La création lexicale dans les écrits de combattants de la Grande Guerre. L’approche dictionnairique de la néologie à l’épreuve des textes
p. 175-192
Texte intégral
– « Hé, hé, ils boivent le café, fait-il remarquer.
– On dit le “jus”, rectifie l’homme-pie. »
Henri Barbusse, Le Feu. Journal d’une escouade, 1916
1La réputation de la Grande Guerre en matière de créativité lexicale n’est plus à faire. Première déflagration mondiale du siècle, le conflit confronte les Français à des réalités techniques, politiques, sociales et psychiques qui occasionnent l’apparition de mots nouveaux (crapouillot, Union sacrée, embusqué, cran, etc.) et de nouvelles significations (singe, marmite, etc.). Bien des dictionnaires spécialisés se sont chargés, depuis 1914-1918, de recenser les « mots représentatifs » de cette guerre. Toutefois, comme le souligne Odile Roynette dans l’ouvrage qu’elle consacre aux représentations sociales associées aux « mots des tranchées », ces précieux relevés lexicologiques ne reflètent que partiellement la réalité linguistique de la Grande Guerre :
« la baïonnette, naguère nommée la “fourchette”, fut intensément investie par l’imaginaire collectif. Pas moins de sept néologismes firent leur apparition : un “enfile-boche”, un “rince-boche”, un “tire-bouchon”, un “tire-boche”, un “vide-boche”, un “tourne-broche” [sic], un “cure-dents”. Sans préjuger de l’usage réel de ces termes au sein du monde combattant, cette prolixité est le signe de la place de cette arme individuelle hautement meurtrière dans les représentations de l’activité guerrière1. »
2En attirant l’attention sur « l’usage réel » des innovations lexicales2, l’historienne soulève des questions fondamentales : dans quelles conditions sont nés les « mots de la Grande Guerre » (aux tranchées ? à l’arrière ?) et, surtout, qui les a véritablement employés, dans quelles situations de communication concrètes ? Y a-t-il une « langue poilue » unifiée, ou bien celle-ci n’est-elle qu’une illusion rétrospective résultant d’une conception trop abstraite de la langue ? Autant de questions auxquelles nous souhaiterions apporter des éléments de réponse.
3Nous le ferons en adoptant le point de vue d’une linguistique textuelle appliquée à la création lexicale3 : à la différence d’une approche « hors-sol » qui consisterait à décrire le lexique sans le rapporter à ses conditions d’émergence et d’usage, notre étude sur les « mots de la Grande Guerre » a été pensée comme une enquête portant sur leur présence et leur circulation dans les textes – plus précisément, dans les textes de combattants. Car tous les mots nés de la guerre n’ont pas connu un destin identique concernant leur emploi par les locuteurs de l’époque. Autrement dit, l’impression d’égalité que produit l’ordonnancement lexicographique, où un mot ne semble se distinguer d’un autre que par sa position alphabétique, masque le fait que les textes d’époque font en réalité un usage hétérogène des termes nouvellement apparus. C’est cette hétérogénéité qu’il nous a semblé pertinent de sonder, en observant d’une part la manière dont des situations communicationnelles particulières ont en fait conditionné l’usage des mots nouveaux4, et en nous demandant d’autre part si les mots tenus aujourd’hui pour emblématiques de la Grande Guerre (Boche, ersatz, der des der, par exemple) ont bien été réellement utilisés par les acteurs de ce conflit.
4Pour mener à bien ce projet ambitieux, nous avons constitué un grand corpus d’étude, qui contient 2157759 mots et se compose de 24 ouvrages de combattants parus entre 1915 et 1925 et relevant de trois genres textuels bien distincts : le roman de guerre, la lettre aux proches et le journal de marche5. Ce corpus comprend précisément 8 journaux, 8 recueils de lettres et 8 romans (dont les auteurs, qu’ils aient été des écrivains consacrés avant 1914 ou qu’ils soient devenus romanciers à l’occasion de la guerre, ont tous été au front). Le statut de « témoin direct » des 24 auteurs donne son homogénéité à ce corpus, dont la richesse tient à sa taille, à sa diversité générique et au souci que nous avons eu de ne pas nous limiter aux seules œuvres canonisées par l’institution littéraire ou consacrées par la postérité. Ainsi Le Feu de Barbusse (prix Goncourt 1916), Les Croix de bois de Roland Dorgelès (prix Femina 1919) et le journal en cinq volumes de Maurice Genevoix, qui ont pu constituer un important vecteur de diffusion lexicale, y côtoient-ils des ouvrages passés beaucoup plus inaperçus au moment de leur parution, comme Nous autres à Vauquois d’André Pézard, la correspondance de Marc Boasson ou le journal de Jacques d’Arnoux.
5Parallèlement à ce corpus d’ouvrages de combattants, que nous avons numérisé et soumis à deux logiciels d’analyse lexicométrique6, nous avons élaboré, sur la base de quatre dictionnaires7 et de deux index8, un lexique de la Grande Guerre comprenant la quasi-totalité des termes qui figuraient dans nos sources – soit plus de 600 mots.
6En nous appuyant sur ces deux bases de données (ouvrages numérisés d’un côté, lexique de la guerre de l’autre), nous tâcherons non seulement de rendre compte de la diffusion sociale réelle des « mots de la guerre » pendant le conflit, mais aussi de créations lexicales restées méconnues (blessure-filon par exemple). En raison de leur nature d’hapax ou de leur trop faible fréquence, ces innovations se sont vues de fait exclues des grands répertoires dictionnairiques. Toutefois, l’histoire de la « langue des tranchées » ne peut les ignorer, car ces créations ont été forgées pour décrire des réalités du front, au même titre que les mots qui ont fini par connaître une forte popularité (crapouillot, etc.)9.
