Introduction
p. 7-15
Texte intégral
1Acte de foi initial et partagé, communauté de fidèles, gestes spécifiques, corpus de référence, tels sont quatre des termes communs aux religions présentées dans ce volume. Point de spontanéité dans la durée pour garantir la reproduction de l’acte de foi, organiser la vie des fidèles, observer les rites, augmenter, transmettre et interpréter le corpus. Dans tous les cas, une autorité magistérielle a émergé, valorisant ici le droit attribué à celui qui est nommé Dieu, là la liturgie, ailleurs encore le texte porteur de la parole considérée comme divine. Les corps ont été plus ou moins structurés, hiérarchisés, figés dans le temps. Ils se sont construits selon un rapport de coopération et de force avec les autorités politiques et militaires. Suivant les sociétés, ils ont connu une situation de monopole plus ou moins affirmée dans le champ culturel. Le sujet traité dans ce volume est donc universel et les contributions qui suivent permettent de ne pas céder aux vues simplistes : un clergé fut fortement organisé dans le catholicisme dont le magistère a, pendant plusieurs siècles, fait du sacerdoce la « dignité » la plus haute1, mais le laïcat exerça une autorité de bien des manières ; quant à l’adage selon lequel « il n’y a pas de clergé en islam », il est contrebalancé par un hadîth selon lequel « les savants [religieux] sont les héritiers des prophètes2 ».
2La problématique de l’autorité a traversé l’histoire du judaïsme autour de lieux et de textes : pharisiens versus sadducéens3, temple de Jérusalem versus temple de Léontopolis4, juifs rabbiniques versus juifs caraïtes5. Elle fut au cœur des rapports entre les évêques et les papes d’un côté, les empereurs et les rois de l’autre, depuis Ambroise de Milan jusqu’à Pie XI en passant par Grégoire VII et Innocent IV, depuis Théodose jusqu’à Victor-Emmanuel en passant par Frédéric II et Charles Quint. Elle fut un élément essentiel de la division entre les patriarches chrétiens, aboutissant au schisme de 10546. Elle fut un élément-clef de la division entre catholiques et réformés : ainsi, lors du colloque de Ratisbonne, en avril-mai 1541, l’autorité et la structure hiérarchique de l’Église restèrent un point non résolu avec l’eucharistie, alors même qu’un accord avait été trouvé sur la « justification ». Cette problématique a également traversé l’histoire musulmane, depuis la prédication de Muhammad jusqu’à la proclamation d’un califat en 20147, quatre-vingt-dix ans après son abolition décidée par la Grande Assemblée nationale turque et trente-cinq ans après la proclamation, par un savant chiite, d’une constitution islamique ayant pour pierre d’angle sa propre autorité. Elle n’a pas épargné le bouddhisme, subdivisé en de multiples dénominations8 et dans une relation de confrontation et de coopération avec le pouvoir chinois depuis des siècles9.
