Le clergé catholique en Suisse romande au xxe siècle, laboratoire d’affrontement et dialogue avec la modernité
p. 157-168
Texte intégral
1« Le clergé est généralement bon, suffisamment instruit et préparé au ministère, zélé, respectueux et obéissant. Les séminaires sont bien ordonnés. Les jeunes clercs, dès leur ordination, sont envoyés dans les paroisses, selon les besoins, et vivent avec le curé et sous sa surveillance1. » C’est que qu’observe le nonce apostolique en Suisse, Mgr Luigi Maglione – futur cardinal et secrétaire d’État sous Pie XII – dans son rapport final adressé en 1926 au Saint-Siège, avant de quitter Berne pour Paris. Presque un siècle plus tard, les prêtres catholiques se font en Suisse de plus en plus rares et socialement invisibles. Dans les diocèses de Suisse romande (le diocèse de Lausanne Genève et Fribourg, le diocèse de Sion ainsi que le Jura, rattaché au diocèse de Bâle), leur présence se retire des paroisses, des écoles, des institutions, de toute une société. Si à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la figure du prêtre se situe socialement encore « à la tête de la cité2 », son statut entre en crise par la suite, car son identité sociale devient moins reconnue par une modernité valorisant l’autonomie de l’être humain et l’universalité des principes qui lui sont associés.
2En ce début de xxie siècle, dans une société suisse romande sécularisée où l’Église devient une réalité sociale périphérique, l’ampleur de la « crise de vocations » – parce que c’est d’une crise qu’il s’agit – est impressionnante. Si en 1945 les diocèses romands comptent globalement 900 prêtres séculiers, leurs effectifs augmentent jusqu’à atteindre le record de mille prêtres à l’époque du concile Vatican II. Ceci amène d’ailleurs un curé de Fribourg à s’exclamer, en 1963, que « les prêtres noirs, étudiants à notre Université, sont fort étonnés de voir un curé dans presque chaque village3 » ! Cependant, les statistiques décroissent dès l’après 1968, jusqu’à ne plus compter, de nos jours, que 400 prêtres diocésains en Suisse romande.
3Comment expliquer ce régime démographique dégradé ? À la manière dont l’observe Émile Poulat, « bien des événements actuels demeurent inintelligibles, incompréhensibles, si on ne remonte pas aux débats et aux luttes de ce siècle, voire du siècle dernier4 ». Mais qu’en est-il alors du clergé au défi de l’avènement de la modernité ? Afin d’ouvrir la voie à l’analyse historiographique de ces mutations silencieuses, l’objectif de cet article est de cerner les positions du clergé catholique en Suisse romande, entre 1945 et 1990, à l’épreuve de la modernité. C’est à travers l’étude de trois champs ou ordres de réalités sensibles que le clergé a été approché : à savoir le recrutement, la formation et l’identité sociale du prêtre dans une société qui se modernise dès les Trente Glorieuses. En suivant le cursus du clergé de son recrutement jusqu’à l’expérience du ministère, en se fixant surtout sur les années du séminaire, nous souhaitons nous interroger sur les perceptions qu’en fabriquent l’institution et ses acteurs. Quelle est alors la relation entre la crise des vocations, le crépuscule des chrétientés et le triomphe de la modernité ?
La frontière entre pays catholiques et mixtes
4Par rapport à d’autres contrées de l’espace francophone, l’intérêt de la Suisse romande comme théâtre de l’histoire du clergé consiste dans les « frontières spirituelles » qui la traversent, entre des terres de chrétienté et des pays mixtes. La frontière entre Fribourg et Genève est dépeinte par l’écrivain Léon Savary dans son roman Le fardeau léger : « En pays catholique, je garde une âme de premier communiant ; je suis capable de verser des larmes à complies et de prendre au grandissime sérieux les pompes liturgiques. Mais ici, comment vous faire comprendre mon sentiment ? L’Église me paraît étrangère. Jusque dans les nefs, jusqu’aux pieds des autels, j’entrevois encore l’ombre de Calvin5. »
5Cette frontière se révèle bien réelle en interrogeant les sources. En complément des sources écrites inédites – recueillies dans les archives ecclésiastiques des diocèses, séminaires, ordres religieux – la réalisation d’une quinzaine d’entretiens semi-directifs a permis de donner voix à plusieurs prêtres protagonistes de la période. Prêtres appartenant à différents diocèses, cantons et sensibilités : du pôle conservateur au pôle progressiste. Si l’accueil aux archives a été en général positif, l’accueil de ces ecclésiastiques a été chaleureux.
