Chapitre III. Les monitrices du service de formation des jeunes en Algérie : femmes, guerre et engagement en Algérie, 1959-1962
p. 59-93
Texte intégral
1Appeler sous les drapeaux des jeunes femmes dans un moment de crise n’était pas chose courante de la part des autorités civiles et militaires à la fin des années 1950. Certes il y avait eu le précédent des deux guerres mondiales. Au cours de la Grande Guerre, en 1914-1918, la mobilisation des femmes avait été essentiellement organisée à l’arrière pour le soutien économique et moral des combattants, mais déjà des infirmières et quelques femmes militarisées dans des services se rapprochèrent du front. L’engagement des femmes se réalisa à une plus grande échelle et selon une tout autre amplitude au moment du second conflit mondial. D’une part, le processus de totalisation particulier à cette conflagration provoqua l’extension et la diversification de la participation à la guerre de l’ensemble des populations. D’autre part, dans le cas français, la problématique de la reconstitution des Forces de la France libre était posée à la suite de la débâcle de l’été 1940 et de l’occupation. L’exemple d’unités féminines opérationnelles chez les Alliés, en Angleterre notamment, et les besoins en ressources humaines conduisirent les mobilisateurs de la France libre à recruter des volontaires féminines dès 1940 à Londres, puis fin 1942/ début 1943 ils lancèrent un appel aux femmes pour qu’elles s’engagent sous les drapeaux, notamment par voie d’affiches sur les murs d’Alger.
2Néanmoins, la hiérarchie militaire est restée prudente quant à la mise en œuvre de cette démarche. Dans les archives publiques des années 1943-1944, on observe l’angoisse des mobilisateurs, car confrontés au désordre général engendré par la guerre ils craignaient que la mobilisation des femmes n’accentuât le chaos en brouillant les rôles sociaux de sexe. L’appel aux femmes a été très encadré : seules des volontaires ont été recrutées, les mineures ne pouvaient s’engager sans l’accord de leurs parents, la préservation du lien avec les familles des soldates était garantie par l’armée, elles n’étaient enrôlées que le temps de la guerre, ne pouvaient être affectées qu’à des postes de soutien aux combattants n’induisant pas le maniement des armes (santé, secrétariat, transmission…) ; puis, avec la création de l’Arme féminine de l’armée de terre (AFAT) en 1944, elles furent placées sous commandement féminin1. Finalement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les armées occidentales conservèrent des femmes dans leurs services. En France, le statut d’auxiliaire féminine fut créé en 1951. Il leur a permis de conserver leur poste en temps de paix et d’envisager leur propre stabilité professionnelle dans l’institution militaire. Cela étant dit, les femmes en uniforme représentaient moins de 1 % des effectifs totaux des Forces françaises dans les années 1950 et elles demeurèrent principalement affectées à des métiers tertiaires : santé, secrétariat, communication. Seules quelques-unes, peu nombreuses, suivirent la troupe en Indochine, puis en Algérie2.
3Le contexte particulier de « la guerre sans nom », en Algérie, favorisa la création et la diversification des emplois féminins associés à l’institution militaire. Des contractuelles furent recrutées pour travailler dans les sections administratives spécialisées (SAS) et les sections administratives urbaines (SAU), dans les secrétariats, mais aussi comme interprètes et dans le travail avec les populations. Surtout, avec le déploiement de la contre-insurrection, les actions d’assistance sociale et médicale furent déployées pour construire le contact avec les civils, en confiant ces missions à des femmes militaires (PFAT) assistées d’auxiliaires « assistantes sanitaires et sociales rurales adjointes » (ASSRA). C’est ainsi que la création des équipes médico-sociales itinérantes (EMSI) en 1957 a élargi de facto les rôles des soldates en opération en mettant directement à profit leur identité féminine3. Au même moment, ces missions d’assistance et de relation avec la population étaient renforcées en direction des femmes « musulmanes » par l’action des bénévoles du mouvement de solidarité féminine (MSF) dirigé par Mmes Salan et Massu bénéficiant du soutien logistique de l’armée4.
4Le recrutement de monitrices pour le SFJA était inscrit dans le prolongement des expériences menées au titre de la « pacification » avec des femmes au sein des EMSI et du MSF. Néanmoins, à la suite de l’ordonnance du 20 août 1958 et du discours de Constantine le contexte d’engagement des futures monitrices était un peu différent : la scolarisation des filles était prioritaire, la volonté politique d’intégration et de promotion des « Françaises de souche nord africaine » (FSNA) était affirmée. Ainsi, l’appel à candidature pour entrer au centre d’enseignement des monitrices de la jeunesse d’Algérie (CEMJA) de Nantes concernait les jeunes femmes âgées de dix-huit à trente-cinq ans résidant prioritairement en Algérie : 70 % des postes étant réservés à des « jeunes filles musulmanes », les 30 % restants étant destinés à « des jeunes filles de souche métropolitaine5 » – l’expression « de souche européenne » aurait été plus appropriée. Même si le statut du SFJA n’était pas militaire, les cadres du recrutement et de la formation l’étaient, le stage nécessitant de partir plusieurs mois en France pour suivre les enseignements en internat dans une caserne. D’ailleurs, en 1960 le général Challe compte « les monitrices du SFJA » parmi « les catégories de personnel s’occupant des milieux féminins au contact de l’armée » dans le cadre de la « pacification », au même titre que les EMSI, les attachées de SAS et le MSF6. De ce fait, à travers le SFJA l’armée française recruta de manière spécifique plus de quatre cents jeunes femmes pour assurer des missions en zone opérationnelle, dans un contexte de guerre. Ce n’était certes pas une démarche ordinaire de la part de l’autorité publique, ni une pratique à laquelle la société, les familles étaient habituées. Mais, conjointement, l’image de femmes travaillant dans les armées commençait à être socialisée et, à la fin des années 1950, la population s’était habituée à vivre avec la guerre en Algérie.
5Les témoignages recueillis auprès des ex-monitrices font état des interrogations de l’entourage au moment de leur engagement. Mais ils informent aussi sur l’effet d’aubaine qui a pu être provoqué par les événements guerriers pour certaines d’entre elles. Par ailleurs, à l’identique des conflits précédents, on relève les traces des préoccupations et des réactions émanant de la hiérarchie militaire, confrontée à une nouvelle présence féminine au sein de l’institution.
Recruter des jeunes femmes dans un contexte de guerre, le CEMJA de Nantes comparé au CEMJA d’Issoire
6Au moment de la finalisation du projet de création du SFJA, en novembre 1958, les Affaires algériennes s’accordèrent avec le gouvernement général sur l’ouverture d’un centre de formation pour les futures monitrices placées sous son autorité, en s’inspirant du CEMJA d’Issoire. La conception du futur CEMJA de Nantes, dans le département de la Loire-Atlantique, avait en effet tiré profit de l’expérience du centre d’Issoire selon René Brouillet, secrétaire général pour les Affaires algériennes : « J’incline à penser que le centre de formation des monitrices féminines dont vous avez suggéré la création en vous inspirant de ce qui a été fait à Issoire, soit considéré comme relevant de la compétence du service de la jeunesse et comme devant être pris en charge par lui7. »
Illustration 4. – Stagiaires sortant de la caserne Richemont, première promotion nantaise, 1959 (collection particulière Liliane Comte Guérin).

7Observons néanmoins que pour ce qui était de l’esprit et du contenu des formations, la similarité des sigles recouvrait une différence subtile affichée dans le nom des deux établissements : le centre « d’entraînement des moniteurs » à Issoire devenait en effet le centre « d’enseignement des monitrices » à Nantes. Cette différence était déjà marquée lors des deux premiers stages de monitrices qui furent organisés entre janvier et juin 1959 à l’institut ménager d’El Biar, près d’Alger, afin de permettre au SFJA d’être opérationnel dans un délai raisonnable. Le programme de formation suivi par la première génération de monitrices initia dans ses grandes lignes celui qui fut donné au CEMJA de Nantes dès l’été 1959. Le cadre était cependant différent. Les stages se sont déroulés dans les locaux d’un établissement d’enseignement public. « Le jeudi et le mercredi il y avait des normaliennes qui venaient faire des formations, nous on était à l’annexe8 ». Une grande partie des stagiaires était alors en externat, l’horizon militaire y était quasiment absent : ni levé de drapeau, ni défilé, ni uniforme. Le fait est que « les externes venaient en car militaire le matin », ce qui rappelait que l’armée était impliquée dans le dispositif. « Je venais en camion, c’était un grand lycée », se souvient Paule Lesaffre, elle ajoute que l’une de ses camarades de classe venait en moto9. Cela étant, les stagiaires avaient conscience du contexte institutionnel de leur engagement. « On était sous l’armée10 » insiste Meriem, qui avec Paule est issue de la toute première promotion.
8Les documents militaires vérifièrent d’ailleurs, dans un premier temps, une hésitation sur le nom à attribuer au centre de formation des monitrices, alors qu’il ouvrait dans les locaux du quartier militaire Richemont sur la place nantaise. Le général André Gribius, désormais directeur du SFJA, désignait dans sa correspondance le « centre d’éducation des monitrices de la jeunesse algérienne féminine » (CEMJAF)11. Au même moment, la documentation émanant du Ve bureau se référait au « centre de formation des monitrices de la jeunesse féminine musulmane » de Nantes (CFMJFM)12 ; il s’agissait du nom qui avait été initialement retenu par le ministère de la Défense et le secrétariat général pour les Affaires algériennes13. Le choix des termes informe sur la préoccupation des autorités pour constituer et organiser un corps spécifique de monitrices destinées à travailler précisément avec les jeunes filles dites « musulmanes ». Il était bien précisé dans les textes réglementaires que dans les foyers de jeunes : « Seules les monitrices s’occupent de la section féminine14. » La variable du genre semble s’être imposée dès lors que, à l’automne 1958, les jeunes filles ont été identifiées comme un segment stratégique dans la société, qui relevait directement du champ de compétence du SFJA. Autrement dit, pour enseigner aux filles un corps d’enseignantes spécifiques avait été créé, afin de transmettre des contenus d’enseignement qui eux-mêmes étaient sexués.
9En effet, au-delà du public visé, le profil des monitrices était l’objet de préoccupations différentes que celui des moniteurs, de la part des autorités. Les stagiaires formés à Issoire devaient être initialement sélectionnés parmi les jeunes « FSNA » alphabétisés en français, puis le recrutement fut ouvert aux appelés originaires de la métropole. En contrepartie, le recrutement des monitrices posa d’emblée la problématique d’une répartition statutaire entre « FSNA » et « FSE ». Même si l’appel à candidature a été publié aussi en métropole, notamment par voie de presse, l’essentiel du recrutement a été effectué en Algérie, à partir du réseau des SAS et des SAU, des EMSI, du mouvement de solidarité féminine, de l’action sociale et des établissements scolaires. Paule Lesaffre a eu connaissance du stage organisé à El Biar en décembre 1958 en écoutant Radio Algérie15. L’objectif était d’incorporer des candidates issues des différentes communautés et de les faire travailler sur le terrain en équipes mixtes de monitrices, « européennes » et « musulmanes ». C’était le dispositif voulu. Il fut systématisé dans la mesure du possible. D’expérience, il est arrivé néanmoins que des équipes soient mono-culturelles, « FSE » comme « FSNA ». Mais les nominations étaient en cohérence avec le contexte linguistique des foyers : les monitrices francophones monolingues n’étaient pas envoyées seules dans des régions reculées arabophones. Henry d’Humières, qui à la suite de ses fonctions au sein du Comité Armées-Jeunesse travailla avec le CEMJA de Nantes, se rappelle que « suivant les années, il y eut un tiers de stagiaires d’origine européenne d’Algérie et deux tiers d’origine musulmane ou israélite, ou bien moitié-moitié16 ». Les consignes de la hiérarchie en matière de recrutement spécifiaient une répartition souhaitable entre les communautés : la proportion de 70 % de « FSNA » pour 30 % de « FSE » était ainsi préconisée. La catégorie « israélite » dont le colonel d’Humières fait état dans ses souvenirs n’existait pas en droit. Logiquement, elle n’apparaît pas dans les archives publiques de cette époque. Mais, dans la société coloniale, elle participait de la perception que les uns et les autres avaient de l’existence des communautés17. Pour autant, les cadres du SFJA organisèrent leurs missions et leurs activités à partir des deux seules catégories utilisées de facto par l’administration à cette date : « Français-Musulmans » ou indifféremment « FSNA », et « Français de souche européenne ».
