Quand faire du sport, c’est faire la guerre. Fonction performative et enjeux identitaires de la métaphore sportive en temps de guerre
p. 227-237
Texte intégral
1Quelques heures à peine après la déclaration de guerre, Henri Desgrange, directeur de L’Auto, publie cette « tribune » qui ne doit pas être considérée comme une figure stylistique d’un journaliste sportif isolé. L’Auto est le quotidien sportif le plus puissant d’avant-guerre, financé par des industriels du cycle. Son auteur, cycliste réputé, est alors membre du Stade Français, un des grands clubs parisiens depuis la fin du xixe siècle et il est également administrateur du vélodrome du Parc des Princes, qui est une des plus importantes enceintes du sport-spectacle de région parisienne. Dans cette injonction à l’engagement patriotique, Desgrange invite ses lecteurs à considérer que la guerre n’est qu’un prolongement du sport dans une interprétation téléologique où la tactique, la technique et les valeurs de cette pratique ne sont qu’une propédeutique à l’affrontement guerrier. La métaphore déployée ce 3 août 1914 précède une représentation des activités sportives et guerrières façonnée par les officiers et les sous-officiers dans les journaux de tranchées, dont le patriotisme est souvent avéré et déclamé, ainsi que par les dirigeants de clubs sportifs qui ont le privilège d’imprimer un bulletin pendant le conflit. Ainsi, la maîtrise de l’écrit et des ressorts de la publication induit une asymétrie des archives et elle reflète l’inégale distribution du capital social entre les combattants. Mais elle ne doit pas nous faire démissionner du projet qui est ici de tenter de comprendre pourquoi, à quelles fins, et par quels moyens lexicaux certains pratiquants, dirigeants et journalistes sportifs ont exprimé publiquement une certaine image de la guerre. Surtout, l’entrée dans l’univers des représentations des sportifs soulève la question de la transversalité et de la ténacité de l’usage des mots en situation de guerre. Comment ces pratiques s’immiscent-elle dans les clivages avérés mais non définitifs entre les manières dont le front et l’arrière ont exprimé, vécu et tenté de comprendre leur guerre ? Et quelle est la portée des effets de langage au-delà de la période du conflit ? À défaut d’engager avec certitude la pluralité des points de vue sportifs sur cet événement en rupture avec les expériences passées, notre propos s’appuie sur un nombre conséquent de publications. Nous avons en effet dépouillé les journaux sportifs commerciaux les plus diffusés tels que L’Auto et L’Écho des sports, les bulletins associatifs dont la publication résiste à la mobilisation, les journaux de tranchées conservés à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC), et enfin les récits biographiques de vedettes, autant de supports dont nous avons essayé d’extraire les procédés d’écriture et qui expriment parfois ponctuellement une analogie, une filiation implicite ou explicite entre les activités sportives et guerrières pendant le conflit.
La métaphore sportive, une entrée dans les représentations de la guerre
2Dans sa tribune, Henri Desgrange qualifie de « Grand Match » l’entrée en guerre de la France. Cette collision lexicale entre le champ des activités sportives et guerrières peut paraître paradoxale car le sport, tel qu’il se définit et se pratique en Occident depuis le milieu du xixe siècle, est une activité réglée, codifiée, qui vise à réguler les comportements déviants et à rapprocher les peuples, comme en témoigne l’internationalisme des Jeux Olympiques ressuscités à la fin du xixe siècle par Pierre de Coubertin2. D’ailleurs, cette analogie sémantique est suffisamment audacieuse pour susciter des réactions enthousiastes. Dans les quatre jours suivants, le journal décide de publier onze des nombreuses lettres de lecteurs qui se félicitent « de l’article3 », des « paroles4 » ou de l’expression « grand match5 » employée par Desgrange pour évoquer l’entrée en guerre. L’adhésion de ce lectorat réactif est suffisamment forte pour que certains d’entre eux décident de lire ce texte aux hommes placés sous leurs ordres, tel Gérard Rousselot, dirigeant de l’Union Vélocipédique de France, qui envisage même de demander d’en « faire donner connaissance à tout son régiment6 », tandis qu’un dirigeant du Sporting Club de la Seine décide de l’envoyer à son fils qui vient de rejoindre le front7. En outre, la formule du « Grand Match » est réemployée le 5 août par un collaborateur du journal L’Auto8 et elle circule dans des supports médiatiques variés. La « Une » du Bulletin Officiel du Stade Français adopte dès son premier numéro de guerre, paru en décembre 1914, cette métaphore, tout comme l’organe de la fédération sportive des patronages catholiques en janvier 19159, mais elle s’invite également dans les colonnes des journaux de tranchées tels que La Flambée qui, à la fin de l’année 1915, dépeint la guerre comme un « match mémorable10 ».
