Conclusion. Les minorités en guerre ou quand le social fait de la résistance
p. 287-296
Texte intégral
1L’observation des populations minoritaires des grands ensembles nationaux et impériaux permet-elle de (re)penser la nation, la patrie, le patriotisme ? À cette question, les actes du colloque organisé sous la houlette du Museu di Corsica de Corte par Jean-Paul Pellegrinetti et Sylvain Gregori en juin 2014 apportent une réponse non seulement éclatante mais très largement convaincante. En filigrane, ce sont aussi les questions fondamentales de l’engagement et des motivations qui se trouvent posées à nouveaux frais. La moisson réalisée est réellement abondante grâce à une diversité de points de vue qui permet au lecteur d’embrasser de nombreux espaces européens (Turquie comprise) jusqu’à ces trois prolongements que sont alors le Canada, l’Algérie et la Nouvelle Calédonie. Mais ne nous y trompons pas. Si au total la confrontation des expériences minoritaires s’avère éminemment fructueuse, l’approche proposée par les organisateurs n’était pourtant pas sans risque. En effet, à partir d’une définition basique de la minorité nationale fondée notamment sur la démographie, la langue et parfois la religion, il est assez tentant de déduire l’existence d’un groupe homogène, uni jusque dans ses représentations, ses interprétations, ses mobiles et ses stratégies, bref dans ce que l’on appelle son identité ; or, ainsi que l’ont relevé plusieurs auteurs, rien n’est moins hasardeux que cette assertion. À une autre échelle, cette erreur est celle communément commise par un certain nombre d’historiens culturalistes pressés, qui persistent à considérer les sociétés nationales observées en surplomb comme autant de groupes homogènes. Globalement, et à l’image des belles contributions de Raphaël Georges et de Federico Mazzini concernant respectivement les Alsaciens-Lorrains et les Tridentins, nous pouvons assurer que ce risque a été fort bien conjuré. Au-delà, un second motif d’intérêt concomitant mérite d’être aussitôt souligné en ce que ces actes distillent un certain nombre d’avancées historiographiques au fil des articles rassemblés. Ce sont ces ouvertures prometteuses que je vais essayer de commenter brièvement.
2Doit-on y voir un effet générationnel ou simplement celui d’une moindre emprise des normes idéologiques traditionnelles et collectives sur les citoyens occidentaux devenus plus individualisés ? Toujours est-il que les historiographies et les historien(ne)s commencent à s’émanciper d’un certain nombre de récits et de mythes nationaux souvent bâtis durant ou juste au lendemain de la guerre. Les preuves de cette tendance sont nombreuses. Ainsi, au Canada et s’agissant de la minorité francophone, les chercheurs ne se focalisent-ils plus seulement sur les refusants de la conscription ; l’attention prêtée aux Canadiens-Français partis combattre et mourir en Europe est aujourd’hui plus soutenue. Michel Litalien contribue particulièrement au renouvellement de nos connaissances sur la participation des Canadiens à la Première Guerre mondiale1. Au fil de ses publications, il révèle à ses compatriotes un certain nombre d’idées fausses et anciennes qui pourtant continuent d’alimenter le discours politique et les clivages communautaires opposant anglophones et francophones. La contribution qu’il livre ici apporte de nouveaux éléments à cette révision au long cours. Stéfanie Prezioso, pour sa part, s’attaque à ce véritable mythe qui a encore la vie dure, y compris chez les historiens d’aujourd’hui et des deux côtés des Alpes, celui de la Légion Garibaldienne venue soi-disant combattre pour « secourir sa sœur latine »… Son papier consacré aux immigrés italiens en France remet fort justement les choses en perspective. Dans le même ordre d’idées d’une francophilie encore trop rapidement supposée, il apparaît au travers de la contribution de Raphaël Georges qu’à l’entrée en guerre, la mobilisation des Alsaciens-Lorrains sous l’uniforme allemand s’effectue sans problème ; je reviendrai plus loin sur cette question qui traverse la plupart des papiers.
