« J’ai tant aimé les Arts que je suis artilleur » : la syntaxe poétique d’Apollinaire « change-t-elle de front » pendant la guerre ?
p. 195-209
Texte intégral
1« J’ai tant aimé les Arts que je suis artilleur1 », c’est par cette affirmation volontairement provocatrice que se définit Apollinaire, dans un poème épistolaire de 1915, en affirmant conjointement ses aspirations esthétiques et son nouveau statut d’engagé volontaire de la Grande Guerre. L’ambivalence de la formule donne le ton du cycle guerrier du recueil Calligrammes, comme en témoignent les premiers vers de « Fête » :
Feu d’artifice en acier
Qu’il est charmant cet éclairage
Artifice d’artificier
Mêler quelque grâce au courage
Deux fusants
Rose éclatement
Comme deux seins que l’on dégrafe
Tendent leurs bouts insolemment
IL SUT AIMER
quelle épitaphe2.
2Les poèmes « de la guerre3 » construisent et déploient l’imaginaire singulier d’un poète combattant, d’un soldat amoureux pour qui l’expérience guerrière devient parfois « merveilleuse4 ». De fait, la transposition artistique, l’« esthétisation » de la guerre proposée par Apollinaire frappe le lecteur de Calligrammes et suscite d’ailleurs, par son expression même, une vive polémique lors de la parution du recueil ainsi qu’au cours des décennies qui suivirent. Cristallisées autour du poème « L’Adieu du cavalier » et son amorce provocatrice – « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/Avec ses chants ses longs loisirs5 » –, les contemporains de la Grande Guerre attaquaient les poèmes guerriers d’Apollinaire tantôt (à tort) pour la « glorification » jugée indécente qu’ils faisaient de la guerre, tantôt (à juste titre, parfois) pour leur bellicisme et leur esprit cocardier. Péchant par ce que certains surréalistes taxèrent de « manque de lucidité politique et humaine face à la guerre6 », Apollinaire vit ses poèmes de la guerre taxés sans appel de médiocrité éthique et esthétique.
3La poésie guerrière d’Apollinaire est cependant à notre sens un moyen remarquable d’appréhender de manière globale la démarche poétique apollinarienne et son évolution. Lorsqu’on la compare, comme le fait Laurence Campa7, aux œuvres en prose de la même époque traitant, elles aussi, de l’expérience traumatisante du font, on remarque que l’illusion référentielle revendiquée par les récits en prose dévoile8 moins, en définitive, que le poème par la stylisation de l’expérience qui lui est propre. Dégagée de tout ancrage historique au sens plein du terme, la poésie met alors en œuvre ce que Campa nomme la « déliaison9 » du langage et de l’événement. L’écriture poétique cherche à rendre sensible, intelligible pour ainsi dire, « l’effroyable lutte10 » malgré un certain cryptage de la parole : la transformation poétique de la guerre devient une véritable initiation, une « ascèse » qui […] « exer[ce les hommes] à mourir11 ».
4Apollinaire apparaît alors comme l’une des figures emblématiques de la poésie de guerre, à la fois tutélaire – par sa place dans la littérature de la première décennie du xxe siècle – et controversée12. Cette controverse bien connue, que nous ne reprendrons pas ici13, contribua alors à fonder le mythe, doublé d’un jeu de mot aussi tragique qu’ironique, d’un « changement de front14 » de la poésie apollinarienne. Dans ce contexte, étudier l’œuvre poétique d’Apollinaire est donc important, tant pour ces réactions extrêmes que pour l’aspect original de la représentation de la guerre qu’il crée au moyen de textes hétérogènes et complexes.
5 La date de 1914, ou plus précisément de 1915 (date du départ au front du soldat Wilhelm de Kostrowitsky), marque un tournant non seulement biographique, mais aussi poïétique chez Apollinaire. En ceci, la Grande Guerre a déjà une double dimension de seuil dans l’œuvre apollinarienne. Outre la matière lexicale nouvelle que ne manque pas de fournir au poète la réalité de la guerre (argot du poilu15, vocabulaire technique de l’artilleur, habilement détournés de leur usage premier et propices à suggérer surprise et émotion chez le lecteur16), nous proposons d’étudier la manière dont le « cycle guerrier » des œuvres poétiques d’Apollinaire engage de nouveaux agencements syntaxiques.
Apollinaire et la syntaxe
6La question du lexique guerrier d’Apollinaire a déjà fait l’objet de plusieurs études17 ; il identifie par la spécificité même des vocables employés le « cycle guerrier » apollinarien, mais aussi nourrit et enrichit considérablement les jeux de double sens qu’affectionne Apollinaire18. En somme, la guerre influence fortement le vocabulaire apollinarien et permet au poète de poursuivre ses recherches poétiques sur la syllepse de sens et sur le calembour. Emblématique d’un événement historique précis et d’un certain milieu, le lexique n’en prolonge pas moins des usages stylistiques préexistants.
7Dans cette perspective, l’analyse de la syntaxe apollinarienne inscrit quant à elle notre regard dans la continuité de l’œuvre d’Apollinaire afin d’appréhender l’évolution potentielle de certaines structures. De plus, Apollinaire, par ailleurs avare de commentaires métapoétiques sur son œuvre, écrit à sa fiancée Madeleine en 191519 : « J’ai fait mon possible pour simplifier la syntaxe poétique. » Cette simplification se manifestait, d’après lui, dès ses textes de 1912, comme en témoigne le poème « Les Fenêtres ». Ce propos pose, dans le contexte qui nous intéresse, deux questions : celle, d’abord, du prolongement de ce projet de simplification syntaxique depuis 1912 (période de plein épanouissement des poèmes inspirés de l’Avantgarde) jusqu’aux poèmes de guerre ou, au contraire, de son infirmation. Celle, ensuite, des manifestations éventuelles de cette simplification de la syntaxe poétique et de ses enjeux spécifiques dans le cycle « guerrier » des œuvres apollinariennes.
