clivages de l’écologisme français.
Le Réseau des Amis de la Terre, une tentative concurrente d’unifier la nébuleuse
51Dans un contexte de croissance des adhésions et d’affiliation à l’association de groupes préexistants, les Amis de la Terre débâtent durant plusieurs années de la légitimité et des caractéristiques éventuelles d’une structure nationale de coordination des groupes. Souvent passionnés, parfois âpres, ils aboutissent à la création du Réseau des Amis de la terre ou RAT qui constitue un concurrent direct du Mouvement écologique.
52Dès 1974, les Amis de la Terre de Paris constatent que le fonctionnement largement informel qui est le leur n’est plus tenable dans la mesure où il conduit une concentration de la charge de travail sur quelques militants au détriment des autres. Le groupe est par ailleurs douloureusement conscient que la comparaison avec Friends of the Earth-England, avec lesquels ils entretiennent des contacts réguliers, ne joue pas en leur faveur. Particulièrement dynamique, l’association anglaise emploie dès septembre 1972 huit permanents et bénéficie d’un revenu de 500 £ par mois54. En juin 1974, l’association dispose d’un local de trois pièces dont l’une est spécifiquement dédiée à l’accueil des quelques soixante visiteurs quotidiens. En comparaison, les Amis de la Terre de Paris font pâle figure dans leur local sans téléphone55 alors que l’équilibre de leur trésorerie dépend de la générosité de Brice Lalonde. Il n’est dès lors pas étonnant que la « professionnalisation56 » envisagée au sein du groupe soit directement inspirée par l’exemple de Friends of the Earth-UK. Le groupe parisien envisage la mise en place de commissions de réflexions57 et de groupes de travail consacrés aux tâches administratives (diffusion du Courrier de la Baleine, mise à jour du fichier…). Il est également prévu de créer un collectif de liaison pour coordonner le travail de l’ensemble des commissions et prendre en charge les relations avec les médias58.
53Il est intéressant de constater que la réorganisation des Amis de la Terre de Paris s’inspire du modèle de l’ONG anglo-saxonne envisagée comme un groupe de pression tout en l’adaptant à un contexte où l’adhérent se doit d’être un militant actif et bénévole. Cette rationalisation du travail militant s’opère de manière originale et sans être totalement assumée. Ainsi, les fonctions administratives ne sont pas confiées à une seule personne mais à un groupe de travail pour mettre en avant la collégialité de la démarche. De même, l’instauration d’un organe directeur est dissimulée derrière l’euphémisme d’un collectif de liaison. En définitive, au-delà des seules formules, la réorganisation des Amis de la Terre de Paris montre que l’institutionnalisation est envisagée au sein de la nébuleuse écologiste dès 1974.
54À partir de la fin de l’année 1975, les Amis de la Terre ouvrent au niveau national une série de discussions pour mettre en place une structure de coordination de l’action des groupes locaux, processus, qui, implicitement, induirait une forme de professionnalisation du fonctionnement de la nébuleuse. À l’origine, ces propositions prennent acte de l’échec du Mouvement écologique à constituer une structure capable de rassembler l’ensemble des écologistes et de symboliser leur unité59.
55Sur cette question, les Amis de la Terre de Paris insistent particulièrement sur l’idée qu’une structuration de l’association serait nécessaire pour en assurer l’unité et pour proposer une offre politique originale et identifiée comme telle60. Alors même que des candidats écologistes viennent d’obtenir de très bons scores aux élections cantonales de mars 1976 et que les municipales s’annoncent cruciales pour la gauche, les écologistes seraient, aux yeux du groupe de Paris, tenus de clarifier leur projet pour éviter la récupération, donc l’affaiblissement, de leurs idées par le système en place. La réorganisation des Amis de la Terre est donc considérée comme un gage de visibilité au sein du système politique français. Dans l’esprit du groupe de Paris, la politisation et l’institutionnalisation de l’écologisme vont donc de pair.