7La première partie de l’article examine ces innovations lexicales pour en faire l’inventaire, dans les limites de notre corpus, tout en dégageant leurs principaux procédés de création. Les deux autres parties proposent quant à elles d’aller au-delà des hapax puisqu’elles cherchent à préciser la diffusion sociale des innovations de l’époque. Plus exactement, le devenir social et historique des mots de la guerre sera observé selon trois points de vue distincts : celui de l’adoption individuelle (par nos auteurs), étant entendu que toute diffusion collective présuppose une série d’adoptions individuelles ; celui de l’usualisation, soit une sorte de diffusion relativement locale, circonscrite à un genre textuel10 – quels sont les mots de la guerre dont l’usage est favorisé ou même privilégié par le roman, la lettre ou le journal ? ; enfin, celui de la généralisation, l’usage généralisé d’un mot correspondant à son entrée dans la langue commune – y a-t-il des mots-symboles de la Grande Guerre pour lesquels il est pourtant abusif de parler de généralisation ?
Les oubliés de 14 : hapax de combattants
8Nos 24 ouvrages de combattants contiennent environ 200 innovations lexicales pouvant être qualifiées d’« oubliées » dans la mesure où les dictionnaires ne les ont pas retenues, parce qu’elles n’existent qu’en un seul exemplaire dans le corpus : elles n’ont été réutilisées ni par leur créateur, qui aurait pu les reprendre ailleurs dans son ouvrage, ni par aucun autre auteur du corpus. Toutefois ces innovations, dotées dans les textes d’évidentes valeurs rhétoriques et stylistiques, ont bien été conçues par leurs auteurs comme « des mots pour dire, des mots pour écrire les réalités du front11 ».
9Le procédé de la dérivation apparaît ici le plus productif. Il concerne avant tout les adjectifs : suffixation en -iste (catacombiste), en -eux/euse ([bandes] pagailleuses, [pâleur] insomnieuse, [tourbe] cohuteuse, [torpilles] fossoyeuses, [tranchées] ligoteuses, [gueule] monstreuse), ou autres ([peur] strangulatrice, [folie] terrassière, [larves] cauchemaroïdales, ), superlatifs (reposantissime), parasynthèses ([baraque] inlogeable, [équipage] enfanionné), et adjectifs verbaux (ensevelissante, poudroyante, respirante, aspergeants)12.
10Concernant les substantifs, les procédés de suffixation en -isme (badernisme, punaisisme) ou autre (souffroir, gourderie, navrance, galonnables), de resuffixation argotique (crapulard, malchançards) et de recomposition (ratodrome, soulographie, aéroboche) sont d’un usage plus fréquent que ne l’est celui de la préfixation : hormis quelques cas isolés (toute-altitude), la préfixation nominale se fait surtout en demi- (demi-combattants, demi-embusqués, demi-guerrier, demi-cadavres, demi-inaction) – abondance qui rend compte de la sensation d’enlisement propre à cette guerre où rien ne peut être fait complètement et où l’on ne vit pas vraiment – ou plus pour longtemps.
11On relève quelques innovations verbales (flemmasser, baragoutiner), la suffixation en - (i) ser s’avérant ici la plus productive (ténébriser, se confortabiliser). Mais le procédé de loin le plus productif est celui de la préfixation en re-, significative de cette guerre où l’on n’en finit pas d’attendre le moment de sa mort en le redoutant et en refaisant toujours la même chose (reglisser, redégringoler, regrogner, retuer, reflamber, se rereposer) et en dé- (déguêtrer, désabrutir, désalerter). Enfin, le procédé de suffixation adverbial en -ment se révèle assez néologène dans le corpus (épistolièrement, inextinguiblement, wagnériennement, américainement).
12Quant aux produits de la création lexicale issus du procédé de la composition, le phénomène le plus remarquable concerne l’usage fréquent, dans le corpus, de mots composés désignant des individus ou des types, formés en particulier à partir du lexème homme : homme-jus, homme-chiffres, homme-lettres, homme-statistique, homme-bœuf, homme-borne, homme-accordéon, homme-prométhée, homme-pie, hommes-soleils, hommes-lunes, hommes-étoiles, hommes-couteaux, hommes-browning, hommes-femmes – ainsi qu’une femme-biche. À quoi s’ajoutent un sans-figure (alors que la création gueule cassée, lui, n’apparaît pas, même dans les ouvrages parus après guerre) et des sans-entrailles, ainsi que artilleur-fantôme, père-échantillons, agrégé-inapte, francs-fileurs (qui désigne ironiquement ceux qui se sont planqués pendant une attaque), bras-cassés et porte-souffrances.
13Au rayon des pièces d’armement, on trouve une batterie-fantôme, des canons-colosse, et des obus-mines, et à celui des intempéries apparaissent une brume-lasso et une brume-suaire. Enfin, parmi les objets insolites, on relève un crayon-bijou, une barbe-fleuve et un bras-fantôme.
14La Grande Guerre sécrète son lot de petits métiers, qui donnent lieu dans les textes à des compositions originales : coiffeur-soldat, cycliste-explorateur, cabot-brancardier, ecclésiastique-infirmier, caporal gratte-poux, paysanne-concierge, infirmière pas major, poète-chemineau.
15Les lieux indécidables du front, jonché d’espaces multi-usage, engendrent des composés d’abri (abris-cavernes, abris-trois pièces), de tente (tentes-ateliers, tentes-chapelles, tentes-hôpitaux), de cuisine (tranchées-cuisines, cuisine-vestibule-débarras), qui jouxtent un restaurant-cave, des pistes-cimetières, un cul-de-sac-chambre-noire, et même une cagna-poste-de-commandement-restaurant-dortoir-chauffoir-séchoir. Enfin, on relève quelques mots-valises : infestion, renfortifier, fantaboche (peut-être sur le modèle de fantabosse, attesté par Dauzat).