3Dans l’historiographie francophone, la conception de la problématique de l’autorité religieuse est datée, elle renvoie à une réflexion collective de la seconde moitié des années 1960 autour du thème de l’obéissance au sein du catholicisme, notamment dans les champs de la pensée et de la morale. Par l’encyclique Humani generis (1950), le pape Pie XII avait posé les limites du pluralisme philosophique en théologie, l’Église ne pouvant se lier « à n’importe quel système philosophique dont la vie est de courte durée10 » ; par l’encyclique Humanae Vitae (1968), le pape Paul VI avait demandé aux gouvernants de ne pas introduire par voie légale « des pratiques contraires à la loi naturelle et divine » en matière de fécondité, mais les évêques avaient renvoyé les couples à leur conscience11. L’autorité, expliquait Michel de Certeau, n’implique pas seulement des principes comme ceux de la nécessité de l’ordre ou du respect de la personne, de la priorité de la nation ou de celle du régime socialiste, mais une reconnaissance de ces principes, soit un accord tacite ou explicite garantissant la cohérence d’un groupe par ses références et valeurs communes. Qu’est-ce qui est susceptible de garantir et de pérenniser cette reconnaissance ? Un projet ou, à défaut, un profit, répondait le jésuite avant de discerner dans le monde de son temps les indices du passage d’un « mode d’organisation » à un autre remettant en question les autorités instituées depuis des siècles, qu’elles soient politiques ou religieuses :
« À la société définie en fonction d’options communes, née de la Révolution française, mais encore arc-boutée sur le modèle idéologique qu’avait créé la chrétienté et qui a reçu des contenus divers (démocratique, scientiste, laïc, etc.) après la “déchristianisation”, il est possible que succède une société technocratique, combinant la compétence et la réussite, déterminée par des objectifs limités et précisant les conditions de leur réalisation, rejetant les convictions dans le privé, se dissociant d’impératifs éthiques et de conventions sociales au fur et à mesure qu’elle s’attache à élever les “conditions” de vie, et se limitant à la tâche d’organiser rationnellement le “mieux vivre”12. »
4L’hypothèse de Michel de Certeau a été confirmée, mais en partie seulement. Dans le domaine de la science et de la technologie, nulle autorité n’a entravé la recherche fondamentale de manière décisive et définitive au sein des démocraties libérales parlementaires après la Seconde Guerre mondiale. La contrainte majeure a relevé des limitations financières, davantage soumises à la loi du marché qu’à des règles étatiques ou multilatérales13. À titre d’exemple, le transhumanisme est apparu comme une expression privilégiée de l’approche libertarienne autour de deux figures établies en Californie, Robert Ettinger auteur de Man Into Superman : The Starling Potential of Human Evolution, and How to Be Part of It (1972) et F. M. Esfandiary alias FM-2030 auteur de Upwingers Manifesto, donné comme texte de référence sur le site officiel Humanity + (ex- World Transhumanist Association). Avec comme point d’ancrage les thèses libérales de l’économiste Friedrich von Hayek, jusqu’à appeler à réviser les lois nationales et les conventions internationales, des acteurs de ces courants ont rejeté toute limite éthique, tout principe dit « de précaution », afin de laisser libre cours à tout un chacun sur la route de la pro-action. Des multinationales se sont d’ailleurs engagées dans ces projets de recherche, parmi lesquelles Google, Nokia, Cisco ou Genentech14.
5Au cours de la même période, l’autorité du matérialisme scientifique athée fut ébranlée, dans ses versions soviétique et maoïste. En Chine, la « révolution culturelle » officiellement reconnue par la décision du Comité central du PCC d’août 1966 permit de propager de manière plus vigoureuse la conviction de la mort prochaine de la religion dans la société pleinement communiste : la passivité consistant à attendre l’extinction progressive de la religion n’était plus acceptable15. La pratique religieuse disparut de l’horizon de la génération des « Gardes Rouges » dont le projet était de réaliser une culture prolétarienne nouvelle et totale. Ils fermèrent toutes les écoles, détruisirent les documents littéraires et notamment ceux qui portaient des références religieuses, saccagèrent les lieux de culte, poursuivirent les adeptes des différentes confessions. Pendant une douzaine d’années, plus rien ne fut officiellement publié au sujet de la religion dans la RPC. À la fin de l’année 1978, le 3e Plénum du 11e Comité central du PCC réinstaura la politique de la liberté de croyance religieuse. Celle-ci fut incluse dans l’article 36 de la Constitution révisée en 1982. Cinq religions furent officiellement reconnues : bouddhisme, islam, taoïsme, catholicisme et protestantisme. Dans un document interne au PCC, intitulé « La perspective et la politique fondamentale concernant la question religieuse durant la période socialiste