10Le niveau d’étude attendu dans les dossiers de candidature au monitorat était plus élevé pour les filles que pour les garçons. Les jeunes hommes recrutés pour le CEMJA d’Issoire étaient censés être francophones et être au minimum dotés d’un niveau d’instruction élémentaire, tous ne l’étaient pas. Pour les candidates il en était tout autrement. L’équivalent du certificat d’études primaires (CEP) leur était demandé au dépôt de leur dossier, c’était un minimum, et la présentation d’un certificat d’études professionnelles (CAP) voire d’un brevet était particulièrement appréciée18. Mais les recruteurs faisaient preuve d’une relative souplesse. Lors des sélections, le niveau CEP était exigé pour les candidates « FSNA », tandis que les « FSE » étaient titulaires du CEP et avaient généralement le niveau CAP19. Le recrutement statutaire de stagiaires d’origine européenne induisit des ajustements quant à leur formation initiale, au regard de leurs futures affectations. Il était en effet attendu des monitrices « de souche européenne » qu’elles possèdent des notions de langue arabe ou berbère. C’est un élément souligné dans les instructions adressées aux recruteurs : « Les candidates européennes devront avoir, dans la mesure du possible, la connaissance de la langue arabe ou kabyle, ou s’engager à en acquérir les notions indispensables dans un délai de deux ans, étant entendu que les résultats obtenus en la matière seront pris en considération pour le franchissement des échelons20. »
11Sur ce point André Gribius était beaucoup plus souple ou pragmatique. Il considérait que les recruteurs pouvaient se contenter d’exiger « des candidates européennes, l’éventuelle possibilité de connaître les rudiments de langue arabe ou kabyle21 ». Dans les faits, la pratique des cadres du SFJA semble avoir été davantage improvisée, les ex-monitrices n’ont aucun souvenir de cette exigence linguistique au moment de leur engagement. Néanmoins, la plupart des monitrices « FSE » interviewées parlaient arabe ou en avait une connaissance suffisante pour se débrouiller avec des enfants et des familles arabophones monolingues, surtout pour celles d’entre elles qui étaient issues de la société rurale.
12Autre élément de différenciation de genre : si lors de leur recrutement, il était seulement exigé des stagiaires du CEMJA d’Issoire qu’ils soient physiquement aptes et sachent lire et écrire en français22, les candidates au monitorat devaient en contrepartie, en plus du critère d’aptitude physique et faire état d’un niveau d’étude plus élevé, être réputées « de bonne moralité ». Elles étaient en effet tenues d’ajouter dans leur dossier, en plus d’un extrait de casier judiciaire, « un certificat de bonne vie et mœurs […] fourni par le commissaire de police, l’officier de SAS ou SAU ou par le maire de la commune23 ». Selon les témoignages convergents des ex-monitrices, la visite médicale qui précédait leur recrutement avait entre autre pour finalité de vérifier qu’elles n’étaient pas enceintes. L’examen médical auquel elles étaient soumises était particulièrement pénible, d’autant que selon les promotions certaines se souviennent que le médecin était un homme. Liliane Comte, monitrice à Nantes, se déplaçait parfois à Alger pour participer au recrutement. Elle confirme que les conclusions de l’examen médical pouvaient conduire à renvoyer, sans ménagement, des candidates venues souvent de très loin après avoir satisfait aux tests préliminaires (intellectuels et administratifs) de sélection, ce qui provoquait des drames personnels « déchirants24 ». De surcroit, l’une des conditions de leur admission au CEMJA de Nantes était leur état-civil de femme non mariée : pour être recrutée elles devaient être célibataires, pouvaient être veuves ou divorcées, mais sans enfant à charge. L’autorisation des parents ou du tuteur légal était évidemment indispensable pour les mineures. Mais dans la pratique, l’accord d’un seul des deux parents a été suffisant pour permettre à des candidates de s’engager.
Illustration 5. – CEMJA de Nantes, salle de classe d’enseignement général (collection particulière Liliane Comte Guérin).

13Certes moins qu’elle ne le fut à El Biar, la formation assurée à Nantes demeura éloignée de celle qui était offerte à Issoire. À la caserne Richemont l’environnement et l’atmosphère restaient militaires. La première équipe de direction, composée de deux femmes officiers, fut particulièrement sévère. La directrice, Mlle Clarens, était une ex-ambulancière. Elle avait participé à la campagne d’Italie et à la campagne de France pendant la Seconde Guerre mondiale25. Mais elles exercèrent à Nantes seulement le temps d’une promotion, elles auraient été écartées en raison de leurs excès d’autorité. Elles furent en effet remplacées dès la deuxième promotion nantaise par un personnel de direction civil, composé d’anciennes militaires mais qui avaient une expérience de gestion d’établissement d’éducation : Mlles Longjumeau (directrice), Deutsh (directrice adjointe) et Longuet (directrice technique). Les ex-stagiaires expriment aujourd’hui beaucoup de respect envers elles. À Nantes le personnel était mixte, les enseignantes spécialisées étaient civiles, mais le personnel d’encadrement, dont les monitrices, était militaire (PFAT). À la différence d’Issoire, les monitrices stagiaires suivaient un « enseignement » plutôt qu’un « entraînement ». Elles n’assistaient pas à des séances répétées d’action psychologique, qui rappelons-le étaient « prioritaires » à Issoire, ni ne recevaient une préparation militaire impliquant le maniement des armes. Le cœur de leur formation – nous allons y revenir – portait sur les contenus des enseignements de base, les moins diplômées bénéficiant d’une mise à niveau, et sur l’enseignement ménager, leur spécialité, ainsi que sur l’acquisition de méthodes pédagogiques afin de pouvoir à leur tour faire la classe.
14L’esprit de la formation assurée au CEMJA de Nantes était par conséquent très différent de celui qui animait les stages à Issoire. Il en était de même de la sociologie des stagiaires. C’était certes une question de genre. C’était aussi le résultat d’un processus et d’une volonté politique. Issoire avait été conçu par des cadres de l’action psychologique, en application d’une stratégie contre-insurrectionnelle, avec l’idée d’impulser une mobilité sociale relative dans la société coloniale. Le centre de Nantes était issu de la greffe réalisée à la suite du plan de Constantine, les monitrices recevant la tâche de travailler à l’intégration des communautés, voire à la représenter, et conjointement d’incarner un modèle de féminité et de modernité.
La démarche d’engagement des stagiaires
15Avant de présenter et d’analyser la trajectoire que les ex-monitrices ont suivi en s’engageant dans le service de formation de la jeunesse en Algérie entre 1959 et 1961, il est nécessaire de préciser quelques points de méthode. L’origine de cette recherche est le fruit de l’initiative de membres de l’Association nationale-SFJA (AN-SFJA) en quête de leur propre histoire. La première étape de l’enquête de terrain a pris le chemin de l’histoire orale, fondée sur la réalisation d’entretiens avec des membres et des sympathisants de l’AN-SFJA et le dépouillement des archives de l’association réunissant pour l’essentiel des documents personnels de ses adhérents et de proches. Nous avons alors opté pour une démarche de sociologie compréhensive, privilégiant l’expérience des acteurs et le sens qu’ils donnent à leur trajectoire, à travers le prisme des mémoires individuelles et collectives, le parti pris des émotions et l’étude des fonds privés. La deuxième étape est celle de l’analyse historique méthodique. Elle consiste dans le dépouillement et la critique des archives publiques permettant de renouer le fil érudit de la chronologie, mais conduit avec les sources écrites à observer le passé à travers le filtre des logiques institutionnelles.
16Cette recherche a dès lors été confrontée à un double problème. La nature hybride du SFJA a provoqué une dispersion des archives entre les fonds militaires conservés au Service historique de la Défense (SHD) au château de Vincennes ainsi qu’à l’ECPAD au fort d’Ivry-sur-Seine, et les dossiers des cabinets civil et militaire du gouvernement général en Algérie rassemblés aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence. Les forces armées avaient la responsabilité de la gestion du personnel militaire affecté au SFJA et assuraient l’ensemble de la logistique, tandis que le gouvernement général en avait la tutelle administrative. La conséquence est qu’il n’existe pas un fonds propre du SFJA rassemblé au SHD ou aux ANOM, mais une documentation éparpillée et lacunaire. La dispersion du fonds a sans doute été accentuée en raison de l’évolution particulière que le service a connu au cours de son lent processus de dissolution : il fut une première fois transféré en partie à l’Éducation nationale à partir de l’automne 1961, pour ce qui est du personnel civil (principalement les monitrices) et de l’infrastructure des foyers de jeunes ; puis ce qui restait des locaux et des matériels du SFJA ont été transférés à l’Éducation nationale ou à d’autres services (ministère de l’agriculture, municipalités etc.), in fine le gouvernement algérien a récupéré des équipements et incorporé des personnels – directement ou par concours – après juillet 1962. De sorte que chacun de ces transferts et déménagements a provoqué des pertes successives de documents et induit une dispersion structurelle des archives.
17Le deuxième problème est celui du statut civil des monitrices. En ne relevant pas de la gestion de l’institution militaire, elles n’ont pas lieu d’exister dans les sources comptables et administratives du ministère de la Défense. Les archives publiques sont conçues et organisées selon les besoins et les pratiques de l’institution qui les constitue. En conséquence, la présence des monitrices au SFJA n’a laissé que des traces éparses dans les archives d’un service civil qui était dirigé et financé par des militaires placés hors-cadre. Les archives publiques (institutionnelles) sont par essence un prisme obligé mais biaisé, étroit, construit et fragmenté, avec le passé. Elles ignorent des pans entiers de la société, qui nécessitent d’autres biais méthodologiques pour projeter un éclairage tamisé sur leur histoire. Dès lors, de nombreux éléments de la recherche concernant l’expérience des monitrices sont le résultat de l’enquête orale fondée sur une vingtaine d’entretiens et la collaboration de l’AN-SFJA partie prenante de cette recherche.
18La posture de la recherche, en posant une démarche d’histoire collaborative, prend en considération la distorsion existant entre la sociologie de l’association (membres et sympathisants), en particulier des monitrices, et celle du SFJA entre 1959 et 1962 en Algérie. L’AN-SFJA créée en 2009 réunit pour l’essentiel jusqu’à présent des ex-monitrices et des anciens cadres du service qui ont été rapatriés au moment de l’indépendance. Pieds-noirs et métropolitains d’origine sont de ce fait majoritaires au sein de l’association. Mais l’association compte également des ex-monitrices originaires du Maghreb qui se sont installées en France dans les années 1960-1970, et elle entretient des contacts avec des anciens membres algériens du SFJA. Bien évidemment les témoins ne sont représentatifs que d’eux-mêmes, mais nous avons toujours entrepris collectivement d’élargir les entretiens à l’expérience et à la connaissance que les ex-monitrices avaient de leurs collègues issues des différentes communautés. Aussi, si la collecte des témoignages privilégie les individus à travers leurs histoires de vie et ne prétend pas constituer un échantillon représentatif de l’ensemble des six promotions de monitrices, elle ne nous interdit pas de monter en généralité.