16Certaines bases lexicales sont plus particulièrement productives. Filon, attesté dans son sens second de « moyen de s’enrichir » chez les malfaiteurs en 1882, donne lieu dans le corpus aux dérivés filon(n)eur et filonner. Outre les dérivés mentionnés, il génère les composés chercheur de filon, blessure-filon, balle-filon. Le mot signal se révèle productif également : dans cet univers de signes, il y a les signaleurs, les fusées-signaux, les fanion-signaux, mais aussi le sourire-signal du capitaine.
17Enfin, une histoire des onomatopées consacrerait sans doute un chapitre important aux textes des combattants de la Première Guerre mondiale, car celles-ci abondent dans le corpus (bzim, dleull, dligg, dloüll, hâ â â â â â, juitt, kuïtt, pâo, shproum, vrrrran, wâwâwâwâwâ, wou ou ou, wrouaf, zim-boum, etc.). Ces onomatopées innovantes, imitations plus ou moins stylisées de bruits de chute, de moteur, d’objets sifflants et de mitraille, mimétiques du vacarme du front, sont plus fréquentes dans les romans et les journaux que dans les lettres qui, pourvues d’une fonction d’atténuation des réalités de la guerre, comme on le verra plus loin, étouffent les bruits de la guerre plus qu’elles ne les reproduisent.
18Après avoir exhumé ces innovations lexicales inaperçues, ouvrons à présent le chapitre de la diffusion des innovations consignées dans les dictionnaires et autres répertoires de la Grande Guerre, en commençant par les interroger sous l’angle des auteurs individuels et des genres textuels sur la diffusion des 600 mots de notre lexique de la guerre, avant d’en discuter plus loin la diffusion généralisée.
La diffusion du lexique sous l’angle des auteurs et des genres textuels
19À un premier niveau de diffusion on remarque que, parmi les innovations que nous venons d’évoquer, certaines ont fait l’objet d’une « auto-adoption », c’est-à-dire qu’elles ont été reprises par l’auteur qui les a créées. Ainsi de juitt (Bernier, 913), wrouaf (Bernier, 6), journalisse (Benjamin, 5), verdunite (Boasson, 3), catastrophal (Etévé, 2), indiscontinu (Florian-Parmentier, 2), gradaille (Barbusse, 2), fistonnerie (Pézard, 2).
20Au-delà de ces cas particuliers, la question de la contribution des auteurs à l’évolution de la langue française peut être posée en ces termes : y a-t-il, parmi nos auteurs-combattants, des postures de conservatisme linguistique ou, au contraire, des promoteurs d’une certaine modernité lexicale ? Pour rendre compte de la plus ou moins grande « néolophilie »/« néolophobie »14 des auteurs considérés, il conviendrait sans doute d’établir deux continuums : l’un rendant compte de la plus ou moins grande productivité de chacun en matière d’innovation lexicale (soit un axe – néologène/+ néologène), et l’autre de la propension plus ou moins importante de chacun à relayer la diffusion des mots nouveaux, c’est-à-dire à participer à leur socialisation (soit un axe – néolophore/+ néolophore).
21En croisant ces axes, on s’aperçoit qu’un auteur « néolophile » se distingue très nettement dans chacun des genres textuels considérés : Boasson pour les lettres, Barbusse pour les romans et Genevoix pour les journaux. Avec des différences de positionnement sur les deux continuums, puisque Boasson est plus néologène (créateur) que néolophore (diffuseur), Genevoix plus néolophore (diffuseur) que néologène (créateur), et que Barbusse est à tout à la fois néologène (créateur) et néolophore (diffuseur)15. À l’inverse, et d’une manière plutôt attendue concernant les innovations lexicales les plus emblématiques de l’époque, certains auteurs manifestent une tendance « néolophobe » marquée. Par exemple, dans Vie des martyrs, roman paru en 1917, Georges Duhamel n’emploie ni boche ni poilu ni cagna ni singe ni guitoune ni crapouillot.
22Toutefois, s’il est important d’observer la manière dont les auteurs témoins de la guerre s’adonnent ou non à la création lexicale (les auteur les plus célèbres constituant sans doute d’importants vecteurs de diffusion de ces nouveaux mots), il nous semble encore plus intéressant de faire porter l’analyse à un niveau supérieur, en établissant le degré de « néolophilie »/« néolophobie » des genres eux-mêmes.
23Les normes d’un genre textuel consistent en un ensemble de « prescriptions (positives et négatives) et de licences qui règlent la production et l’interprétation d’un texte16 ». Ces prescriptions et ces licences portent tant sur la manière de produire une organisation textuelle conforme aux attentes (thématique libre ou imposée, progression narrative ou argumentative, etc.), que sur le type d’unités de langue qui peut/doit être employé (registre familier autorisé, régionalismes proscrits, etc.) – conditionnant par là même les types de créations lexicales admises, voire requises. On peut ainsi chercher à rendre compte de la manière dont chacun des trois genres étudiés ici favorisent ou restreignent la diffusion des innovations de l’époque, et ainsi statuer provisoirement sur la nature plus ou moins néolophore de ces genres.