3L’étude minutieuse des caractéristiques de ces usages métaphoriques du sport donne à voir une certaine image de l’expérience de guerre des combattants. Ils attestent d’une part l’idée selon laquelle la guerre va être brève11. Le temps de la guerre s’aligne sur celui du sport. Au début du mois de novembre 1914, le témoignage de footballeurs parisiens au front illustre cette représentation de la guerre. Eugène Pons attend « la deuxième mi-temps » qui doit être « la frottée principale » pour prendre sa revanche sur l’artillerie allemande, qui a « rentré 5 buts lors de la première mi-temps12 », alors qu’Eugène Maës, international de football transpercé par une balle allemande, attend également avec empressement « la deuxième mi-temps13 ». Brève, cette guerre le sera parce qu’elle est celle du mouvement, de l’offensive décisive, où la technique sportive et les qualités athlétiques sont pensées comme essentielles dans l’affrontement. La feinte, le démarquage et la force de pénétration du rugbyman14, comme celle du dribble et du shoot du footballeur, doivent mener à la victoire imminente de la France parce qu’ils ont cette capacité à transpercer les lignes adverses. Ces actions décisives sont également présentes dans les journaux de tranchées comme Le petit écho du 18e territorial qui, dans son édition du 4 avril 1915, fait de la charge un élément essentiel de l’ethos des footballeurs : « Allons ! Poilus en bas longs : Chargeons ! Dribblons ! Emballons15 ! » D’autre part, la métaphore sportive donne aux champs de batailles des allures de terrain de sport. Un international de rugby confie à L’Auto au début du mois de novembre 1914 que la France est désormais dans les « 22 mètres allemands16 », le bulletin du Stade Français considère que les combats se déroulent désormais « dans les 50 mètres de l’ennemi17 », alors que les dirigeants des patronages catholiques estiment, en janvier 1915, que les combattants français « approchent peu à peu de la ligne du milieu et que par une série de combinaisons savantes, nous forcerons l’adversaire à revenir dans ses “buts”18 ».
4Une guerre brève, de mouvement, sur un espace dont l’agencement et les dimensions renvoient aux terrains que foulent chaque semaine les sportifs engagés dans cette guerre : autant de caractéristiques qui, entre les mois d’août 1914 et janvier 1915, traduisent une certaine représentation de l’affrontement. La mobilisation d’un espace identifiable et balisé, ainsi que d’une temporalité spécifique fait entrer la guerre dans l’environnement familier du sportif et elle a vocation à en apaiser l’appréhension dans la mesure où les conditions nouvelles de la guerre ont fait éclater les anciennes représentations que pouvaient en avoir les différents acteurs19. De même, l’image d’une guerre en mouvement et d’une guerre offensive est rassurante en ce qu’elle puise dans une manière de faire la guerre familière aux Français de 1914 – surtout aux sportifs entrés en guerre. Pour s’en convaincre, il convient de porter attention aux manuels d’initiation technique et tactique du sport, qui se multiplient à la fin du xixe siècle puis dans les années 1900. De nombreux auteurs, qui sont des sportifs pratiquants et souvent des dirigeants, mobilisent le champ lexical de la guerre pour qualifier le comportement attendu des joueurs sur le terrain. Le football, que nous avons plus particulièrement étudié, est souvent associé à la poliorcétique20, avec « le but assiégé comme une forteresse21 », le ballon étant associé à un « boulet de canon22 » ou à des « bombardements ». L’assaut, puis la charge de cavalerie, sont également des images récurrentes des manuels de vulgarisation de la pratique sportive. Bien que cette première métaphore soit bien naïve au regard de ce qu’est devenue la guerre au fil des mois, la continuité rassurante de l’univers de représentation de ce qu’« est la guerre » mais surtout de ce que c’est que « faire la guerre » explique sans doute le succès de l’image du « grand match » auprès de ceux qui ne la font pas : les journalistes comme Desgrange, avant son incorporation volontaire en avril 1917 à l’âge de 50 ans, les dirigeants et les sportifs en partance pour le front ou les parents de soldats partis aux combats qui s’approprient, avant l’épreuve du feu, une image familière et donc apaisante de la guerre. Ce sont sans doute ces mêmes lecteurs qui s’abreuvent des nombreuses