en Chine16 », les autorités admirent que la religion était un phénomène complexe, massif, profondément enraciné et universellement répandu, avec des connexions étroites dans le cas de certaines « nationalités ethniques ». La vie religieuse redevint un fait social essentiel et officiellement reconnu, ce qui n’alla pas sans tension17. En URSS et dans les démocraties populaires, en dépit des arrestations, des cas de torture et des internements politiques dans des asiles psychiatriques, la remise en question des autorités connut une publicité dès le milieu des années 1970. Dans sa lettre ouverte au secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque, l’écrivain Václav Havel prit acte des résultats du labeur commun des citoyens dans les usines et les bureaux, permettant d’augmenter le niveau de vie collectif, de consommer davantage et d’avoir des loisirs, autant d’indices d’une « consolidation de notre société ». Mais voilà qu’il introduisit, immédiatement après, la question déstabilisatrice :
« Pourquoi accomplissent-ils tout ce qui, globalement, donne cette impression imposante d’une société totalement unie, soutenant totalement son gouvernement ? Je pense que la réponse est évidente pour tout observateur impartial : c’est parce qu’ils ont peur. Par crainte de perdre sa place, l’instituteur enseigne à ses élèves des choses auxquelles il ne croit pas ; par crainte pour leur avenir, ses élèves le répètent après lui […]. Par crainte des suites éventuelles, les gens participent aux élections […]. Par peur ils procèdent à des autocritiques avilissantes et remplissent mensongèrement un tas de questionnaires humiliants. De peur d’être dénoncés, ils n’expriment pas en public, ni même parfois en privé, leur véritable opinion18. »
6Pour celles et ceux qui, en milieu politique libéral, s’étaient mobilisés à l’avant-garde du progrès de l’histoire, il y eut trois manières de faire le bilan de ces « années rouge ». La première consista à ne rien lâcher, à l’exemple d’Alain Badiou qui reconnut, certes, un « “gai savoir” brutal […] convaincu d’être du côté de la vraie vie », mais qui resta convaincu qu’il « fallait tenir bon, ne rien céder sur nos principes, en trouver de nouveaux, rectifier ce qui devait l’être, et quoi qu’il arrive ne jamais nous résigner à honorer l’ordre établi capitalo-parlementaire mondialisé – son économie, son État, sa vision du monde, son racisme “occidental”, ses expéditions militaires impériales déguisées en humanitarisme, sa “communauté internationale” de puissants bandits –, de la moindre nuance d’acceptation19 ». La deuxième peut être illustrée par l’interrogation de Jacques Rancière qui, après avoir défini la « démocratie » comme une société différente de celles qui sont gouvernées par « des États sans loi ou par la loi religieuse », s’exclama : « Comment comprendre que, au sein de ces “démocraties”, une intelligentsia dominante, dont la situation n’est pas évidemment désespérée et qui n’aspire guère à vivre sous d’autres lois, accuse, jour après jour, de tous les malheurs humains un seul mal, appelé démocratie20 ? » La troisième fut celle de Benny Lévy, « passé du Caire à Paris, pour déchoir de Moïse à Mao », ce qu’il qualifia de « monstruosité », une faiblesse surmontée grâce à l’établissement à Jérusalem, là où il put « prononcer les choses qui [l]’ont complètement dénoué21 » en s’engageant dans un nouveau combat pour la victoire de la « Loi » sur le « droit ».
7Fasciné par le phénomène, l’un des tout premiers à avoir perçu la réintégration du facteur religieux dans l’espace public et politique fut Michel Foucault. En 1978, il effectuait un reportage en Iran, envoyé du quotidien italien le Corriere della serra. Il y découvrit que la religion n’était pas le voile d’une lutte contre un dictateur en cheville avec la puissance états-unienne, le vernis d’un combat anti-impérialiste, mais qu’elle était, par elle-même, force mobilisatrice pour l’établissement d’un régime conçu comme véritablement juste et auquel il fallait donc se soumettre. Plutôt qu’à 1789 ou 1917, il fallait donc comparer cette expression à ce qu’avait dû être la Florence de Savonarole, la Münster des anabaptistes, ou la Londres de Cromwell. Mais ce que Foucault ne mesura pas, ou pas immédiatement, c’était l’agissement de l’autorité religieuse en amont et en aval de l’espérance messianique et de la mobilisation populaire : « Foucault répugnait à admettre que cette révolte puisse connaître un jour les contraintes de la révolution. Et qu’elle finirait donc, comme les autres par se confronter aux enjeux du gouvernement, du contrôle, de la surveillance… Bref, il a cru que la foi pouvait ne pas devenir loi, que la mystique ne tournerait pas en politique22. » Or, il ne s’agissait en rien d’un épiphénomène. Quelques mois plus tôt, un comité de savants d’al-Azhar, la plus prestigieuse institution sunnite, avait rédigé un projet de « Constitution islamique » auquel tous les États se réclamant de l’Umma musulmane étaient invités à se rallier.