24Ouvrons une parenthèse méthodologique avant de présenter nos résultats. En tant que tâche de la lexicologie textuelle, la description des particularités lexicales d’un genre, appelées « spécificités », doit composer avec deux grands types de données chiffrées : les spécificités positives et les spécificités négatives, qui sont mesurées relativement aux autres genres étudiés. Si l’on prend par exemple le mot guitoune reproduit dans le tableau de l’annexe 2 qui sert de base de réflexion à cette deuxième partie, on constate qu’il compte parmi les spécificités négatives de la lettre aux proches car on n’en relève aucune occurrence dans les 8 recueils de lettres que contient le corpus, alors qu’il est utilisé par 4 romanciers (26 occurrences) et 3 diaristes (103 occurrences). À l’inverse, amoché compte parmi les spécificités positives du roman dans la mesure où l’on en relève 18 occurrences dans les romans (contre 11 dans les lettres et 5 dans les journaux), mais surtout parce que 7 romanciers sur 8 l’utilisent (contre 2 épistoliers et 1 diariste). Quoiqu’il ne soit pas employé exclusivement dans ce genre, amoché peut être considéré comme un « mot du roman » car il semble faire partie de son lexique privilégié. On dira qu’amoché est caractérisant pour le roman, sans être un trait singularisant du roman comme le serait une empreinte digitale.
25Par ailleurs, justifier une spécificité lexicale positive (ou négative), c’est pouvoir expliquer que tel mot est particulièrement employé (ou sous-employé) dans tel genre en raison de la fonction particulière – thématique, rhétorique, stylistique, etc. – qu’il y remplit, la légitimation d’une spécificité lexicale générique reposant sur la convergence entre indices quantitatifs et motivation fonctionnelle17. On peut par exemple présumer que si amoché relève plus du roman que de la lettre, et que si guitoune n’apparaît pas dans les lettres, c’est pour la même raison : il s’agit de termes argotiques, relevant donc d’un registre banni de la lettre de guerre.
26Ainsi l’on observe, dans les 8 recueils de lettres du corpus, une tendance très marquée à exclure les mots nouveaux de 14-18, y compris ceux qui jouissent dans les deux autres genres d’une forte représentation comme boule (pain), quart (tasse), écœurer ou feuillées (latrines). Parmi les mots nouveaux du corpus (Annexe 2), seul Alliés manifeste une spécificité lexicale positive dans ce genre, sans que les 20 occurrences relevées suffisent à stabiliser un type d’usage dominant, soit à faire de ce vocable un « mot de la lettre ». Il semble que l’on ait affaire ici à une forme de néolophobie. Plus précisément, si quelques épistoliers de notre corpus contribuent à forger des mots nouveaux, on n’en trouve guère qui diffusent les innovations d’époque. Le genre « lettre de guerre », assez peu néologène et nullement néolophore, constitue un cas patent de genre néolophobe.
27Cela étant admis, il convient de s’interroger sur les raisons de cette néolophobie et de les rapporter au contexte social d’élaboration des textes et au projet qui les sous-tend. Les combattants-épistoliers sont souvent des fils s’adressant à leur mère ou des maris à leur femme. Il s’agit pour eux de rassurer leurs interlocuteurs. Partant, les auteurs évitent de décrire la violence et ses effets (entonnoir, éclat, amoché), et proscrivent le vocabulaire militaire (monter (au front)18, avant-train), sauf s’il s’agit d’emblèmes positifs (croix de guerre). De fait, le champ lexical de la guerre compte parmi les spécificités négatives de ce genre. Par ailleurs, la lettre de guerre se conçoit comme un média public : elle circule d’abord dans la famille et peut ensuite gagner des cercles moins proximaux (il arrive qu’elle soit publiée dans un journal local). Il convient donc d’y asseoir des valeurs (courage, patriotisme, sens du sacrifice) propres à susciter la fierté des siens et, indirectement, à renforcer l’estime de soi de l’auteur. Tout excès dans l’expression serait, plus qu’une faute de goût, une faute morale venant gâter le projet d’auto-exhortation qui est au fondement de la lettre de guerre comme pratique discursive. Tout cela explique que l’on ait affaire à un genre euphémisant, dans lequel les mots à connotations positives prévalent, et que la langue soit choisie et très peu argotique, à quelques exceptions près (comme cafard19), ou marginalement (quand des mots sont signalés entre guillemets autonymiques pour laisser entendre les usages du front20), alors que les mots d’argot constituent une proportion non négligeable des innovations lexicales du corpus (Fritz, biffin, bourrin, convalo n’apparaissent dans aucun des 8 recueils de lettre). Ainsi, un mot comme flingue, qui cumule parler argotique et évocation directe de la guerre, a statistiquement peu de chances de se trouver dans les lettres ; de fait, on n’en relève ici aucune occurrence.
28Au contraire, les romans de notre corpus apparaissent quant à eux comme particulièrement néolophiles – à la fois plus néologènes et plus néolophores que les deux autres genres, la néolophilie des « romans de la Grande Guerre » devant être mise en rapport avec le recours privilégié au vocabulaire argotique dans ce genre. Ainsi, le lexique spécifique du roman se distingue radicalement de celui des lettres ou, pour le dire autrement, la lettre refuse systématiquement le lexique dont le roman fait sa matière. Plus largement, la diffusion des mots de la guerre (barda, maous, etc.) doit sans doute beaucoup aux romanciers qui, composant avec l’héritage du roman naturaliste, usent d’un vocabulaire trivial pour créer ce qu’il est convenu d’appeler des « effets de réel ». Parmi les thèmes nourrissant le réalisme du roman de 14-18, on relève en particulier ceux de la nourriture (cuistot, cuistance), de la boisson (gnôle, pinard) et de la violence guerrière (amoché, flingue). Les noms humains (cabot, embusqué) abondent dans ce genre où les dialogues occupent une place prépondérante. Par ailleurs, le roman de guerre est grivois. Ainsi, poule (prostituée), spécificité du roman, est le seul mot nouveau du corpus à n’être cantonné qu’à un seul genre.