métaphores qui, à partir de novembre 1914, tendent à atténuer les souffrances corporelles des soldats. Pour preuve, le récit du footballeur Eugène Pons, revenu blessé du front dès l’automne 1914 : « Quel sport admirable que la guerre. J’en reviens avec une balle dans le ventre, une dans le pied. En plus, deux dans le bidon, une dans le képi, une autre dans mon portefeuille23. » Cette négation de la douleur associée au courage des sportifs en guerre est réemployée quelques jours plus tard par le journaliste de L’Auto, Alphonse Steinès, qui qualifie les footballeurs de « braves qui vont au feu avec le même entrain qu’ils mettent à dribbler et à shooter. Ils récoltent bien une balle par-ci, ou un éclat d’obus par là, bah ! la balle, ça les connaît24 ». Même la mort, sous la plume de Bellin du Coteau, médecin très investi dans le sport français du début du xxe siècle, atténue la souffrance en transformant les victimes des combats en spectateurs d’un match qu’ils n’ont pas mené à son terme : « Réduits désormais à l’impuissance, ils contemplent, le long de la touche la lutte qui se poursuit25. » Si la métaphore sportive a des vertus euphémistiques, elle est aussi, à bien des égards, une manière de conjurer les effets de la violence des affrontements pour les sportifs engagés au front26. Face aux angoisses liées à l’invisibilité de l’ennemi et à la mort de masse où la mitrailleuse et l’artillerie réduisent à bien peu de chose la force physique des individus, la prouesse athlétique se charge de ressusciter la capacité du corps humain à infléchir le cours de la guerre. Les analogies redonnent aux combattants et à l’affrontement une épaisseur corporelle mise à mal par la Première Guerre mondiale et restituent aux soldats au front une marge de manœuvre, une capacité d’agir sur le cours des combats dont ils sont en réalité dépossédés.
5Néanmoins, à mesure que le conflit s’enlise, le sens et la portée des usages métaphoriques de la guerre prennent une tournure fort différente. À partir de l’année 1916, le match est subrepticement remplacé par les prolongations, la rencontre, brève et décisive, par le « championnat27 », voire par les Jeux olympiques28, qui ont pour caractéristiques un allongement de la durée et l’incertitude du résultat. Et lorsque le terme de match est employé sous la plume de Georges Rozet, c’est pour dire qu’il est « épuisant29 » et non plus décisif. À l’allongement du temps de jeu s’adjoint une tout autre vision des compétences athlétiques des sportifs : ceux d’un corps défensif, qui ne transperce plus mais qui s’interpose entre l’ennemi et la zone de but. Cette mutation décisive s’opère dans le prolongement de la bataille de Verdun qui promeut la figure du gardien de but comme un soldat exemplaire, tel Pierre Chayriguès, dont la bravoure est célébrée dans L’Auto : « Celui qui défendit si souvent les filets de l’Équipe de France dans des tournois internationaux, se devait d’être de ceux qui barrèrent aux Allemands la route de Verdun30 ! » Même constat sur la première page de La Vie au Grand Air qui publie, en décembre 1916, un dessin du gardien de football dans une cage de but, dont les poteaux sont ornés de fusils et dont la légende rend un hommage appuyé à ce poste peu valorisé dans la première partie du conflit : « Il n’est peut-être pas un geste sportif qui symbolise aussi bien la résistance à l’envahisseur que celui de gardien de but. Tel est le sens de notre couverture. La pensée de Verdun victorieuse en dit tout le magnifique héroïsme31. » Ces caractéristiques du gardien de but deviennent alors un leitmotiv des manuels techniques et tactiques de l’entre-deux-guerres puisque le gardien, dans un manuel rédigé en 1923, est « l’homme dont le rôle est le plus important et peut-être le plus difficile à remplir de toute l’équipe. Il est le suprême rempart contre lequel viennent se briser les attaques des adversaires et il devra sauver son camp parfois dans des situations périlleuses32 » ; de même qu’il doit dans l’ouvrage de Gabriel Hanot publié en 1921 : « être robuste et solide pour supporter les chocs violents des avants adverses lancés à toute allure, mais surtout pour résister, sans crainte de refroidissement, aux intempéries, au froid, à l’humidité et à la pluie. Le gardien est en effet un joueur sédentaire ; il fait la guerre de position, et il a bien des traits communs avec le soldat des tranchées33 ».