3Alors que de nombreux travaux ont été consacrés au mouvement nationaliste flamand en général et durant la Grande Guerre en particulier, peu de chose a été écrit concernant son pendant francophone, le mouvement wallon. Grâce aux recherches menées par Chantal Kesteloot, cette lacune est en voie d’être comblée, et c’est un éclairage tout à fait neuf des activités du mouvement wallon, et, au-delà, des projets et expériences de réorganisation administrative du royaume de Belgique qui est ici proposé. L’occupant allemand lui-même s’essaie alors à la séparation des Flamands et des Wallons, et alimente les espoirs des fédéralistes des deux bords. Toutefois la Belgique n’est pas la seule à faire l’objet de réflexion prospective en matière de réorganisation administrative. Et l’on peut même soutenir que la guerre est propice à ce genre de spéculation et d’expérimentation. Ainsi, en France, la Fédération Régionaliste française étudiée ici par François Dubasque tente d’ouvrir quelques pistes, profitant notamment de ce que l’économie de guerre exige que l’on fasse un certain nombre d’expérimentations ; on note toutefois que celles-ci sont sans lendemain, tant en France qu’en Belgique. Du fait des élus tout d’abord, peu pressés de modifier les cartes électorales et donc, leurs circonscriptions. Mais plus encore, du fait de la victoire, comme si celle-ci refermait le champ d’un certain nombre de possibles en légitimant les différents régimes et systèmes sortis vainqueurs de la grande confrontation ; chez ceux-là, l’heure est à l’exaltation des unités nationales et donc, à l’enterrement des différents projets de réorganisation administrative et politique, quelle que soit leur pertinence.
4Les historiens corses et de la Corse quant à eux, redécouvrent ce que furent les conditions réelles de la mobilisation, conditions longtemps escamotées sous le voile des manifestations bruyantes et cocardières relevées dès les premières heures dans les villes de l’île mieux en harmonie avec le discours de l’Union sacrée ; le papier de Sébastien Ottavi souligne notamment les abus du gouverneur qui gère l’île comme s’il s’agissait d’une colonie militaire ; on notera au passage que bien d’autres territoires et populations périphériques eurent à subir l’esprit et les manières coloniaux : les Kanaks de Nouvelle Calédonie sont de ceux-là, de même que les différentes populations de la Cilicie, territoire turc occupé un court moment par l’armée française. C’est aussi l’occasion de revenir sur la douloureuse question du chiffrage des pertes corses évaluées au sortir de la guerre à quelques 10-12000 tués, avant qu’une surenchère arithmétique ne se déchaîne dans les années trente et relève ce chiffre déjà important à quelque 30000 voire 40000 et plus. Voilà un phénomène intéressant : rien n’y fait, en dépit des efforts réitérés des historiens pour rétablir la vérité historique, et cet article participe aussi de ce mouvement, l’intériorisation de ces derniers chiffres mythiques perdure encore aujourd’hui parmi de nombreux éléments de la société corse inquiète pour son avenir et avide d’obtenir reconnaissance et dignité de la France continentale. Par-delà cette dimension mémorielle, Sylvain Gregori et Jean-Paul Pellegrinetti insistent quant à eux sur le fait que pour les Corses mobilisés, la guerre de 1914-1918 n’aurait pas seulement constitué un ciment idéologique accélérant l’intégration à la nation française. Chez des hommes appelés à combattre et à mourir si loin de leurs terres, l’extrême dureté de l’expérience des tranchées aurait également généré un renforcement de leur identité insulaire ; une redécouverte ou un approfondissement nécessaires, en somme, pour supporter l’insupportable et tenter de survivre. Toutefois, s’il ne fait guère de doute que le transfert ou la reconstitution au front de cercles de sociabilité proprement corses permit aussi aux Corses de tenir, il reste effectivement difficile de prendre l’exacte mesure de ce qui relève de ce que les auteurs appellent la « corsitude » et ce qui peut être encore déterminé par l’origine culturelle et sociale.
