Les soldats alsaciens-lorrains dans la guerre : entre feldgrau et bleu horizon
p. 127-135
Texte intégral
1L’actualité en Alsace et en Moselle ravive périodiquement des crispations identitaires comme, récemment, à l’occasion des projets de réforme territoriale visant à regrouper les circonscriptions existantes en des entités plus larges1. Des semblants de vieilles querelles apparaissent alors entre Bas-Rhinois et Haut-Rhinois d’un côté, Alsaciens et Lorrains de l’autre, les uns refusant de partager ou de laisser aux autres davantage de prérogatives, le tout sous couvert d’une identité distincte. Les contours d’une identité régionale apparaissent aujourd’hui brouillés. Un siècle plus tôt, il était si habituel de parler des Alsaciens-Lorrains comme d’un ensemble homogène que cette identité semblait ne faire aucun doute. Les gens qu’elle rassemblait étaient clairement identifiés comme les habitants des provinces annexées à l’Empire allemand en 1871, de retour dans le giron français à partir de 19182. Ce destin particulier a engendré pour les hommes en âge de combattre une expérience de guerre singulière au cours de la Première Guerre mondiale – la majorité a combattu sous l’uniforme allemand et non dans la tenue bleu-horizon du poilu – qui est actuellement remise en lumière à la faveur du Centenaire et des multiples événements qu’il occasionne. Comme partout en France, les mémoires régionales, locales et familiales du conflit ressurgissent, portées par de nombreuses expositions, publications et initiatives variées. Cette particularité régionale, évoquée par des destins différents de ceux du reste de la France, nous offre l’occasion de revenir sur l’identité régionale de l’époque et d’interroger l’expérience de guerre des soldats alsaciens-lorrains sous ce prisme identitaire. Dans quelle mesure formaient-ils une minorité nationale au sein de l’armée impériale ? De quelle nature est l’identité commune qui la sous-tend et comment interagit-elle avec l’expérience de guerre ? Autrement dit, produit-elle une expérience de guerre différente des soldats allemands ?
Août 1914 : une identité régionale propre aux soldats alsaciens-lorrains ?
2Les régions annexées en 1871, ces « provinces perdues » grisées sur les cartes scolaires françaises, correspondent en fait à un territoire créé de toutes pièces par les Allemands. Il comprend les départements de la Moselle, à l’exception de sa marge occidentale (l’arrondissement de Briey), du Bas-Rhin, du Haut-Rhin (sauf l’arrondissement de Belfort), augmenté de parties des arrondissements de Sarrebourg et de Château-Salins de l’ancienne Meurthe et de quelques communes des Vosges (les cantons de Saales et de Schirmeck)3. Au final, l’ensemble territorial ainsi formé ne correspond à aucune entité préexistante à l’annexion de 1871. Sa population n’est pas non plus très homogène, à commencer par la langue quotidienne. Certes, une grande partie s’exprime dans un dialecte alémanique. Mais dans la moitié sud-ouest de la Lorraine annexée ainsi que dans quelques cantons alsaciens (vallée de la Bruche, val de Villé, vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, canton de Lapoutroie) les gens sont francophones. En dépit des progrès de la germanisation, près de 11 % des Alsaciens-Lorrains déclarent encore utiliser le français comme langue usuelle en 19104. Pour ceux-ci, la proximité avec la France, à la fois géographique et culturelle, est nécessairement plus vivace que pour les germanophones. Sur le plan religieux, la minorité protestante n’est pas négligeable dans cet espace à dominante catholique. Toujours selon le recensement de 1910, elle représente près de 22 % de la population5. À l’inverse des catholiques, cette population se trouve bien représentée dans un Empire largement protestant. Enfin, une analyse fine des structures sociales de la population d’Alsace-Lorraine laisserait encore apparaître les différences de mode de vie entre les Alsaciens d’Alsace Bossue (au nord-ouest de la région) et ceux du Sundgau (au sud), entre la population ouvrière et la population paysanne, les urbains et les ruraux, la bourgeoisie traditionnellement francophile et les nouveaux milieux d’affaires davantage tournés vers l’espace germanique. Au final, la société d’Alsace-Lorraine est hétérogène, composée d’individus aux identités multiples et pas toujours compatibles. Pour autant, peut-on identifier à l’entrée en guerre un lien identitaire fédérateur chez les soldats alsaciens-lorrains, qui les distinguerait des autres soldats de l’armée impériale ?