6La période de l’entre-deux-guerres permet également d’observer la modification insidieuse de la portée euphémistique de l’analogie entre les activités sportive et guerrière. Les témoignages de guerre des vedettes sportives françaises dans la presse des années 1920 et 1930 attestent ce changement radical de perspective. En effet, en portant attention aux mémoires de trois grandes figures du football français publiées sous la forme de rez-de-chaussée dans les presses sportives commerciales entre 1927 et 1938, on remarque que dans ces cas la métaphore sportive est utilisée pour éviter d’aborder la réalité de l’expérience combattante34. L’enthousiasme de la métaphore initiale semble définitivement laisser place à l’euphémisation des souffrances éprouvées. Ainsi, le récit de Lucien Gamblin, licencié d’Allemand et joueur international du Red Star de Saint-Ouen, utilise la métaphore pour abréger le récit de son expérience combattante en 1938 : « Le 31 juillet, je reçus ma convocation pour un match important, impossible de déclarer forfait. Je partis. Je commençais à jouer, non plus comme arrière, mais comme sergent. Partie très dure. Il y eut des prolongations. Le club dans lequel je jouais s’appelait le 76e régiment d’infanterie. Au début, il ne fut plus question de balle… mais de balles35… » Et lorsque le journaliste se montre insistant sur les faits de guerre qu’il passe sous silence, Gamblin lui rappelle qu’ils étaient là « pour rédiger les belles histoires du football de la belle époque et pas autre chose36 ».
Les enjeux identitaires de la métaphore sportive
7La teneur de la tribune d’Henri Desgrange nous invite à considérer l’entrée en guerre des athlètes français comme une occasion d’affirmer la dimension patriotique de sports venus de Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle, ce qui est loin d’être évident en août 191437. En effet, la promotion des pratiques sportives est orchestrée par une élite ouvertement anglophile qui participe activement à l’émergence de l’internationalisme sportif comme Pierre de Coubertin, qui exhume les Jeux Olympiques, ou Robert Guérin, qui a un rôle prépondérant dans la création de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) en 1904. De même, les premières associations sportives sont marquées par un cosmopolitisme notoire38. Cette dimension internationale du sport français explique sans doute que, contrairement aux jeunes États-Nations comme l’Italie (calcio) ou l’Allemagne (fussball), la terminologie d’une pratique sportive comme le football ne soit pas nationalisée. Les valeurs constitutives du sport comme le fair-play, les phases de jeu comme le corner ou les gestes techniques comme le shoot des footballeurs attestent que le sport n’est pas un exercice corporel des plus patriotiques, contrairement à la gymnastique qui représente pour les Républicains un véritable instrument de nationalisation des corps39. Dès lors, la tentation est grande d’interpréter les analogies lexicales entre le sport et la guerre comme le résultat de cette volonté d’ancrer le sport dans une perspective patriotique. La mise en scène des « petites patries » que sont les associations sportives et leur terrain, traduit ce dessein. Les rugbymen de l’aviron bayonnais, morts dès le début de la guerre, auraient selon Sporting « défendu avec autant de vaillance leur grande Patrie sur les champs de bataille, qu’ils en avaient déployée pour soutenir la renommée de leur petite patrie sur les grounds de football40 », alors que les dirigeants du Stade Français estiment que leurs joueurs « vont donner avec un cœur admirable, stimulés par l’amour de leur club, à leur grand club qui a pour nom la France et ils se feront plutôt tuer sur place, non sans s’être au préalable débarrassé du ballon, qu’un rapide trois-quarts, centre ou aile, peu importe, ira poser là-bas en bonne position, bien loin derrière les poteaux-frontière41 ». Le transfert de l’attachement de la petite patrie vers la grande42 est renforcé par la correspondance supposée des émotions ressenties lors des rencontres sportives internationales d’avant-guerre comme le suggèrent les dirigeants du Stade Français dans la mesure où « les petits troupiers qui sont, en ce moment, à la frontière pour défendre le sort de la Patrie vivent, à nouveau, des impressions déjà vécues lorsqu’ils étaient aux prises avec l’adversaire dans des compétitions internationales43 ».