« Article 44 – L’État doit se doter d’un Guide. L’obéissance lui est due, même s’il y a désaccord dans l’opinion. Il doit conduire l’opinion.
Article 45 – On ne doit pas obéissance à une personne qui désobéit au Créateur. Le Guide n’a aucune autorité quand il prend des décisions qui vont à l’encontre de la sharî‘a. […]
Article 65 – Les sentences [ahkâm] et leurs applications sont rendues au nom de Dieu le Clément le Miséricordieux. Dans l’exercice de ses fonctions, le magistrat ne se soumet qu’à la sharî‘a islamique.
Article 66 – L’application des sentences [ahkâm] relève de la responsabilité de l’État. Le fait de s’abstenir en la matière ou de retarder leur application constitue un crime qui doit être puni23. »
8Cette Constitution, qui plaçait les savants-juristes au cœur du système d’autorité dans des sociétés où l’islam devait être conçu comme englobant, ne fut adoptée par aucun État pour des raisons tenant à la fois aux rapports de force en politique intérieure et à la géopolitique du Proche et du Moyen-Orient. Son contenu fut, cependant, partiellement repris dans les trois déclarations des droits de l’homme se référant à l’islam (1981, 1983, 1989) ainsi que dans le Code pénal unifié de la Ligue des États arabes en 1996. La place du magistère sunnite au sein des institutions, majeure dans des pays comme l’Arabie saoudite ou le Pakistan24 puisqu’un conseil de savants religieux y sanctionne l’islamité de la législation, fut encore un enjeu lors du renversement de plusieurs chefs d’État du monde arabe en Tunisie, en Égypte et en Libye, au cours du premier semestre 2011.
9L’Amérique du Nord, comme les sociétés de l’Ouest du continent eurasiatique, ne furent pas imperméables au phénomène, encore que les spécialistes témoignent ici d’interprétations parfois divergentes25 voire de désaccords. En 1990, en consonance avec Marcel Gauchet26, Émile Poulat constatait le terme d’une lutte séculaire pour la suprématie entre l’État et l’Église, la fin du « grégorianisme », mais aussi de tout « régalisme » qu’il soit ou non gallican, ce qui n’impliquait pas, selon son analyse, une symétrie dans la relation : « L’État occupe seul désormais tout le champ de la puissance publique, et c’est dans ce nouvel espace politique que l’Église doit inscrire ses droits, son territoire, sa liberté. Le rapport inégal entre eux s’est inversé, et l’homologie des “deux pouvoirs” s’est dissoute : la puissance publique n’a plus devant elle que des “autorités religieuses”, respectables, mais privées de toute autorité sur elle27. » Un quart de siècle plus tard, Michel Fourcade proposa de réviser l’interprétation qui était faite de la déclaration conciliaire sur la « liberté religieuse » en expliquant que ce n’est pas seulement la forme « catholique » d’un État qui avait été écartée, mais aussi « toutes les autres constructions monistes » : « De Vatican II à Jean-Paul II, la “Liberté religieuse” restera l’un des principaux leviers de “l’Ostpolitik” vaticane, le Saint-Siège ne ménageant pas ses efforts pour faire inscrire son principe le 1er août 1975 dans l’Acte final de la C.S.C.E. d’Helsinki, puis pour le faire respecter, avec à terme les succès que l’on sait28. »
10Tel a été le contexte d’élaboration de ce sujet destiné à marquer le 40e anniversaire de l’Association française d’histoire religieuse contemporaine (1974-2014). En suivant une démarche inductive, les organisateurs de l’événement n’ont pas commencé par chercher à s’accorder sur la qualification du monde contemporain : moderne, post-moderne, séculier, post-séculier, chrétien, post-chrétien29… Deux constats se sont imposés : 1 – des modes de sécularisation se poursuivent dans le monde, en matière de mœurs ou de pratiques économiques notamment ; 2 – du fait de phénomènes migratoires nouveaux, des sociétés s’homogénéisent du point de vue religieux – du moins en apparence – quand d’autres deviennent de plus en plus diverses. La Grande-Bretagne illustre ce double mouvement. Le recensement de 2011 en Angleterre et au Pays de Galles permet d’obtenir les résultats suivants : chrétiens (59,3 %), sans religion (25,1 %), musulmans (4,8 %), hindous (1,5 %), sikhs (0,8 %), juifs (0,5 %), bouddhistes (0,4 %), autres religions – païens, spiritualistes, jains, ravidassias, et adeptes de plusieurs religions – (0,4 %). La progression la plus rapide se situe chez les sans religion, les musulmans et les hindous, le déclin le plus significatif chez les chrétiens30.