5Mais bien d’autres historiographies à caractère mythique durable sont encore mises à mal dans cet ouvrage : j’évoquerai tout d’abord celle qui tend à présenter les Juifs d’Algérie comme unanimement patriotes, absolument et sans équivoque acquis à la cause de la France ; ce que montre le papier de Pierre-Jean Foll-Lucciani, c’est que ce n’est pas si simple et que bien des montées en généralité présentées comme autant d’évidences sont mal assurées. Non sans justesse, l’article en question se situe à rebours du discours historiographique de l’unanimisme patriotique, lui-même inscrit dans le prolongement d’une historiographie coloniale et assimilatrice reprenant sans véritable mise à distance les discours tenus par les élites juives de l’époque : là aussi, pourrait-on dire, la réalité sociale et culturelle fait de la résistance. Enfin, avec les papiers croisés et très complémentaires d’Antoine Marès et d’Helena Trnkova, c’est aussi le mythe fondateur de la Tchécoslovaquie de 1918 qui est déconstruit. Traditionnellement en effet, l’accession à l’indépendance est expliquée par la mobilisation de la notion abstraite du sentiment national et dans le cadre de la tendance supposée naturelle à l’autodétermination. Tant Helena Trnkova qu’Antoine Marès s’opposent à cette vision téléologique de l’histoire qui veut que la naissance d’États-nations soit l’aboutissement d’un processus naturel. Particulièrement amnésique sur ce point, la vulgate tchèque se trouve ébranlée par le seul rappel que si 5000 Tchèques ont succombé sur les fronts de l’Entente, ce ne sont pas moins de 138000 Tchèques qui sont tombés sur les fronts austro-hongrois. On note encore que cet oubli statistique constitue un véritable tabou partagé à la fois par les Tchèques et les Autrichiens pour des raisons opposées, les seconds tendant à accréditer la vulgate autrichienne du coup de poignard dans le dos… ; enfin, il s’avère que les Alliés ne se prononcèrent pas avant le printemps 1918 sur la destruction de l’Autriche-Hongrie, ce qui du coup diminue considérablement l’importance et l’efficience du rôle joué par les chefs nationalistes exilés auprès des dirigeants de l’Entente. Bien sûr, ces froids mais justes dévoilements historiographiques n’épuisent pas pour autant la délicate question de savoir si les peuples, les nations, les communautés (les familles), « ont besoin » de mythes fondateurs pour « tenir ensemble »…
6Selon leurs intérêts propres et immédiats, toutes les puissances ont peu ou prou joué avec les minorités ; les leurs et celles des pays ennemis. Partout, instrumentalisation et manipulation des dominés par les dominants furent la règle. C’est ce que montre Loubna Lamrhari concernant la Cilicie ottomane militairement occupée entre 1919 et 1921 par une France qui comme ses partenaires du moment a des visées coloniales dans la région : la Légion arménienne initialement composée en novembre 1916 pour combattre les troupes de l’Empire ottoman est dissoute en août-septembre 1920, ce qui correspond au moment où la France retourne sa politique et fait finalement le choix de trouver un accord avec la nouvelle Turquie. En Belgique, l’occupant allemand joue lui aussi sur les clivages communautaires antérieurs et mène une Flamenpolitik ; dans la partie de l’Alsace qu’elle occupe à partir de l’été 1914, la République française tâche de soigner son image, de ne pas brusquer les choses, se montre libérale et respectueuse. Il s’agit de faire en sorte que les populations des provinces perdues reconnaissent les avantages qu’ils auraient à redevenir Français. Cela ne dure pas au-delà de la victoire nous dit Gérald Sawiki… Quant aux Allemands, après avoir longtemps suspecté la loyauté des Alsaciens-Lorrains et réprimé la moindre manifestation d’opposition supposée, ils s’essaient au libéralisme et envisagent même durant l’été 1918 d’accorder une véritable autonomie à ces territoires ; ultime tentative pour sauver ce qui ne peut plus l’être…
7Dans le prolongement de ce qui vient d’être relevé, il est tout à fait remarquable que même un État aussi centralisateur et niveleur que la France ne rechigne pas à jouer de la corde sensible régionale pour flatter les populations dont elle sollicite hommes et ressources matérielles : c’est le cas breton étudié par Yann Lagadec2 ; on ne peut dès lors s’étonner de voir un préfet rendre hommage « aux poitrines bretonnes aussi résistantes que le granite » ; en effet, de la part du premier représentant de l’État en Bretagne, un autre discours est-il possible ? Bien que dans une autre mesure, on retrouve manipulation et jeu de dupes, encore, s’agissant cette fois du voyage à Perpignan de Catalans espagnols présenté par David Martinez-Fiol et Nicolas Berjoan. Habiles, les autorités françaises bornent strictement l’espace discursif et parviennent à transformer une rencontre de fraternité catalane en manifestation d’amitié franco-espagnole plus conforme aux intérêts immédiats d’un État français en guerre, nettement moins soucieux des libertés catalanes que de conserver la neutralité d’un pays se trouvant sur son flanc méridional.