8Le sport serait donc, par le biais de la « petite patrie » sportive, une activité sociale qui ancre les pratiquants associatifs dans un attachement patriotique. Cette vision du sport comme propédeutique à la guerre atteint son paroxysme dans l’évocation des propriétés naturellement martiales des gestes et tactiques sportives. Si « rentrer un but équivaut à la prise d’un drapeau44 » pour les rédacteurs du Canard du Boyau, à l’automne 1915, la maîtrise technique du geste sportif trouve son prolongement quasi naturel dans la geste guerrière : le fusil du soldat au front n’est que le prolongement du poing pour les boxeurs45, alors que le lancer de grenade est au cours de la guerre étroitement associé au lancer de disque ou de poids, comme l’atteste le journal des tranchées des poilus de la compagnie 15/57 du 7e régiment du Génie :
« Ton geste symbolique en lançant la grenade
À la sérénité, le rythme olympien
Qu’eût le gymnaste antique au stade athénien
En concourant aux jeux classiques de l’Hellade
Et le fruit que tu lances ainsi qu’un disque au stade
Porte en ses flancs féconds la floraison du Bien46. »
9Ces associations, d’une part entre le discobole du stade et le lanceur de grenade, et d’autre part entre la guerre et les jeux antiques, nous permettent de voir comment la métaphore sportive fonde un clivage identitaire essentiel. Le geste sportif inscrit le combattant dans une civilisation, la Grèce, associée à la sérénité et à la « floraison du Bien », où les compétitions sportives étaient associées à la trêve des cités. Le sport, c’est un espace-temps spécifique et réglé, mais c’est aussi un ensemble de règles explicitement reconnues et tacitement incorporées. Or, les Allemands sont exclus de cet univers de référence dans les sources que nous avons consultées. Pour Les Jeunes, revue des patronages catholiques, « le capitaine Guillaume joue en brute47 » depuis le début de la rencontre, ce qui corrobore le témoignage d’un membre du Stade Français qui dénonce également leur jeu « brutal48 », alors que Lucien Gamblin estime que les Allemands, qui interrompirent un match de football sur le front par l’envoi d’un obus « étaient plutôt mauvais public49 ». Or, pour bon nombre de dirigeants et journalistes, un vrai sportif ne triche pas, il joue le jeu, comme y invite la notion britannique de fair-play. La dénonciation de la triche allemande va à l’encontre de ce qui associe in fine la guerre au sport : le respect des règles. Si pour Sporting, « le code du marquis de Queensburry régit la boxe comme les conventions de La Haye régissent les hostilités militaires50 », Victor Breyer justifie son rejet de la métaphore sportive par le comportement allemand au cours de cette guerre : « Quant à leur comparer la ténébreuse bataille d’Apaches que nous imposa la kultur germanique, c’est avilir nos courtoises luttes sportives dominées par le traditionnel fair-play, qui en est l’essence même51. »
10Par-delà l’érection d’une frontière symbolique entre le monde civilisé et le monde barbare, le langage sportif de guerre permet également un double décloisonnement. En premier lieu, il transcende la séparation entre le front et l’arrière sportifs. Dans cette expérience inédite et l’incommunicabilité qui lui est associée, les lettres de poilus sportifs et les articles des journalistes publiés dans les revues associatives ou commerciales ou dans les journaux de tranchées permettent de garder un espace où se perpétue le partage d’un univers de référence. En mobilisant un jargon sportif d’avant-guerre, les sportifs engagés sur le front restent par les mots en contact avec le monde qu’ils viennent de quitter et qu’ils espèrent vite retrouver. Mais en s’adressant aux lecteurs de la presse sportive de l’arrière, principalement des dirigeants et des pratiquants qui ne sont pas encore, ou ne peuvent, du fait de leur âge, être mobilisés, ils dessinent un espace de partage symbolique qui réunit la communauté des sportifs du front et de l’arrière. Ce faisant, l’invasion lexicale de la guerre permet également la mobilisation des jeunes classes dans des équipes sportives reconstituées à l’arrière dès le mois de novembre 1914 et bientôt appelées à participer aux combats52. Le langage sportif de guerre serait ainsi par son aspect mobilisateur un moyen de transformer effectivement le sport en propédeutique à l’activité guerrière. D’autre part, la métaphore représente à bien des égards l’acte par lequel se fonde une communauté sportive. En effet, le paysage institutionnel sportif français est avant-guerre