3Si l’on en croit la littérature française – au sens large – de l’époque, ce serait bien le cas, et cette identité se fonderait sur la francophilie de ces hommes. Selon Eugène florent-Matter, auteur en 1918 d’un ouvrage au titre évocateur (Les Alsaciens-Lorrains contre l’Allemagne), les Alsaciens-Lorrains de l’armée allemande ont en commun avec les engagés volontaires dans l’armée française d’être « animés du même patriotisme et de la même ferveur française6 ». Cette définition francophile de l’Alsacien-Lorrain est véhiculée en France depuis les lendemains de l’annexion de 1871. Dès lors, le conscrit des « provinces perdues », soumis aux obligations militaires allemandes à partir de 1872, apparaît toujours (dans les discours des personnalités, les œuvres littéraires ou encore la presse) comme un homme contraint de servir les couleurs impériales à contrecœur, la France demeurant sa véritable patrie7. Cette figure va de pair avec une plus large propagande visant à démontrer la permanence des sentiments français de la population de ces provinces, elles-mêmes personnifiées sous les traits d’une femme éplorée qui attend avec force patience sa libération du joug prussien8.
4Pourtant, la rareté des contestations au moment de la mobilisation en août 19149, de même que le conformisme dont la majorité des hommes a fait preuve tout au long de la guerre10 interrogent cette francophilie prétendument généralisée. Dans la continuité de sa thèse, florent-Matter les interprète comme une résignation devant l’impossibilité de déserter, étant entendu que tous les Alsaciens-Lorrains sont des déserteurs en puissance :
« À côté de ces ardents protestataires [les déserteurs], restent ceux qui, obligés de subir le joug, attendent une occasion favorable pour suivre l’exemple des premiers ou qui, redoutant pour leurs familles les pires vengeances des Allemands, se résignent, la mort dans l’âme, à subir l’implacable destin11. »
5On peut surtout y déceler les fruits de la germanisation de cette population. En effet, à partir d’août 1914, les classes d’âge mobilisées sous les drapeaux impériaux représentent les première et deuxième générations nées après l’annexion de 1871. Ces hommes n’ont donc pas connu directement le bouleversement identitaire vécu par leurs parents ou grands-parents et ont, pour le dire ainsi, toujours été allemands – sinon de cœur, du moins de droit. En outre, ils sont passés par deux institutions clés du processus de germanisation, à savoir l’école et le service militaire, fondamentales pour l’éducation patriotique comme pour le processus de socialisation. ils y ont notamment côtoyé des Allemands venus de tout l’Empire et reçu le même enseignement. Par la suite, certains se sont mariés avec une Allemande, formant ce qu’on appelle depuis des mariages mixtes12. Ce sont autant d’éléments permettant d’envisager la familiarisation avec l’institution militaire autant que les progrès de l’intégration à la société impériale.
6En définitive, s’il existe bien une identité régionale propre à ces hommes, elle s’observe au croisement des deux références nationales française et allemande, l’une héritée, l’autre apprise. En effet, depuis 1871, les Alsaciens-Lorrains sont unis à la fois par leur passé français commun et par leur communauté de destin au sein de l’Empire. Être Alsacien-Lorrain c’est être né de parents eux-mêmes originaires des provinces annexées. Or, ces provinces sont soumises à une législation d’exception. Contrairement aux autres États confédérés, le Reichsland ne dispose pas d’une véritable autonomie, même après la constitution accordée en 1911. Ses lois sont votées au Reichstag et le pouvoir exécutif détenu par un gouverneur directement nommé par Berlin. Au quotidien, ce cadre exceptionnel signifie par exemple que les hautes fonctions administratives sont réservées aux Altdeutsche, Allemands immigrés venus des différentes provinces du Reich, et qu’il est inopportun de les convoiter. L’identité régionale se définit donc principalement sur la base de cette distinction opérée par rapport à un Autre identifié, le Français dont on garde le souvenir mais avec qui on ne partage plus le quotidien et l’Allemand avec qui, à l’inverse, on apprend à vivre sans pour autant partager un passé proche commun. Cette distinction fondatrice est assez marquée dans les premiers temps après l’annexion – le vote majoritaire pour des candidats protestataires l’illustre bien13 – mais tend à s’éroder au fil des décennies, à la faveur de la germanisation progressive de la population. Certains cercles d’intellectuels s’attachent cependant à cultiver le souvenir de la France dans la population, en résistance à l’assimilation allemande14. Ce milieu francophile est à l’origine d’événements retentissants, à l’exemple des inaugurations en grande pompe des monuments Noisseville (Lorraine annexée) et du Geisberg à Wissembourg (Bas-Rhin) en 1908 et 1909, élevés à l’initiative de l’association du Souvenir Français afin de rendre hommage aux soldats français tombés en 1870. En 1913, l’assimilation n’est donc pas encore effective et l’Affaire de Saverne en offre un bon exemple, révélant à la fois le mépris dans lequel certains officiers et sous-officiers tiennent les Alsaciens-Lorrains (un jeune sous-officier prussien a insulté ses recrues alsaciennes) et la vive émotion suscitée dans la population après la révélation des propos injurieux15.
