Avant-propos
p. 9-11
Texte intégral
1C’était donc au deuxième étage d’un restaurant de la rue vieille du Temple, à Paris, que, entre deux gorgées de vin rouge, Liliane Hilaire-Pérez m’a demandé, assez légèrement, si je pourrais traduire l’Entwurf de Beckmann en français. Et sans broncher, je lui ai répondu : « mais bien sûr ». C’est ainsi qu’est née l’idée folle du Projet de technologie générale. La folie d’une telle entreprise transparaît aisément si l’on considère que je suis néerlandais et que ni l’allemand ni le français ne sont mes langues maternelles. En outre, l’allemand de Beckmann est celui que l’on pratiquait en 1806, avec une orthographe qui diffère parfois d’une façon irritante de celle de l’allemand de 2012. Ensuite, le texte de Beckmann contient beaucoup de termes qui sont démodés ou qui simplement n’existent plus, se référant à des outils, des opérations ou des métiers qui souvent n’existent plus non plus. C’est le cas également pour le français. En 1806, un traducteur pouvait encore parler d’une méthode visant à subtiliser des particules, c’est-à-dire les pulvériser, mais aux oreilles d’un Français du xxie siècle, subtiliser une particule signifierait l’escamoter adroitement. Ces problèmes de vocabulaires démodés m’ont conduit à apprendre beaucoup de choses sur les métiers éteints. Ils sont aussi à l’origine de dizaines de notes explicatives.
2Je commençais à regretter amèrement mon hubris quand un nouvel espoir de réussir me vint avec la découverte du Nouveau Dictionnaire de poche français-allemand et allemand-français (1821) par A. Tibaut, c’est-à-dire Johann Gottfried Haas, surtout parce que ce dictionnaire contient un grand nombre de termes techniques (Kunstwörter) en usage dans 234 arts et métiers, de l’affineur jusqu’au vitrier, en passant par le doreur et le miroitier. Par la suite, mon espoir devint certitude grâce au concours soigneux de Guillaume Carnino, qui parle français, comprend l’allemand, et en théoricien de la technologie sait de quoi il s’agit. Il a mis tous les mots, toutes les expressions, toutes les phrases, sur sa lanque pour en goûter l’intelligibilité, la justesse et même la qualité esthétique. Cela conduisit à des discussions réitérées sur la justesse de traductions spécifiques, sur ce qu’a voulu dire Beckmann exactement, et sur les représentations qu’on devait se faire des opérations ou des outils décrits ou indiqués par Beckmann.
3 Voilà le résultat, un Projet de technologie générale annoté, que j’offre d’abord à Liliane Hilaire-Pérez, puis aux lecteurs intéressés aux discours sur les techniques.
4Quelques mots-clés du discours beckmannien méritent un petit commentaire.
5On pourrait traduire Entwurf par projet, dessein, plan, esquisse. J’aurais pu opter pour plan, afin de rapprocher les réflexions de Beckmann du Plan de technonomie de Gérard-Joseph Christian. C’est ainsi que je voulais établir distinctement la séquence de la pensée technologique observée par Jacques Guillerme et Jan Sebestik dans leurs Commencements de la technologie. Cette suite de technologies générales commence par l’Entwurf de Beckmann (1806), suivi de la Technonomie de Christian (1819) et du Traité sur l’économie des machines et des manufactures de Charles Babbage (1832), pour être conclue par la Philosophie des manufactures d’Andrew Ure (1835).
6La technologie générale est le catalogue des opérations fondamentales. L’une de ces opérations est désignée par le verbe Zerkleinern. C’est un terme abstrait destiné à grouper dans une même classe toute une série d’opérations analogues, telles morceler, triturer, dépecer, broyer, etc. Pour la traduction, il me fallait donc un mot au même niveau d’abstraction pour spécifier ce type d’action visant à rendre les choses plus petites. Dans la discipline moderne de la technologie des procédés mécaniques (mechanische Verfahrenstechnik), on distingue quatre classes d’opérations, dont la première s’appelle, tout comme l’aurait voulu Beckmann, Zerkleinern. Cette opération fondamentale est définie abstraitement comme le déplacement de la distribution en taille des particules vers des dimensions plus réduites. En France, cette discipline s’appelle Génie des procédés mécaniques. On y distingue quatre opérations unitaires : la fragmentation, l’agglomération, le mélange et la séparation. Le mot qu’il me fallait était donc fragmentation.
7Comme chacun sait, Arbeit signifie travail. Dans la traduction, on retrouve en effet les mots travail et travailler maintes fois, comme équivalents pour les expressions allemandes d’Arbeit, d’arbeiten, de bearbeiten et de verarbeiten. Mais j’ai rendu presque invariablement Arbeiten (le substantif, au pluriel) par opérations. Ce terme plus récent exprime parfaitement, je crois, la pensée de Beckmann. Je voulais aussi faire ressortir le fait que sa technologie générale est une technologie opératoire, c’est-à-dire une théorie dont les objets centraux sont les opérations, pas les métiers ni les marchandises produites.
8Quant aux notes, il y en a de trois types : notes de Beckmann, références complètes, notes explicatives. Ces dernières citent divers ouvrages : des vocabulaires, des dictionnaires ou encylopédies technologiques, des récits de voyage, des manuels ou traités et des périodiques de physique, de chimie, de technologie, de mécanique, de pharmacie, de métallurgie, de sylviculture. Elles servent à comprendre les métiers, les opérations et les outils inconnus ou peu connus.
9Je dédie cette traduction à Herman Koningsveld qui m’a appris comment réfléchir sur les sciences, à Günter Ropohl qui m’a donné le goût de la technologie générale, et à Liliane Hilaire-Pérez qui m’a fait découvrir la technologie artisanale.
Auteur
Après un double cursus de chimie et philosophie à l’université d’Utrecht, a été chercheur au département de chimie de l’université agricole de Wageningen, puis à celui de philosophie. Reprenant des études d’histoire culturelle à l’université d’Utrecht dans les années 1990, il passa de la philosophie des sciences appliquées à une histoire infrastructurelle de l’électrochimie au xixe siècle. À la retraite en 2001, il fut associé au département d’histoire de l’université de Maastricht et travailla sur l’histoire de la chimie et de la littérature technique française au début du xixe siècle (Dictionnaire technologique, Annales de l’industrie, Manuels Roret).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008