8Dans la politique des États visant les minorités de l’ennemi, les tentatives de retournement de celles-ci contre leur État d’appartenance deviennent presque un exercice banal. Tout le monde s’y essaie ; finalement, avec des résultats relativement mitigés. On a déjà évoqué le cas des Arméniens en Cilicie. Il faut aussi citer celui des Roumains de Transylvanie pour lesquels Jean-Noël Grandhomme souligne leur manque d’enthousiasme à l’idée de retrouver les tranchées en cas de changement de camp. Des manœuvres du même ordre visent les Alsaciens-Lorrains avec des résultats, là encore, quelque peu décevants : au total, ce sont moins de 18000 hommes qui rejoignent l’Armée française. De son côté, la propagande italienne auprès des Tridentins prisonniers en Russie ne mord pas non plus. Quant aux Tchécoslovaques, 100000 d’entre eux s’engagent dans les légions aux côtés de l’Entente, la plupart étant issus des camps de prisonniers russes. Cependant, ne concluons pas trop vite à l’engouement patriotique tchécoslovaque. Ainsi que le fait observer Helena Trnkova, l’analyse des moments d’engagements (mais aussi de captures/redditions) montre que dans la détermination des comportements, c’est la configuration concrète de la scène sociale qui prime sur les convictions intimes et idéologiques et non l’inverse. Voilà une réflexion importante au moment précisément d’aborder plus largement la question de l’engagement, du volontariat et celle de l’obéissance à l’ordre de mobilisation générale.
9Pour le Canada, Michel Litalien rappelle à propos du volontariat des anglophones qu’à plus de 70 %, il concerna des immigrés britanniques récents nés en Grande-Bretagne ; autrement dit, le taux d’engagement des Canadiens anglais nés au Canada est loin de correspondre à leur poids démographique ; d’ailleurs, dès fin 1915, les autorités canadiennes éprouvent de réelles difficultés à remplir les contingents de volontaires, qu’ils soient anglophones ou francophones. Et il s’avère que la désaffection sinon le rejet de la guerre touchent progressivement de larges pans des deux communautés. C’est précisément la raison pour laquelle, de la même façon qu’en Grande-Bretagne, on dut recourir à la conscription. Il faut tout de même avoir de sacrées œillères pour ne pas voir que la conscription, c’est-à-dire la contrainte, seule ou peu s’en faut, a permis de remplir les bataillons des deux côtés de l’Atlantique et de poursuivre la guerre aussi longtemps. On rappellera pour mémoire que les autorités états-uniennes, plus pragmatiques ou plus pressées, n’expérimentèrent le volontariat que durant quelques semaines. Le manque d’enthousiasme pour la guerre a été, là aussi, en grande partie effacé par l’instauration de la conscription.
10S’agissant de l’engagement des immigrés italiens en France dans l’Armée française, Stéfanie Prezioso souligne à quel point leur « choix » monté en légende héroïque fut singulièrement limité à deux propositions : fuir pour échapper aux accusations et aux agressions xénophobes d’une frange de la population française, ou bien, proclamer haut et fort leur attachement à leur patrie « d’accueil ». En fait, pour ces immigrés figurant parmi les plus dominés socialement, les raisons de s’engager sont multiples : pour certains, et compte tenu du chômage généré par la mobilisation générale, cela signifie échapper à la faim et à la misère ; et puis, d’autres redoutent un renvoi de l’autre côté des Alpes où personne ne les attend (l’Italie est encore membre de la Triplice) ; quant aux Italiens internés dans les prisons françaises, ils ont le choix entre l’expulsion et la souscription d’un engagement. Bien sûr, cela ne signifie pas que la francophilie sincère d’un certain nombre soit à exclure. Mais fort curieusement additionnées par les historiens, toutes ces raisons évoquées ont tout de même fini par donner naissance à ce qui est encore célébré aujourd’hui comme l’épopée fameuse de la Légion garibaldienne venue au secours de la sœur latine. De la même façon, il n’est sûrement pas inutile de rappeler que les émigrés tchèques et slovaques qui s’engagent aux côtés de l’Entente échappent, eux et leurs familles, au séquestre de leurs biens en tant que ressortissants ennemis… Stratégie d’évitement.