29Quant au journal, les résultats obtenus indiquent qu’il s’agit d’un genre relativement peu néologène, les diaristes du corpus n’apparaissant pas comme les principaux pourvoyeurs en innovations lexicales, mais toutefois d’un genre néolophore, dans la mesure où il participe à la diffusion de nouveautés lexicales de l’époque – celles ayant trait en particulier à la thématique de l’action militaire. Ainsi, parmi les spécificités positives du journal, on relève coureur (agent de transmission des ordres remplaçant une liaison téléphonique rompue), croix noire (avion allemand), avant-poste, avant-train, ou encore gourbi. Le verbe écœurer est aussi un « mot du journal ». Ce genre privilégie l’usage des mots de l’action militaire (lebel, arrosage, etc.), quand le roman attire des créations lexicales évocatrices de la violence guerrière (amoché, entonnoir, éclat, etc.).
30De ces observations, il ressort que le roman de guerre est le genre le plus néolophile des trois, en étant à la fois plus néologène et plus néolophore que les deux autres. Vient ensuite le journal, dont la néolophilie (relative) est plutôt néolophore, par opposition à celle (encore plus faible) des lettres, qui est plutôt néologène. On remarque également que le journal est néolophore en ce qu’il diffuse un vocabulaire relatif à la guerre elle-même (armement, infrastructure militaire), alors que le roman l’est surtout par l’exploitation qu’il fait des mots d’argot nouvellement apparus, qui recèlent un charme exotique pour le public (certains romanciers des années trente s’en souviendront). Si le journal partage davantage de caractéristiques de diffusion avec le roman qu’avec la lettre, le roman brasse plus large parce qu’il est un genre-buvard : capter des mots représentatifs de la guerre est un gage de représentativité. Mais, tandis que le roman ambitionne d’embrasser une pluralité d’expériences et cherche une originalité paradoxale du côté de thèmes finalement très ressassés, voire caricaturaux (les femmes, le pinard), le journal, genre moins totalisant, est un miroir du quotidien des soldats (en l’occurrence lettrés, nos auteurs le sont tous), qui rend sans doute plus fidèlement compte de la réalité vécue21.
« Mots de la guerre » : l’usage généralisé en question
31Cette étude de lexicologie textuelle sur les mots nouveaux apportés par la Grande Guerre ne serait pas complète si nous n’avions, parallèlement à ce travail sur leur usage différencié selon les genres, enquêté à une échelle plus générale sur la diffusion des termes que la postérité a retenus comme représentatifs de cette guerre. La conception nomenclaturale de la langue ne donnant qu’une idée imparfaite de la réalité linguistique d’une époque, nous nous avons cherché à savoir, sur la base de notre corpus de textes de combattants, quels sont les mots de la guerre qui ont réellement joui d’un usage généralisé et, inversement, quels sont ceux dont l’usage s’avère rare, voire nul.
32De l’observation contextuelle de 600 mots caractéristiques du lexique de la Grande Guerre se dégagent deux grands cas de figure22. Le premier cas de figure concerne les mots de la guerre dont le corpus permet de confirmer la diffusion généralisée, du fait d’une importante quantité d’occurrences, manifestées chez une majorité d’auteurs et uniformément réparties au sein de genres pourtant marqués par des caractéristiques distinctes. Ce premier cas de figure correspond aux mots nouveaux utilisés par au moins 20 auteurs sur 24. Ainsi, outre l’usage généralisé incontestable de boche et poilu (21 auteurs les adoptent), on observe la généralisation de tout un ensemble de mots nouveaux et récents (c’est-à-dire non répertoriés par le Larousse 1905) ou d’un usage originairement local (terminologie militaire, argot, etc.). C’est le cas des substantifs arrière (pour désigner la zone se trouvant en dehors des combats) et 75 (canon), ainsi que de boyau, abri, avion, shrapnell et marmite.
33En descendant dans les degrés de la généralisation et en gardant à l’esprit qu’une large diffusion se mesure moins en nombre d’occurrences qu’en nombre d’adoptions dans des situations de communication distinctes, nous retenons également dans ce premier cas de figure des termes utilisés par 12 à 20 auteurs du corpus, comme embusqué, crapouillot, cagna, pinard, etc. Ils sont utilisés par au moins la moitié des auteurs du corpus et leur usage est réparti de manière relativement homogène entre les genres.
34Le second cas de figure, qui démontre l’intérêt d’une lexicologie textuelle pour l’histoire de la langue en général (et de la « langue des tranchées » en particulier), concerne les mots de la Grande Guerre dont le corpus suggère d’infirmer la diffusion générale et, par suite, d’en problématiser le parcours de diffusion sociale. Parmi ces mots, il faut commencer par noter l’absence totale (zéro occurrence) ou la très faible présence dans notre corpus de mots qui sont régulièrement répertoriés par les dictionnaires et ouvrages spécialisés.
35C’est le cas de la catégorie des sigles, alors même que ces derniers, qui semblent répondre à un besoin communicationnel de l’époque, sont pour partie issus de la créativité des combattants :
« Ce besoin de concision se retrouve dans l’usage, qui se développe alors considérablement, des sigles. […]. Pendant la Grande Guerre, les sigles se multiplient avec le développement de la machine administrative, mais une partie non négligeable provient des combattants eux-mêmes qui jonglent avec les possibilités sémantiques offertes par ces formes énigmatiques et ludiques23. »
36Sur une quarantaine de sigles attestés24, une dizaine seulement fait l’objet dans le corpus d’un emploi (relatif) : Q. G, C.A., P. C., K.K. (pain), G.Q.G., E.M., R.I., D.I., E.N., A.T., B.C.P. et A.L. Les sigles que Dauzat nomme « créations de fantaisie » (E.B.K. pour « embusqué » ou P.P. C.R. « petites poules de la Croix-Rouge ») sont absents du corpus. Les sigles officiels (Q.G., R.I., C.A., P. C., etc) sont inexistants dans les lettres, à l’exception du populaire pain K.K. (kaiserliches Kriegs-Brot). Dans les genres où les sigles apparaissent, peu d’auteurs les utilisent ; il n’y a guère que Barbusse qui les emploie dans le roman et Delvert dans le journal.