7Au début d’août 1914, cette identité n’entre cependant pas en contradiction avec la mobilisation au service de l’Empereur, sauf pour une minorité d’hommes qui choisissent de se soustraire au service de l’armée allemande pour s’engager volontairement dans l’armée française. On estime leur nombre à environ 300016. Parmi eux, une partie réside déjà depuis quelque temps en France tandis que d’autres réussissent à passer la frontière peu de temps avant sa fermeture ou bien profitent de se trouver en première ligne pour déserter dans les premiers jours de la guerre.
L’identité régionale à l’épreuve de la guerre
8Pour ces engagés volontaires, l’existence d’une identité régionale ne fait aucun doute. Elle est même consubstantielle à leur expérience de guerre dans les rangs français. En effet, à leur adresse ont été mises en place une législation et des mesures particulières imaginées dès 1913 autour d’Albert Carré, afin d’encourager l’évasion des « Alsaciens-Lorrains impatients de secouer le joug de la servitude allemande17 » et leur permettre de s’engager facilement dans l’armée française. La loi du 5 août 1914 vient concrétiser ces vœux, en promettant à tout Alsacien-Lorrain volontaire l’accès à la nationalité française. En outre, il est permis à ceux qui souhaitent combattre sur le front ouest, donc face aux positions allemandes, d’adopter un nom d’emprunt comme garantie supplémentaire pour éviter les représailles en cas de capture, tandis que les autres ont la possibilité de servir dans des régiments de zouaves éloignés du front occidental. Ces mesures de faveur, relayées par la propagande adressée aux civils d’Alsace-Lorraine, mais aussi par-dessus les tranchées aux soldats alsaciens-lorrains combattant sous uniforme allemand et dans les camps de prisonniers, bénéficient au total à 17650 hommes au cours de la guerre18.
9Mis en avant par la propagande, ces hommes ne trouvent cependant pas toujours l’accueil espéré au sein de leur compagnie. Suspects aux yeux de certains de leurs sous-officiers, ces engagés volontaires sont parfois victimes de vexations. Paul Appell se souvient ainsi de sa rencontre avec un professeur lorrain, engagé dans un régiment de zouaves à Constantine, qui lui témoigna que « les pauvres garçons étaient souvent malheureux : comme plusieurs d’entre eux savaient à peine le français, des gens ignorants les traitaient de boches19 ». Considérant qu’en de telles occasions « il n’y a pas de pire insulte pour eux20 », le lieutenant-colonel Carré, chef du Service des Alsaciens-Lorrains au ministère de la Guerre, se voit obligé d’intervenir pour faire cesser ce type d’agissements. Au final, l’identité régionale de ces hommes est clairement revendiquée par eux et identifiée par tous, occasionnant à la fois les honneurs d’une République reconnaissante et la suspicion qu’inspire leur origine chez certains de leurs pairs.