19Au total, le SFJA a compté en effet avec cinq promotions effectives totalisant aux alentours de quatre cents stagiaires auxquelles doivent être ajoutées les monitrices recrutées sur place, nous ne disposons pas pour ces dernières de données chiffrées. Il y a eu une sixième promotion recrutée tardivement fin 1961 et formée début 1962 mais qui n’a pas exercé, le stage s’étant achevé au moment de l’indépendance. La première promotion fut réunie précipitamment en janvier-mars 1959 à l’institut ménager d’El Biar. Elle aurait compté trente-trois stagiaires « dont vingt-cinq musulmanes » selon un rapport du SFJA26. Un deuxième stage réunissant vingt-neuf élèves monitrices fut organisé dans le même institut en avril/juin 1959. Les trois autres stages de six à neuf mois réunissant entre cent et cent vingt stagiaires se déroulèrent à Nantes à la caserne Richemont. Le premier débuta en juillet 1959, le second se déroula de février à septembre 1960, le troisième eut lieu d’octobre 1960 à juillet 1961, les stagiaires de la troisième promotion débutant leur mission en Algérie en septembre 1961. D’autre part certaines monitrices en effet furent directement placées dans les foyers par le SFJA, soit parce qu’elles étaient diplômées, par exemple en tant qu’éducatrice, soit parce qu’elles travaillaient déjà dans les SAS. Nous avons cherché, dans la mesure du possible, à réunir un panel représentatif des différentes trajectoires des ex-monitrices lors de la collecte des entretiens.
Illustration 6. – Institut ménager d’El Biar 1959, première promotion des monitrices stagiaires du SFJA (fonds AN-SFJA, collection particulière Jeannine Escales Viscarros).

20La limite d’âge pour les candidates souhaitant intégrer le CEMJA à Nantes était fixée entre dix-huit et trente-cinq ans27. Dans la pratique, elles étaient généralement âgées de moins de vingt-cinq ans, la plupart des ex-monitrices interviewées avaient aux alentours de dix-huit ans au moment de leur recrutement, certaines n’ayant pas encore dix-huit ans en arrivant à El Biar ou à Nantes. Lorsqu’elles quittaient le foyer familial, c’étaient des jeunes femmes qui rejoignaient le SFJA.
« Il [mon père] m’a émancipée, il m’a émancipée. Je pense que j’étais l’une des premières filles algériennes à être émancipée, parce que j’ai commencé à travailler au SFJA et qu’on devait recevoir nos premières payes. Donc il fallait ouvrir un compte en banque et il fallait être majeure […]. J’avais dix-huit ans, la majorité étant à vingt et un ans. Donc mon père m’a émancipée à l’âge de dix-huit ans28. »
21D’autres monitrices au SFJA ont connu une situation semblable. Meriem était elle aussi âgée de moins de dix-huit ans lorsqu’elle fit le stage à El Biar l’année précédente29. Dans son témoignage, Farida exprime d’abord le souvenir d’avoir vécu un moment d’exception au moment de son engagement, elle souhaite aussi exprimer sa profonde reconnaissance envers son père qui l’a alors soutenue dans sa démarche d’autonomisation.
22L’un des premiers questionnements permettant d’amorcer les interviews, dans la perspective d’appréhender la trajectoire des ex-monitrices, portait sur la connaissance ou la compréhension qu’elles avaient à cette époque de l’état de guerre en Algérie. Bien qu’évidente, a priori, ce ne fut pas la principale entrée permettant de comprendre leur démarche personnelle d’engagement. Certes, des jeunes femmes ont décidé de candidater au SFJA en raison du contexte de guerre et selon une démarche d’engagement qui peut être qualifiée de politique ou de patriotique, considérant que l’Algérie telle qu’elles la connaissaient dans son cadre colonial était menacée et qu’elles pouvaient agir en conséquence. Annie Piras Sultana explique ainsi que la campagne de recrutement a produit une sorte d’effet d’aubaine pour elle, alors qu’elle était âgée de dix-sept ans. Elle avait en mémoire les deux guerres mondiales. Son père d’origine sarde, né en Algérie, avait été mobilisé en 1914. Son frère était militaire de carrière. Sa sœur aînée avait été infirmière dans les armées lors du conflit précédent. « Elle aussi elle a servi », précise-t-elle. « On nous a beaucoup élevés dans l’amour de la patrie en Algérie. » Aussi, les perspectives qui s’ouvrirent à elle avec le SFJA lui apparurent enthousiasmantes.
« A. P. S. – Oui, moi j’étais contente, de faire militaire et partir, de toute façon je l’ai toujours dit, s’il y avait une guerre moi je m’engageais. Oui, moi c’était ça, et je n’aurais pas peur, même à l’heure actuelle.
L. C. – Faire militaire et partir, c’était votre souhait ?
A. P. S. – C’était pas mon souhait, on me l’a proposé et j’étais contente […] on nous a proposé de faire ça, pour servir, pour être utile à notre pays, je ne demandais que ça, c’est tout30. »
23Marie-Rose Navarro Garcia est un peu plus âgée. Elle avait une vingtaine d’années lorsqu’elle présenta sa candidature pour entrer au SFJA. Il s’agissait de la deuxième promotion nantaise. Elle explique aujourd’hui que sa démarche d’engagement en faveur de l’Algérie française était alors mûrie.
« Je ne voulais pas perdre l’Algérie, je voulais que l’Algérie reste toujours française. […] Je m’étais mis dans la tête qu’on aurait la chance, que nous, en tant qu’enfants d’ouvriers, qu’on avait eu un peu la vie des Musulmans […] qu’on aurait pu continuer à vivre ensemble, vu qu’on avait jamais fait de mal aux Musulmans, qu’on aurait eu la chance de pouvoir se côtoyer toute notre vie ensemble sur notre terre natale. […] J’en ai discuté beaucoup, quand j’en parlais avec mes amis. En dernier, on me disait mais ça va pas, tu vois pas qu’on va nous faire abandonner l’Algérie ? Je disais mais non, tu vas voir, tu vas voir que l’armée va réussir à rentrer, et on va rester ici31. »
24Marie-Rose Navarro Garcia rappelle également dans l’entretien que les conversations politiques étaient monnaie courante dans le foyer familial. De famille pied noir d’origine espagnole ses parents étaient modestes, tous les deux illettrés, mais le père, ouvrier agricole, était socialiste, et sans être encarté, « il avait ses idées ».
« À table on parlait de politique. Mon père ne nous a jamais coupé la parole, nous a toujours écouté, on a parlé du couple, ils étaient très ouverts, malgré leur illettrisme mes parents étaient très ouverts pour notre éducation, pour voir l’avenir, ça c’était formidable. J’avais des camarades en classe c’était : Oulla ! Avec mon père on peut pas discuter. Tandis que nous non, nous c’était ouvert, très ouvert, mes parents nous écoutaient. Mais quand Papa parlait ! On le regardait ! Mon père nous a jamais frappé, mais un regard à lui, on savait si on devait se mettre sous la table ou se taire. Voila, mais sans ça nos parents nous ont toujours initiés, et disons que pour nous c’était surtout l’Algérie. J’adorais quand j’étais gosse et qu’on nous amenait au monument aux morts chanter la Marseillaise, on venait de toutes les écoles, on avait le monument qui est à Fréjus, et on chantait, […] on chantait la Marseillaise, alors c’est un moment pour moi quand j’entends la Marseillaise c’est malgré moi, il y a quelque chose en moi qui m’émeut. »
25« C’était fait je pense d’une manière assez subtile, il n’y avait pas de bourrage de crâne », précisait Colette Garcia Arnardi au cours de l’entretien réalisé avec Meriem B. Sans pour autant organiser une formation relevant directement de l’action psychologique les services du SFJA et le Ve bureau exerçaient un contrôle idéologique sur les recrues. En octobre 1959, Mlle F. monitrice diplômée d’HEC en poste à Aït Saada en Kabylie était renvoyée pour avoir prononcé quelques paroles impertinentes, au regard du contexte, dans le mess des officiers. Des propos qu’elle-même qualifiait de « plaisanterie ». À un officier qui lui avait demandé, sur le ton de la boutade, comment s’était déroulé le 13 mai alors qu’elle était étudiante à Paris, elle lui avait répondu : « Nous avions tous une matraque dans la poche afin d’arrêter une invasion de parachutistes à Orly », puis, elle ajoute après avoir déclenché un éclat de rire général, « nous avons reflué entre Nation et Bastille aux cris de “de Gaulle au Musée”32 ». Mais comme elle était identifiée en tant qu’ancienne dirigeante étudiante à Antony opposée à la guerre, la direction du SFJA décida de la renvoyer, tout en le regrettant. Le chef du bureau interdépartemental de la jeunesse à Alger écrivait lors de son départ : « Mlle F. est une jeune fille intelligente et vive […]. Il semble qu’au lieu de sanctionner disciplinairement le fait, il eut été préférable qu’après des remontrances paternelles, l’Officier responsable convainque Mlle F. de la valeur de notre action en Algérie. Elle eut été volontiers, la propagandiste d’idées et d’opinions qui sont les nôtres33. »
26Meriem, membre de la troisième promotion nantaise, insiste sur ce fait. À Nantes il valait mieux ne pas exprimer clairement d’opinion politique, c’est-à-dire afficher des sentiments divergents ou hostiles à la ligne suivie par le SFJA que les monitrices elles-mêmes étaient censées incarner, celle de « l’Algérie nouvelle », de la collaboration entre les communautés, celle de l’intégration : « Non ! Non, non, non, non pas de politique ! Je sais qu’il y en a une qui faisait de la politique. Elle a été renvoyée. Elle était de Constantine. Elle est repartie, je l’ai su après. J’ai dit qu’est-ce qu’elle a fait ? C’est-à-dire, ses frères étaient dans le FLN à Paris et pendant les vacances elle les a retrouvés. Elle a correspondu avec ses frères. Ils s’en sont rendus compte, parce qu’on nous lisait le courrier34. » Ce que confirme Farida, elle était de la seconde promotion nantaise. « Notre formation, quand on parlait [à Nantes], quand on se réunissait, on partait pour une mission, l’Algérie étant française, elle restera française. Donc on va là-bas pour garder le pays tel qu’il est35. » Logiquement, les monitrices identifiées alors comme « musulmanes » étaient pour la plupart issues des milieux dits francophiles. Souvent filles de petits fonctionnaires ou de notables, résidant et scolarisées dans les quartiers européens, elles ont souvent été repérées par les bénévoles du MSF. Les pieds noirs sont le plus souvent issus des secteurs populaires ou de la petite classe moyenne. De sensibilité politique variée, de droite ou socialiste, elles étaient alors généralement dans la mouvance favorable à l’Algérie française qui a cru pour un temps au plan de Constantine, puis qui fut sensible à l’idée de « l’Algérie nouvelle ». Mais pour beaucoup de monitrices l’appréhension des enjeux politiques au moment de leur acte de candidature est absente dans leurs souvenirs, ou reste très vague.