8À ce titre donc, la syntaxe, envisagée sous l’angle de la simplification, de la concision ou, au contraire, du déploiement de la phrase, apparaîtrait comme un point d’entrée stimulant pour appréhender la spécificité des poèmes de guerre apollinariens. La guerre de 1914-1918 constitue-t-elle un point de rupture par rapport aux recherches poétiques antérieures ou un moment de cristallisation (ou de crispation ?) des structures du langage ? Dans quelle mesure alors contribue-t-elle à renouveler les paradigmes de représentation du réel mis en œuvre par le poète, en particulier par le biais de l’écriture calligrammatique, caractérisée par un rétrécissement de la prédication à sa trame la plus ténue ? Pour répondre à la question posée par Pénélope Sacks-Galey à propos des calligrammes tardifs d’Apollinaire – « la guerre aurait-elle donc avalé la syntaxe20 ? » –, nous comparerons le sous-corpus des poèmes guerriers apollinariens au reste de son œuvre et chercherons à en questionner les spécificités stylistiques.
Le corpus guerrier d’Apollinaire
9Si l’on classe l’œuvre poétique d’Apollinaire en fonction des dates de rédaction des textes, on constate que le sous-corpus constitué par les poèmes de 1915 à 1918 rassemble un éventail assez large de poèmes, et au premier chef, la plupart des pièces de Calligrammes, ainsi que les recueils posthumes : Poèmes à Lou (1955) et Poèmes à Madeleine (1952). Principalement composés et envoyés du front durant l’année 1915, l’essentiel de notre corpus s’intègre à la correspondance même d’Apollinaire et subirait, sans doute, l’influence de ce genre particulier.
10Le cas de Calligrammes est signifiant. Le sous-titre du recueil, « Poèmes de la paix et de la guerre », identifie clairement les circonstances de son écriture. La Première Guerre mondiale fait irruption dans l’écriture apollinarienne et dessine les contours d’une généalogie particulière de l’œuvre : outre les sections « Ondes » et « Étendards » – datées, dans l’ensemble, de la fin de l’année 1914 –, les autres sections du recueil sont écrites pendant la guerre de 1914-18 et induisent de fait une stratégie d’écriture distincte de celle d’Alcools, celle d’une écriture « sur le point vif21 ».
11Les poèmes de la guerre prennent tantôt pour matière l’expérience de la caserne, tantôt celle du front et constituent ainsi la majorité des textes du recueil. La particularité de Calligrammes réside donc, pour une large part, dans les circonstances mêmes de son écriture, ainsi que dans la nature des manuscrits et des variantes, souvent liés au contexte épistolaire de leur création. Toutefois, remarquons que contrairement à son projet initial, en associant dans Calligrammes, les poèmes antérieurs à la guerre aux poèmes guerriers, Apollinaire inscrit les textes de guerre dans la lignée des recherches avant-gardistes les plus innovantes de la première section du recueil, « Ondes22 ».
12Si l’on considère les dimensions en nombre de mots des textes apollinariens répartis selon leur année de rédaction23, l’année 1915 se distingue nettement des autres par sa présence plus que massive, du fait de la « prolixité » poétique d’Apollinaire durant la période de guerre.
13Dans quelle mesure l’événement majeur que représente la guerre affecte-t-il les mécanismes de construction du langage poétique ? Il nous semble, à ce stade de la réflexion, que considérer ce problème au regard de l’œuvre poétique d’Apollinaire est à la fois stimulant, symptomatique et délicat. Stimulant parce que, singulièrement, son œuvre poétique prend littéralement « forme » au cours de cette période (nous pensons notamment aux explorations de l’écriture calligrammatique) ; symptomatique parce que cette œuvre est, rappelons-le, emblématique de l’ambivalence de l’expérience guerrière en poésie, en mêlant fascination et horreur. Délicat, enfin, parce qu’Apollinaire est mort en 1918 quelques jours avant l’armistice et que la guerre coïncide donc avec le terme de la production littéraire du poète, de sorte que cette dernière période du corpus apollinarien, parfois décriée pour ses manques ou sa « régression » littéraire a souvent pu être artificiellement interprétée comme celle d’un déclin.
14Concernant le corpus apollinarien, l’intrusion de l’histoire dans le processus de création poétique vient questionner la place de l’expérimentation dans la lignée des innovations avant-gardistes24. Comme le rappelle Isabelle Krzywkowski, chez Apollinaire, comme par ailleurs chez Stramm ou Marinetti : « Le problème éthique ou politique [des écrits poétiques de la Première Avant-Garde] est ainsi doublé d’une question esthétique25 », question qui peut se résumer de la manière suivante : « la guerre interdit-elle la recherche poétique26 ? » et que nous nous réapproprions pleinement pour problématiser l’évolution de la syntaxe.
15Notre hypothèse, à la suite des analyses d’inspiration bourdieusienne menées par Anna Boschetti27, est que la guerre induit chez Apollinaire une forme de radicalisation du geste poétique que l’on peut aborder par le biais de la syntaxe. Pour Boschetti, la période courant de la fin de l’année 1914 à mars 1916 (date de la blessure d’Apollinaire) :
« apparaît non moins significative que le reste de la trajectoire d’Apollinaire, si on l’envisage comme un cas particulier qui illustre un phénomène général : des événements collectifs qui, comme la guerre, affectent profondément l’ensemble de la société ont le pouvoir de remettre profondément en question l’autonomie du champ de production culturelle et bien des traits de son fonctionnement liés à cette autonomie28 ».