56Il propose alors de mettre en place une fédération des Amis de la Terre où le poids des groupes dans les décisions collectives serait proportionnel au nombre de ses adhérents61. Outre le congrès, formé par les délégués de chacun des groupes, la fédération serait dirigée au quotidien par un bureau fédéral composé d’un président, d’un trésorier et d’un secrétaire général, élus pour deux ans62. Il s’agit donc d’un projet hybride qui reconnaît les groupes locaux comme le fondement de l’organisation tout en en limitant l’influence effective. En effet, les procédures préconisées (scrutin à la proportionnelle, système de délégation) reviennent à considérer que l’importance d’un groupe varie en fonction de ses effectifs et qu’il devra se plier à des décisions prises à la majorité – qu’elle soit simple ou qualifiée. De même, l’instauration d’un bureau fédéral pérenne, où les fonctions de chaque membre seraient clairement identifiées, conduit à accorder davantage de pouvoirs et d’autonomie à l’exécutif de l’organisation que ne le prévoyait le règlement du Mouvement écologique, pourtant accusé par les Amis de la Terre d’avoir une « conception “bolchévique”63 » de l’écologisme. C’est reconnaître qu’un groupe local n’est pas uniquement une petite république autonome mais le fragment constitutif d’une entité plus vaste dont les intérêts peuvent prévaloir sur les positions des uns et des autres.
57Face à ces propositions de mise en place d’une structure fédérale même embryonnaire, plusieurs groupes émettent des critiques et proposent parfois, des contre-projets.
58Les Amis de la Terre de Marseille considèrent qu’une fédération nationale ne serait rien d’autre qu’un « appareil de parti […] qui se substituerait à des vouloirs individuels et collectifs qui, jusqu’à présent, ont pu se développer sans l’existence d’une structure centralisatrice64 ». Le groupe de Paris est donc accusé de vouloir développer l’organisation pour permettre la création de postes de permanents ; en outre, l’idée de mesurer l’importance d’un groupe en fonction de ses effectifs est fermement rejetée car elle amènerait à développer les adhésions d’un point de vue quantitatif au détriment de la bonne entente – qualitative – entre les membres65. Ainsi, à la logique procédurale et rationnelle des Amis de la Terre de Paris, le groupe de Marseille oppose l’importance du groupe en fusion et l’exaltation du militantisme désintéressé marqué par le refus de parvenir.
59Une même logique anime les Amis de la Terre de Caen qui présentent un projet de « structures en accord avec leurs choix fondamentaux d’écologistes66 ». Celui-ci repose sur l’exaltation de la différence sous toutes ses formes et la mise en avant de la libre expression des aspirations de chaque individu. Dans cette perspective, tout scrutin impliquant la reconnaissance d’une majorité, fût-elle proportionnelle ou qualifiée, apparaît comme le reflet d’un système de domination d’autant plus néfaste qu’il ne protège pas contre l’erreur et qu’il traite la minorité comme quantité négligeable. Le groupe de Caen promeut donc un système reposant sur le consensus où tous les points de vue seraient pris en compte pour enrichir l’intelligence collective des problèmes soulevés. Lors des débats, les personnes présentes n’auraient pas pour objectif de trancher entre des propositions contradictoires mais d’arriver à une solution qui tienne compte de l’ensemble des divergences. Dans cette perspective, chaque prise de décision ne pourrait concerner qu’un ensemble de vingt à trente personnes. Le groupe de Caen prône donc une décentralisation radicale des Amis de la Terre et l’instauration d’un système qui ne se contenterait pas de limiter les pouvoirs d’une structure centrale mais bien d’en empêcher l’émergence au nom d’une application intégrale de la démocratie directe.
60Le refus de mettre en œuvre une structuration nationale classique chez les Amis de la Terre témoigne de la prégnance au sein des groupes d’une forte méfiance à l’égard des grandes institutions monopolistique qui a été notamment théorisée par Ivan Illich dans La convivialité67. Chez les Amis de la Terre de Caen comme de Marseille, le groupe local est alors présenté comme une forme de communauté choisie, où la division des fonctions et l’existence d’un exécutif sont récusées, où chacun serait animé par un idéal de transparence nécessaire pour que la conjugaison des différences puisse s’opérer de manière non coercitive. Si ces propositions témoignent également d’une défiance à l’égard des Amis de la Terre de Paris et des coups médiatiques de Brice Lalonde, il serait cependant réducteur de ramener l’opposition de certains groupes à une structuration nationale de l’écologie politique à une forme primaire d’anarchisme brouillon. Néanmoins, il est indéniable que, fondées sur un idéal de transparence et un refus de la coercition, ces propositions idéalisant le consensus au nom de la diversité écologique négligent pourtant la difficulté d’application de ces idées. De fait, loin de ne conduire qu’à la conciliation de propositions contradictoires dans une synthèse plus riche, ces procédures peuvent amener leur occultation par des tractations opaques68.