27« On ne parlait pas de politique, on n’était pas politisé, peut-être que mes parents avaient leurs idées, mais on n’en parlait pas, la preuve, on n’a pas compris, à vingt ans, qu’on quittait l’Algérie définitivement » se rappelle Christiane Jurado Herrera36. De même Colette Garcia Arnardi, elle aussi pied noir d’origine espagnole, observe qu’elle n’avait pas conscience de la guerre, « certes il fallait prendre des mesures mais c’était devenu naturel […] mais de la guerre on n’en parlait pas avec mes parents37 ». Nicole Houche Collignon qui venait de métropole présente une appréhension voisine du contexte dans lequel elle évoluait : « Moi je ne rentrais pas dans ces détails-là, je ne faisais pas de politique, ça ne m’intéressait pas38. » Quant à Françoise Straëbler Marco, pied noir d’origine alsacienne, sous tutelle car son père avait abandonné le foyer familial, c’est une conduite hétéronome qui l’a menée au SFJA : « On m’a dit tu rentres là-dedans, après tu pourras travailler avec des jeunes. Alors j’ai dit d’accord, comme je travaillais dans la coiffure, avec les jeunes ça me plaisait bien. Et puis à l’époque on n’avait pas le droit de dire non, je ne veux pas39. »
28Qu’elles fussent « FSE », métropolitaines, « FSNA », la démarche qui les a amenées à candidater au SFJA était plus personnelle, même si l’environnement propagandiste en Algérie nourri par l’action psychologique a pu orienter certaines d’entre elles. Comme on l’observe souvent dans d’autres conflits, notamment parmi les volontaires venues de métropole, certaines monitrices sont entrées au SFJA dans la perspective de se rapprocher de leur compagnon appelé du contingent en Algérie. Même Mlle F., dont le positionnement politique était affirmé, justifia dans son argumentaire adressé à sa hiérarchie, que c’était en suivant le conseil de son fiancé en poste lui aussi à Aït Saada qu’elle était venue travailler dans un foyer de jeunes en Kabylie, afin de voir de ses yeux le « travail social qui s’y accomplissait40 ». Plus simplement Nicole Houche Collignon, qui était éducatrice diplômée d’État, explique qu’elle a candidaté au SFJA au moment de sa création, début 1959, avec l’idée de rejoindre son mari dont le régiment était alors basé à Sedrata, juste avant qu’il ne soit déplacé vers un autre secteur de la frontière tunisienne41.
29La possibilité de trouver un métier, d’obtenir un diplôme, de gagner un bon salaire, de connaître une situation économique stable, semble avoir été l’opportunité la plus intéressante que le SFJA aura offert à ces jeunes femmes. Pour beaucoup, elles se sentaient bloquées dans la société. Issues souvent de milieux populaires, vivant dans des petites villes d’Afrique du Nord, elles ne pouvaient pas poursuivre les études – pour beaucoup au-delà du CAP –, faute de moyens, ou en raison du refus des parents de laisser leur fille quitter le foyer familial. Originaire du Constantinois Meriem explique qu’elle était confrontée à ce dilemme, en racontant que sa sœur aînée aurait voulu poursuivre des études à Alger, mais que son père s’y était farouchement opposé. « On est quatre enfants en tout. Ma sœur aînée elle a eu son bac sciences-ex., elle voulait faire médecine à Alger. Mais comme dit Paule [Lesaffre], il ne fallait pas s’éloigner, une jeune fille du Constantinois, on est des Berbères, je me rappelle papa qui disait : “Déjà il y a des hommes qui sont pas bacheliers et toi tu as ça !” Bon42. » Marie-Rose de son côté est issue d’une famille modeste, après avoir obtenu le certificat d’études à quatorze ans : « Comme mes parents ne pouvaient pas m’envoyer à un collège, à un lycée à Oran, on était à soixante-quinze kilomètres d’Oran, les moyens de locomotion, puis le métier qu’avait mon père, on n’a pas pu nous payer d’autres études. Parce que moi je voulais faire des études43. » Au-delà du certificat d’études primaires ou du CAP couture floue il fallait partir, et les familles n’avaient pas suffisamment d’argent. Christiane Jurado Herrera le dit très simplement : « Pour être honnête, ce n’était pas par patriotisme, parce que je ne pensais pas déjà qu’on quitterait l’Algérie, mais c’était pour gagner davantage, avoir un salaire, être fonctionnaire, c’était ça, plutôt que de travailler à la caserne à raccommoder les vêtements des militaires. Je veux dire, pour moi c’était une promotion dans la vie sociale. […] à la caserne je crois que je gagnais à l’époque 200 francs [Christiane vérifie dans ses archives] et dès ma première paye j’ai eu 528 francs ! Au lieu des 200 francs qu’on avait à l’époque, donc ça avait presque triplé ! Pour moi c’était le côté financier44. »
30Ce que confirme Françoise Straëbler Marco : « Pour moi, le plus, c’était un métier stable qui puisse toujours subvenir aux besoins de ma petite sœur45. » Paule Lesaffre est la première des monitrices à s’être engagée au SFJA, reçue major de la première promotion, sur son acte d’« engagement scolaire » est inscrit le numéro 1. Titulaire du « brevet élémentaire, du CAP couture floue, CAP tailleur, et du brevet professionnel de tailleur », son père travaillait dans les douanes, sa mère à la poste à Alger, elle avait presque vingt-cinq ans en janvier 1959. À la question sur ses motivations lorsqu’elle s’est engagée au SFJA, elle répond sans la moindre hésitation : « Pour trouver du travail ! Oui46. » Cette démarche semble encore plus accentuée chez les monitrices nord-africaines. En effet, en s’orientant vers le SFJA, elles semblent davantage portées par un désir d’émancipation, autant dans la société coloniale que par rapport à leur propre cadre familial. D’emblée, Meriem B. justifie sa décision en ces termes :
« Mes sœurs elles m’ont dit : “Il faut partir qu’est-ce que tu veux, c’est l’occasion de fuir.” Parce qu’il n’y avait pas de travail, il n’y avait rien de tout ça, alors mes sœurs elles m’ont dit et ma mère aussi elle a accepté. Mais non, ma mère n’a pas accepté au début. Je suis allée à la mairie, j’ai fait tous mes papiers, tout ce qu’il fallait, j’ai fait faire ma carte d’identité, j’ai tout fait, après j’ai dit bon, ça y est, j’ai parlé au capitaine [de la SAS]. “Je vais partir !” Elle me dit : “Qu’est-ce que tu as ?” Ma sœur – j’ai une sœur qui est plus grande – elle lui a dit : “Regarde moi ! Qu’est-ce que je fais moi à la maison ? Je fais rien ! Laisse la partir !” Et ma mère a accepté. […] Je ne voulais pas rester à la maison, s’occuper des gosses, s’occuper de mes petits frères, j’ai dit : “Moi ? Non !”, je ne voulais pas rester à la maison47. »
31Meriem percevait dans le SFJA la possibilité d’accéder à une formation et d’obtenir un emploi lui permettant de ne pas limiter sa vie au mariage, d’être condamnée à rester au village à s’occuper des enfants. Mais à aucun moment elle n’envisage de vivre éloignée de sa famille. L’une des ex-monitrices de la deuxième promotion évoquait les raisons de son engagement selon une démarche voisine. « J’avais envie de travailler […], je voulais partir, je suis partie. » Comme pour Meriem sa « mère ne voulait pas », sa « grand-mère ne voulait pas » non plus ; comme Meriem son père était décédé depuis des années, le nouvel époux de sa mère n’avait pas autorité sur elle. Elle était alors âgée seulement de dix-sept ans. Mais, nous disait-elle, un militaire s’est déplacé pour informer ses parents et leur faire remplir un formulaire : « Un officier est venu voir ma mère, elle a signé […], et je suis partie dans une voiture militaire48. » Dans le Constantinois, Meriem H. s’est heurtée elle aussi au refus initial de son père et même de sa mère. « C’était un refus, un refus total, voir sa fille partir comme ça ». C’est finalement son ancienne institutrice, qui l’avait informée du stage organisé à El Biar, qui intervint pour convaincre ses parents dont elle était très proche. « C’est mon enseignante, parce qu’elle était amie [de mes parents], c’est elle qui a mis un peu la pression, elle était l’amie de maman, c’est mon enseignante qui m’a soutenue, et après maman, ce sont les deux femmes qui ont eu le dessus sur papa49. » Farida Fréhat, pour sa part, perçut aussi dans le SFJA la possibilité de quitter un environnement familial et social qui lui était étouffant. Elle souligne à plusieurs reprises qu’elle était en recherche d’autonomie et aspirait à une autre vie, que celle qu’elle connaissait à Rio Salado : « Je me suis toujours, toujours dit, je ne resterai pas en Algérie. Je ne sais pas pourquoi. Je ne resterai pas en Algérie, je ne ferai pas ma vie en Algérie50. » Finalement, dans un contexte culturel et familial différent, Nicole Bizet Sylla, qui compte parmi le groupe minoritaire des métropolitaines, était elle aussi en quête d’émancipation familiale lorsqu’elle a pris la décision de présenter sa candidature pour entrer au SFJA. Née en janvier 1943, originaire de Bourges, elle avait dix-sept ans elle aussi lorsqu’elle s’est engagée. Un ami chasseur alpin, appelé du contingent en stage à Issoire, l’avait informée de l’existence du SFJA. Elle était enthousiasmée par l’idée de pouvoir partir si jeune travailler en Algérie, mais surtout elle voyait là une opportunité pour s’éloigner de sa famille et abandonner une vie ennuyeuse dans le Berry. Son père s’opposa fermement à son départ. Mais elle parvint à convaincre sa mère. Lasse de répondre à ses demandes répétées, elle l’autorisa à faire le stage de Nantes. La signature d’un seul parent suffisait pour permettre à une mineure de s’engager51. Il est vrai que autant dans les témoignages que dans les sources médiatiques, l’idée récurrente dans la présentation ou la représentation de ce qui attendait les monitrices, était l’opportunité offerte aux candidates de vivre une expérience enrichissante et de trouver un métier correctement rémunéré, le contexte de guerre étant occulté dans l’évocation de l’exercice réel de cette mission. Un article promotionnel publié dans le magazine Bonnes Soirées en décembre 1961 était sobrement intitulé : « Quel métier choisir ? » Une jeune métropolitaine récemment engagée répondait fièrement à cette annonce : « Monitrice de la jeunesse en Algérie. » Elle précisait : « J’ai lu, par hasard, un imprimé pour le recrutement de monitrices pour l’Algérie. J’ai toujours aimé m’occuper d’enfants, de jeunes, et puis partir dans un pays où l’on aurait vraiment besoin de moi, cela répondait à mes aspirations les plus profondes […]. En réalité c’est plus un métier que j’exerce, et, comme mes collègues, je participe en quelque sorte à une œuvre sociale difficile et délicate, certes, mais dont les difficultés inhérentes sont largement compensées par une vie passionnante et de véritables joies52. »
32Enseigner, c’est ce qui a motivé également Meriem et Paule lorsqu’elles décidèrent en décembre 1958 de s’inscrire au stage d’El Biar. L’entretien a été réalisé à trois. Au moment de la discussion portant sur leurs motivations, leurs réponses se croisèrent sur les souvenirs du bonheur qu’elles ressentirent au cours de ces trois années et demie à faire la classe en Algérie :
« P. L. – Et puis moi ça ne me gênait pas d’être au milieu des Algériens.
M. H. – Ca m’amusait à l’époque, j’étais jeune.
P. L. – J’étais contente.
M. H. – Moi aussi.
P. L. – J’aurais voulu enseigner à Sedrata [sa première affectation où elle n’est pas allée].
M. H. – C’est vrai, à Sedrata c’était difficile [Sedrata est à proximité de la frontière tunisienne].
L. C. – Et vous Meriem, qu’elles étaient vos motivations ?
M. H. – J’étais contente, les trois-quarts de ma famille sont dans l’enseignement.
L. C. – Mais à dix-sept ans, qu’est-ce que vous aviez en tête ?
M. H. – À l’époque je ne parlais pas [à ses parents], c’était mes deux femmes, maman et mon enseignante [qui l’ont aidée à présenter sa candidature].