fortement clivé : une discipline sportive comme le football est traversée par de nombreuses tensions entre les fédérations qui administrent ce sport53. Si le temps de la guerre ne met pas fin aux rivalités des institutions qui administrent le football54, la guerre devient un élément fédérateur à cette communauté sportive hexagonale. Non seulement les unités de combat réunissent des joueurs venant d’horizons associatifs et fédéraux différents, mais surtout l’usage d’un langage sportif commun aux footballeurs participe à la constitution d’une expérience combattante partagée puisqu’il touche indistinctement à partir d’août 1914 toutes les presses fédérales. On peut ainsi se demander si cet usage, qui traduit de manière imagée cette expérience commune, n’a pas permis de sceller définitivement l’autonomisation et l’unification institutionnelle et spatiale du football d’avant-guerre par la création d’une fédération technique, la Fédération Française de Football Association (FFFA) en 1919, dont la vocation est de transcender les clivages d’avant-guerre. De même, à l’échelle de tous les sports, cette mise en récit d’une guerre sportive qui unifie les pratiquants et les dirigeants dans un même élan va servir de terreau à une mobilisation collective derrière un « nous » des sportifs qui dépasse les clivages disciplinaires et institutionnels. Dès la fin du conflit, des campagnes médiatiques sont menées pour la reconnaissance du sport par les pouvoirs publics via l’octroi de subventions, pour l’agrément des associations et fédérations sportives de la part du ministère de la Guerre, et enfin pour l’aménagement de terrains de jeux dans les grandes agglomérations de la part des dirigeants et des journalistes sportifs qui rappellent alors le sacrifice des sportifs de tous les bords et de toutes les disciplines pour la Patrie.
*
11Initiée par les journalistes sportifs puis appropriée par les dirigeants et les joueurs en prise avec les conditions d’une guerre inédite du point de vue de l’intensité de la violence des combats, la métaphore sportive de la guerre est étroitement liée à une élite sociale sportive parisienne, qui se lance dans le journalisme ou la littérature comme Henri Desgrange ou Georges Rozet, et fréquente les clubs bourgeois de la capitale tels que le Stade Français ou le Racing Club de France. Elle est alimentée également par ceux dont l’assise sociale et l’aisance culturelle leur permettent de consigner leur expérience dans une lettre mais surtout de l’envoyer aux dirigeants de leur association ou aux rédactions des presses sportives qui peuvent alors publier leurs récits. On est ainsi en droit de se demander si ces usages socialement circonscrits ne seraient pas un moyen d’alimenter le consensus patriotique et le consentement des sportifs au combat promus par une élite sociale sportive. La métaphore sportive ne serait alors qu’un moyen parmi tant d’autres de mobilisation et participerait du « bourrage de crâne » orchestré depuis l’arrière. Si cette hypothèse mériterait d’être confrontée par une étude du patriotisme des sportifs dans la Première Guerre mondiale qui prendrait pour appui d’autres matériaux que les discours produits au cours et après le conflit55, l’étude de la diversité des usages métaphoriques de la guerre (mémoires, lettres, journaux sportifs, presse institutionnelle, etc.) nous montre qu’elle fut sans doute un bon révélateur de cette propension des sportifs, appréhendés dans leurs diversités sociale, géographique et institutionnelle, à défendre la patrie. Et quand bien même la métaphore sportive aurait servi à façonner un consensus patriotique au sein du monde sportif, l’attrait de la pratique sportive auprès des soldats comme loisir et la légitimité croissante qu’il acquiert auprès de l’état-major français au fil des mois de conflit confirment tout le sens et la portée de la métaphore sportive.
Notes de bas de page
2 Sur la dimension pacificatrice des sports modernes, nous renvoyons à Elias Norbert et Dunning Éric, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.
3 L’Auto, 4 août 1914, lettre de Gérard Rousselot.
4 Ibid., lettre d’André Chantaz.
5 Ibid., 6 août 1914 (3 réactions) et 7 août 1914 (5 réactions).
6 Ibid., 4 août 1914, lettre de Gérard Rousselot.
7 Ibid., 5 août 1914.
8 L’Auto, 5 août 1914.
9 Les Jeunes, janvier 1915.
10 La Flambée, décembre 1915.
11 Sur l’attitude de la population française au moment de la déclaration de guerre, on se reportera à Becker Jean-Jacques, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la FNSP, 1977.