Quantification des marqueurs de lien syntaxique dans le corpus de guerre
16Pour discuter grâce à des exemples chiffrés la volonté apollinarienne de « simplification de la syntaxe poétique », nous avons analysé, grâce à la construction d’un corpus annoté et à un calcul statistique de spécificités29, la distribution de ce que nous appellerons ici des marqueurs de lien syntaxique. Nous plaçons dans cette catégorie deux classes grammaticales – les pronoms relatifs et les conjonctions de subordination – et les repérons comme des indices quantifiables de la complexité syntaxique de la phrase.
17Lorsqu’on la quantifie en diachronie, la distribution des marqueurs de lien syntaxique fait principalement émerger deux années30, 1915 et 1917. Considérons d’abord la répartition par année des pronoms relatifs. Se dégage la saillance des années 1915 et 1917 ; 1916, l’année de la blessure d’Apollinaire, représente quant à elle un pic inversé (elle se caractérise en effet par une production poétique très faible au regard des autres années).
18Examinons ensuite les indices de spécificités propres aux conjonctions de subordination : la tendance est bien moins nette que précédemment, mais fait émerger la saillance de l’année 1917. Enfin, si l’on fait fusionner les deux résultats précédents en un seul (celui des « marqueurs de lien »), cela renforce certaines tendances : la sur-représentation des marqueurs de lien en 1915 et 1917 apparaît de manière évidente, de même que leur sous-représentation, en 1901 par exemple. Les années 1915 et 1917 sortent de ce que l’on nomme la « zone de banalité31 ». La sur-représentation de ces marqueurs de lien syntaxique, rapportés à l’ensemble de l’œuvre apollinarienne peut alors sembler paradoxale au regard de la volonté du poète de simplifier la syntaxe. Est-ce à dire cependant que nous sommes face à un « changement de front » ou que ces remarques quantifiées sont symptomatiques d’une forme de bouleversement de la syntaxe poétique : celle d’un retour inattendu à une poésie liée à l’ère du désordre, de l’explosion ou de l’émiettement, amorcée en 1912 ? Cela nous semble pour le moins hasardeux. Aussi, s’il se dégage, à la lumière de ces calculs, une tendance significative, une évolution de l’usage de ces marqueurs, il convient de rapporter leur usage au contexte afin d’en étudier l’enjeu poétique et de les confronter à l’idéal apollinarien de simplicité.
La relative apollinarienne
19L’expression « changement de front » apparaît sous la plume de Jules Romains pour qualifier chez Apollinaire un revirement esthétique et poétique, un retour à des formes d’écriture plus conventionnelles et moins inventives. Or comme le fait remarquer Isabelle Krzywkowski, Apollinaire « aborde[…] la guerre avec les outils qu’il[…] s’étai[t] forgés dans les dix années qui précèdent. Ce sont eux que la guerre va éprouver32 ». Nous souscrivons à cette analyse et aimerions montrer que, sous l’apparent paradoxe évoqué ci-dessus, l’écriture de guerre d’Apollinaire n’entre pas dans une simple relation de réaction avec les précédentes, mais, sous des traits nécessairement renouvelés tant dans ses motifs, que dans le lexique et l’imaginaire du soldat.
20L’exemple des pronoms relatifs, dont nous constations la singulière saillance dans le corpus de guerre apollinarien, constitue un terrain d’investigation intéressant. Les analyses détaillées menées dans notre travail de thèse nous ont conduite à dresser une typologie d’emplois des relatives et à mettre en lumière une progression au sein de l’œuvre apollinarienne (couronnée par le « cycle guerrier ») des matrices averbales33 et des effets de juxtaposition et d’empilement des syntagmes nominaux expansés d’une relative. En témoigne par exemple le poème « Mutation » :
Une femme qui pleurait
Eh ! Oh ! Ha !
Des soldats qui passaient
Eh ! Oh ! Ha !
Un éclusier qui pêchait
Eh ! Oh ! Ha !
Les tranchées qui blanchissaient
Eh ! Oh ! Ha !
Des obus qui pétaient
Eh ! Oh ! Ha !
Des allumettes qui ne prenaient pas
Et tout
A tant changé
En moi
Tout
Sauf mon Amour
Eh ! Oh ! Ha34 !
21Composé en 1915, ce poème appartient à la section « Case d’Armons » rédigée lorsqu’Apollinaire était au front35. Le texte tout entier se constitue de segments averbaux, dont la structure, à une exception près36, est la suivante : [article indéfini + substantif + proposition subordonnée relative], suivie d’une même série d’interjections : « Eh ! Oh ! Ha ! » Seule la chute du poème déroge à cette règle de construction, rompant avec la succession des substantifs expansés d’une relative, tout en confirmant cependant la disparition du verbe principal que l’on notait déjà auparavant. Le rôle des relatives est donc détourné de son usage canonique : le poète rétrécit le propos à des segments averbaux isolés au bénéfice de la relative et de sa valeur prédicative37.
22Chez Apollinaire, la possibilité de proposer de tels énoncés n’apparaît qu’à partir de Calligrammes (ils sont rares, voire inexistants dans les recueils antérieurs38. La systématisation même de ce procédé devient alors la marque d’un seuil franchi, d’une évolution du style poétique apollinarien déjà amorcé avec la déponctuation du recueil Alcools en 1913. Ces énoncés révèlent l’autonomisation progressive de la relative chez Apollinaire et posent le problème de la prédication que cette dernière prend en charge39. Notons ainsi la double portée descriptive et prédicative40 de ce type de structures à matrice averbale qui, détournées de leur valeur proprement seconde, jouent finalement un rôle primordial dans la construction du discours poétique : le seul procès verbal est en effet centré sur la proposition dite « subordonnée ».