37De même, les emprunts sont généralement délaissés par l’ensemble de nos auteurs. Sur une liste de 140 mots inédits en français (principalement issus de l’allemand et de l’anglais), recensés dans les index de la Grande Guerre, moins d’une vingtaine sont employés (blockhaus, schlague, kamarad, Fritz, taube (avion allemand), aviatik (avion allemand), mauser, min (n) en, bled, tommy/tommies, landsturm, feldgrau, leggins, schlass, krieg, fellow, minenwerfer, schoore). Parmi ceux-ci la plupart présentent très peu d’occurrences et seuls moins d’une dizaine fait l’objet d’une relative diffusion, comme kamarad (chez 9 auteurs), Fritz (chez 7) et taube (chez 10).
38Mais le plus surprenant, c’est que nous ayons été amenés à constater l’absence, dans les textes du corpus, de mots passant pour des symboles langagiers de la Grande Guerre. Nulle trace en effet, dans nos romans, journaux et lettres, des fameux ersatz, système D, char (d’assaut), gaz moutarde, Grosse Bertha, kommandantur, masque à gaz, cervelière, voie sacrée, nettoyeur (de tranchée), lance-flammes, der des der. Et cette liste est encore susceptible de s’allonger si l’on y ajoute les mots-symboles dont la diffusion en corpus n’est pas nulle mais dont le caractère relativement mineur contredit l’idée même de généralisation. Ainsi, la grande réputation sociale, historienne et lexicographique des mots suivants ne trouve pas du tout son équivalent dans les textes : no man’s land (125), chair à canon (2), limoger (2), hypérite (2), char d’assaut (3), cran (4), casse-pipe (4), bourrage de crâne (5)26, tank (14 occurrences mais chez 2 auteurs seulement).
39De même, malgré la surreprésentation, évoquée précédemment, du registre argotique dans le roman, force est de constater que moins de la moitié des 32 mots d’argot signalés par Dauzat comme « très fréquemment cités » dans son enquête publiée en 1918 se retrouvent dans notre corpus. Sur ces 32 mots, aucun n’est adopté par tous nos auteurs, 3 mots seulement sont adoptés par plus de 50 % d’entre eux (cagna, marmite, pinard), et 13 sont extrêmement peu utilisés : caoua (1), bafouille (lettre) (1), galetance (/-ose/-ouze) (1), panard (2), huiles (gradés) (2), adjupète (/ette) (2), perlot (tabac) (2), attiger (exagérer) (2), doublard (sergent-major) (2), babille (lettre) (3), piston (capitaine) (4), pageot/pajot (lit) (5). Plus généralement, parmi les 2000 « mots de la guerre » collectés par Dauzat, la proportion de ceux ayant connu une diffusion effective dans notre corpus d’écrits de témoins-combattant est infime.
40L’étude des mots que les dictionnaires historiques les plus récents tiennent pour représentatifs du premier conflit mondial confirme nos analyses. Ainsi, on observe dans notre corpus l’absence ou l’emploi très rare d’une soixantaine de mots emblématiques retenus par le Dictionnaire de la Der des Der, ouvrage visant à « établir une nomenclature du champ lexical de la Grande Guerre » et « un vocabulaire spécifique de la Grande Guerre au-delà des discours officiels militaires et historiques27 ». Ainsi notamment d’abeille (balle, 0 occ.), antidérapant (vin, 0), as de carreau (havresac, 2), autobus (viande, 0), baïonnettescie (0), baveux (gueules cassées, 0), bigorneau (fantassin, 1), biribi (travail forcé, 1), blindé (char, 0), camouflage (7), contre-offensive (1916, 3), drachen (ballon, 1), échafaud (petite échelle d’observation, 0), espionnite (0), force noire (tirailleurs sénégalais, 0), gaspard (rat, 2), gazé (n.c., 3), groin (masque à gaz, 3), joséphine (baïonnette, 1), marraine (consolatrice, 8), munitionnettes (ouvières, 0), obusite (1), planqué (n.c., 2), rab (3), rosalie (baïonnette, 2), roulante (cuisine, 7), séchoir (fils barbelés, 0), tambouille (4), turpinite (0), union sacrée (6), vengeur (arme blanche, 0), etc.
41De telles observations, qui soulignent la distance – parfois même la contradiction – entre la réputation dictionnairique et sociétale d’un mot et sa présence effective dans les textes – qui plus est rédigés par des témoins directs du conflit –, ne laissent pas d’intriguer. Quelles qu’en soient les raisons, une telle distance oblige à porter un regard résolument factuel sur la réalité sociale des « mots de la Grande Guerre », tels qu’ils ont été employés par des individus ayant vécu le conflit.
Les « mots de la Grande Guerre » : une grande illusion ?
42Les « mots de la Grande Guerre », ce sont d’abord les innovations lexicales apparues dans les textes des combattants – quand bien même la postérité ne les a pas retenues. Ce sont ces quelque 200 hapax que nous avons relevés dans les ouvrages du corpus et qui nous renseignent en particulier sur les objets de prédilection de la créativité langagière telle qu’elle s’est manifestée lors de ce conflit.