Trois périodes au défi du crépuscule des chrétientés
6L’analyse de l’ensemble de ces sources écrites et orales a permis de dégager trois périodes majeures dans l’histoire récente du clergé catholique en Suisse romande à l’épreuve de la modernité : à savoir, entre 1945 et 1960, l’ultime temps de l’omniprésence cléricale dans la société ; entre 1960 et 1975, le temps de l’aggiornamento conciliaire suivi par Mai 68, entre espoir et malaise ; entre 1975 et 1990, le temps de la recomposition d’un équilibre au défi de l’érosion des forces.
L’omniprésence cléricale dans la société (1945-1960)
7Jusqu’à la veille du concile, les sources témoignent d’un recrutement massivement rural, classiquement organisé à partir de la filière des petits séminaires. La formation au séminaire apparaît monastique voire militaire, tandis que l’image du prêtre reste séparée de celle de la société et supérieure à elle. Dans ce temps ultime de l’omniprésence cléricale dans la société, les « pôles d’influences » de la vocation – c’est-à-dire la famille chrétienne, les prêtres éveilleurs, les mouvements de jeunes, sans oublier l’enseignement confessionnel, à partir des petits séminaires – exercent sur les nouvelles générations une véritable force d’attraction, qui perdra toutefois progressivement de son intensité à mesure de l’avancée d’une modernité favorisant progressivement l’autonomie des nouvelles générations.
8Et qu’en est-il des séminaires ? Les règlements, qui remontent aux années 1930, y modèlent le quotidien à la manière d’un monastère bénédictin. Ce style de vie est intériorisé par la production discursive des acteurs de la communauté, au point que le supérieur Puis Emmenegger observe, en 1949, que « bon nombre des séminaristes ont pris l’habitude de venir s’excuser spontanément de leurs manquements au Règlement. Cette pratique, si fidèlement gardée dans les monastères, n’est pas sans réelle valeur formative pour le prêtre diocésain6 ». Son successeur, le chanoine Max Overney, souhaite que l’institution puisse « préparer pour l’avenir de nombreuses et bonnes recrues7 ». Ce vocabulaire militaire transposé au religieux est révélateur d’un cadre de vie qui s’apparente effectivement à celui d’une caserne, une sorte de « séminaire tunnel8 » qui forme les futurs prêtres. Si au noviciat de la congrégation du Grand-Saint-Bernard, situé à 2473 mètres d’altitude jusqu’en 1960, « l’hiver, c’est la grande solitude. Nos novices sont séparés du monde par la force des éléments9 », dans les fabriques du clergé à Fribourg et Sion les séminaristes sont séparés de la société par la force des règlements.
9Les frontières confessionnelles conditionnent, dans l’après 1945 encore, l’identité sociale du sacerdoce : en pays mixte, celle-ci s’apparente à l’identité d’un « pasteur » – qui subit donc l’influence du contre-modèle du pasteur protestant – tandis qu’en terre de chrétienté le curé constitue à la fois une autorité religieuse, sociale et politique, pratiquement à l’égal d’« un notable, un peu dans la même ligne qu’une autorité civile10 ». Le sacerdoce reste, d’après l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) Mgr François Charrière, « un état de vie supérieur à celui des époux11 ».
10Dans l’analyse de ce temps ultime de l’omniprésence cléricale dans la société romande (1945-1960), nous avons répondu à l’invitation de Christian Sorrel, en nous interrogeant « sur l’état des chrétientés vers 1950, par-delà la façade de solidité – réelle ou apparente – et sur l’importance des conformismes, des tensions internes et des chocs en retour12 ». Nos sources nous laissent effectivement entrevoir les contours d’un temps de gestation qui se dessine, dans l’après-guerre déjà, par les premières tensions qui minent graduellement les institutions traditionnelles du recrutement, de la formation et du statut sacerdotal. Si les supérieurs des séminaires dénoncent le fait que, pour la première fois au xxe siècle, « nos séminaristes sont enfants de leur époque et nous arrivent avec des habitudes prises qu’ils ne déposent pas aussi facilement comme leur habit civil13 », les jeunes catholiques perçoivent en revanche de plus en plus, d’après une enquête de 1949 auprès de la jeunesse catholique jurassienne, la figure du prêtre comme étant « contre le progrès, contre tout ce qui est moderne, les prêtres ne comprennent pas la mentalité actuelle14 ». Un fossé grandit entre le gouvernement du clergé et la modernité.