11Plusieurs papiers abordent également le moment-clé de la mobilisation générale des conscrits des deux bords. Décisif, ce moment de la mobilisation générale l’est assurément tant il apparaît qu’il conditionne dans une très large mesure, et pour le plus grand nombre, les trajectoires suivies par les différents acteurs durant le reste de la guerre. Et dans ce contexte, force est tout d’abord de constater que toutes les minorités, quelles qu’elles soient, obéirent à l’appel de ce qui était alors leur État légitime. De cette observation, gardons-nous également de conclure trop vite. Car, pouvait-il en être autrement ? Ainsi, les Roumains de l’Autriche-Hongrie répondirent calmement à l’ordre de mobilisation. Il est également noté qu’à partir d’août 1916, date de l’entrée en guerre de la Roumanie aux côtés de l’Entente, le taux de désertion augmenta quelque peu. Cela permet au passage de relever l’impact de la situation géopolitique générale sur les choix individuels et collectifs, même si cet impact reste fort délicat à quantifier. Jean-Noël Grandhomme préfère insister sur l’indifférence qui selon lui caractérise un grand nombre de mobilisés roumains de l’Empire par rapport aux grandes questions géopolitiques et géostratégiques. En définitive, conclut-il, la très grande majorité des Roumains de l’Empire sert loyalement le roi de… Hongrie. Dans une large mesure, une attitude semblable est perceptible chez les Alsaciens-Lorrains et les Tchécoslovaques respectivement sujets allemands et autrichiens ; les mobilisations s’effectuent sans incident et sans opposition notables ; le conformisme est la règle ; les élites appellent généralement à la loyauté, ce qui est banal et contribue à orienter nombre d’obéissances individuelles des gens ordinaires3. Ajoutons que si cette attitude peut être interprétée comme une résignation devant l’impossibilité de déserter, cela repose alors la question du fameux consentement patriotique supposé de beaucoup d’autres, et notamment des Français ; quelles sont en effet leurs possibilités de déserter ? Sont-elles plus importantes que celles des Alsaciens ou celles des Tchèques ? Durant l’été 1914, Tchèques et Slovaques sont pris dans l’enthousiasme guerrier d’août nous dit Antoine Marès ; ils subissent eux aussi la mobilisation sans réagir, c’est-à-dire en obéissant, mais passivité ne vaut pas adhésion. Dans un premier temps, la résistance à la guerre est très limitée et les nationalistes tchécoslovaques sont très minoritaires. Leur horizon politique national ne va s’ouvrir que très progressivement. Et une fois encore, c’est bien la guerre qui rebat les cartes : c’est l’évolution du contexte international, ce sont surtout les difficultés tant matérielles que militaires de l’Empire qui facilitent le basculement dans l’opposition à l’Autriche à la fin de la guerre.