11L’intérêt de la démarche comparatiste prend ici son sens. À la fin du xixe siècle, le contexte de première mondialisation fut marqué par la diffusion – attraction et imposition – de normes, codes et pratiques sécularisées produites par des États européens. Les autorités religieuses, de Rome à Tokyo, du Caire à Chicago, du Cap à Oslo, ont été confrontées à un défi commun : celui de l’affirmation de droits de l’individu contre ceux de la communauté à laquelle il était rattaché ; celui de la déconnexion croissante entre le citoyen sujet et le fidèle ; celui de la complexification du rapport entre culture et religion. La réaction se situa sur un triple registre, avec des variantes en fonction du contenu spécifique du corpus religieux : une résistance, pouvant aller jusqu’au rejet, au nom de la « vérité », au nom de la « loi divine », au nom de la défense de la communauté dominée. Le contexte de seconde mondialisation, depuis les années 1960, est caractérisé par un phénomène de réversion31. Deux courants s’affrontent. L’un, « universaliste », « développementaliste », présuppose ou encourage une marche de l’humanité vers la norme libérale du rapport de chaque individu à toute autorité, notamment religieuse32. L’autre, « relativiste », « culturaliste », présuppose ou encourage les différences au sein des groupes humains en sanctuarisant des rapports sociaux au nom de la défense d’un « Occident33 » ou, à l’inverse, de la lutte contre « l’occidentalisation34 », héritière d’une colonisation dont les traits sont exclusivement assignés à une poignée de puissances ayant dominé la plus grande partie du monde au cours d’une période donnée.
12Cette tension trouve une traduction épistémologique dans les études consacrées aux religions, et celle-ci est caractérisée par une triple asymétrie. La première concerne les disciplines permettant d’analyser l’objet : le rapport entre sciences religieuses d’un côté, sciences sociales et humaines de l’autre est conflictuel et, si le primat reste aux secondes dans les laboratoires et centres de recherche de l’ouest européen et d’Amérique du Nord35, ce n’est pas forcément le cas dans d’autres régions du monde. La deuxième concerne le volume et la manière d’aborder la recherche sur les autorités religieuses : celles portant sur le christianisme (catholique ou protestant) sont plus nombreuses et, dans les études marquées par les post-colonial studies, le rapport dominant/dominés caractérise l’autorité « néocoloniale » bien plus que l’autorité religieuse elle-même. La troisième concerne les limites cognitives des philosophes, sociologues, politologues et même juristes lorsqu’ils cherchent à penser les rapports d’autorité. Jürgen Habermas sait ce que sont les autorités chrétiennes, il n’a qu’une conception restreinte de celles qui se réclament de l’islam, de l’hindouisme ou du confucianisme36. John Rawls a essentiellement pensé le rapport de l’État au religieux en fonction du protestantisme, et il a généralisé le cas du retrait des doctrines religieuses qui autrefois avaient servi de base officielle aux sociétés anglo-saxonnes pour fonder sa théorie de la justice37.