De l’aggiornamento à la bourrasque de 1968 (1960-1975)
11Les années 1960 sont d’abord caractérisées, en lien avec le concile Vatican II, par le registre de l’espoir dans l’aggiornamento de l’Église. Les ordinations augmentent, les fabriques du clergé s’ouvrent sur le monde, l’identité du sacerdoce se situe plus en phase avec la modernité. Curieusement, la reprise des vocations touche davantage la diaspora que les cantons catholiques, ce qui s’explique par la fascination des jeunes (et moins jeunes, si l’on considère la hausse des vocations tardives) pour une image du prêtre qui est bien plus moderne et pastorale à Genève ou à Lausanne qu’à Sion ou à Fribourg. Si un âge plus mûr et un métier acquis sont perçus par la hiérarchie, dans l’après 1945 encore, comme un « obstacle15 », la stratégie de recrutement de la hiérarchie change à la veille du concile, comme en témoigne une correspondance du vicaire général de LGF, Mgr Romain Pittet, à un candidat adulte à la prêtrise, qui vient de quitter son travail : « Votre préparation à une profession que vous n’avez pas pu pratiquer constitue un enrichissement et vous avez en mains un diplôme qui vous permettrait de gagner votre vie, si le sacerdoce n’était pas la volonté de Dieu sur vous16. »« L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques17 », d’après Georges Bernanos. En Suisse romande, les séminaires courent le risque de s’ouvrir à la modernité, ce qui signifie aussi autonomie de champs disciplinaires, dotés de règles et de méthodes. Cette autonomie entre progressivement dans l’esprit des futurs prêtres, qui suivent désormais les cours de théologie à l’université de Fribourg à partir de 1966 pour le diocèse de LGF et de 1970 pour le diocèse de Sion, tandis que « ne restent plus au Séminaire que quelques cours pratiques de pastorale, liturgie, sociologie, diction, chant18 ». Si l’évêque de Sion, Mgr Nestor Adam, plaide encore en 1957 en faveur d’une éducation au sacerdoce « loin du monde pour mûrir la vocation19 », c’est en 1966 qu’il reconnaît « la nécessité d’adapter les séminaires aux exigences du temps actuel20 ».
12Une nouvelle image identitaire de la prêtrise, plus moderne et moins cléricale, se fabrique en même temps en Suisse romande, et cela grâce à des enquêtes et consultations parfois très débattues, car « le prêtre doit connaître le monde dans lequel il vit, il doit s’engager aussi dans la mesure du possible dans les efforts qui sont faits pour créer le climat qui favorisera l’avènement du type d’homme que le Seigneur veut promouvoir21 ». Du sacerdoce comme « état de vie supérieur22 », la perception du clergé évolue vers l’image d’un prêtre plus autonome par rapport à la hiérarchie qui « soit un homme, au sens plein du mot, corps et âme, qu’il ait assumé et maîtrisé ses passions et sa sexualité, qu’il ait éduqué sa volonté23 », d’après la revendication d’un séminariste en 1970.
13L’évêque de Bâle, Mgr Anton Hänggi, souhaite que le prêtre devienne « l’homme attentif à la vie, l’homme du dialogue24 », comme il le confie aux prêtres jurassiens en 1969. Du paradigme hiérarchie-autorité, le statut identitaire évolue clairement vers le paradigme de proximité des fidèles. Et cela aussi bien à Fribourg qu’à Genève, tandis qu’un effacement progressif des frontières interviendra au sein du catholicisme, « effacement qui coïncide avec son intégration plus ou moins réussie dans une société helvétique de plus en plus sécularisée25 », ainsi qu’avec l’uniformisation de l’identité sociale du prêtre en pays catholique et mixte.
14En revanche, au tournant du concile fait suite la « tourmente » de Mai 68 dans l’Église : « L’événement conciliaire doit être analysé dans son impact propre comme dans son interférence avec une conjoncture courte, celle, tumultueuse, de Mai 68, et une conjoncture longue, des années 1950 aux années 198026. » Si la perspective longue renvoie aux premières fissures des années cinquante, la perspective courte fait référence au tournant de 1968, qui est porté en Suisse romande par les échos français d’Échanges et Dialogue, par plusieurs curés genevois qui « couvrent » les groupes contestataires, en les abritant dans les centres paroissiaux, par la rébellion face à l’encyclique Humanae Vitae, par la nomination contestée de Mgr Pierre Mamie en tant qu’évêque auxiliaire en 1968 et puis titulaire de LGF deux ans plus tard. Nombreuses sont les revendications politiques, de l’affaire des 32 aux capucins rouges de Romont, en passant par les curés marxistes de la Sainte-Trinité à Genève. Toutes ces expériences entraînent le clergé dans une crise majeure : avec l’effondrement du recrutement, la contestation au sein du séminaire, mais surtout le malaise du prêtre et les abandons des jeunes prêtres.