10Le phénomène des désertions et des engagements volontaires sous uniforme français, bien qu’ayant concerné une minorité au regard du nombre total de mobilisés, a également une répercussion sur l’expérience de guerre des soldats alsaciens-lorrains de l’armée allemande. Dès 1915, il inquiète les autorités militaires qui craignent en outre qu’avec les déserteurs s’échappent des informations stratégiques au profit de l’ennemi21. L’éloignement des soldats alsaciens-lorrains du front ouest vers le front est donc décidé et mis en œuvre à partir du printemps 1915, mais pas de manière systématique. Par la suite et jusqu’en 1918, lorsque des transferts de troupes ont lieu d’est en ouest, on fait en sorte de les maintenir à l’est. Dominique Richert en témoigne, alors qu’il se trouve sur le front russe en décembre 1916 :
« Tôt le matin, le chef de compagnie nous convoqua et nous annonça que la division dont dépendait le 44e régiment allait faire route vers le front de l’ouest. Sur ordre supérieur, tous les Alsaciens-Lorrains devaient rester sur le front russe et être affectés à d’autres régiments. Un murmure général s’éleva dans nos rangs : “Tiens, des soldats de deuxième catégorie !” “Ils ont sans doute peur qu’on déserte là-bas.” Le commandant de compagnie prit la parole : “Je vous aurais volontiers gardés à la compagnie, bien sûr. J’étais content de vous tous. Mais comme vous le savez vous-mêmes, les ordres sont les ordres, et à cela il n’y a rien à changer. finalement, vous pouvez vous estimer heureux de pouvoir rester ici car sur le front de l’ouest, le danger est bien plus grand qu’ici.” Entre nous, nous lui donnions raison, mais personne ne le montra22. »
11Plus loin, il explique que le ressentiment est palpable dans les rangs et s’exprime à travers des « Vive la France ! » et « Vive l’Alsace ! » Ce passage révèle toute la complexité de la situation des Alsaciens-Lorrains qui, en grande partie, sont déçus de cette mesure d’exception, même si elle les préserve d’un plus grand danger à l’ouest. Le sentiment d’être considérés comme des soldats de second rang, simplement en raison de leur origine géographique, entame leur honneur de soldat. D’autres mesures viennent encore s’ajouter à l’éloignement. Il est notamment conseillé aux officiers d’éviter de les employer dans les patrouilles sans les faire accompagner par d’autres Allemands, ou encore de les écarter de certains postes stratégiques comme les postes d’écoute avancés ou certains services des états-majors. Enfin, les permissions sont accordées avec parcimonie et, à partir de 1917, un contrôle postal plus systématique est mis en place pour surveiller leur courrier.
12En réalité, ces mesures d’exception sont diversement ressenties. Les soldats n’y sont pas tous sensibles ni confrontés de la même manière. Certains traduisent dans leurs carnets un véritable sentiment de malaise. On le remarque bien chez Dominique Richert qui montre la réaction de ses camarades, qui savent jouer de la corde sensible du patriotisme français dont on les suspecte. D’autres, au contraire, cherchent à compenser le déficit de confiance qui leur colle parfois à tort par l’action valeureuse, à l’image du Lorrain Pierre Pénin, au moment où sont recrutés des volontaires : « personne ne veut aller aux avant-postes alors je vais le premier en avant pour leur montrer que les Lorrains ont plus de courage qu’eux23 ». Enfin, beaucoup semblent s’accommoder de ces mises à l’écart ponctuelles, qui les préservent à la fois de l’éventualité de combattre face à des cousins français – c’est d’ailleurs une raison invoquée par l’état-major allemand avant de procéder aux mutations à l’Est24 – et du danger plus important sur le front ouest.
13Cependant, cette méfiance des autorités se propage souvent au sein des troupes, si bien qu’il n’est pas rare pour un Alsacien-Lorrain de se voir traité de « Franzosenkopf » (« Têtes de Français »)25. La brimade n’est pas forcément agressive, elle peut aussi être prononcée sur le ton de la plaisanterie par des camarades de tranchée. Cela dit, elle participe, de la même manière que les mesures de l’état-major, au renforcement du sentiment d’appartenance des soldats alsaciens-lorrains et à la définition d’une identité régionale singulière. Cette distinction opérée entre eux et les autres sur la seule base de leur origine, ou plutôt de leur lien au passé français de leur région, qui les rend suspects aux yeux de leurs officiers ou de leurs pairs, est donc un facteur déterminant de la construction identitaire. Sans le vouloir, en cherchant à lutter contre les désertions, l’armée allemande semble avoir non seulement affermi la cohésion de ce groupe régional, mais en plus en l’inscrivant dans un mouvement de force centrifuge. En effet, l’accumulation des discriminations produit un effet de déception et de rejet qui grandit chez les Alsaciens-Lorrains à mesure que le moral de l’ensemble des troupes décline. Dans l’ensemble, cela explique que ces soldats qui avaient répondu loyalement à l’ordre de mobilisation dans l’armée allemande ne sont pas mécontents de devenir français à la fin de la guerre.