13C’est en étant conscient de ces décalages, producteurs d’incompréhensions et parfois d’inquiétudes38, de demandes inédites de reconnaissance de paroles faisant autorité au nom de la religion dans les démocraties libérales, que nous avons proposé le sujet ici abordé. Les études présentées dans ce volume d’actes échappent à la pression des modes en cours – sans nier leur intérêt, telles que la focalisation sur le genre, la juxtaposition des narrations, la tentation téléologique. Il reste néanmoins des traces d’engagement qui apparaîtront aux lecteurs et lectrices. Loin de viser à l’exhaustivité, la rencontre unissant des chercheurs et chercheuses chevronnés avec des doctorants et doctorantes avait pour ambition d’ouvrir des portes entre places fortes spécialisées. Le travail sur l’assise matérielle et financière des autorités religieuses en lien avec le commerce des biens du salut, monastères chrétiens ou bouddhistes, académies confucianistes ou zaouïas, n’apparaîtra qu’en filigrane. L’approche anthropologique sur les signes et symboles visibles de l’autorité, habits et gestes de soumission, n’a pas été privilégiée. L’étude quantitative et qualitative des sanctions, des peines, de leurs applications, de leurs justifications et de leur évolution reste encore à entreprendre.
14Le plan est organisé selon trois parties thématiques. La première regroupe des synthèses historiques sur la construction des systèmes d’autorité dans plusieurs religions. La deuxième, davantage centrée sur le christianisme à l’époque contemporaine, porte sur le rapport des autorités religieuses face aux enjeux de politique extérieure ou intérieure et de formation intracommunautaire. La troisième propose des études de cas montrant diverses manières de faire autorité sans systématiquement disposer d’un statut préalable. La conclusion reprend l’ensemble de ces contributions, sous une forme synthétique et dans une perspective diachronique.
Notes de bas de page
1 Encyclique Ad Catholici Sacerdotii, 20 décembre 1935. En ligne : http://w2.vatican.va/content/pius-xi/fr/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_19351220_ad-catholici-sacerdotii.html.
2 Hanbalî Ibn Rajab, Les héritiers des prophètes, Beyrouth, Albouraq, coll. « Héritage Spirituel », 2012.
3 Mimouni Simon Claude, Le judaïsme ancien du vie siècle avant notre ère au iiie siècle de notre ère, Paris, PUF, coll. « Nouvelle Clio », 2012.
4 Mélèze-Modrzejewski Joseph, Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, Paris, Armand Colin, 1997.
5 Goldberg Sylvie Anne, La Clepsydre II. Temps de Jérusalem et temps de Babylone, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel Idées », 2004.
6 Louth Andrew, L’Orient grec et l’Occident latin. L’Église de 681 à 1071, Paris, Cerf, coll. « L’Église dans l’histoire », 2013.
7 Mouline Nabil, Le Califat. Histoire politique de l’islam, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2016.
8 Conze Edward, A Short History of Buddhism, Londres, Allen & Unwin, 1980.
9 Schwieger Peter, The Dalai Lama and the Emperor of China : A Political History of the Tibetan Institution of Reincarnation, New York, Columbia University Press, 2015.
10 Avon Dominique, « Une école théologique à Fourvière ? », in Fouilloux Étienne et Hours Bernard (dir.), Actes du colloque Les Jésuites à Lyon xvie-XXe siècles (26-27 septembre 2002), Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 231-246. Le texte de l’encyclique est consultable en ligne : http://w2.vatican.va/content/pius-xii/fr/encyclicals/documents/hf_p-xii_enc_12081950_humani-generis.html.
11 Sevegrand Martine, L’affaire Humanae vitae. L’Église catholique et la contraception, Paris, Karthala, 2008. Le texte de l’encyclique est consultable en ligne : http://w2.vatican.va/content/paul-vi/fr/encyclicals/documents/hf_p-vi_enc_25071968_humanae-vitae.html.
12 Certeau Michel de, « Structures sociales et autorités chrétiennes », Études, t. CCCXXXI, 1969, n° 7, p. 131.
13 Voir l’article pionnier de Reid Roger D., « Freedom and finance in research », American Scientist, avril 1953, vol. 41, n° 2, p. 286-292.
14 Damour Franck, La tentation transhumaniste, Paris, Salvator, coll. « Carte blanche », 2015, p. 30-47.
15 « Hsiang Yu et Liu Chung-Wang Liu, « The Correct Recognition and Handling of the Problem of Religion », document traduit in Macinnis Donald E., Religious Policy and practice in Communist China. A Documentary History, New York/Londres, The MacMillan Company/Collier-MacMillan LTD., 1972, p. 59-69.