15« Personnellement, je doute que la formule des petits séminaires soit encore valable aujourd’hui, où même ceux qui envisagent de devenir prêtres veulent vivre la vie des jeunes de leur âge27 », admet en 1971 le directeur du petit séminaire de Romont, l’abbé Jean Glannaz. Son confrère à la direction du petit séminaire de Sion, l’abbé Othon Mabillard, relève en même temps « qu’un certain nombre de curés et de vicaires conseillent à leurs jeunes paroissiens qui se destinent au sacerdoce de rester dans la paroisse28 ». L’ancien régime des petits séminaires est donc remis en cause : l’universalité des principes de l’éducation semble s’imposer.
16Au grand séminaire, la musique est la même. Plusieurs séminaristes romands revendiquent, en 1964 déjà, leur « besoin d’entrer en contact avec la vie29 », car ils s’aperçoivent que quelquefois ils ne savent désormais plus parler aux jeunes leurs contemporains, qu’ils sont loin de leurs préoccupations réelles. « Nous avons donc besoin de dépasser les problèmes, pour découvrir les personnes qui vivent ces problèmes30 », risquent-ils. Les fabriques des prêtres n’échappent pas à la contestation estudiantine de Mai 68. Les départs en cours de route se multiplient. « Il suffirait de dire que, dans ma situation personnelle et actuelle, je n’ai pas un désir de devenir prêtre tel qu’il justifie encore ma présence dans un séminaire comme le propose notre tradition31 », avoue un séminariste démissionnaire dans une lettre au supérieur.
17Les départs ne touchent pas que les séminaristes et les novices, mais aussi les prêtres en ministère. Entre 1968 et 1978, cent quarante prêtres séculiers et réguliers, dans le seul diocèse de LGF, abandonnent le sacerdoce, et cela surtout dans les cantons de Genève et Vaud. Mais pourquoi ce choix radical ? La motivation principale est en lien avec l’imposition du célibat qui ne serait plus en phase avec la modernité, d’après le témoignage d’un jeune prêtre de Lausanne qui se marie en 1971 : « Pour nous, c’est l’existence de la loi ecclésiastique du célibat, loyalement respectée, cette loi seule qui empêcherait la reconnaissance d’une amitié profonde, d’un amour mutuel, qui, selon cette même loi, n’aurait pas le droit d’exister32. » Le malaise d’un clergé en crise d’identité pénètre jusque dans les campagnes les plus isolées : « Le prêtre, seul dans sa cure, a parfois du mal à trouver sa place dans un monde rural en pleine évolution33 », confesse un curé de la Gruyère.
Un retour à la tradition ? (1975-1990)
18Depuis 1975, l’érosion des effectifs progresse, mais les effets de la crise du clergé sont désormais contenus. Un équilibre nouveau s’impose, grâce à l’apport des conseils presbytéraux. Ces sénats du clergé sauvent l’unité du clergé, en devenant « l’organe vivant du presbyterium par lequel les prêtres se sentent écoutés et informés les uns les autres. Il importe que le conseil presbytéral se développe dans le sens d’une centrale de réflexion et de cohésion du presbyterium, autour de l’évêque34 ». Si Pierre Pierrard observe qu’en France, « passées les années tempétueuses, parfois un peu folles, qui ont suivi le Concile, la paix revient, les choses s’intériorisent35 », la même évolution touche le devenir du clergé catholique en Suisse romande, où une recomposition de la formation et du statut du sacerdoce prône désormais un retour à la tradition d’avant les sixties.
