Pour une archéologie de l’idiolecte d’un poilu peu-lettré (1915-1918). L’historicité d’une langue maternelle
p. 125-141
Texte intégral
1En France, la Première Guerre mondiale a longtemps été considérée comme l’ultime jalon historique sur la voie de l’uniformisation de la nation française et son dernier acte de naissance, rassemblant les hommes de divers horizons et estompant les différences de classes sociales, de cultures et comportements locaux1. Dans l’imaginaire national, la guerre engendre une génération du feu, homogène, uniforme, solidaire et fraternelle, émergeant du vécu commun des soldats2. L’appartenance à cette génération est une réalité cruelle pour les classes d’âge mobilisées et, une fois la guerre finie, les anciens combattants s’y rallient par un sentiment de solidarité afin de pallier leurs expériences traumatisantes. L’existence d’une génération du feu est un leitmotiv patriotique de toute nation belligérante s’élevant au-dessus de la temporalité des événements. S’érigeant en un objet de commémoration collective, elle se transforme en un concept structurant que les historiens ont tenté de déconstruire. En consultant des témoignages authentiques d’individus privés, les historiens ont conclu que, contrairement aux conceptions reçues de la macrohistoire, la génération du feu ne constitue pas une catégorie homogène : « le port de l’uniforme […] n’est en aucun cas gage d’uniformisation – déjà en temps de paix, encore moins dans la guerre3 ». Les clivages sociaux se sont maintenus, voire renforcés sous le feu, les soldats issus de différentes classes ayant retrouvé les leurs même au front4.
2L’imaginaire de l’existence d’une génération uniforme a également eu des répercussions dans la macrohistoire de la langue. En engendrant une catégorie linguistique homogène, la Première Guerre mondiale aurait ainsi constitué un événement historique majeur de la modernité mettant un terme aux efforts séculaires auxquels la politique linguistique avait tendu. Si l’idée du nivellement de l’atlas linguistique de la France par la guerre remonte à la persistance du mythe d’une langue une au sein d’une nation, en droite ligne d’une tradition dix-neuviémiste de l’idéologie nationale et raciale5, les sources microhistoriques rappellent que « l’histoire de la langue française ne constitue pas une histoire du langage des Français6 ». Selon le témoignage de Robert Gauthiot, l’un des linguistes morts pour la patrie, « la guerre n’a pas déterminé la création soudaine d’une langue ». Une langue nationale, et à plus forte raison une langue poilue, ne serait qu’un « idiome guerrier et héroïque » dont l’homogénéité est plutôt discursive qu’effective par le simple fait de la vie mouvementée des tranchées :
« La langue poilue […] aurait pu naître peut-être […], si les poilus avaient formé un groupe cohérent, si les tranchées avaient été un moyen de communication. Mais tant s’en faut : la ligne du front est discontinue ; elle est formée de segments qui se suivent, se touchent mais restent indépendants. Les relèves normales se font à l’intérieur des segments ; les grandes relèves permettent à peine un contact rapide entre les unités ; ça marche mécaniquement, un élément part, l’autre prend sa place, autant que possible de nuit et dans le plus grand silence7. »
3La sociolinguistique historique a aujourd’hui relevé le défi d’affiner les conceptions homogènes de la langue en consultant, à l’instar des historiens, les ego-documents ou écrits ordinaires dans lesquels le sujet écrivant est à la première personne du singulier : lettres, journaux intimes, autobiographies, mémoires et notes diverses8. Elle a pris soin de remplir les chaînons manquants de la macrohistoire de la langue par des traces d’une « autre histoire », celle qui se dissimule dans les « interstices de grands monuments » linguistiques, celle à laquelle on accède par la petite porte et que l’on découvre couche par couche9. Cherchant à restituer un monde linguistique à partir de traces jusque-là muettes, l’histoire de la langue iconographique (celle des inscriptions et belles-lettres) « tend à l’archéologie10 ». En plus d’être un événement historique, la Première Guerre mondiale constitue un événement linguistique au sens propre d’autant plus que « presque toute la littérature française est dans les lettres des soldats », comme l’a si bien dit Romain Rolland (1914). La masse d’écrits ordinaires déposés dans des archives publiques et privées donne accès à une diversité d’approches linguistiques : linguistique autonome11, sociolinguistique12, pragmatique13, stylistique14, l’analyse du discours15.