La redéfinition de l’identité régionale dans le cadre national français
14Le 11 novembre 1918, l’armistice consacre de manière quasi-officielle le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Sur ce point, il nous est assez difficile de connaître précisément le sentiment des soldats alsaciens-lorrains, car leurs témoignages s’arrêtent souvent avec l’armistice. Aucun mouvement de protestation n’est constaté et ceux qui font référence au retour à la France dans leurs carnets semblent l’accueillir favorablement. Le témoignage d’Antoine Jacques révèle qu’il a exécuté son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs, et une grande amitié pour ses camarades. Une seule fois dans ses carnets il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français. Toutefois, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attirent la méfiance des autorités militaires allemandes, ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917. À partir de l’été de la même année, il dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande26 ») et, près d’un an plus tard, à la fin de novembre 1918, il accueille avec un certain enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale, notant à ce propos : « Vive les bienvenus27 ! »
15Son exemple ne fait pas exception. À partir de l’été 1918, les doutes sur la capacité de l’armée allemande et de ses alliés à gagner la guerre grandissent au sein des troupes. De leur côté, les Alsaciens-Lorrains savent qu’une défaite signifiera le retour de leur province à la France. Avec la lassitude générale, c’est sans doute ce qui explique en partie le regain des désertions. Un basculement identitaire se produit alors au point de vue national. L’Allemagne, qui les a traités en soldats de second rang tout au long du conflit, en raison de leur réelle ou supposée proximité avec la France, perd sa légitimité de souverain, d’autant plus rapidement que la France, terre de leurs ancêtres, se montre impatiente de les accueillir dans sa nation. Les Alsaciens-Lorrains peuvent désormais reconsidérer l’identité régionale large – alsacienne-lorraine – qui a été créée en partie à leur insu, dans un environnement national désormais propre à gommer le motif de discrimination reposant justement jusque-là sur leur lien avec la France. La minorité des Alsaciens-Lorrains engagés aux côtés de la France pendant la guerre réalise cette transition à la perfection, leur engagement volontaire apparaissant comme le meilleur des brevets de patriotisme. Pour les autres, l’identité régionale agit comme un facilitateur : il est d’autant plus aisé de se présenter avec des sentiments patriotiques que ceux-ci, supposés ou réels, leur avaient valu la méfiance dans l’armée allemande.
*
16L’identification de ces hommes à un groupe que l’on pourrait désigner par l’expression « soldats Alsaciens-Lorrains » semble assez faible au début de la guerre. Ils ne revendiquent aucun particularisme. Par contre, ce sont les Autres, à savoir les cadres de l’armée allemande et les Allemands en général, qui leur attribuent une étiquette discriminatoire ou stigmatisante. C’est ainsi que se renforce la prise de conscience par les soldats alsaciens-lorrains de leur identité particulière. Or, la base de cette distinction établie par les Allemands est leur proximité supposée avec la France. Paradoxalement, cette méfiance, par les mesures qu’elle induit, favorise plus qu’elle ne l’évite le rapprochement de ces soldats avec la France, déçus de la place qui est la leur dans l’armée allemande. Au final, à travers cette analyse de l’identité régionale des soldats alsaciens-lorrains, on touche à l’épineuse question de leur sentiment national. C’est une question très complexe qu’il est difficile d’appréhender, tant la palette des sentiments nationaux est variée et évolue dans le temps. On a pu le constater, le rapport à la France et à l’Allemagne se trouve en constante redéfinition durant tout le conflit. En revanche, on peut souligner une constante : il semble que dans leur ensemble les Alsaciens-Lorrains ne cherchent pas à se distinguer de leurs camarades, préférant au contraire être assimilés à leur armée, et que la construction identitaire repose pour l’essentiel sur un regard extérieur, non moins constitutif d’une identité. La même question se pose bientôt en des termes inverses dans l’entre-deux-guerres, cette fois dans un cadre national français.