19« Dans certaines Maisons les troubles ont passé, on assiste à une récupération de valeurs traditionnelles36 », constatent en 1974 les supérieurs des séminaires et noviciats centralisés à Fribourg. Une année plus tard, ces mêmes prêtres formateurs observent « un groupe plus homogène, qui ne pose plus de grands problèmes. Retour aux valeurs traditionnelles : liturgie, office, adoration37 ». La fabrique de ce retournement rejoint la mutation qui touche les séminaires français de l’après 1975, où « tandis que certains formateurs ne cessaient de s’interroger sur la figure du prêtre de demain, des jeunes hommes sont allés chercher une formation spirituelle et théologique exigeante38 ».
20Au séminaire de Fribourg, les « Points forts » de 1975 offrent désormais un encadrement régulier à la vie de la communauté, et cela en rupture avec les règles de vie très modernes des années 1960, et particulièrement avec l’immédiat après 1968, quand l’autonomie la plus totale est laissée aux séminaristes quant à l’adhésion à plusieurs moments de la vie communautaire. Désormais, « on ne doit pas se dispenser de ces actes communautaires sans en référer auparavant au supérieur39 », décide ce nouveau règlement qui est le résultat d’un consensus entre formateurs et étudiants. Dès 1983, les « Directives générales pour le grand séminaire valaisan » voulues par le nouvel évêque Mgr Henri Schwery se substituent à la règle de vie de 1971, en symbolisant le retour à une formation plus classique. Dans le diocèse de Bâle, nous apprenons en même temps – d’un rapport du vicaire général Mgr Joseph Candolfi, daté de 1980 – qu’on « n’ordonnera plus des séminaristes jurassiens qui n’auront pas passé à Lucerne. C’est la condition sine qua non40 ». Il s’agit d’un certain « retour à l’ordre », voire d’une « reprise en main de l’épiscopat41 » qui sont typiques dans l’Église catholique de la période d’après le « tournant spirituel » de 1975 et plus encore d’après le début du pontificat de Jean-Paul II trois ans plus tard.
21« Redéfinir l’identité sacerdotale des prêtres42 » est désormais une priorité pastorale en Suisse romande, comme l’admet en 1989 le conseil presbytéral du Jura. De la prêtrise perçue comme ministère parmi d’autres, la perception que le prêtre fabrique de lui-même évolue graduellement, au cours des années 1980 et 1990, vers une réactivation identitaire de l’état sacerdotal. C’est le temps d’une image sociale à nouveau tournée vers la tradition, comme le déclare Mgr Mamie dans une correspondance à un Genevois, marié, qui demande en 1976 d’être ordonné prêtre : « Il y a d’abord les normes de l’Église universelle selon lesquelles la prêtrise est réservée aux hommes engagés à vie dans le célibat43. » Mais c’est surtout dans sa lettre pastorale pour le Carême 1979 – une année après l’accès au pontificat de Jean-Paul II, et ce n’est pas un hasard – que l’évêque Mamie réaffirme la valeur d’une identité sacerdotale en lien avec la tradition : « Puisque nous parlons au nom d’un Autre qui nous a demandé de le faire, vous comprendrez qu’alors notre parole a une autorité incontestable. Nous vous la transmettons44. »
22Le retournement apparaît étonnant. Le prêtre catholique romand, perçu au cours des sixties comme l’homme à tout faire (de l’enseignement scolaire à l’engagement social, jusqu’à l’expérience des prêtres au travail), redevient l’homme du sacré dans les années 1980. Plusieurs curés du Jura réaffirment en 1988 que « le prêtre est investi d’une mission sacerdotale qui fait de lui un guide, un responsable45 ». Le conseil épiscopal de LGF ajoute pour sa part que « si précieuses que soient les célébrations et les activités pastorales des communautés sans prêtre résidant, elles sont cependant déficientes, et l’Église ne doit pas se résoudre à la généralisation de cette solution46 ». Après la génération Vatican II tournée vers la modernité, c’est désormais le temps de la génération Jean-Paul II, plus sensible à la tradition. Mais si les années 1980 inaugurent un certain retour à la tradition, elles ne brisent pas le trend du déclin démographique.
La perception de la modernité
23De l’après 1945 jusqu’à nos jours, la perception que le clergé développe de son devenir à l’épreuve de la modernité est un mélange d’adaptation aux évolutions de la société et en même temps d’attachement farouche à la tradition. Mais comment cette perception évolue-t-elle dans le temps ? Un exemple nous vient de l’analyse de la crise des vocations de la part du clergé, qui nous donne à voir l’évolution des positions des autorités ecclésiales à l’affrontement de la modernité.