12 L’Auto, 9 novembre 1914.
13 Ibid., 30 novembre 1914.
14 Ibid., 3 et 5 août 1914.
15 Le petit écho du 18e territorial, 4 avril 1915.
16 Ibid., 9 novembre 1914.
17 Bulletin Officiel du Stade Français, 12 décembre 1914.
18 Les Jeunes, janvier 1915.
19 Sur les représentations des manières de faire la guerre avant, pendant et après le conflit, voir Prost Antoine, « Les représentations de la guerre dans la culture française de l’entre-deux-guerres », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1994, p. 23-31.
20 La poliorcétique est l’art d’assiéger ou de défendre une ville et, par extension, un espace donné.
21 Fraysse Eugène et Tunmer Neuville, Le Football Association, Paris, Armand Colin, 1897, p. 45 et Goudoin Charles et Jordan, Le football, Paris, Éditions Pierre Lafitte et Cie, 1910, p. 317.
22 Garcet de Vauresmont Pierre, Les Sports athlétiques, 1912, p. 61 et suiv.
23 L’Auto, 9 novembre 1914.
24 Ibid., 21 novembre 1914.
25 Sporting, 22 octobre 1914.
26 Sur la manière dont les mots permettent d’apprivoiser la violence inédite endurée, on consultera Roynette Odile, Les mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre, 1914-1919, Paris, Armand Colin, 2010, p. 144 et suiv.
27 Sporting, 5 janvier 1916, lettre d’un capitaine, membre du cercle des nageurs de Lyon, rédigée depuis les tranchées le 11 novembre 1915.
28 La Vie au Grand Air, 15 juin 1916, article de Henry Decoin, champion de natation, qui participa aux Jeux olympiques de Stockholm.
29 L’Écho des sports, 13 mars 1918.
30 L’Auto, 17 mai 1916.
31 La Vie au Grand Air, 15 décembre 1916.
32 Try Jean, Le Football Association, Paris, France-édition, 1923, p. 23.
33 Hanot Gabriel, Pour devenir un bon joueur de football association, Nancy, Berger-Levrault, 1921, p. 40.
34 Sur l’expérience combattante, on consultera Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ainsi que Cazals Rémi et Loez André, Dans les tranchées de 1914-18, Éditions Cairn, 2008.
35 L’Auto, 19 février 1938.
36 Ibid.
37 Sur ce progressif processus de légitimation patriotique, on pourra consulter Sorez Julien, « Le football français et la Grande Guerre : une pratique sportive à l’épreuve du feu », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2012/2, n° 106, p. 11-19.
38 Lanfranchi Pierre, « Football, cosmopolitisme et nationalisme », Pouvoirs, n° 101, avril 2002, p. 15-25.
39 Arnaud Pierre, Les Athlètes de la République. Gymnastique, sport et idéologie républicaine, 1870-1914, Toulouse, Privat, 1987.
40 Sporting, 5 novembre 1914.
41 Bulletin Officiel du Stade Français, 12 décembre 1914.
42 Sur ce point, voir Bourlet Michaël, Lagadec Yann, Le Gall Erwann (dir.), Petites Patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
43 L’Auto, 5 août 1914.
44 Le canard du Boyau, octobre 1915.
45 Sporting, 22 octobre 1914.
46 Le rat-à-poil, 10 avril 1916.
47 Les Jeunes, janvier 1915.
48 Bulletin Officiel du Stade Français, 12 décembre 1914.
49 L’Auto, 19 février 1938.
50 Sporting, 5 novembre 1914.
51 L’Écho des sports, 5 décembre 1917.
52 Sur la mobilisation de l’arrière sportif pendant la guerre, voir Sorez Julien, « Le football français et la Grande Guerre : une pratique sportive à l’épreuve du feu », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 106, 2012/2, p. 11-19.
53 Wahl Alfred, Les archives du football. Sport et société en France (1880-1980), Paris, Gallimard, 1989.
54 Dietschy Paul, « Du champion au poilu sportif. Représentations et expériences du sport de guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 251, 2013/3, p. 12.
55 Nous sommes actuellement sur cette thématique d’étude à partir de l’analyse des citations militaires des sportifs au front consignées par l’administration militaire.
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