Notes de bas de page
1 Nous faisons ici référence au projet de fondre les conseils généraux du Haut-Rhin et du Bas-Rhin dans un Conseil d’Alsace unique, rejeté par voie de référendum en 2013, et à la réforme des collectivités territoriales de 2014 qui vise à rassembler l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne au sein d’une seule et même grande région.
2 Rappelons qu’au terme de la guerre franco-prussienne de 1870, le jeune Empire allemand vainqueur annexe ces territoires de l’est de la France qui forment désormais le Reichsland Elsass-Lothringen. On parle de l’Annexion pour désigner cette période de l’Alsace-Lorraine allemande comprise entre 1871 et 1918.
3 Roth F., Alsace-Lorraine : histoire d’un « pays perdu », Nancy, Éd. Place Stanislas, 2010, p. 23-26.
4 Statistisches Jahrbuch für Elsass-Lothringen, Strasbourg, Strassburger Druck. und Verlag, 1913, p. 20.
5 Ibid., p. 16.
6 Florent-Matter, Les Alsaciens-Lorrains contre l’Allemagne, Paris, Berger-Levrault, 1918, p. 43.
7 Voir Georges R., « Quelle mémoire pour les soldats alsaciens-lorrains ? » (à paraître).
8 Sur ce point, le célèbre dessin d’Henri Royer, L’attente (1906), ou encore le tableau de Jean-Jacques Henner, L’Alsace. Elle attend (1871) sont représentatifs.
9 Grandhomme J.-N. et Grandhomme F., Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande Guerre, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2013, p. 86.
10 Ibid., p. 11, 83.
11 Florent-Matter, Les Alsaciens-Lorrains…, op. cit., p. 53.
12 À titre d’exemple, sur les 1475 mariages mixtes contractés à Strasbourg entre 1910 et 1914, un peu plus de 40 % unissent un Alsacien et une Allemande. Voir Uberfill F., La Société strasbourgeoise entre France et Allemagne (1871-1924), Strasbourg, Société savante d’Alsace, 2001, p. 90 et 96.
13 Pour les premières élections de députés au Reichstag, les annexés ont élu 15 députés, tous protestataires. Voir Roth F., Alsace-Lorraine…, op. cit., p. 33.
14 Citons notamment le Cercle de Saint-Léonard, autour de personnalités comme Charles Spindler et Pierre Bucher, qui conservent des liens étroits avec les milieux nationalistes en France.
15 Voir Vonau P., L’Affaire de Saverne, 1913, Saverne, Pays d’Alsace, 1993.
16 Grandhomme J.-N. et Grandhomme F., Les Alsaciens-Lorrains…, op. cit., p. 86.
17 Général de Castelnau dans sa préface d’Albert Carré, Les Engagés Volontaires alsaciens-lorrains pendant la guerre, Paris, flammarion, 1923, p. 10.
18 Ibid., p. 152.
19 Appell P., Souvenirs d’un alsacien, 1858-1922, Paris, Payot, 1923, p. 283-284.
20 Cité dans Grandhomme J.-N. et Grandhomme F., Les Alsaciens-Lorrains…, op. cit., p. 232.
21 Voir Das Verhalten der Elsass-Lothringer in drei Kriegsjahren. Zusammengstellt vom Generalquartiermeister, Berlin, Reichsdruckerei, 1917, p. 46-47.
22 Richert D., Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918, Strasbourg, La Nuée bleue, 1994, p. 156.
23 Pénin P., Le carnet de Guerre d’un soldat lorrain. Le périple d’un jeune Moyenvicois de 1914 à 1918, du front russe aux champs de bataille du Nord de la France, Château-Voue, Chemins faisant, 2013, p. 64.
24 Das Verhalten der Elsass-Lothringer in drei Kriegsjahren. Zusammengstellt vom Generalquartiermeister, op. cit., p. 47.
25 Grandhomme J.-N. et Grandhomme F., Les Alsaciens-Lorrains…, op. cit., p. 150.
26 Jacques A., Carnets de guerre d’un Lorrain : 1914-1918, Colmar, J. Do Bentzinger, 2007, p. 115.
27 Ibid., p. 220.
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