12Concernant la mobilisation des Corses et des Basques, peut-être conviendrait-il de parler de mobilisations en trompe-l’œil. En effet, 24 % des insulaires de la classe 14 sont déjà sous les drapeaux au moment où la mobilisation générale est décrétée ; c’est qu’ici, le métier des armes propose depuis plusieurs décennies déjà aux jeunes hommes un exutoire à la longue et profonde dépression économique et sociale dont souffrent les campagnes corses. En l’occurrence, ces engagements sont-ils patriotiques, au sens strict ? Stratégie de survie en tout cas. La situation est inversée au Pays basque : ici, c’est le fort taux d’insoumission lors de la déclaration de guerre qui est généralement mis en exergue ; doit-on alors conclure à une défaillance patriotique ? Cela serait également trop simple. Comme le rappelle Jean-Paul Jourdan, 2/3 de ces insoumis l’étaient déjà avant la guerre. Et la plupart sont des émigrés, souvent de longue date. Quant aux autres, la proximité de la frontière – ce qui rappelle la situation des Pyrénées orientales récemment étudiée par Michel Ruquet – facilite la fuite de la guerre. Pendant la guerre elle-même, si l’insoumission régresse très fortement, on constate une croissance des désertions, y compris de permissionnaires qui tentent alors de passer en Espagne, première étape d’un voyage qui les conduit en Amérique, preuve que le tropisme américain ne s’efface pas du fait de la guerre. Est-ce à dire que les Basques seraient donc plus indifférents que d’autres à la guerre ? La seule chose que l’on puisse affirmer, c’est que si cette indifférence se traduit en acte de désobéissance, elle bénéficie de ressources que la plupart des autres mobilisés ne possèdent pas : à savoir une familiarité avec la frontière et des liens familiaux outre-Pyrénées et outre-Atlantique. D’ailleurs, Jean-Paul Jourdan souligne aussi le fait significatif qu’un certain nombre d’émigrés en Amérique ne répondent pas à l’appel ; d’autres encore, pour échapper à leurs obligations militaires, vont même jusqu’à demander par prudence la nationalité espagnole lorsque les États-Unis entrent à leur tour dans la guerre…
13En trompe-l’œil encore, l’obéissance des Juifs d’Algérie ? Comme partout ailleurs, cette obéissance est un fait parfaitement observable, mais qu’en déduire, se demande fort justement Pierre-Jean Le Foll-Luciani ? Cette obéissance constitue-t-elle une preuve incontestable de patriotisme ? Ce n’est pas assuré. Les souscriptions en faveur des emprunts de guerre fournissent-elles une preuve un peu plus irréfutable ? Pas certain non plus. On sait pertinemment que les souscriptions peuvent être fort lucratives pour les gros souscripteurs et qu’il existe bien un patriotisme du portefeuille. L’historien britannique Hew Strachan a attiré notre attention sur l’ampleur du phénomène4. Suffit-il alors d’invoquer le faible nombre d’insoumis, de déserteurs, de mutins ? Compte tenu de l’arsenal dissuasif et répressif déployé par les différents États, une telle assertion est tout aussi peu convaincante. Peut-on alors s’appuyer sur les discours des notables ? En partie, oui ; s’il s’agit bien d’évoquer le patriotisme des dits… notables. Mais insiste l’auteur, rien n’autorise à monter en généralité et à prêter ce patriotisme aux autres catégories d’une communauté aussi diversifiée que celle des Juifs d’Algérie. Et encore, il s’avère que le patriotisme exprimé haut est pour beaucoup d’acteurs une arme et un bouclier discursif ; une arme pour les élites soucieuse d’attirer l’attention de la Métropole sur l’antisémitisme qui sévit en Algérie ; un bouclier pour les soldats qui, grâce à lui, donnent dans l’échange de correspondances avec leur famille, un sens à la grande boucherie. D’ailleurs, le double discours n’est pas rare dans les témoignages, y compris chez les notables, d’Algérie et d’ailleurs.
14Trompe-l’œil toujours en Nouvelle Calédonie où le patriotisme exprimé correspond avant tout à la détermination des colons à défendre la… colonie. Patriotisme à géométrie extrêmement variable, donc.
15Au total, cette revue conduit à sérieusement réviser à la baisse le poids de la dimension idéologique, nationale, patriotique, dans l’interprétation des choix des hommes ; de ce point de vue, les cas basque et tridentin sont particulièrement spectaculaires où l’on voit que ce qui est généralement décrit comme un « choix » résulte le plus souvent de compromis tenant compte d’une multitude de contraintes mais aussi d’opportunités où le national ne joue pas souvent le premier rôle ; les cas du Trentin et du Pays basque sont emblématiques de ce que de multiples considérations matérielles et personnelles l’emportent sur toute autre considération d’ordre idéologique ; au Trentin se dessine une identité fondée sur le partage d’expériences, les relations interpersonnelles et des connaissances communes très concrètes reposant sur le contact direct et réel entre les membres de la communauté. Parlera-t-on alors de communautarisme ? De fait, tous les autres sont rejetés à l’extérieur, qu’ils soient autrichiens ou italiens, ou russes. Voilà une minorité qui bien que stigmatisée et brimée en tant que minorité suspecte ne prend pas pour autant fait et cause pour l’ennemi de ses oppresseurs ; c’est la guerre elle-même qui est honnie et que l’on cherche à éviter.