L. C. – Vous leur avez quand même dit que vous aviez envie de faire ce stage ? M. H. – Mais bien sûr, bien sûr.
L. C. – Est-ce que vous vous rappelez comment vous avez argumenté ?
M.H. – Sincèrement non. Pour moi j’étais contente, je sais que j’avais peur [de demander l’autorisation à son père], mais après je ne me rappelle plus. Je voyais ça comme enseigner, toucher à tout, aider les autres, je ne sais plus. On était tellement dans le truc, on enseignait avec ferveur […]. P. L. – Moi j’ai une élève qui m’a retrouvée sur internet.
M. H. – J’aimerais bien les retrouver. Mais finalement on oublie, on garde les bonnes choses, de beaucoup de joie, voir les enfants qui arrivaient le matin avec le sourire.
P. L. – D’une politesse et d’une gentillesse.
M. H. – Sincèrement, et quand on leur dit un mot, ça y est c’est fini, c’est enregistré, et le respect, ça fait plaisir de repenser à ça, mais la peur on oublie53. »
33C’est également une vocation sociale nourrie d’altruisme qui a poussé Marie-Jeanne Simon Villalva à défier son père en entrant au SFJA. D’origine pied noir, elle a vécu une grande partie de son enfance dans des grandes exploitations agricoles dirigées par son père, dans la région de Mostaganem. Mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait fait la campagne d’Italie. Au regard de son expérience militaire, il était farouchement opposé à ce que sa fille travaille dans l’armée. Mais Marie-Jeanne, âgée alors de dix-huit ans, était très motivée pour faire le métier de monitrice du SFJA. Elle imagina un stratagème pour le mettre devant le fait accompli. Elle avait eu connaissance de la campagne de recrutement par l’intermédiaire du prêtre qui s’occupait du patronage. Elle aussi diplômée du certificat d’études et titulaire d’un CAP de couture, elle vit dans le SFJA l’opportunité d’exercer un métier qui l’intéressait vraiment, et qui dans un contexte plus ordinaire ne lui aurait pas été accessible, n’ayant pas le brevet élémentaire. Elle percevait aussi la possibilité de réparer une injustice. Fondamentalement, c’est cela qui l’intéressait.
« Il [l’abbé Bugot] m’a dit : “C’est pour des jeunes filles illettrées […] tu verras, c’est quelque chose qui va te plaire, tu vas leur venir en aide.” Et ça, ça m’a beaucoup plu quand il m’a dit tu vas leur venir en aide, ça c’était, hum, hum ! Et du coup j’en ai parlé […], la chose qui m’a attirée, c’est que j’allais retourner vers ces gens avec qui je me suis amusée et qui n’allaient pas à l’école. Parce qu’il faut vous dire que moi j’allais à l’école en calèche, parce que l’école était à quatre kilomètres de la ferme. Tous les matins, le garçon qui s’occupait des écuries nous amenait à l’école. Il n’y avait pas de cantine, on mangeait chez des amis de mes parents. Ma mère nous préparait notre petit panier et en même temps elle mettait plein de choses pour eux, et le soir, le garçon d’écurie revenait nous chercher. On faisait la course avec le voisin de la ferme à côté. J’étais à l’époque un peu révoltée de voir que moi et mes frères on allait à l’école, et que nos copains de jeu n’allaient pas à l’école. […] Mais je vais vous dire, aller dans une école avec des Européens, ça m’intéressait moins que d’aller dans une école où j’allais être au contact des Musulmans […]. Ça paraît peut-être aberrant, mais quand l’abbé m’a dit ça, qu’il m’a dit : “Ce sera des Musulmans, ça va être peut-être être un peu dur pour toi”, de suite je lui ai dit : “Mais pas du tout ! Pas du tout”54. »
34Une quête d’autonomisation, voire d’émancipation, souvent avec un projet professionnel plus ou moins construit, même si la relation avec les parents pouvait parfois être conflictuelle, c’est dans le cas des mineures avec leur accord et le soutien appuyé de l’un d’entre eux que l’entrée au SFJA a pu se faire. C’est tantôt une sœur, quelques fois la grand-mère, parfois le père, mais le plus souvent la mère qui, attentive à ce que sa fille puisse acquérir un diplôme et a fortiori un bon métier, l’a accompagnée et aidée à prendre la décision, car on ne savait pas de quoi l’avenir serait fait. « Maman voyait que pour moi c’était une promotion, pour elle c’était suffisant […] à travers moi elle réalisait un rêve, elle aurait voulu être institutrice », souligne Colette55. Comme il a été observé précédemment, les parents pouvaient prendre l’initiative. Marie-Jeanne raconte ainsi que son amie Rose-Marie a été poussée par sa mère pour s’inscrire au stage de Nantes. Informée par l’abbé Bugot du recrutement de monitrices par le SFJA, elle en avait parlé enthousiaste à la boulangerie : « Notre PC c’était la boulangerie, alors j’en ai parlé à la boulangère qui m’a dit : “Oh ! et bien ma fille on va l’envoyer aussi” […]. Elle m’a dit : “Mais c’est très bien aussi pour Rose-Marie.” […] C’est les parents qui l’ont poussée, elle ne voulait pas. […] C’était une fille très renfermée. […] Elle ne sortait jamais. Sa mère était désespérée parce qu’elle était toujours dans sa chambre et alors sa mère a trouvé là un truc pour la projeter hors de la maison et elle lui a dit : “Marie-Jeanne elle y va, toi tu y vas !” Et c’est sa mère qui l’a forcée56. »
35Cela étant, autant les monitrices font peu référence au contexte de guerre pour comprendre leur démarche d’engagement, autant l’environnement militaire du SFJA était connu par la plupart d’entre elles au moment où elles ont candidaté au stage de Nantes ou même d’El Biar. D’une part en raison de l’origine de l’information qui en Algérie circulait généralement par les milieux militaires à travers le réseau des SAS et des SAU57, le mouvement de solidarité féminine, des officiers qui venaient communiquer dans les collèges et les lycées. Le bouche à oreille n’y changeait rien. Meriem savait qui avait renseigné son institutrice : « Elle m’a appris qu’un capitaine lui avait parlé de ce stage et elle m’en a parlé58. » En raison également de la procédure qui conduit les candidates à passer des tests, à se déplacer vers Cap Matifou avant de prendre l’avion pour la métropole en étant encadrées par du personnel militaire.
Illustration 7. – CEMJA de Nantes, monitrices et stagiaires à la revue, première promotion nantaise (collection particulière Liliane Comte Guérin).

36Et enfin car le stage lui-même se déroule pendant six à neuf mois en caserne à Nantes sous l’autorité de femmes soldats. La réaction des parents au demeurant, qu’elle soit positive ou négative, est souvent liée à cet environnement militaire précisément identifié. Des parents sont rassurés parce que leur fille est prise en charge et encadrée par l’armée et qu’ils ont confiance dans l’institution. D’autres sont réticents ou opposés car ils n’acceptent pas que leur fille puisse envisager une carrière militaire, la vie en caserne n’étant pas souhaitable pour une femme, selon eux. Lors des entretiens, seule Meriem B. dit avoir totalement ignoré le contexte militaire du SFJA59. C’est peut-être un effet de mémoire. Mais ce peut être également un effet de génération. Colette Garcia Arnardi, de la même promotion, raconte que pour elle aussi le cadre militaire n’était pas évident lorsqu’elle a candidaté. Elle avait eu connaissance du SFJA par l’intermédiaire de sa sœur qui travaillait à la SAS de Perrégaux. Membres de la troisième promotion nantaise, formées en 1961 et en poste en Algérie de septembre 1961 à juin 1962, elles ont toutes les deux, avec Meriem, effectué leur mission au moment où les foyers de jeunes étaient transformés en centres sociaux. De ce fait l’environnement militaire commençait à être atténué et le souvenir des origines du SFJA liées à l’action psychologique et à la « pacification » était probablement en train de s’estomper. Entre 1959 et 1961 le contexte politique a évolué très vite en Algérie, et autant les liens avec l’armée et la « pacification » apparaissaient évidents aux yeux des monitrices des premières promotions, formées entre janvier 1959 et septembre 1960, autant l’implication de l’armée semble moins marquée pour les dernières promotions.
37Lorsqu’elles ont répondu à l’appel du SFJA, la plupart des futures monitrices étaient en quête de mobilité sociale. Certaines aspiraient à une réelle émancipation personnelle, d’autres étaient davantage motivées pour accomplir un acte d’engagement en faveur d’une mission qui variait selon les candidates. La plupart étaient des jeunes femmes – dont quelques-unes étaient timides et réservées – qui majoritairement voulaient bouger, agir et aspiraient à prendre en main leur existence.
La formation reçue à Nantes et à El Biar, et la connaissance des missions en Algérie
« On ne savait pas le public qu’on allait avoir […] On ne nous a jamais parlé de l’action psychologique. […] Non, on ne savait pas dans quel contexte on allait travailler, les filles ne font pas la différence entre un CFJA, un foyer de jeunes, on ne nous a jamais décrit le service central, Dunoyer de Ségonzac est venu nous rendre visite, on nous a donné les outils, mais on ne nous a pas dit dans quel contexte. […] On n’imaginait rien, on ne nous laissait pas le temps de réfléchir, on était toujours occupées, le truc c’était réussir le diplôme. […] On faisait confiance à l’armée […], c’est pour ça que c’est difficile à comprendre, on faisait confiance à l’armée, le respect de la hiérarchie. Si mes parents avaient su, ils n’auraient jamais signé l’engagement. Mais on ne se posait même pas de question, on faisait confiance60. »
38Les ex-monitrices insistent sur l’intérêt et la qualité de la formation professionnelle reçue à Nantes et à El Biar, mais le ressenti est fort de ne pas avoir été vraiment préparées ni prévenues sur les situations qui les attendaient. « On nous a formées intellectuellement, on nous a inculqué ce qu’il fallait faire, ce qu’il fallait dire, mais je trouve qu’on […] ne nous a pas appris à affronter la famille [des élèves], voila ! On nous a appris à encadrer les filles, mais pas à, moi ça m’a manqué ça, de ne pas avoir été préparée [à travailler avec les familles]61. » La confrontation aux « familles » correspondait au travail de persuasion que les monitrices devaient accomplir auprès des parents pour autoriser leurs enfants à aller dans les foyers afin d’y recevoir une instruction. C’était une de leurs activités parmi les plus stratégiques. À la différence des moniteurs formés à Issoire et des chefs de foyers appelés du contingent issus de l’école militaire de Cherchell passés par l’école des cadres de Guyotville, la formation en action psychologique était absente à Nantes et à El Biar. Elle était néanmoins compensée par une sensibilisation au contexte d’inter-culturalité dans lequel elles allaient exercer, qu’elles recevaient dans des cours spécifiques ou lors de conférences. Cet enseignement restait théorique. Cela étant, le sentiment d’impréparation semble davantage présent dans la mémoire des ex-stagiaires de la dernière promotion, les monitrices des promotions précédentes exprimant le souvenir d’avoir été davantage informées. Meriem H. et Paule Lesaffre, avec du recul, se disent avoir été mieux armées que leurs jeunes collègues.
« M. H. – Paule et moi on a fait un stage à [l’école des cadres de] Guyotville après El Biar, c’était pour compléter.