16 Macinnis Donald E., Religion in China Today : Policy and Practice, New York, Maryknoll, Orbis, 1989, p. 8-25.
17 Goossaert Vincent et Palmer David A., La question religieuse en Chine, Paris, CNRS Éditions, 2012.
18 Havel Václav, « Lettre ouverte à Gustave Husak » (1975) in Écrits politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1990, p. 10-11.
19 Badiou Alain, Les Années rouges, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Essais », 2012, p. 6-7.
20 Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005, p. 79.
21 Finkielkraut Alain et Lévy Benny (textes réunis et annotés par Gilles Hanus), Le Livre et les livres. Entretiens sur la laïcité, Paris, Verdier, 2006, p. 141.
22 Birnbaum Jean, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Le Seuil, 2016, p. 111.
23 Extrait du projet de Constitution islamique à caractère universel, Al-Azhar, 1978 (traduction Avon Dominique). Texte en arabe consultable en ligne : http: //www.muslm.org/vb/showthread.php?442948-% D8 % A7 % D9 % 84 % D8 % AF % D8 % B3 % D8 % AA % D9 % 88 % D8 % B1-% D8 % A7 % D9 % 84 % D8 % A7 % D8 % B3 % D9 % 84 % D8 % A7 % D9 % 85 % D9 % 8A- % D8 % A7 % D9 % 84 % D8 % B0 % D9 % 8A-% D9 % 88 % D8 % B6 % D8 % B9 % D9 % 87-% D8 % A7 % D9 % 84 % D8 % A7 % D8 % B2 % D9 % 87 % D8 % B1-% D8 % B9 % D8 % A7 % D9 % 85-1978.
24 Nasr S. V. R., « The Rise of Sunni Militancy in Pakistan : The changing role of islamism and the Ulama in Society and Politics », Modern Asian Studies, février 2000, vol. 34, n° 1, p. 139-180.
25 Fath Sébastien, Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison-Blanche, Paris, Le Seuil, 2004 ; Fath Sébastien, Militants de la Bible aux États-Unis. Evangéliques et fondamentalistes du Sud, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2004 ; Lacorne Denis, De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique, Paris, Gallimard, coll. « L’Esprit de la cité », 2007.
26 Gauchet Marcel, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1985.
27 Poulat Émile, « Le grand absent de Dignitatis humanae : l’État », Le Supplément, n° 175, décembre 1990, p. 5-27.
28 Fourcade Michel, « Vatican II dans l’histoire de la sécularisation », intervention lors des journées Dogma (Institut pour l’étude des disciplines dogmatiques et l’histoire générale des formes), École normale supérieure, Paris, 14 juin 2013.
29 Taylor Charles, A Secular Age, London and Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2007.
30 « Religion in England and Wales 2011 ». En ligne : https://www.ons.gov.uk/peoplepopulationand-community/culturalidentity/religion/articles/religioninenglandandwales2011/2012-12-11.
31 Laurens Henry, Tolan John et Veinstein Gilles, L’Europe et l’islam. Quinze siècles d’histoire, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2009.
32 Fukuyama Francis, La Fin de l’histoire et le Dernier homme, Paris, Flammarion, coll. « Histoire », 1992.
33 Huntington Samuel P., Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
34 Latouche Serge, L’occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, coll. « Essais », 2005.
35 Avon Dominique et Pelletier Denis, « Sciences et religions au 20e siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 130, avril-juin 2016, p. 5-15.
36 Habermas Jürgen, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2008.
37 Leclerc Arnauld, « La contribution de la théorie procédurale de John Rawls à la redéfinition de la laïcité », in Baudouin Jean et Portier Philippe (dir.), La laïcité, une valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français, Rennes, PUR, coll. « Res Publica », 2001, p. 229-245.
38 Ferenczi Thomas (dir.), Religion et politique. Une liaison dangereuse ?, Bruxelles, Complexe, 2003.
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