4La guerre a déclenché toute une culture de littératie, permettant ainsi de « dresser un tableau de la manière dont les Français de différentes régions ont appris à parler [ou à écrire] le français16 ». Impliquant les plus démunis des étalons linguistiques de référence, la culture de l’écrit permet aussi de retracer comment les individus des basses couches de la société ont intégré la langue nationale dans leur usage quotidien. Parmi ceux auxquels la guerre offre un motif de prendre la plume figure Gaston B. (1890-1964), un poilu peu-lettré, issu d’un milieu social modeste du cœur du bassin minier du Pas-de-Calais, du village de Mazingarbe qui, pendant la guerre, n’était pas loin de la ligne du front. Après sa scolarisation obligatoire qui s’est étendue de 1896 à 1903, Gaston suit le chemin des hommes de son milieu et entame son travail dans les mines dès 1903. En 1914, il épouse Adélaïde (1893-1979), repasseuse dans son village.
5La France décrète une mobilisation générale le 1er août 1914. Dès le mois de septembre plus de 125000 soldats français sont capturés par l’ennemi allemand. Soldat du 5e bataillon du 145e régiment d’infanterie, Gaston B. est l’un des 46000 soldats faits prisonniers par les troupes allemandes durant le siège de Maubeuge qui se terminera par une capitulation le 8 septembre 1914. La convention internationale de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre garantit aux prisonniers un traitement « avec humanité » (§ II, article 4) et stipule que « le Gouvernement au pouvoir duquel se trouvent les prisonniers de guerre est chargé de leur entretien » : ils « seront traités pour la nourriture, le couchage et l’habillement, sur le même pied que les troupes du Gouvernement qui les aura capturés » (§ II, article 7). Paradoxalement, l’emprisonnement est pour Gaston une chance de survie tant physique que morale, d’autant plus que la convention internationale assure aux prisonniers non seulement une réception fréquente des colis de denrées mais aussi l’échange de courrier avec les proches, l’Agence internationale des prisonniers de guerre de la Croix Rouge en étant le garant. Environ 15000 lettres sont quotidiennement triées par des volontaires de la Croix Rouge dès le début du conflit, alors que le chiffre va s’augmentant avec le temps17. Gaston écrit du camp de Münster une centaine de lettres et de cartes postales qu’il adresse à sa femme et à sa belle-mère, mais aussi à sa sœur, sa cousine et à son beau-père. Les lettres évoquent le quotidien rude d’un prisonnier de guerre, mais parlent aussi d’un destin humain tragique : Gaston devient père en septembre 1914, mais rencontre sa petite fille seulement au début de 1919 après sa libération. La correspondance de Gaston offre à un linguiste un observatoire privilégié du langage d’un peu-lettré, dont l’étude contribue également à la sauvegarde et revitalisation d’un patrimoine culturel immatériel. Ce corpus, mis à la disposition de l’auteur de cet article par le petit-fils de Gaston, donne la possibilité de retracer l’archéologie d’un idiolecte, son découpage horizontal et d’analyser qualitativement et quantitativement son anatomie. Dans l’ensemble de la connaissance métalinguistique et des ressources sociolinguistiques de l’époque, l’idiolecte d’un poilu peu-lettré permet de dessiner en creux l’image d’une langue maternelle dans une situation où un individu est écartelé entre différentes normativités.
La notion externaliste d’idiolecte
6L’idiolecte est, par définition, le lecte d’un seul individu. Quelque individuel qu’il soit, un idiolecte ne saurait être un langage privé au sens wittgensteinien18 car, par son caractère intersubjectif, un idiolecte repose toujours sur la connaissance linguistique d’autrui dans une communauté donnée. En conséquence, selon la vision traditionnelle de la linguistique autonome19, il sera possible d’avoir accès à la langue de la collectivité par l’intermédiaire de la langue d’un seul. Dans la linguistique autonome, la maîtrise d’une règle signifie, en effet, qu’un individu a appris a posteriori, en observant les pratiques linguistiques des membres de sa communauté, à reproduire lui-même ce qui est correct et, par conséquent, sait intuitivement faire la part entre ce qui est correct et ce qui ne l’est pas. Cela concerne les cas clairs : par exemple, un locuteur natif sait que l’article défini en français précède le substantif dans un syntagme nominal, même s’il ne sait pas donner une formulation métalinguistique de cette règle. L’intuition linguistique d’un individu est défaillante dans deux cas de figure : soit un individu ne maîtrise pas les règles linguistiques parce que la langue est en train de changer, soit il ne connaît pas les règles, parce qu’il n’est pas locuteur natif de la langue en question20. À cela s’ajoutent également les différentes modalités qui ont une incidence sur la connaissance intuitive des règles linguistiques – celle de la langue orale et celle de la langue écrite. Selon Claire Blanche-Benveniste21, il serait illusoire de croire qu’à travers un corpus écrit, tel que la correspondance de prisonniers de guerre dont Henri Frei a tiré profit dans sa Grammaire de fautes22 – ou le nôtre – on puisse accéder à l’oralité des gens du passé, et par ricochet, à leur langue maternelle. Elle estime que ce qui se dégage des écrits de scripteurs malhabiles est plutôt une langue du dimanche, que ces derniers utilisent lorsqu’ils sont dans leur meilleur comportement linguistique. Dans ce type de corpus, il serait question d’une forme langagière hybride qui, selon elle, témoignerait de la perte de l’intuition linguistique des locuteurs23.