L. C. – Et pour le travail avec les familles ?
P. L. – On nous avait préparées, on nous disait qu’il fallait être toujours sur notre réserve.
M. H. – On a eu beaucoup de cours sur ces choses-là.
P. L. – Faire attention à nous, on nous disait d’être toujours très prudentes62. »
39On peut concevoir que au fil des promotions la formation pédagogique aura pris plus d’importance caserne Richemont et que le discours sur les missions en Algérie aura peut-être été atténué.
40Marie-Rose Navarro Garcia, de la seconde promotion nantaise dit avoir plus ou moins anticipé les conditions dans lesquelles elle allait travailler. « Avec le stage, j’avais bien compris quel allait être mon rôle. Déjà je savais que je ne serais pas dans une ville, je savais que je ne serais pas dans un village, je savais que c’était vers le djebel qu’on nous envoyait, ce qui m’est arrivé quand même, on m’a envoyée dans le djebel. » Au cours de l’entretien, elle prend Colette Garcia Arnardi à témoin, rappelant qu’elles avaient été d’emblée sensibilisées à leur mission. « Quand même, si, parce qu’on nous apprenait, on faisait nos stages, et puis […], en rentrant, la directrice, Mlle Deutch nous avait toutes réunies dans la grande salle du bas, là [elle s’adresse à Colette Garcia Arnardi], et elle nous a expliqué notre mission qui allait nous attendre. Elle nous a bien dit, qu’il y en aurait qui auraient la chance d’être proche de chez eux, mais d’autres iraient très loin, et même dans des endroits à risques. Ah si, si, là on avait été quand même informées. Bon, parce qu’elles-mêmes, elles avaient commencé à être informées puisqu’il y avait eu le premier stage, elles ont dû s’en rendre compte63. » Christiane Jurado Herrera, de la même promotion que Marie-Rose, exprime un sentiment voisin « je savais […] qu’on pouvait être nommée dans le bled », précise-t-elle. Lors de l’entretien que nous avons réalisé à son domicile avec Colette Garcia Arnardi, elle s’est mise à parcourir hâtivement le journal qu’elle avait tenu à Nantes. Elle n’avait pas consulté ce petit carnet depuis des années. Subitement elle le lit, et découvre en cascade les activités qu’elle avait suivies à la caserne Richemont.
« C. J. H. – Conférence de 9 h à 10 h avec le capitaine d’Humières sur “la jeunesse algérienne et sur la tâche qui nous attend”, c’était le 4 avril [1960]. L.C. – C’était le 4 avril ? Donc c’était très tôt dans la formation.
C.J.H. – Oui, oui puisqu’on arrivait en février, mi février, c’était presque au départ […] Conférence avec Mlle Kelifi sur “la religion islamique” le 23 juillet64. »
41Ni Colette Garcia Arnardi de la troisième promotion, ni Christiane Jurado Herrera n’avaient le moindre souvenir de ces conférences au moment de l’entretien, ni a fortiori une idée de leur contenu. Pour autant, l’ouverture à une inter-culturalité relative et la sensibilisation des stagiaires à leur mission en Algérie étaient au nombre des préoccupations des concepteurs du CEMJA depuis le moment de sa création. Dès le stage organisé à El Biar, les futures monitrices ont reçu un cours de sociologie musulmane assez ambitieux qui abordait les grands éléments de la civilisation auxquels elles allaient être confrontées, en matière de droit, de religion, d’organisation familiale, etc. Mais avec le temps les souvenirs s’effacent. Lors de l’entretien réalisé avec Paule et Meriem, Paule avait une mémoire précise de son stage, car elle a su l’entretenir grâce à la constitution d’importantes archives personnelles qu’elle consulte régulièrement.
« L. C. – Vous vous souvenez du cours de sociologie musulmane ? M. H. – Je ne me rappelle pas.
P. L. – Moi si65 ! »
42Par ailleurs, à la caserne Richemont, une bonne partie du personnel d’encadrement et d’enseignement était militaire. Il semblait envisageable que des femmes soldats ayant connu les théâtres de la Seconde Guerre mondiale, de l’Indochine voire de l’Algérie transmettent à ces jeunes recrues leur expérience de la guerre, dans le cadre des cours ou même en dehors des salles de classe. Mais les contenus d’enseignement n’étaient pas conçus en ce sens. Lorsqu’il y avait transfert d’expérience militaire entre femmes, c’était dans un cadre informel. Selon la personnalité du personnel d’encadrement, des situations de classe pouvaient s’y prêter. Nicole Bizet Sylla, de la troisième promotion nantaise, en dit quelques mots. L’une des instructrices qui les formait au secourisme, une PFAT, avait connu le théâtre de la Seconde Guerre mondiale. Dans les souvenirs de Nicole, elle avait une moustache jaunie par le tabac et elle était souvent ivre pendant les cours. Une fois, alors qu’elle était excédée par les ricanements des stagiaires, elle aurait brutalement ouvert son corsage et leur aurait montré sa poitrine couverte de brûlures de cigarettes. Les Allemands l’avaient torturée. C’était pour leur montrer « ce qui les attendait en Algérie66 ». Marie-Rose Navarro Garcia souligne également le caractère informel de cette transmission entre vétérane et jeune recrue :
« Les anciennes ? C’était la directrice, Mlle Deutch [directrice adjointe], Mlle Longjumeau [directrice], Mlle Longuet [directrice technique], voila c’était les trois qui elles, elles ont fait [la guerre], parce que justement un jour Mlle Longjumeau elle me faisait une bande, j’avais mal, elle me dit : “Qu’est-ce que vous avez ?” Je dis : “Je ne sais pas, j’ai mal.” Alors elle m’a fait une bande et puis je voyais qu’elle avait fait un système de croisillons, comme ça. “Oulla !” Je dis : “Mais c’est beau ça”, elle m’a dit : “Pendant la guerre.” C’est la seule que j’ai su, tandis que les autres non. […] Le plus qu’on discutait c’était avec Mlle Bardin et Mlle Comte [Il s’agit de Liliane Comte-Guérin], parce qu’on avait nos chambres qui étaient à côté, donc c’est avec celles qu’on avait le plus de contact, […] avec qui on pouvait discuter après le cours. Avec les autres non. Les cours se terminaient, on allait dans nos chambres. Sans ça non, on ne nous a pas donné, aucun indice de la vie qui allait nous attendre en arrivant, surtout moi qui était dans le djebel67. »
Illustration 8. – CEMJA de Nantes, stagiaires au réfectoire, première promotion nantaise (collection particulière Liliane Comte Guérin).

43Annie Piras Sultana, de la troisième promotion nantaise, insiste elle aussi sur le manque d’information et l’absence de transfert d’expérience en leur faveur de la part du personnel d’encadrement de la caserne Richemont :
« A. P. S. – On ne nous disait rien, mais on comprenait, les directrices étaient des commandants, les monitrices elles étaient, je disais les gardes-chiourmes moi, c’était des lieutenants ou alors des infirmières ou des ambulancières, elles étaient toutes militaires. [Les monitrices ou instructrices du CEMJA étaient PFAT, à la différence du personnel enseignant qui était civil…]
L. C. – Dans leurs enseignements, elles vous faisaient part de leur expérience ? A. P. S. – Non, non, il n’y avait pas de ça.
L. C. – J’imagine que certaines avaient été mobilisées pendant la Seconde Guerre mondiale, d’autres…
A. P. S. – Non, non pas chez nous, il n’y avait pas de communication de tout ça. On ne parlait pas, de toute façon on n’avait pas de discussion avec elles, elles ne nous ont jamais parlé, elles nous dirigeaient, c’est tout.
L. C. – Avant de rentrer en Algérie, est-ce que vous avez eu des conférences d’officiers ?
A. P. S. – Pas du tout, pas du tout, un jour j’ai reçu un papier de la préfecture, me donnant mon poste, et puis c’est tout68. »
Illustration 9. – Cahier de stage de broderie de Paule Lesaffre (El Biar 1959) : dentelle arabe, nabel et point de Boulogne (collection particulière Paule Lesaffre).

44De fait, dans la mémoire des ex-monitrices, l’expérience du stage, qu’il ait été réalisé à Nantes ou à El Biar, se cristallise sur la formation reçue en enseignement ménager, la préparation au travail de classe, les activités sportives, les loisirs, et bien entendu les grands voyages en province et à Paris – les ex-stagiaires d’El Biar ayant elles aussi été récompensées par un séjour d’un mois en France. Meriem B. se souvient avec enthousiasme autant des cours, de l’acquisition des savoirs faires pour devenir enseignante – elle a poursuivi une carrière d’institutrice francophone en Algérie –, que des sorties. Durant l’entretien, elle évoqua avec gourmandise le séjour à Paris au cours duquel, la famille d’accueil l’a invitée à un récital de Sacha Distel.
« Ça nous a bien servi l’enseignement ménager, tu te rappelles ? [Elle s’adresse à Colette Garcia Arnardi.] On faisait la cuisine, on apprenait à nettoyer le carrelage, à faire beaucoup de choses. Vous savez on faisait du raccommodage, de la couture, je ne savais pas coudre, c’est là que j’ai appris à piquer à la machine, à faire des reprises. […] La pédagogie parce qu’on nous, tu te rappelles ? C’est-à-dire dans une classe on pouvait partager, si on avait deux niveaux différents, on pouvait occuper celui-là pendant que les autres faisaient autre chose […]. Vu ce qu’on nous apprenait il fallait qu’on l’apprenne aux enfants, c’était fait69. »
Illustration 10. – CEMJA de Nantes, enseignement ménager, salle des cuisines, première promotion nantaise (collection particulière Liliane Comte Guérin).

45« Il y avait la couture, l’enseignement ménager, et puis le passage aux soins infirmiers, voila, ça me plaisait bien » ponctue Françoise Straëbler Marco70. L’enthousiasme quant à la formation reçue à Nantes est partagé par la plupart des ex-monitrices. « La formation reçue à Nantes était très bonne, on nous apprenait à apprendre » souligne Colette. « Pour l’enseignement général : des classes homogènes, des filles avaient le bac, le brevet professionnel, le CAP ou niveau CAP. […] Par contre les groupes [de niveau] étaient cassés pour tout ce qui était enseignement ménager, couture et activité d’éveil, où là on était très, très bien formées, les groupes étaient réorganisés, c’est ce qui permettait ce brassage. C’était très bien organisé pour ça. Il y avait un beau travail pour harmoniser, et que chacune puisse évoluer71. » Puis avec du recul, et à la suite de quelques années d’enquête historique, Colette Garcia Arnardi finit par percevoir conjointement une dimension plus pratique dans la formation générale qui était assurée à Nantes. Au cours de l’entretien avec Meriem, elle ajouta : « D’après moi, on nous faisait davantage travailler sur la cohésion, la solidarité entre monitrices, l’entraide pour moi c’était plus ça qui était travaillé que les consignes qu’on aurait pu avoir, ça [les consignes] ne nous a pas marquées. »
46Ce travail sur la collaboration entre « Européennes » et « Musulmanes », l’imposition d’un cadre de promiscuité entre ces jeunes filles dans la perspective de travailler au rapprochement entre les deux communautés génériques, n’était pas anodin. Une telle proximité par-delà les frontières intercommunautaires était rare en Algérie, même si elle s’est accrue paradoxalement durant la guerre, notamment dans l’enseignement à travers les centres sociaux, et si le travail effectué en ce sens à Nantes s’inscrivait aussi dans le prolongement de l’esprit du 13 mai 1958 et des actions impulsées à la suite du discours de Constantine. Néanmoins, lors de l’entretien avec Françoise Straëbler Marco de la deuxième promotion nantaise, Colette Garcia Arnardi complète sa conclusion sur l’orientation de la formation qu’elles avaient reçues toutes les deux durant le stage à la caserne Richemont en insistant malgré tout sur les limites de leur préparation au terrain :
« L. C. – C’est à Nantes que vous avez compris ce que vous alliez faire ?