23Ce type de focalisation de l’expression poétique sur des syntagmes nominaux, mis en valeur par ce type de structure relative connaît une radicalisation de ses emplois dans la période de guerre et pourrait même être analysé comme un « stylème » du cycle guerrier apollinarien. Nous rencontrons le même type de structuration dans « Il y a » (1915) :
Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour des pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de l’Arbre isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme l’horizon dont il s’est indignement revêtu et avec quoi il se confond
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la T.S.F. sur l’Atlantique
Il y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les cercueils
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris devant un Christ sanglant à Mexico
Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci de-là
Il y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de 15 centimètres et qu’on n’a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s’ils les reverront
Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de l’invisibilité41.
24Ce poème est représentatif d’une tendance fortement marquée du recueil Calligrammes : une progression vers une poésie de la monstration42, en particulier par la présence remarquable des relatives introduites par les présentatifs « il y a » et « voici43 », qui appellent l’un et l’autre à « voir » le syntagme nominal (ou son équivalent). Chez Apollinaire44, les poèmes structurés par l’anaphore en « il y a » produisent des énoncés thétiques45 qui imposent en effet de remettre en cause la distribution habituelle du thème et du prédicat dans chacune des phrases, voire d’envisager ce que Franck Cornish appelle la « prédication “en creux”46 ». Déclinés de façon sérielle, les énoncés poétiques d’Apollinaire révèlent une esthétique de la notation, fondée sur une mise en scène de l’immédiateté de l’écriture de la perception.
25Apollinaire convoque dans l’espace du poème, le lexique quotidien du soldat (« soldats », « batterie », « fouet de conducteur », etc.), des objets et sujets de la situation d’énonciation47, ainsi que des bribes de souvenirs abstraits, juxtaposés les uns aux autres en une vaste mosaïque. Le texte est aussi constitué de nombreux effets citationnels48 et de drôleries (calembours, allusions), voire d’auto-parodie, comme lorsque le poète dénature lui-même l’effet de thème et variations de la mise en liste, aux vers 6 et 7 :
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde.
26Il dévoie ici la structure, en cherchant à conserver à tout prix l’anaphore initiale, au point d’alourdir et de détourner l’expression de son contexte premier. Le lyrisme d’Apollinaire se teinte ainsi, au détour d’un vers, d’autodérision : par la mise en liste, le poète intègre au sein du motif de la plainte élégiaque une sorte de « description pragmatique » des faits et des lieux. L’ironie, la distance qu’Apollinaire prend, justement grâce à la liste, par rapport au discours poétique dans ce qu’il peut avoir de figé et de conventionnel, naît donc de cette rencontre à la Lautréamont d’éléments d’apparence triviale, entachés d’un réalisme très prosaïque, et leur transfiguration par leur inscription au sein du discours poétique. La locution « il y a », parce qu’elle permet de mettre sur le même plan la sensation devenue objet de la liste et les événements et choses extérieures, donne au poète l’occasion de dévoyer la description pure, qui devient narration grâce à la prédication seconde que déploient les relatives prédicatives – en « il y a… qui ». La médiation du je lyrique devient, en elle-même, le fil rouge de la liste, l’élément structurant de la mise en liste.
27Bien évidemment, il existe ailleurs dans le corpus apollinarien des relatives prédicatives de ce type, mais jamais déployées de façon aussi systématique et, surtout, déclinées dans plusieurs textes « listiques49 ». Ce type de composition poétique correspond à une réflexion renouvelée sur le pouvoir de la parole lyrique ; elle coïncide également, et ce sera mon dernier point, avec la mise en évidence accrue du geste d’écriture dont la période de guerre tend à accentuer les manifestations, en particulier à travers les exemples remarquables des calligrammes.
Spécificité des calligrammes de guerre ?
28Anna Boschetti montre que la production poétique d’Apollinaire pendant la guerre poursuit sa quête d’expérimentation. Si certains textes des années 1914-1916 mettent en évidence une relative mise en sourdine des expériences apollinariennes menées sur le langage (comme dans les poèmes-conversations ou dans les tout premiers calligrammes), certains poèmes (« Océan de terre », « Il y a ») sont représentatifs d’une certaine permanence des préoccupations esthétiques d’avant-guerre : la discontinuité, le séquençage des images, la surprise des images juxtaposées. De même, les poèmes calligrammatiques rédigés durant la période de guerre frappent par la subversion de certains de leur procédé d’écriture, comme la publication de fac-similés, la transgression des registres de tons et d’influences.
29Dans son article « Calligrammes en guerre : combat esthétique et premières lignes du front », Pénélope Sacks-Galey analyse avec pertinence une évolution de l’écriture calligrammatique (dont les premières réalisations datent de l’année 1913 avec « Lettre-Océan ») et qui se poursuit tout au long de la guerre. Les calligrammes des années 1915-1916 vont en effet de plus en plus loin, tant plastiquement que syntaxiquement, dans l’esthétique du collage, du détournement du support et de la mise en question du je lyrique, que les précédentes réalisations d’Apollinaire. Tant pour Pénélope Sacks-Galey, que pour Anna Boschetti, l’écriture calligrammatique mise en œuvre pendant la guerre problématise et infléchit une pratique poétique déjà présente en amont.