16Clairement, dans ce qu’il a d’englobant, d’homogénéisant et d’omni-compréhensif, le concept de culture de guerre est ici mis en échec ; plus encore que le Pays basque – autres confins montagneux –, le Trentin présente une micro-société rurale qui se refuse à la guerre. Indéniablement, cela ne l’intéresse pas, ou peu. Le fait que bien des historiens aient encore du mal à admettre cette réalité pourtant de plus en plus tangible constitue en soi un sujet d’étonnement et de questionnement quant à nos propres représentations de la patrie et des devoirs civiques. Preuve aussi que le partage entre moi social et moi scientifique est encore mal assuré dans notre corporation. Au-delà, ainsi que le rappelle fort justement Federico Mazzini, la proportion de ruraux dans les tranchées (70 % pour l’armée française, 46 % pour l’Italie) exige de la part des historiens une plus grande attention à la diversité des cultures étudiées et notamment aux particularités des cultures rurales, beaucoup plus diverses et plus complexes qu’on ne le dit… sans savoir. Parmi ces populations, le poids de la tradition génère des sociétés peu enclines au changement qui résistent bien à la culture (propagande) de guerre propagée par des élites plus fortement nationalisées. Ce que montre bien en définitive le cas tridentin, c’est que la question des auto-perceptions est une question très ouverte ; les pôles d’identification potentielle sont très variés : famille, quartier, région, genre, métier, unité militaire… Chez un même individu, ces pôles se recouvrent, s’entrecroisent et cohabitent. Répétons-le, les multiples identifications ne sont pas toujours subordonnées au pôle d’identification abusivement supposé principal qu’est l’État-nation. Définitivement, le corps social est irréductible à toute approche monolithique.
17Pour conclure, et dans une ultime mesure, je dirai que ce colloque ne pouvait trouver meilleur agenda en ce sens qu’il permit aussi de questionner quelques identités régionales françaises (bretonne, basque, corse, alsacienne-lorraine, roussillonnaise) au moment même où des réformes territoriales de grande ampleur sont en cours avec la refonte des Régions. C’est peu de dire qu’un certain nombre d’identités régionales péniblement bricolées depuis trente ans sont aujourd’hui bousculées par une réforme aussi brutale que confuse. On peut d’ailleurs se demander si cette perte de repère dont on voit mal à ce jour la véritable finalité, ne va pas jouer aussi contre un autre bricolage identitaire plus que laborieux : à savoir la construction européenne.
18Il reste que ce colloque et les actes qui en sont issus, en dépit de leurs nombreux apports, ont aussi leurs limites. C’est bien sûr la loi du genre. Mais un certain nombre d’ensembles nationaux et impériaux sont hélas demeurés totalement absents de nos radars ; je pense à la Russie notamment, un empire pour lequel la question des minorités nationales est pourtant on ne peut plus cruciale au sortir de la guerre ; de même, et au-delà du génocide arménien, un éclairage renouvelé de la gestion des minorités nationales par l’Empire ottoman et la Turquie serait précieux. Dit autrement, d’autres rencontres en perspective à organiser, à Trento ou à Istanbul.
Notes de bas de page
1 Légaré H.-É., Ce que j’ai vu… Ce que j’ai vécu, 1914-1916, texte inédit, établi et annoté par Michel Litalien, Outremont (Québec), Athéna Éditions, 2013. Et sa contribution à l’ouvrage paru dans le cadre du Centenaire, dans M. C. Reid (dir.), Canada’s Great War Album. Our Memories of the First World War, Toronto, Harper Collins Publishers LTD, 2014, p. 156-167.
2 Sur le même thème, Bourlet M., Lagadec Y., Le Gall E. (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
3 « L’Ordinaire de la guerre », Agône, n° 53, 2014.
4 Strachan H., Financing the First World War, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 140, cité par Bouloc F., Les Profiteurs de guerre, 1914-1918, Bruxelles, Complexe, 2008, p. 259.
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