24Dans l’immédiat après 1945, l’évêque de LGF Mgr Charrière retient que les causes de la crise du recrutement agiraient plus ou moins profondément suivant les milieux d’une société se modernisant : « L’atmosphère générale est imprégnée d’un paganisme jouisseur toujours plus osé et plus attrayant pour la nature blessée ; il enseigne la primauté du corps, la satisfaction des sens, la course à l’argent, et fait du plaisir l’équivalent du devoir47. » Cette lecture de la crise en lien avec le paradigme de la matérialisation perçue de la société est une constante dans le discours du gouvernement de l’Église de l’après 1945, qui se perçoit comme une « citadelle assiégée ».
25Au cours des sixties, le clergé voit ensuite dans l’inadaptation de son statut à la modernité une cause principale de la faiblesse de la relève. « Nous sommes trop à l’église, pas assez en dehors48 », avancent en 1963, les curés du décanat de Bulle. D’après le clergé de la Gruyère, il ne suffirait désormais plus « d’assurer matériellement l’exercice du culte, mais la christianisation de toute la vie49 ». Des prêtres valaisans ajoutent que, d’après leur perception, « le jeune est très intéressé, voire angoissé par la vie, mais le prêtre lui apparaît comme un fonctionnaire de l’institution, et d’une vieille institution ». Ce retournement sémantique dans le diagnostic de la crise des vocations s’explique par la tendance du clergé à s’aligner sur des modèles profanes de la modernité, ce qui est typique à l’époque du double tournant de Vatican II et de Mai 68. Le prêtre se sent désormais appelé à sortir de la sacristie de son église, en abandonnant son statut social d’autorité cultuelle du sacré, afin de partager les conditions de vie universelles des hommes de son temps.
26Et qu’en est-il dans le troisième temps de l’histoire du clergé, à savoir dans l’après 1975 ? C’est en 1980 – deux ans après l’accession de Jean-Paul II au pontificat – que le prévôt du Grand-Saint-Bernard, Mgr Angelin Lovey, s’interroge sur l’impact de la sécularisation sur la tenue des chanoines, qui ont abandonné la soutane et le col romain au cours des années soixante : « Peut-être, nous sommes-nous trop sécularisés, à commencer par la tenue50 ? », se demande-t-il. Du pôle de l’ouverture, la perception du clergé se concentre sur le pôle de l’identité. En rupture avec la génération précédente, cette posture de résistance à la modernité se nourrit du modèle idéalisé du passé lointain comme âge d’or du clergé révolu.
Conclusion : l’imbrication des champs spirituel et temporel
27Au cours des trois temps, les lexiques discursifs du clergé résultent d’un compromis entre l’affrontement de la modernité et la volonté d’entrer en dialogue avec elle. L’aggiornamento de la perception représente sans doute une force, permettant de comprendre plusieurs enjeux dans la gouvernance ecclésiastique, des premières adaptations timides de l’après-guerre aux « révolutions » des sixties, jusqu’aux mécanismes de recomposition dans l’après 1975. Symboliquement, le changement de leviers dans la production discursive suit les variations des trois temps : si dans l’après 1945 c’est par une approche conservatrice de la problématique du « matérialisme » que la baisse relative de la relève est expliquée, au cours des sixties le tournant de l’ouverture à la modernité s’impose, tandis que dans l’après 1975 l’attraction exercée par les modèles anciens revient.
28En même temps, si « gouverner, c’est prévoir51 », la faiblesse de la perception du clergé réside dans son analyse qui est certainement « trop proche du feu », voire trop critique envers la modernité et pas assez sur l’intérieur de l’institution elle-même. Cela amène le clergé à surestimer certaines mutations sociétales, comme la « menace de déchristianisation52 » dans l’après 1945 déjà, à l’époque où les églises sont encore pleines, mais en même temps à sous-estimer d’autres évolutions internes à l’Église, à commencer par les fissures des années cinquante ou, plus tard, la crise du sacerdoce dans l’après 1968. Cela engendre, chez le gouvernement du clergé, une faiblesse objective à faire de la prospective, anticiper les problèmes, prévoir les changements.