30Le calligramme met en effet en jeu une double sémiologie iconique et linguistique qui participe dès 1913 d’un renouvellement des modes d’écriture poétique, par la réflexion sur la simultanéité qu’elle met en œuvre, comme par ailleurs dans les poèmes conversations50. Lieu de l’« épiphanie du sensible51 » plus encore que ne l’étaient les relatives prédicatives que nous évoquions plus haut, le calligramme induit une nouvelle vertébration du texte et en bouleverse les codes de lecture. Dans « 191552 », la syntaxe est effectivement réduite à sa trame la plus ténue.
31Tout dans ce poème attire l’œil : l’écriture manuscrite, la mise en page, la disjonction des lignes et des mots, les points au milieu des O. La perception visuelle, la reconquête graphique des signes linguistiques priment sur la construction du sens logique et restitue un rapport sensible, phénoménologique au texte donné à voir53. La vue et, plus largement, l’évocation des sensations visuelles sont également portées par la polychromie (patriotique ?) suggérée par les soldats – bleus –, la faïence – blanche – et l’escarboucle – rouge.
32L’on pourrait également citer l’exemple de « Loin du pigeonnier54 », calligramme qui présente ainsi une forme globale non identifiée par le texte. De la notion d’« idéogrammes lyriques », les calligrammes non auto-représentatifs55 tirent leur énonciation lyrique forte que l’on relève dans les nombreuses anecdotes personnelles56 et les expressions du sentiment amoureux57, est parfois doublée par la « présence graphique » du locuteur dans le tracé manuscrit qui caractérise certains poèmes58. La mise en page des calligrammes non auto-représentatifs a une fonction graphique, plastique, dont on peut à nouveau dégager deux paliers d’analyse : le jet sur de petites unités typographiques et l’effet graphique et esthétique de la mise en page.
33On perçoit parfois dans l’image globale formée par la typographie la figure d’une harpe, mais cette interprétation n’est pas motivée par le texte et ne pourrait se justifier que par référence au calligramme « Visée » et, par conséquent, par un écho intertextuel interne au recueil Calligrammes59. La structure générale du calligramme forme un tout, une entité pleine qui confère une certaine unité graphique et iconique à la mise en page. Seuls les effets textuels mettent en lumière un jeu de diffraction du sens et une esthétique de l’éclatement qui ne sont appréhendés immédiatement que par la figure rayonnante et de façon analogique.
34Il nous semble qu’un tel poème met en évidence la poétisation du geste d’écriture et substitue à la syntaxe linéaire conventionnelle d’autres modalités de lecture sinon concurrentes, du moins alternatives, par un agencement typographique qui démultiplie les possibilités de lecture.
35Cette posture se trouve d’ailleurs radicalisée dans l’ouverture du poème « Du Coton dans les oreilles60 ». La portée iconique des signes et en particulier de la ponctuation acquiert une grande importance. La première phrase du poème – « Tant d’explosifs sur le point VIF ! » – apparaît comme la phrase d’amorce d’une strophe imagée. Elle illustre également le rétrécissement du propos sur le mot ou l’expression que nous évoquions plus haut.
36Avec « VIF ! », Apollinaire semble conférer à l’adjectif suivi du point d’exclamation une dimension presque onomatopéique et souligne, incidemment, la possibilité d’une remotivation poétique de l’arbitraire du signe. L’adjectif « VIF » n’a habituellement pas pour objet de retranscrire la réalité de l’objet ou du nom qu’il désigne, mais il acquiert ici une portée nouvelle : le substantif « explosifs » ouvre le poème sous le signe de la guerre et des obus et motive l’interprétation iconique que l’on peut construire de ce segment poétique. Il conduit à identifier les formes en présence comme des figures de la dispersion. « VIF ! » tendrait alors à devenir un équivalent linguistique du point d’exclamation.
37Le signe typographique « ! » fait littéralement corps avec le mot « vif », ainsi que le souligne la taille des caractères d’imprimerie. Le point d’exclamation, de signe de ponctuation devient alors l’expression même de l’explosion. La polysémie du mot « point » qui désigne tantôt un emplacement précis de l’espace géographique, géométrique61, tantôt un signe graphique, indice de la corporéité de l’écriture calligrammatique.
38Apollinaire met les deux signes – graphique et linguistique – sur le même plan et leur attribue une relative équivalence, affirmant ainsi l’articulation étroite du graphisme et du texte au sein de l’espace poétique. L’expression « sur le point » joue sur les effets conjoints de simultanéité et de temporalité : elle convoque en filigrane le groupe prépositionnel « sur le point de… » et rappelle dans le même moment la matérialité du « point » d’exclamation dans l’espace. Ce type d’exemple correspond alors à ce que Pénélope Sacks-Galey nomme la « graphologie de l’affect » qui met en sourdine les embrayeurs du discours – et gomme pour ainsi dire les balises de la syntaxe –, mais il montre aussi, par la mise en scène du geste d’écriture, une présence continue du locuteur.
*
39Il apparaît donc que le déploiement du lien syntaxique, quantitativement élevé pour la période qui nous occupe, est concomitant avec le processus apollinarien de simplification de la syntaxe, entamé en 1912. Cette simplification nous apparaît cependant déplacée : les poèmes écrits à partir de 1912 (les « poèmes-conversations », par exemple), proposent un émiettement syntaxique dû à la juxtaposition des énoncés. Dans les poèmes de guerre que nous citons ici, nous retrouvons dans une certaine mesure ces effets de mise en liste, soulignés par la répétition de structures – les expansions relatives – et la reprise en anaphore du présentatif, comme dans « Il y a ». La présence quantitativement remarquable des pronoms relatifs pose cependant problème : indice d’une complexité syntaxique, elle tend à expanser des segments averbaux et illustre l’esthétique de la « monstration » développée par Apollinaire depuis 1912.