F. S. M. – Oui à Nantes on nous avait préparées à tout.
C. G. A. – Pas préparées dans le sens du métier que nous allions faire, mais préparées à faire une révision en français, c’était plus l’aspect connaissance, les matières d’enseignement général, la couture et les trucs. Pour pas qu’il y ait de confusion avec la préparation au métier que l’on allait exercer72. »
Illustration 11. – Troisième promotion nantaise, voyage aux Brévières dans les Alpes, mars-avril 1961 (fonds AN-SFJA, collection particulière Colette Garcia Anardi).

47Plus de cinquante ans après, les ex-monitrices ont un bon souvenir du CEMJA de Nantes et du stage réalisé à El Biar. Elles sont reconnaissantes de la formation professionnelle qu’elles ont acquise au cours du stage, non seulement pour enseigner dans les foyers du SFJA, mais aussi dans la poursuite de leur vie professionnelle après l’indépendance en Algérie ou le rapatriement en métropole. Par contre, elles expriment un sentiment fort et convergent d’avoir été mal préparées à certaines missions qu’elles ont accompli et qui relevaient concrètement de la « pacification », et finalement de ne pas avoir été vraiment informées sur le contexte dans lequel elles allaient exercer.
48Il est vrai qu’à la différence du CEMJA d’Issoire, les instructions du SFJA concernant le centre des monitrices de Nantes mettaient l’accent sur la formation des stagiaires dans le domaine de l’instruction scolaire – enseignement général et enseignement ménager73. Celles-ci devaient effectuer un stage de six à neuf mois en internat pour lequel elles recevaient une indemnité mensuelle de 50 francs qu’elles dépensaient au foyer, à l’issue duquel elles s’engageaient en signant un contrat de travail de un an auprès du SFJA. Elles gagnaient 500 francs par mois dès leur premier salaire, ce qui était une belle somme comme le soulignait Christiane Jurado Herrera. Le cœur de la formation, à hauteur de trente-cinq heures par semaine, concernait l’enseignement de base ou de remise à niveau CEP, l’enseignement ménager dans toutes les matières (hygiène, puériculture, cuisine, couture, économie domestique, etc.), et une formation pédagogique à travers les activités culturelles et manuelles (dessin, théâtre, chant… )74. Le complément de formation concernait les pratiques sportives et une initiation militaire réduite aux marches, aux défilés75 et au levé de drapeau, « mais on ne le faisait pas tous les jours » se rappelle Liliane76. La durée du stage permettait également d’initier les stagiaires à la connaissance de la métropole, les promenades étaient hebdomadaires, et de grands voyages étaient organisés au cours du séjour pour visiter la capitale parisienne et découvrir les Alpes. Les stagiaires recevaient ainsi une formation d’instructrice polyvalente et une initiation à la France métropolitaine qui leur permettait de prendre en main des classes de niveau hétérogène dans les foyers de jeunes, en enseignement général et en enseignement ménager et de diffuser une image positive de la France et de sa modernité. Les attentes de la hiérarchie sur les objectifs de la formation étaient déclinées en ces termes :
« À leur sortie de l’École, les monitrices doivent être capables de donner aux jeunes filles élèves des sections féminines des foyers une éducation de base, orientée sur une adaptation à la vie occidentale, devant faciliter la fusion, le fusionnement des deux communautés européenne et musulmane, ainsi qu’une formation pratique de la femme au foyer devant leur permettre de collaborer à la tenue de l’intérieur familial et de devenir, plus tard, des éducatrices averties pour leurs enfants77. »
49De même, comme l’ont bien compris Colette et Meriem, elles étaient censées incarner la représentation officielle de l’avenir politique de l’Algérie, celle de la collaboration entre les communautés et du développement, celle de « l’Algérie nouvelle » : « Les cadres de l’école […] doivent traiter leurs subordonnées avec bonté, être pour elles des guides bienveillantes, leur porter tout l’intérêt et leur témoigner tous les égards dus à des compagnes qui assument avec elles la mission de transformer et de rénover l’Algérie, dont l’appartenance au patrimoine national doit apparaître constamment78. »
Illustration 12. – Visite à Versailles des stagiaires du CEMJA de Nantes, galerie des glaces, première promotion nantaise (collection particulière Liliane Comte Guérin).

50Au-delà des enseignements généraux, le stage nantais portait sur deux éléments fondamentaux qui parachevaient la formation. Le premier était celui d’une sensibilisation au contexte d’inter-culturalité et d’asymétrie culturelle en Algérie, l’une des principales missions des monitrices étant de diffuser la culture française. La question de l’initiation aux langues arabe et berbère a, en effet, été envisagée pour les stagiaires d’origine européenne au moment de la création du centre nantais ; mais elle n’était pas incluse dans le cursus de formation, c’était aux monitrices de faire l’effort de les apprendre. Par ailleurs, les programmes d’enseignement général prévoyaient une « initiation à la sociologie occidentale et à la sociologie musulmane79 ». Dès le premier stage organisé à l’institut ménager d’El Biar début 1959, l’enseignement de « la psychologie enfantine » associé à « la sociologie musulmane » avait donné lieu à un cours particulier80. Les ex-monitrices des dernières promotions nantaises ne se souviennent pas de ces éléments de cours, à la différence de celles qui furent formées à El Biar. Mais comme il a été possible de le vérifier à partir du journal de Christiane Jurado Herrera, des conférences ont été données sur ces sujets. L’autre aspect important est le travail qui était mené sur la cohésion des groupes de stagiaires, qui mixaient systématiquement les stagiaires « FSE » et les stagiaires « FSNA », et l’attention de la hiérarchie au respect de la diversité culturelle, notamment alimentaire. La directrice du CEMJA avait reçu consigne du SFJA d’être particulièrement vigilante sur l’organisation des repas. « La Directrice Générale porte spécialement son attention sur l’alimentation. Elle se rend fréquemment aux cuisines et aux réfectoires à l’heure des repas. Elle se fait présenter les menus et veille à ce que leur composition ne soit pas contraire aux prescriptions du Coran en matière d’alimentation81. » À ce titre, Liliane Comte-Guérin, instructrice au CEMJA de Nantes de 1959 à 1962, se souvient qu’« à Nantes il n’y avait jamais d’alcool, même pas de cidre, ni de porc avec les stagiaires, surtout la première année. De temps en temps, les monitrices [PFATs en poste au CEMJA] craquaient. Elles se retrouvaient dans leurs chambres pour saucissonner et boire un verre de vin blanc82 ». Il est certain que l’équipe de direction du Centre nantais était particulièrement sensible à ce qui attendait les jeunes filles en Algérie. Le personnel d’encadrement du CEMJA de Nantes retournait régulièrement dans la région d’Alger, « pour voir ce que les monitrices devenaient83 ». À Nantes, des consignes strictes et des informations leur ont été communiquées sur la vie concrète dans les foyers et l’organisation du SFJA, même si, pour la plupart elles les ont oubliées depuis. Meriem a conservé dans ses archives personnelles en Algérie une brochure ronéotypée qui leur avait été remise à la fin du stage84.
Illustration 13. – La vie au CEMJA par les stagiaires de l’équipe 1. Brochure du CEMJA de Nantes (fonds AN-SFJA, collection particulière Meriem B.).

51Cette brochure a été supervisée par Mme Lonjumeau, la directrice du CEMJA. Au-delà du rappel des conseils pédagogiques en matière de tenue de classe, d’emploi du temps, d’organisation du métier et d’insertion dans les foyers, sur lesquelles nous reviendrons par la suite, des informations sur le contexte précis que les monitrices allaient connaître, et les recommandations qui en découlaient étaient répétées. Elles témoignent des préoccupations de la hiérarchie féminine du CEMJA au moment où les jeunes stagiaires repartaient en Algérie et allaient travailler, parfois seules, dans les foyers de jeunes. Les recommandations portent tout d’abord sur la manière de penser l’enseignement avec des enfants d’une autre culture, qui souvent ne parlent pas le français :
« Grâce à la sociologie et à l’histoire, vous aurez conscience des problèmes qui agitent vos filles, vous comprendrez mieux leurs réactions, leur comportement. Telle coutume qui aurait pu vous étonner, a une origine qui, maintenant, n’est plus étrangère.
Telle réaction familiale a des racines dans les temps anciens, et vous l’acceptez. Telle région d’Algérie réagit d’une manière différente d’une autre, cela ne vous est plus incompréhensif. Mais cet enseignement est pour vous ; vous n’aurez pas à être professeur d’histoire en redonnant intégralement les cours reçus. Vous aurez dans ce domaine à éveiller l’esprit de vos filles, en leur montrant la marche de la civilisation. […] Acceptez les invitations dans les familles de vos filles : vous apprendrez beaucoup85. »
52Précisions-le, ces consignes ont été adressées aux stagiaires de la troisième promotion nantaise. L’écart entre mémoire collective et sources écrites est évident. Depuis les premiers stages organisés à l’institut ménager d’El Biar, le SFJA avait maintenu dans ses programmes de formation en 1961 une sensibilisation et une préparation des élèves monitrices au terrain, à la nécessité de s’adapter, de comprendre, d’aller vers les populations, tout en promouvant une orientation idéologique sur « l’Algérie nouvelle » associée à la France et l’intégration des communautés.
53Par ailleurs, la hiérarchie féminine, en raison de sa propre expérience, communiquait également de manière plus implicite, par des conseils de femmes à des jeunes filles amenées à circuler dans la sphère militaire ; un discours dont finalement Paule Lesaffre et Meriem ont conservé un souvenir assez précis, mais sans se rappeler précisément dans quel cadre il était diffusé ni par qui il était tenu à el Biar.
« Ayez une tenue décente pour vous présenter à vos supérieurs. […] Vous aurez beaucoup de contacts avec votre Directeur et les moniteurs – Gardez toujours votre dignité : vous serez appréciée […]. La solitude pourra vous peser. Ce n’est pas pour cela qu’il faudra sombrer dans la neurasthénie, ou essayer de vous étourdir, en recherchant la compagnie masculine. »
54Comme on le verra plus loin, la consigne de marquer la distance avec les collègues masculins dans les foyers était généralement respectée. La recommandation qui leur était donnée, et que beaucoup ont oublié, était que en cas de difficulté, il serait préférable de s’en référer à une autre femme, c’est-à-dire à une inspectrice départementale du SFJA : « Vous aurez toujours recours à votre inspectrice départementale, que ce soit pour un conseil, une réclamation, un différend. N’hésitez pas à lui écrire souvent, à lui demander même de venir au foyer86. » Le fait est que beaucoup de monitrices ignoraient l’existence même de ces inspectrices une fois arrivées sur place, ou ne savaient pas comment les contacter.
Illustration 14. – CEMJA de Nantes, bal des stagiaires, première promotion nantaise (collection particulière Liliane Comte Guérin).