61Du fait de ces dissensions, le processus de structuration des Amis de la Terre ne s’opère pas sans heurt. Lors de la première réunion nationale au château de Chapeau-Cornu (Isère) les 31 janvier et 1er février 1976, il est décidé que, trois fois par an, les groupes feront parvenir au groupe de Paris une mise à jour de leur fichier d’adhérents ainsi qu’une aide financière correspondant à 10 % des cotisations perçues69. Cela revient à reconnaître à une structure nationale encore embryonnaire des fonctions spécifiques nécessitant une source de revenu régulière.
62Malgré les débats parfois houleux70, le Réseau des Amis de la Terre – couramment appelé RAT – est formellement créé lors de la réunion nationale des 29-31 octobre 1977 à Asnelles près de Caen (Calvados)71. Cette réunion consacre l’autonomie des groupes locaux qui restent libres de leur orientation comme de leur structure. Des coordinations régionales doivent être mises en place et se réunir tous les deux mois pour expédier les affaires courantes tandis que l’assemblée générale, tenue deux fois par an, reste la seule instance souveraine du réseau72. La création de cette coordination des Amis de la Terre s’accompagne de l’affirmation de la dimension politique de l’écologisme, thème auquel le groupe de Paris est très attaché. L’apparition du RAT conduit également à la création de l’agence de services, située dans la capitale et qui prend en quelque sorte le relais des activités nationales jusqu’alors menées par le groupe de Paris73.
63Ainsi, malgré une réflexion constante sur la meilleure forme d’organisation à adopter, les Amis de la Terre peinent à trouver un mode de fonctionnement satisfaisant. Le RAT constitue une synthèse délicate entre deux visions très différentes de l’organisation. En définitive, la structure des Amis de la Terre semble bâtie sur une équivoque implicite entre les groupes locaux et un centre de coordination auquel on reconnaît à peine le droit d’exister. Les premiers peuvent agir en toute autonomie en profitant des ressources offertes par l’association alors que le second est libre d’élaborer les contours théoriques et politiques de l’écologisme.
64Cette équivoque n’est pas entièrement contre-productive puisqu’elle favorise la rencontre d’individus forts divers et, jusqu’à un certain point, le foisonnement des idées. Néanmoins, les décisions impliquant les Amis de la Terre au niveau national – prise de parole dans les médias, accord avec d’autres associations, création de structures nouvelles – sont prises par quelques militants, en premier lieu Brice Lalonde ou les permanents de l’Agence de Service. Ainsi, le RAT apparaît comme un compromis instable susceptible d’être mis en péril aussi bien par l’inaction des groupes locaux que par la défection des quelques acteurs essentiels qui animent l’association au niveau national.
65Dans un contexte de net essor des groupes écologistes, des débats récurrents agitent les militants sur l’opportunité et la forme que pourrait prendre une structuration nationale de la nébuleuse. De fait, en dépit de professions de foi parfois virulente en faveur d’une autonomie radicale des groupes locaux, l’institutionnalisation de l’écologisme commence dès le milieu des années 1970 et non pas lors de la décennie suivante, comme on le pensait auparavant74.
66La politisation des enjeux environnementaux, la volonté d’éviter toute récupération de leurs idées, la nécessité de rendre plus efficace l’action des groupes pour assumer de nouvelles tâches et de nouvelles sollicitations, l’aspiration, enfin, à affirmer l’unité de l’ensemble des écologistes sont autant de facteurs qui amènent ces derniers à structurer leur organisation, donc à s’engager sur la voie de l’institutionnalisation.
67Néanmoins, ce processus n’est en rien consensuel ou univoque et beaucoup de groupes locaux se satisfont d’une coordination très lâche des actions qui leur permet d’agir à leur guise. L’institutionnalisation de l’écologisme français s’effectue donc sous contrainte. Le rejet des dispositifs de domination au nom de l’irréductible subjectivité de chacun, la mise en avant des principes autogestionnaires et surtout la volonté de se construire contre le modèle des partis politiques sont la source de débats incessants et d’anathèmes récurrents contre les militants prônant une structuration plus grande de la nébuleuse, toujours suspects de chercher à faire prévaloir leurs propres ambitions.