29Les évolutions dans l’architecture institutionnelle du clergé, au défi de la modernité, suivent la même logique. Celles-ci ne correspondent pas à un mouvement linéaire sur la longue durée, mais affichent bien au contraire des phases de flux et reflux, où les champs spirituel et temporel se retrouvent imbriqués. Il est intéressant, à ce propos, d’observer qu’en 1966, « les milieux réformés de Suisse romande sont également préoccupés du problème du recrutement des pasteurs53 », ce qui témoigne du fait que le célibat sacerdotal n’est pas le seul facteur précipitant la crise dans le recrutement des ministres des Églises chrétiennes Si une relation apparaît évidente entre la crise des vocations, le crépuscule des chrétientés et l’avancement de la modernité, la « révolution douce » du recrutement, de la formation et de l’identité du clergé catholique apparaît portée à la fois par les mutations politiques, culturelles et économiques de la société suisse romande, et par les mécanismes internes de gouvernement du clergé54.
30Entre innovation et tradition, l’histoire du clergé catholique est enfin non seulement un laboratoire d’affrontement avec la modernité, mais également de dialogue avec la société, un dialogue qui – comme le déclare le chanoine Max Overney dans une lettre de 1969 à Mgr Charrière – permet de « tenir l’équilibre entre une tradition trop rigide et des nouveautés trop hardies55 ».
Notes de bas de page
1 Archivio Segreto Vaticano (ASV), Arch. Nunz. Svizzera, b. 4, fasc. 3., Missione di Mons. Luigi Maglione in Svizzera (1918-1926), Berna 16 luglio 1926. Texte original en langue italienne : « Il clero è, nel suo complesso, buono, sufficientemente istruito e preparato pel ministero, zelante, rispettoso ed obbediente. I seminarii sono ben ordinati. I giovani cherici, appena promossi al sacerdozio, vengono inviati nella parrocchie secondo il bisogno di ciascuna di esse e vivono col curato e sotto la sorveglianza di lui. »
2 Saint-Exupéry Antoine de, Citadelle, Paris, Gallimard, 1948, p. 582.
3 Archives de l’évêché de Fribourg (AEvFr), Carton III.13a « Lettres à notre clergé », Classification des réponses des prêtres (et lettres des prêtres, doyens et archiprêtres) à la lettre de Charrière du 15 mai 1963, décanat de St-Odilon (Surpierre), 15 juillet 1963.
4 Poulat Émile, Modernistica. Horizons, physionomies, débats, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1982, p. 272.
5 Savary Léon, Le fardeau léger, Neuchâtel/Paris, Attinger, 1959, p. 95.
6 Archives du séminaire de Fribourg (ASémFr), Carton « Règlement, rapports annuels, 1892-1967 », rapport sur l’année scolaire 1948-1949.
7 Ibid., rapport sur l’année scolaire 1958-1959.
8 Pelletier Denis, La Crise catholique, Paris, Payot, 2002, p. 55.
9 Archives de la congrégation du Grand-St-Bernard (ACBS), Dossier C1 « Noviciat en général », lettre de Giroud à Lovey et au chapitre, 13 juillet 1955.
10 AEvF, Carton III.13a « Lettres à notre clergé », lettre de Aubry à Charrière, 23 juillet 1963.
11 Charrière François, Le recrutement sacerdotal, Carême 1949, Fribourg, St Paul, p. 12.
12 Sorrel Christian, « Penser les ruptures », in Tranvouez Yvan (dir.), La décomposition des chrétientés occidentales (1950-2010), Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2013, p. 387.
13 ASémFr, Carton « Règlement, rapports annuels, 1892-1967 », rapport sur l’année scolaire 1950-1951.
14 Archives du Jura pastoral (AJuP), Carton « Documents divers 1949-1978 », À propos de l’enquête sur la Jeunesse, 1949.
15 AEvFr, Carton III.14a « Vocations tardives », lettre de Pittet à un curé neuchâtelois, 19 mai 1952.
16 Ibid., lettre de Pittet à un séminariste de Montmagny, 27 février 1959.
17 Bernanos Georges, Conférence 1945.
18 AEvFr, Carton X.S.1, « Séminaire diocésain 1972-1975 », évolution du Séminaire durant ces dernières années, 1972.
19 Adam Nestor, Pensez au Séminaire, Carême 1957.
20 Adam Nestor, Vocation sacerdotale et religieuse, 1966.
21 AJuP, Carton « Conseil presbytéral, Documents divers, 1949-1978 », compte rendu des rapports présentés au Conseil presbytéral du Jura le 10 mars 1971.
22 Charrière François, Le recrutement sacerdotal, Carême 1949, p. 12.
23 AEvFr, Carton X.S.1. « Séminaire diocésain dossier 1966-1971 », lettre d’un séminariste à Mamie, 1er avril 1970.
24 AJuP, Carton « Conseil presbytéral, Documents divers, 1949-1978 », rapport de la rencontre des prêtres du Jura et leur Évêque Mgr A. Hänggi, au Centre Saint-François de Delémont, 5 novembre 1968.