*
55Il n’est pas certain qu’il y ait eu un tel décalage entre l’esprit, les contenus de la formation donnée, et le contexte et les conditions de travail réelles que les monitrices ont découverts dans les foyers en Algérie, après avoir obtenu leur monitorat à l’institut d’El Biar ou au CEMJA de Nantes. Les effets de la mémoire collective ont certainement renforcé cette impression de sous information. Mais le fait est que arrivées sur place, les jeunes monitrices connurent des situations très diverses, et pour certaines très différentes de ce qu’elles avaient pu imaginer ou espérer. Surtout, en 1959 et encore en 1960, le SFJA lui-même était en cours d’organisation, et construisait çà et là des centres et des foyers. De sorte que si certaines monitrices s’installèrent dans des foyers où tout était déjà prêt, elles furent nombreuses à devoir tout créer en arrivant, et à improviser.
Notes de bas de page
1 L. Capdevila, F. Rouquet, F. Virgili, D. Voldman, Hommes et femmes dans la France en guerre : 1914-1945, Paris, Payot, 2003.
2 É. Jauneau, La féminisation de l’armée française pendant les guerres (1938-1962), thèse de doctorat, université Paris Diderot-Paris 7, 2011.
3 Service historique de la Défense (SHD) – 1H2461, dossier 1, commandement en chef des forces en Algérie, IIIe bureau section « problèmes humains », Action sur les milieux féminins en Algérie, instructions pour la pacification en Algérie n° 4250, 10 décembre 1959. Approuvé par le général Challe commandant en chef des forces en Algérie le 27 mars 1960.
4 D. Sambron, Femmes musulmanes : guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Éd. Autrement, 2007 ; N. Macmaster, Burning the Veil : The Algerian War and the “Emancipation” of Muslim Women, 1954-62, Manchester, Manchester University Press, 2009.
5 SHD – 1 H 1268, dossier 6, CEMJA de Nantes accueil de la deuxième promotion de monitrices, coupure de presse, La Dépêche Quotidienne, 11-12 octobre 1959.
6 SHD – 1 H 2461, dossier 1, commandement en chef des forces en Algérie, IIIe bureau section « problèmes humains », Action sur les milieux féminins en Algérie, instructions pour la pacification en Algérie n° 4250, 10 décembre 1959, p. 9.
7 ANOM – Algérie, gouvernement général, fonds du cabinet civil, 14 CAB 135, présidence du conseil/ secrétariat d’État aux Affaires algériennes au général d’armée délégué général du gouvernement et commandant en chef des forces en Algérie, Paris le 5 novembre 1958, signé R. Brouillet.
8 Meriem H., entretien le 20 mars 2017.
9 Paule Lesaffre, entretien le 20 mars 2017.
10 Meriem H., entretien le 20 mars 2017.
11 SHD – 1 H 2566, dossier 3, SFJA, organisation du CEMJAF école de Nantes, « instruction provisoire », avril 1959.
12 SHD – 1 H 3868, dossier 1, état-major Ve bureau zone sud Constantinois, notice à l’usage des candidates au CFMJFM de Nantes, mars 1959.
13 SHD – 2 R 108, dossier 2, réunion 22 décembre 1958 état-major Paris, fiche : « création d’un centre de formation de monitrices de la jeunesse féminine musulmane ».
14 SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement en Algérie/SFJA, « instruction provisoire sur l’instruction et l’administration des foyers de jeunes en Algérie », non daté, signé Gribius, début 1959.
15 Témoignage de Paule Lesaffre recueilli le 20 mars 2017.
16 H. Humières, L’Armée française et la jeunesse musulmane : Algérie 1956-1961, Paris, Godefroy de Bouillon, 2002, p. 262.
17 P.-J. Le Foll-Luciani, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934- 1965), Rennes, PUR, 2015.
18 SHD – 1 H 3868, dossier 1, état-major Ve bureau zone sud constantinois, notice à l’usage des candidates au CFMJFM de Nantes, mars 1959.
19 SHD – 1 H 1268, dossier 6, CEMJA de Nantes accueil de la deuxième promotion de monitrices, coupure de presse, La Dépêche Quotidienne, 11-12 octobre 1959.
20 SHD – 1 H 3868, dossier 1, état-major Ve bureau zone sud Constantinois, notice à l’usage des candidates au CFMJFM de Nantes, mars 1959.
21 SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement en Algérie/SFJA, « instruction provisoire sur l’instruction et l’administration des foyers de jeunes en Algérie », non daté, signé Gribius.
22 Directive n° 659/EM.10/PSY/G.P. du 1er août 1957, citée dans SHD – 9 R 449, dossier 5, corps du contrôle de l’administration de l’armée, « rapport particulier sur les centres de formation de la jeunesse algérienne : centre d’entraînement des moniteurs (Issoire) et centres de formation professionnelle (Rivesaltes, Fontenay-le-Comte, Alençon), 14 avril 1958.
23 SHD – 1 H 3868, dossier 1, état-major Ve bureau zone sud constantinois, notice à l’usage des candidates au CFMJFM de Nantes, mars 1959.
24 Témoignage de Liliane Comte Guérin ex-monitrice au CEMJA de Nantes, recueilli le 31 mars 2015.
25 H. Humières, L’Armée française et la jeunesse musulmane : Algérie 1956-1961, Paris, Godefroy de Bouillon, 2002, p. 258.
26 SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement en Algérie/SFJA, 10 février 1959, visite de Mlle Sid Cara à l’institut ménager d’El Biar. Selon Paule Lesaffre qui fit ce stage elles n’étaient que vingt-six élèves monitrices au total.
27 SHD – 1 H 3868, dossier 1, état-major Ve bureau zone sud Constantinois, notice à l’usage des candidates au CFMJFM de Nantes, mars 1959 ; et SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement, document ronéotypé « centre d’enseignement des monitrices de la jeunesse d’Algérie ».
28 Témoignage de Farida Fréhat recueilli le 11 avril 2014.
29 Meriem H., entretien du 20 mars 2017.
30 Témoignage de Annie Piras Sultana recueilli le 23 janvier 2014.
31 Témoignage de Marie-Rose Navarro Garcia recueilli le 30 avril 2014.
32 SHD – 1 H 2566, dossier 4, rapport de Mlle F. sur son séjour à Aït Saada, le 25 septembre 1959.
33 SHD – 1 H 2566, dossier 4, bureau interdépartemental de la jeunesse, Alger 5 octobre 1959, appréciation du chef du bureau interdépartemental de la jeunesse concernant Mlle F.
34 Témoignage de Meriem B. recueilli le 22 juillet 2016.
35 Témoignage de Farida Fréhat recueilli le 11 avril 2014.
36 Témoignage de Christiane Jurado Herrera recueilli le 23 janvier 2014.
37 Témoignage de Colette Garcia Arnardi recueilli le 22 janvier 2014.
38 Témoignage de Nicole Houche Collignon recueilli le 4 mars 2014.
39 Témoignage de Françoise Straëbler Marco recueilli le 4 juin 2015.
40 SHD – 1 H 2566, dossier 4, rapport de Mlle F. sur son séjour à Aït Saada, le 25 septembre 1959.
41 Témoignage de Nicole Houche Collignon recueilli le 4 mars 2014.
42 Témoignage de Meriem H. recueilli le 20 mars 2017.
43 Témoignage de Marie-Rose Navarro Garcia recueilli le 30 avril 2014.
44 Témoignage de Christiane Jurado Herrera recueilli le 23 janvier 2014.
45 Témoignage de Françoise Straëbler Marco recueilli le 4 juin 2015.
46 Témoignage de Paule Lesaffre recueilli le 20 mars 2017.
47 Témoignage de Meriem B. recueilli le 22 juillet 2016.
48 X., témoignage recueilli le 14 mars 2017.
49 Témoignage de Meriem H. recueilli le 20 mars 2017.
50 Témoignage de Farida Fréhat recueilli le 11 avril 2014.
51 Témoignage de Nicole Bizet Sylla recueilli le 27 janvier 2014.
52 Collection particulière Marie-Paule Preud’homme, coupure de presse, Bonnes Soirées, décembre 1961.
53 Meriem H. et Paule Lesaffre, entretien du 20 mars 2017.
54 Témoignage de Marie-Jeanne Simon Villalva recueilli le 4 mars 2014.
55 Témoignage de Colette Garcia Arnardi recueilli le 22 janvier 2014.
56 Témoignage de Marie-Jeanne Simon Villalva recueilli le 4 mars 2014.
57 SHD – 1 H 3868, dossier 1, état-major Ve bureau zone sud Constantinois, notice à l’usage des candidates au CFMJFM de Nantes, bordereau d’envoi daté du 5 mars 1959.
58 Meriem H., entretien réalisé le 20 mars 2017.
59 Témoignage de Meriem B., recueilli le 22 juillet 2016.
60 Témoignage de Colette Garcia Arnardi, recueilli le 22 janvier 2014.
61 Témoignage de Marie-Jeanne Simon Villalva, recueilli le 4 mars 2014.
62 Entretien de Paule Lesaffre et Meriem H. réalisé le 20 mars 2017.
63 Témoignage de Marie-Rose Navarro Garcia, recueilli le 30 avril 2014.
64 Témoignage de Christiane Jurado Herrera, recueilli le 23 janvier 2014.
65 Entretien de Paule Lesaffre et Meriem H. réalisé le 20 mars 2017.
66 Témoignage de Nicole Bizet Sylla, recueilli le 27 janvier 2014.
67 Témoignage de Marie-Rose Navarro Garcia, recueilli le 30 avril 2014.
68 Témoignage de Annie Piras Sultana, recueilli le 23 janvier 2014.
69 Témoignage de Meriem B., recueilli le 22 juillet 2016.
70 Témoignage de Françoise Straëbler Marco, recueilli le 4 juin 2015.
71 Témoignage de Colette Garcia Arnardi, recueilli le 22 janvier 2014.
72 Témoignage de Françoise Straëbler Marco, recueilli le 4 juin 2015.
73 SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement en Algérie/SFJA, instructions sur le fonctionnement et l’organisation du CEMJA de Nantes, non daté/début 1959.
74 SHD – 1 H 2566, dossier 3, organisation du CEMJA de Nantes, instructions provisoires concernant l’organisation du centre, avril 1959, signé Gribius.
75 ECPAD – F 61-302, reportage photographique, caserne Richemont à Nantes, 1961.
76 Témoignage de Liliane Comte-Guérin, recueilli le 31 mars 2015.
77 SHD – 1 H 2566, dossier 3, organisation du CEMJA de Nantes, instructions provisoires concernant l’organisation du centre, avril 1959, signé Gribius.
78 SHD – 1 H 2566, dossier 3, organisation du CEMJA de Nantes, instructions provisoires concernant l’organisation du centre, avril 1959, signé Gribius.
79 SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement en Algérie/SFJA, instructions sur le fonctionnement et l’organisation du CEMJA de Nantes, non daté/début 1959.
80 SHD – 1 H 1268, dossier 6, délégation générale du gouvernement en Algérie/SFJA, 10 février 1959, visite de Mlle Sid Cara à l’institut ménager d’El Biar.
81 ANOM – 3 R/542, gouvernement général, fonds du cabinet militaire, SFJA, général Gribius à commandant en chef des forces en Algérie, objet école de Nantes, 27 avril 1959.
82 Témoignage de Liliane Comte Guérin, recueilli le 31 mars 2015.
83 Témoignage de Liliane Comte Guérin, recueilli le 31 mars 2015.
84 Collection particulière Meriem B., bulletin de liaison des stagiaires du CEMJA de Nantes, troisième promotion, document ronéotypé, non daté/1961.
85 Collection particulière Meriem B., bulletin de liaison des stagiaires du CEMJA de Nantes, troisième promotion, document ronéotypé, non daté/1961.
86 Collection particulière Meriem B., bulletin de liaison des stagiaires du CEMJA de Nantes, troisième promotion, document ronéotypé, non daté/1961.
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