40Nous remarquons en effet, au détour de ces quelques exemples, que le cycle guerrier accentue les expérimentations poétiques d’Apollinaire, voire lui donne peut-être de nouveaux moyens d’expérimenter. L’empreinte du front rejoint ou plutôt renouvelle l’aspiration à la simplification, le rêve d’un « retour aux principes62 » cher à Apollinaire, tant dans son discours esthétique que dans sa pratique poétique. L’expérience guerrière s’inscrit dans la chair du poème, ce qu’illustre la dimension iconique accrue de ce corpus63.
41Si l’on considère l’évolution globale de l’écriture apollinarienne, le cycle guerrier apparaît donc comme le moment d’une pratique poétique radicalisée. La guerre dans les exemples présentés ici tend effectivement à « avaler la syntaxe » ou du moins à la modeler, à l’infléchir comme en témoigne le travail d’organisation visuel et typographique sans précédent du texte poétique.
Notes de bas de page
1 Guillaume Apollinaire, poème épistolaire envoyé le 1er février 1915, cité in Becker Annette, Apollinaire. Une biographie de guerre. 1914-1918, Paris, Tallandier, 2009.
2 Apollinaire Guillaume, « Fête » in Calligrammes, Œuvres poétiques (désormais Po), Adéma Marcel et Décaudin Michel (dir.), Paris, Gallimard, 1994, p. 238.
3 Le recueil Calligrammes est sous-titré par Apollinaire : « Poèmes de la paix et de la guerre ».
4 Apollinaire intitule effectivement un de ses poèmes « Merveille de la guerre », in Po, op. cit. p. 271.
5 Ibid., p. 253.
6 Lentengre Marie-Louise, Apollinaire et le nouveau lyrisme, Paris, Jean-Michel Place, 1996, p. 13. André Breton en particulier fut l’un des plus virulents détracteurs de ces poèmes.
7 Campa Laurence, Poètes de la Grande Guerre : expérience combattante et activité poétique, Paris, Classiques Garnier, 2010.
8 Nous utilisons ce terme à dessein : pour Apollinaire, le dévoilement de la vérité participe du mouvement esthétique de la surprise. Ressort de ce qu’il nomme « l’esprit nouveau » en poésie, la surprise apparaît sous sa plume comme le moyen de révéler la vérité et acquiert ainsi une dimension éthique.
9 Voir Campa Laurence, op. cit., p. 39.
10 « La Jolie Rousse », Po, op. cit. p. 313.
11 « Exercice », ibid, p. 273.
12 Campa Laurence (2010), op. cit., p. 38.
13 Voir Lentengre Marie-Louise, op. cit., et Debon Claude, Les « Calligrammes » de Guillaume Apollinaire, Paris, Folio, 2004.
14 Voir Campa Laurence, op. cit., p. 40 et suivantes et Décaudin Michel, « Le « changement de front » d’Apollinaire », in Revue des sciences humaines, Faculté des lettres de l’université de Lille, 1950.
15 Apollinaire use de termes spécifiques au lexique guerrier, en particulier lorsqu’il fait référence aux armes, à l’artillerie et aux grades militaires. Les poèmes « Les Soupirs du Servant de Dakar » (Po., op. cit., p. 235-236) « Les Saisons » (ibid., p. 240-241) « Le Palais du Tonnerre » (ibid., p. 254-256), « À l’Italie » (ibid., p. 274-278) ou « Du Coton dans les oreilles » (ibid., p. 287-291) sont de ce point de vue représentatifs.
16 Dans « Du Coton dans les oreilles » (ibid., p. 287-291), Apollinaire mentionne par exemple « Les éléphants des pare-éclats ».
17 Voir Saint-Léger Lucas Anna, « Signe, référent et glissement conceptuel », in Debon Claude (dir.), L’Écriture en guerre de Guillaume Apollinaire, Calliopées, 2006, p. 165-174.
18 Voir Chevalier Jean-Claude, « La poésie d’Apollinaire et le calembour », in Europe, n° 451-2 « Apollinaire », décembre 1966, p. 56-76 ; Wahl Philippe, « Les Liens du sens dans la poésie d’Apollinaire, trois états de la syllepse », in La syllepse : figure stylistique, Chevalier Yannick et Wahl Philippe (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 299-320 et Wahl Philippe, « Régimes discursifs du “double sens” », in Champs du Signe, n° 27, Éditions universitaires du Sud, 2009, p. 29-44.
19 Apollinaire Guillaume, Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, Paris, Gallimard, 2005, p. 77.
20 Sacks-Galey Pénélope, « Calligrammes en guerre : combat esthétique et premières lignes du front », in L’Écriture en guerre de Guillaume Apollinaire, op. cit. p. 155.
21 « Du Coton dans les oreilles », Po, op. cit., p. 287.
22 Ibid., p. 167-203.
23 Pour ce sous-corpus spécifique, l’attribution des dates de rédaction est relativement aisée, car la plupart des textes épistolaires dont ils sont tirés sont précisément datés. Un problème se pose cependant pour le recueil Calligrammes et le phénomène de réécriture perpétuelle à l’œuvre chez Apollinaire qui complexifie cette datation et pourrait opérer une variation entre 1915 et 1918. Voir Debon Claude, « Calligrammes » dans tous ses états, édition critique du recueil de Guillaume Apollinaire, Vanves, Calliopées, 2008.
24 Voir à ce propos Krzywkowski Isabelle, « La Poésie expérimentale à l’épreuve de la guerre. Apollinaire, Marinetti, Stramm », in L’Écriture en guerre de Guillaume Apollinaire, op. cit. p. 197-207.