25 Python Francis, « Catholicisme, appartenance cantonale et identité nationale en Suisse romande », in La décomposition des chrétientés occidentales, 1950-2010, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2013, p. 212.
26 Sorrel Christian, art. cité, p. 387.
27 AEvFr, Carton X.S.2 « Collège St-Charles – Romont », rapport de M. le directeur Glannaz, Pensionnat Saint-Charles Romont. Année scolaire 1970-1971, 29 avril 1971.
28 Archives de l’évêché de Sion (AEvS), Carton 271 « Petit Séminaire », rapport année scolaire 1962-1963.
29 AEvFr, Carton X.S.1. « Séminaire diocésain 1946-1965 », compte rendu d’une rencontre entre les séminaristes romands en vue de la préparation des journées d’étude sur l’action catholique ouvrière, Lausanne, 7 et 8 avril 1964.
30 Idem.
31 Ibid., lettre d’un séminariste partant au supérieur du séminaire de LGF, 15 mars 1969.
32 AEvFr, Cote réservée, lettre d’un prêtre partant à Mamie, à sa famille et à ses amis, août 1971.
33 Ibid., Carton III.13a « Lettres à notre clergé », décanat de la Part-Dieu, 10 juin 1963.
34 Ibid., Carton III.40 « Conseil presbytéral I », Conseils Presbytéraux romands. Rencontre des trois bureaux. Procès-verbal de la séance du 25 mai 1971.
35 Pierrard Pierre, Le Prêtre français du concile de Trente à nos jours, Paris, Desclée de Brouwer, 1986, p. 156.
36 ASémFr, Dossier « Réunion des supérieurs Fribourg, 1965-1979 », Aux Supérieurs des Maisons d’Études Théologiques, janvier 1974.
37 Ibid., Préparation à la prêtrise et image du prêtre, 1975.
38 Cholvy Gérard et Hilaire Yves-Marie, Le fait religieux aujourd’hui en France. Les trente dernières années (1974-2004), Paris, Cerf, 2004, p. 187.
39 AEvS, Carton 272 « Séminaire épiscopal », directives générales pour le grand séminaire valaisan, 1983.
40 AJuP, Carton « Conseil presbytéral, Documents divers 1979-1995 », 8 janvier 1980, téléphone de Mgr Candolfi.
41 Voir Pelletier Denis, op. cit., p. 199.
42 AJuP, Carton « Conseil presbytéral, Procès-verbaux 1968-1983/1986-1995 », procès-verbal 21 février 1989.
43 AEvFr, Carton X.S.1. « Séminaire diocésain dossier 1976-1981 », projet de réponse, juin 1976.
44 Mamie Pierre, Au nom du Seigneur, Qui vous écoute, m’écoute…, lettre pastorale pour le Carême 1979.
45 AJuP, Carton « Conseil presbytéral, Documents divers 1979-1995 », Semailles d’Église au cœur ouvert, 1988.
46 AEvFr, Carton III.40 « Conseil presbytéral IV », Document de travail viri probati pour le Conseil épiscopal, décembre 1983.
47 Charrière François, Le recrutement sacerdotal, op. cit.
48 AEvFr, Carton III.13a « Lettres à notre clergé », décanat de Notre-Dame de Tours, 10 juillet 1963.
49 Idem.
50 ACSB, Dossier F2c, « Chapitre général », allocution du prévôt lors du chapitre général de 1980.
51 Girardin Émile de, La politique universelle : décrets de l’avenir, Paris, Libraire Nouvelle, 1855, p. 19.
52 « L’étude d’une paroisse rurale », in Semaine catholique, 2/8 janvier 1953, p. 19.
53 AEvFr, Carton « Conseil presbytéral, Documents divers 1949-1978 », Rapport relatif à la répartition dans le Jura. Extrait du rapport de la Commission catholique-romaine du canton de Berne, 1966.
54 Voir Planzi Lorenzo, La fabrique des prêtres. Recrutement, séminaire, identité du clergé catholique en Suisse romande (1945-1990), Fribourg, Studia Friburgensia, 2015 (publication en cours).
55 AEvFr, Carton X.S.1., « Séminaire diocésain 1966-1971 », lettre de Overney à Charrière, 8 octobre 1969.
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