Notes de bas de page
1 Pour construire cette notion, nous nous inspirons de Clastres P., « Les cultures politiques au défi des cultures sportives », Histoire@politique, 2014/2, n° 23, p. 1.
2 Sources : Courrier de la Baleine et bulletin de liaison des Amis de la Terre.
3 Cojean A., Eskenazi F., FM. La folle histoire des radios libres, Paris, Grasset, 1986, p. 14.
4 Ibid., p. 9.
5 Lalonde L., Sur la vague verte, op. cit., p. 170.
6 Cojean A., Eskenazi F., FM. La folle aventure des radios libres, op. cit., p. 17.
7 CAC. Fonds AT. 20050521/1. Compte rendu de la première réunion nationale des Amis de la Terre. 30 janvier- 1er février 1976, p. 2.
8 L’Arapède, le journal qui colle au terrain, n° 1, été 1978, p. 9.
9 CAC. Fonds AT. 20050521/1. Compte rendu de l’activité des groupes locaux. Mars 1975.
10 Ibid. Lettre de Christian Jodon à Brice Lalonde. 21 mai 1976.
11 Gayet-Viaud C., « Est-il devenu indécent de parler politique ? », La vie des idées.fr [http://www.laviedesidees.fr/Est-il-devenu-indecent-de-parler.html], 8 décembre 2010, p. 3, 6.
12 Jacob J., Histoire de l’écologie politique, op. cit., p. 15 sq.
13 The Ecologist, vol. 1, n° 1, juillet 1970.
14 Goldsmith E. et al., « A Blueprint for Survival. Preface », The Ecologist, vol. 2, n° 1, janvier 1972, p. 1 sq.
15 « Eco-fascisme ou de quelques réactions à la conférence de Goldsmith », GO, n° 4, février 1973, p. 45.
16 Schulthess E., Solange Fernex, op. cit., p. 91.
17 Rettig J.-J., « Suggestion », Le Courrier de la Baleine, n° 3, septembre 1972, p. 15.
18 Keller T., Les verts allemands. Un conservatisme alternatif, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 10.
19 Pronier R., Jacques Le Seigneur V., Génération Verte, op. cit., p. 105.
20 Rettig J.-J. et I., « A Bugey, ça bouge », Ionix, octobre 1971, p. 2.
21 Schulthess E., Solange Fernex, op. cit., p. 93.
22 Waldvogel C., Imposer « l’environnement », op. cit., p. 56.
23 Vadrot C.-M., « Histoire de la campagne », in René Dumont, L’écologie ou la mort, op. cit., p. 13.
24 MV. Fonds LV. « Carton 23 ». Lettre à Claude-Marie Vadrot. 26 septembre 1974. Chiffre confirmé par Jean-Luc Burgunder (entretien avec l’auteur le 16/12/2012).
25 Dumont R., Agronome de la faim, op. cit., p. 348.
26 Pr Mollo-Mollo [pseudonyme de Philippe Lebreton], « J’étais à Montargis », GO, n° 22, août 1974, p. 21.
27 Dumont R., Agronome de la faim, op. cit., p. 347.
28 Ibidem.
29 MV. Fonds LV. Carton « Courrier 1974. 22 ». Lettre de J. Bonnefond à Ph. Beaugrand. 28 août 1974.
30 Loïc M., « Écologie et Travailleurs », Écologie Hebdo, n° 249, 24 juin 1977, p. 3-4.
31 Turner F., Aux sources de l’utopie numérique, Caen, C & F éditions, 2012, p. 72.
32 Michels R., Sociologie du parti dans la démocratie moderne, Paris, Gallimard, 2015 [1910 pour la première édition].
33 Christofferson M., Les intellectuels contre la gauche, L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Contre-feux Agone, 2009, p. 30.
34 « Il faut sauver l’homme sauvage. Entretien avec Serge Moscovici », LS, n° 19, janvier 1975, p. 92 sq.
35 « Les assises de Lille », Légitime défense, n° 0, janvier 1976, p. 2.