25 Ibid., p. 197.
26 Ibid., p. 198.
27 Boschetti Anna, La Poésie partout : Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Le Seuil, 2001.
28 Ibid., p. 192-193.
29 Voir Habert Benoit, Nazarenko Adeline, Salem André, Les Linguistiques de corpus, Paris, Armand Colin, 1997, p. 196 : « La méthode des spécificités (Lafon, 1980) permet de mettre en évidence les cases du tableau de départ dont l’effectif est particulièrement élevé (spécificités positives) ainsi que celles dont l’effectif est au contraire anormalement faible (spécificités négatives). »
30 Et ce, indépendamment de leur taille respective en nombre de mots : tout effet de distorsion est en effet corrigé par le logiciel d’analyse textométrique utilisé, TXM.
31 En somme, les indices de spécificités positifs ou négatifs compris entre - 2 et + 2, qui indiquent une « banalité » d’emploi de la forme calculée par rapport à l’ensemble du corpus.
32 Krzywkowski Isabelle, op. cit., p. 198.
33 Nous définissons comme « matrices averbales » les propositions introduisant des relatives qui sont clairement isolées de l’entité « phrase » par la typographie ou par l’absence de liens syntaxiques explicites. Ainsi, nous avons retenu des énoncés comme : « Maison humide/Maison ardente/Saison rapide/Saison qui chante » (« Océan de terre », Po., op. cit., p. 268 et suivante, nous soulignons), « Le Decauville qui toussote » (« Désir », ibid., p. 263-264), ainsi que les relatives insérées dans des structures comparatives avec ellipse du verbe, comme dans : « Nuit qui criait comme une femme qui accouche » (« Chant de l’Horizon en Champagne » ibid., p. 265 et suivantes, nous soulignons). Pour donner un ordre de grandeur de cette progression, nous proposons les pourcentages suivants sur l’ensemble du sous-corpus constitué par les recueils publiés de manière anthume : Le Bestiaire ou cortège d’Orphée, Alcools, Vitam Impendere Amori et Calligrammes. Les matrices verbales représentent au total environ 85 % des occurrences recensées, quand les averbales équivalent à 10 % des cas. Alcools est un peu en dessous de cette moyenne globale avec environ 6 % de matrices averbales, tandis que Calligrammes en comptabilise 12 %.
34 Po, op. cit., p. 229.
35 Cette année 1915 est, rappelons-le, la principale période de sur-représentation des pronoms relatifs.
36 Un vers présente une variation : le substantif y est actualisé par un article défini pluriel « Les tranchées qui blanchissaient ».
37 À moins de considérer le segment « Eh ! Oh ! Ah ! » comme étant le prédicat. L’énoncé ainsi produit est ambigu et rend problématique l’identification des rapports entre les segments expansés d’une relative et les interjections. Nous proposons ici une analyse de la relative en relative prédicative en prenant appui sur les analyses proposées par Knud Lambrecht. Dans son article sur la « relative de perception », Knud Lambrecht, proposait en effet d’identifier les énoncés du type « la jeune fille qui fume », comme une sous-catégorie de relative prédicative dite « à SN autonome ». Il fait dériver ce type d’énoncé de ce qu’il nomme la « construction relative présentative » introduite par les présentatifs « il y a », « voici » ou « voilà ». Cette analyse nous apparaît ici féconde pour décrire les vers d’Apollinaire. Voir à ce propos : Lambrecht Knud, « Prédication seconde et structure informationnelle : la relative de perception comme construction présentative », in Langue française, n° 127/1, 2000, (« La Prédication seconde »), p. 49-66.
38 Si l’on ajoute à un premier relevé des relatives prédicatives dans notre corpus (qui représentent environ 4,5 % des relatives dans Alcools et 8 % dans Calligrammes) les constructions relatives à « SN autonome », la part des relatives prédicatives passe alors de plus de 8 % dans Alcools à 19 % dans Calligrammes.
39 Cf. Lefeuvre florence, « Segments averbaux isolés : prédication seconde ou première ? », in Denis Apothéloz, Bernard Combettes et Franck Neveu (éd.), Les Linguistiques du détachement. Actes du colloque international de Nancy, Bern/Berlin/Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 346-359.
40 Lambrecht Knud, art. cit., p. 51.
41 « Il y a », Po, op. cit., p. 280.
42 Jean-Claude Chevalier, en comparant de manière critique le vocabulaire d’Alcools et de Calligrammes, pointe d’ailleurs cette idée et remarque une modification du rapport au temps et à l’espace : dans Calligrammes « le futur a l’aspect charmant d’un présent constamment renouvelé : le poète y ressent avidement la réalité de ce présent. […] Les emplois d’ici et là dans Calligrammes ont une valeur intense, non par leur nombre, mais par leur place dans le poème : Apollinaire emploie avec jubilation un mot qui lui était jusqu’alors interdit » (cf. Chevalier Jean-Claude, « Quelques remarques sur un index de Calligrammes », in Michel Décaudin [dir.], Revue des lettres modernes. Guillaume Apollinaire, n° 1). « Le Cubisme et l’esprit nouveau », n° 69-70, printemps 1962, p. 46, nous soulignons). Cette remarque vaut corrélativement pour les structures présentatives qui nous intéressent ici et qui constituent dans Calligrammes un élément véritablement saillant tant dans le lexique que dans la syntaxe.