43Les « mots de la Grande Guerre », ce sont ensuite tous ceux qui, apparus en 14-18, ont été suffisamment diffusés pour être retenus par les dictionnaires. Concernant ces innovations lexicales entérinées comme telles, il apparaît crucial de poser la question de leur usage réel au sein des discours et des textes de l’époque. Nous avons pu ainsi, d’une part, souligner les inégalités d’usage de ces mots selon les genres textuels, et démontrer, d’autre part, les disparités entre la représentation dictionnairique des « mots de la Grande Guerre » et leur fréquence réelle dans les écrits de 24 combattants. La confrontation d’un lexique de travail comprenant 600 « mots de la guerre » à un corpus de 28 ouvrages de combattants nous a permis d’établir que seuls 5 % environ de ces mots jouissaient d’une diffusion importante dans le corpus et de constater l’absence de certains mots que la postérité a retenus comme particulièrement symboliques de ce conflit (ersatz, masque à gaz, der des der). En tant que symptômes d’un usage réduit, ces 5 % se vérifient-ils dans d’autres situations de communication (impliquant des militaires, mais aussi des civils) ? Y a-t-il eu des formes de communication et des genres de textes plus accueillants aux mots de la Grande Guerre en général, et aux créations lexicales en particulier ?
44Pour répondre à ces questions et préciser nos résultats, il conviendrait de mener d’autres études portant sur un corpus élargi qui inclurait d’autres auteurs et surtout d’autres genres textuels de l’époque (bulletins des armées, rédactions d’écoliers, cartes postales, éditoriaux, chansons de guerre, poèmes, etc.). Reste que ces premières analyses attestent un usage à la fois limité et spécifique, par les combattants, de ce que les dictionnaires spécialisés nomment, depuis maintenant un siècle, les « mots de la Grande Guerre ». Preuve qu’il n’existe pas de « langue poilue », concept trop uniformisant et trop éloigné de la variété des situations de communication de l’époque, concrétisée par une variété de genres textuels28.
Annexe I
Corpus
45Le corpus est classé par ordre chronologique. L’appartenance générique de chacun des ouvrages est indiquée dans la première colonne : romans (R), journaux (J), Lettres (L).

Annexe II
46Particularités lexicales de la lettre, du roman et du journal29
Tableau 1. – Particularités de la lettre.

Tableau 2. – Particularités du roman.

Tableau 3. – Particularités du journal.

Annexe III
47Classement des innovations par généralisation décroissante

Notes de bas de page
1 Roynette Odile, Les mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre 1914-1919, Paris, Armand Colin, 2010, p. 156. Nous soulignons.
2 Les termes « néologie » et « néologisme » soulevant beaucoup trop de difficultés définitionnelle et empirique, qu’il est hors de propos de développer ici (voir Guilbert Louis, « Les travaux de linguistique en matière de néologie », in Dupuis Henriette [dir.], L’aménagement de la néologie. Actes du colloque international de terminologie, Lévis, Québec, L’éditeur officiel du Québec, 1975, p. 121-131 ; Rey Alain, « Néologisme, un pseudo-concept ? », Cahiers de lexicologie, 1 (28), 1976, p. 3-17 ; Boulanger Jean-Claude, « Sur l’existence des concepts de “néologie” et de “néologisme”. Propos sur un paradoxe lexical et historique », in Cabré M. Teresa, et alii (dir.), Actes del I Congrés Internacional de neologia de les Llengües Romàniques, Barcelone, Université Pompeu Fabra, 2010, p. 31-73.), nous prenons le parti de n’utiliser que « mot nouveau » ou, mieux, « innovation » : « Tout, dans ce qui est dit par l’individu parlant […] ce qui s’éloigne des modèles existants dans la langue par laquelle s’établit la conversation, peut être appelé innovation. » Voir Coseriu Eugenio, Sincronía, diacronía e historia, [1958] nouvelle impression 1988, traduit en français par Tomas Verjans [http://www.revue-texto.net/Parutions/Livres-E/Coseriu_SDH/Sommaire.html], chap. iii, p. 6.
3 Gerard Ch. (2011) : « Création lexicale, sens et textualité », PhiN, Philologie im Netz, 55-2 [http://web.fu-berlin.de/phin/] et du même auteur « Sémiotique interprétative des créations lexicales », in Ablali Driss, Ducard Dominique, Badir Sémir (dir.), 2014, Textes, documents, œuvres (autour de François Rastier), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 333-350.
4 À titre d’illustration, il est clair qu’un même combattant en situation de communiquer par lettre avec sa femme et sa famille n’emploie pas, quel que soit son niveau scolaire, un lexique argotique, vulgaire ou même familier.
5 Voir la description du corpus, Annexe I.
6 Le correcteur Antidote HD (6.1.1, Druide informatique) et le logiciel de textométrie TXM (http://textometrie.ens-lyon.fr).
7 Ceux de Becker Jean-Jacques, Dictionnaire de la Grande Guerre, Waterloo, André Versaille Editeur, 2008 ; Cochet François et Porte Remy (dir.), Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Robert Laffont, 2008 ; Meyer Benoît, Dictionnaire de la Der des Der. Les mots de la Grande Guerre (1914-1918), Paris, Honoré Champion, 2014 ; Le Naour Jean-Yves (dir.), Dictionnaire de la Grande Guerre, Paris, Larousse, 2014.