36 Entretien avec Laurent Samuel. 18/03/10.
37 Cavalier G., « Vous foutez un de ces bordels », La Gueule Ouverte, n° 148, 9 mars 1977, p. 6.
38 Musée du Vivant. Fonds LV. Carton « Courrier ME ». « Présentation du Mouvement écologique Briard ». 15 décembre 1978.
39 « Liaisons », CB, n° 22, juin 1976, p. 8.
40 Base de données des groupes écologistes.
41 MV. Fonds LV. Carton « Courrier 20 ». Lettre de Daniel Carry au Mouvement Écologique. 31 octobre 1974.
42 Ibid. Lettre de Jean Carlier au Collectif national provisoire. 23 octobre 1974.
43 CAC. Fonds AT. 20050521/4. Agenda des Amis de la Terre. Réunion du 13 novembre 1974.
44 C’est dans cette perspective que la Fédération anarchiste participe un temps au Mouvement Écologiq Cf. « Fédération anarchiste », GO, n° 42, 26 février 1975, p. 14.
45 « Après le sit-in de Dampierre-en-Burly », GO, n° 24, octobre 1974, p. 16.
46 « Les Amis de la Terre de Paris », Légitime Défense, n° 0, janvier 1976, p. 3.
47 Simonnet D., « L’écologie bouge », GO, n° 80, 19 novembre 1975, p. 12.
48 « Les assises nationales écologiques à Lille », Légitime défense, n° 4, 4e trimestre 1975, p. 17.
49 Pour reprendre la formule célèbre de Robert Michels. Cf. Sociologie du parti dans la démocratie moderne, Paris, Gallimard, 2015 [1910 pour la première édition].
50 MV. Fonds LV. Carton « Mouvement Écologique. Courrier, groupe, presse ». Lettre de Sophie aux membres du bureau du ME. 26 mars 1977.
51 Ibid. Lettre de Pierre-Alain Brossault aux groupes du ME. 7 octobre 1977.
52 « Esquisse de programme », AE, n° 2, décembre 1975, p. 2.
53 Sainteny G., L’introuvable écologisme français, op. cit., p. 14 ; Keller T., Les verts allemands, op. cit., p. 19.
54 Wilkinson P., « Friends of the Earth newsletter », The Ecologist, vol. 2, n° 7, juillet 1972, p. 33.
55 Entretien avec Jean Carlier. 08/03/10.
56 CAC. Fonds AT. 20050521/1. Rapport d’organisation des Amis de la Terre. S. d. [entre septembre 1975 et fin mai 1976].
57 Ibid. Lettre aux adhérents des Amis de la Terre. S. d. [après juin 1974].
58 Ibid. Note des Amis de la Terre de Paris « En vue du fonctionnement des Amis de la Terre ». Juin 1974.
59 « Les assises nationales écologiques de Lille », Légitime défense, n° 4, 4e trimestre 1975, p. 17.
60 CAC. Fonds AT. 20050521/1. Rapport d’organisation des Amis de la Terre. S. d. [entre septembre 1975 et fin mai 1976].
61 Ibid. « Fédération Nationale des Amis de la Terre. Projet de statuts ». 1977.
62 Ibidem.
63 Ibid. Compte rendu des groupes Amis de la Terre de la région parisienne. 13 septembre 1975.
64 Ibid. « Réflexions sur le rapport d’organisation » par les Amis de la Terre de Marseille. S. d. [fin 1975- début 1976].
65 Ibidem.
66 Ibid. Note des Amis de la Terre de Caen. S. d. [début 1976].
67 Illich I., La convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 10 sq.
68 Novak S., « L’opacité du consensus. La prise de décision au Conseil de l’Union européenne », La vie des idées.fr [http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090626_novak.pdf], 25 juin 2009, p. 1 sq.
69 CAC. Fonds AT. 20050521/1. « Résumé de la réunion nationale des Amis de la Terre à Chapeau-Cornu, près de Bourgoin ». S. d. [début février 1976].
70 Ibid. Compte rendu de la troisième réunion nationale des Amis de la Terre. 13-14 novembre 1976.
71 Samuel L., « Les Amis de la Terre à la plage », CB, n° 31, décembre 1977, p. 4.
72 Ibidem.
73 « La synthèse », Bulletin de liaison des Amis de la Terre, mai 1977, p. 6.
74 Ollitrault S., Militer pour la planète, op. cit., p. 61 sq.
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