43 Nous nous situons à nouveau ici dans la continuité des travaux de Knud Lambrecht, qui propose d’assimiler les structures averbales expansées de relatives aux relatives prédicatives pour analyser la « construction relative présentative » (désormais abrégée CRP) d’un point de vue informationnel. La CRP a pour fonction de « présenter une entité nouvelle dans un discours donné et d’exprimer une information nouvelle au sujet de cette entité » (Lambrecht Knud, art. cit., p. 49). Le linguiste suppose une équivalence entre les énoncés en : « il y a… qui », explicitement présentatifs, et nos segments averbaux expansés d’une relative, dont la valeur événementielle serait alors sous-entendue. Nous souscrivons à cette analyse, d’autant que, comme nous le verrons, la prédication seconde véhiculée par les « constructions relatives présentatives » prend appui sur des verbes au sémantisme fort, qui dénotent fréquemment des actions concrètes et dynamiques.
44 On peut souligner ici l’intertexte remarquable avec « Enfance III » de Rimbaud (Les Illuminations), où la dispersion mise à l’œuvre dans l’expression des sensations, l’effet de parenthèse fantastique et équivoque que l’on rencontre dans « Enfance III », tout comme les poèmes en « il y a » d’Apollinaire, entre en tension avec un fort élément de continuité mis en œuvre par l’anaphore.
45 Cf. Kuroda Sige-Yuki, « Le jugement thétique et le jugement catégorique ; exemples tirés de la syntaxe japonaise » (Marie-Lise Beffa et Maurice Borel trad.), in Langages, n° 30, 1973, p. 81-110.
46 Cornish Franck « L’absence de prédication, le topique et le focus : le cas des phrases « thétiques »», in Faits de langue, n° 31-32, 2008, p. 121-131.
47 Ainsi, les mentions de la femme aimée, dans les vers : « Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour » (v. 13) et « Il y a les longues mains souples de mon amour » (v. 21), renvoient à une référence absente de la situation d’énonciation.
48 Au vers 2 : « Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles », on décèle sans doute une reprise allusive de Ruy Blas : « Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là/Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;/Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;/Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut/Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut » (v. 797-802). Voir également à ce propos la lettre du 11 octobre 1915, adressée à Madeleine : « Aujourd’hui spectacle admirable du retour d’une escadrille de 28 avions de bombardement que croisaient nos avions de chasse. Cela se passait aussi haut que notre amour et le ciel était haché de milliers de flocons blancs qu’y laissent les éclatements. Spectacle angoissant et charmant. D’une délicatesse si neuve ! Au loin longeant les 2 fronts narguaient les vilaines saucisses priapiques qui veillent immobiles comme des asticots dont naîtraient une pourriture d’azur. Saucisse ! Sont-ce les asticots dont il naît ces gracieux papillons les avions » (Apollinaire Guillaume, Lettres à Madeleine, Paris, Gallimard, 2006, p. 277-278).
49 Nous renvoyons par exemple au « Il y a » des Poèmes à Lou (Po, op. cit., p. 423).
50 Cf. « Les Fenêtres », « Arbre », « Lundi Rue Christine », « À travers l’Europe » (Po, p. 168, 178, 180 et 201).
51 Sacks-Galey Pénélope op. cit., p. 152.
52 Po, op. cit. p. 225.
53 Pénélope Sacks-Galey parle d’un « court-circuit […] [du] contenu sémantique » du poème par la vue (Sacks-Galey Pénélope, op. cit., p. 152).
54 Po, op. cit., p. 221.
55 Dans le cas où la figure composée par le texte n’est en effet ni autodésignée, ni même seulement désignée, ni reconnue par un titre ou un quelconque indice linguistique, on propose de parler de calligramme « non auto-représentatif », par opposition aux calligrammes « auto-représentatifs », également qualifiés par Michel Foucault de « tautologiques » (Foucault Michel, « Ceci n’est pas une pipe », in Cahiers du chemin, n° 2, 1968, p. 77-105).
56 « Lettre-Océan » (Po, p. 183-185) foisonne de références puisées dans la vie quotidienne du poète et de son frère Albert.
57 Un poème comme « Il pleut » (Po, p. 203) est en effet empreint d’une tonalité élégiaque qui n’est pas sans rappeler le style poétique d’Alcools.
58 Citons par exemple « Madeleine » (Calligrammes, Po., p. 239). Nous renvoyons à propos des implications poétiques de l’écriture manuscrite au numéro 22 de la revue Apollinaire consacrée à la question des dessins du poète : Décaudin Michel (dir.), Guillaume Apollinaire, n° 22, « Apollinaire, le dessin et les traces », Paris, Minard (« Bibliothèque des Lettres modernes »), 2007.
59 Voir « Visée » (Calligrammes), Po., op. cit., p. 224 : « Harpe aux cordes d’argent ô pluie ô ma musique/l’invisible ennemi plaie d’argent au soleil, Et l’avenir secret que la fusée élucide… » Cet effet d’intertextualité interne n’est légitimé par aucune allusion directe au calligramme « Visée », néanmoins, la lecture circulaire du recueil est une des caractéristiques de l’œuvre poétique d’Apollinaire.
60 Ibid., p. 287.
61 On peut songer à un sens daté de l’expression « point vif ». Peut-être ce terme désigne-t-il en effet, dans le jargon militaire, l’endroit du front le plus « vif », au sens propre, le lieu des combats les plus violents…
62 « dans ma poésie, je suis simplement revenu aux principes puisque l’idéogramme est le principe même de l’écriture » (Apollinaire, in Paris-Midi, 22 juillet 1914).
63 Elle nous paraît portée par les calligrammes, mais aussi par plusieurs effets de mise en page et de mise en lumière de la matérialité du signe (l’écriture manuscrite, les collages, l’inclusion d’images : timbre, tampon…).
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