8 Dauzat Albert, L’Argot de la guerre, Paris, Armand Colin, 1918 et Roynette, Odile, op. cit.
9 L’identification, dans notre corpus, de ces innovations inaperçues s’est faite de manière automatisée grâce à l’application du projet Logoscope (programme de détection de créations lexicales, université de Strasbourg-LILPA) [http://logoscope.unistra.fr], sur la base d’une liste d’exclusion réunissant les entrées du Littré 1873-1874 (88104 lemmes) et du Larousse 1905 (51861 lemmes) – soit un total de 99217 femmes correspondant vraisemblablement à la totalité des mots attestés dans la langue française au moment où éclate la guerre. Enfin, le dictionnaire TLFI [atilf.atilf.fr/tlf.htm] et le lexique de Dauzat ont garanti la récence et la nouveauté des mots étudiés.
10 L’usualisation, terme proposé par Blank Andreas (« Pathways of lexicalization », in M. Haspelmath, E. König, W. Oesterreicher and W. Raible [dir.], Language Typology and Langugage Universals, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2001, vol. II, p. 1596), signifie que l’histoire d’une langue ne concerne pas uniquement les structures et les formes les plus partagées par une communauté linguistique, puisqu’en effet une innovation lexicale peut très bien devenir usuelle au sein d’un unique genre textuel (Koch Peter, « La structure générale du langage et le changement langagier », in Gérard Christophe et Missire Régis [dir.], E. Coseriu : réceptions contemporaines, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2015) et pas au-delà. Ainsi, le mot théorie, au sens de « suite de » (ex. « une théorie de ballons captifs », Duhamel Georges, Vie des Martyrs, 1917) est tendanciellement un mot du roman depuis la fin du xviiie siècle, son usage ne s’étendant pas aux autres genres du domaine littéraire, ni a fortiori à la langue commune.
11 Meyer Benoît, op. cit., p. 14.
12 Les mots entre parenthèses sont donnés à titre d’exemples ; ils n’épuisent pas la totalité des cas recensés.
13 Le chiffre qui suit le nom de l’auteur indique le nombre d’occurrences du mot repéré dans son ouvrage.
14 Nous avons forgé l’opposition néolophilie/néolophobie (et le terme néolophore) dans le but de rendre compte de phénomènes de diffusion lexicale qui, sans l’aide de cette terminologie, seraient plus difficiles à expliquer.
15 Il y a dans Le Feu un travail sur la langue qui, procédant à la fois d’un souci documentaire et d’une esthétique empruntant ses codes à la tradition naturaliste, fait de la créativité lexicale sous toutes ses formes (restitution et invention de parlures) un enjeu essentiel de son projet romanesque. La restitution des accents, les erreurs de prononciation et autres kakemphatons métamorphosent les mots d’une manière qui satisfait la recherche d’expressivité de l’auteur : élipeptique pour « épileptique », teinturiotte pour « teinture d’iode ». Et de même, la « voiture stomatologique », belle innovation au demeurant, donne lieu, chez les personnages du Feu qui ne comprennent pas ce dont il s’agit, à tomatologique et estomalogique.
16 Rastier François, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, coll. « Formes sémiotiques », 2001, p. 299.
17 Pour une étude des spécificités linguistiques propres à chacun des trois genres considérés ici, voir Lacoste Charlotte, « La méthode Cru ‘‘augmentée’’. Une étude textométrique du témoignage combattant », En Jeu. Histoire et mémoires vivantes, n° 6, décembre 2015.
18 La polysémie du mot monter rend très difficile le repérage de son sens martial. Néanmoins, un sondage des expressions monter en ligne, monter aux lignes et monter aux tranchées laisse bien apparaître un sous-emploi dans les lettres.
19 Bien qu’argotique, cafard est euphémisant, et surtout il offre une dénomination modernisée à ce thème récurrent de la lettre de guerre qu’est la douleur d’être séparé de ceux que l’on aime (dénomination sans doute plus appropriée pour désigner un mélange d’ennui, de mal du pays et de peur de la mort), tout comme arrosage (« arrosage honorable », « joli arrosage », employés au lieu du « duel d’artillerie » des communiqués officiels), qui est d’ailleurs absent du roman.
20 « On nous appelle maintenant des ‘‘poilus’’ ; je ne sais quand et comment a été inventée cette nouvelle désignation que ma modeste personne ne mérite pas : je porte les cheveux ras et me tiens la barbe soigneusement rasée » (9 mars 1915), in Jeanbernat Jules, Lettres de guerre, Paris, Plon, 1921.
21 C’est la conclusion à laquelle était aussi parvenu Jean Norton Cru dans Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, [1929], Nancy, Presses universitaires de Nancy, préface et postface de Frédéric Rousseau, 2006, essai comportant la critique de 304 livres de combattants, dont les 24 de notre corpus.
22 Les cas commentés ici sont tous issus du tableau situé en Annexe III.
23 Roynette Odile, op. cit., p. 161. Nous soulignons.
24 Voir dauzat Albert, op. cit., p. 188-193 et p. 239-240.
25 Le chiffre indique le nombre d’occurrences du mot dans l’intégralité de notre corpus.
26 Ce mot ne connaît que quatre occurrences dans le roman et une dans le journal. Cette rareté est d’autant plus étonnante que bourreur de crâne faisait la une du Canard Enchaîné du 29 novembre 1916, et que la chanson Bourre le crâne est composé par Jean Daris en 1917.
27 Meyer Benoît, op. cit., p. 14.
28 Nous avons plaisir à remercier Ingrid Falk, Camille Martinez et François Rastier pour leur amicale collaboration.
29 Nous reproduisons la symbolique utilisée par Dauzat pour signaler : (+) les mots fréquemment cités à l’époque ; (++) les mots très fréquemment cités ; (*) les mots d’argot parisien courant d’avant-guerre (seul filon est retenu pour la raison donnée dans l’article). Les tableaux 1, 2 et 3 présentent les données en prenant pour objet, respectivement, les singularités de la lettre, du roman et du journal. Les chiffres en gras signalent les innovations caractérisantes d’un genre.
Auteurs
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