7La thèse externaliste défendue par Sylvain Auroux s’aligne sur le caractère intersubjectif de la connaissance de la linguistique autonome : « un individu isolé ne saurait être intelligent, non pas simplement que son intelligence manquerait à être développée […], mais plus fondamentalement parce qu’il n’aurait pas accès à la machinerie de l’intelligence24 ». Or, contrairement à la linguistique autonome et son présupposé de l’existence d’un système homogène d’un sujet parlant à l’autre, la conception externaliste de la connaissance linguistique permet de prendre en considération différents facteurs qui façonnent la langue d’un individu : la langue standard et nationale, la transformation de l’infrastructure de communication, le développement de la littératie, la généralisation de la scolarité, le recours aux outils linguistiques. Dans cette optique, sans être identique d’un individu à l’autre, un idiolecte est plutôt indexical de ce qui l’entoure dans une écologie de la communication.
8La thèse externaliste nous permet également d’évaluer les conceptions sociolinguistiques de l’idiolecte sous l’angle de rapports de force auxquels est soumis un homme ordinaire dans une communauté donnée. Les sociolinguistes ont longtemps été unanimes sur le fait qu’un idiolecte se forme durant l’enfance – après il se stabilise et reste relativement immuable. Cela sous-entend que l’écologie de la communication dans laquelle évolue un individu reste à peu près identique depuis le berceau jusqu’à l’âge mûr. Limitant le langage d’un individu aux forces du clocher (pour reprendre les termes de Ferdinand de Saussure25) cette conception de l’idiolecte est déterministe26. C’est pourquoi depuis récemment la sociolinguistique a pris au sérieux le caractère interactionnel et communicatif du langage en léguant à un individu un rôle actif qui lui permet de réagir aux changements dans son entourage, de s’ouvrir sur l’esprit d’intercourse27. Cette approche s’est focalisée sur la variété des ressources dont dispose en réserve un individu et dont le nombre est susceptible d’augmenter au cours de sa vie et qu’il sait mettre en pratique dans différents contextes d’énonciation28. Tout en permettant à un individu d’aller au-delà des limites linguistiques et culturelles déterminées, cette conception dynamique de l’idiolecte s’applique particulièrement bien à l’individu pris dans une société en transition en ce début de xxe siècle, où les parlers sont en voie de disparition, le français populaire en mal de définition, et la langue littéraire a à peine pénétré dans le peuple.
La notion de langue maternelle
9La langue maternelle est un concept complexe qui condense une multitude de significations en un seul mot29. Dans la plupart des définitions depuis le De vulgari eloquentia de Dante30 jusqu’à aujourd’hui, on souligne l’opposition entre le savoir épilinguistique (ou athéorique) et le savoir métalinguistique (ou théorique) que possède un locuteur de sa langue31. Délimitant les acceptions que l’on peut donner du concept de la langue maternelle, le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson (1911) condense l’épistémé pédagogique de la Troisième République concernant l’enseignement du français (s. v. langue maternelle)32. Selon ce dictionnaire, la langue maternelle est, d’une part, la langue de la mère :
« L’enfant apprend les premiers éléments de sa langue sur les genoux de sa mère, dans le contact journalier avec le milieu familial, dans ses jeux avec les enfants de son âge. Il acquiert ainsi un vocabulaire dont l’étendue, la recherche, la correction sont en rapport avec le milieu où il vit. […] Dans les grandes villes son langage naïf s’émaillera de termes empruntés à l’argot ; dans les campagnes, c’est le patois ou les expressions locales qui viendront se mêler, ou se substituer, au français, indépendamment de l’accent qui, brochant sur le tout, variera avec la région. »
10Et d’autre part, elle est la langue de la Nation :
« La langue maternelle […] est le fond même de l’enseignement à l’école primaire. Elle domine et pénètre toutes les autres études ; elle fournit par son seul objet le moyen pour chaque individu d’affirmer, de développer, de perfectionner sa personnalité. Grâce à la connaissance élémentaire, mais précise, qu’il en emporte en sortant de l’école primaire, l’élève est à même de comprendre et de goûter toutes les belles œuvres de notre patrimoine littéraire. […] Le premier soin de l’instituteur doit donc être de rectifier les vices de prononciation et d’habituer l’enfant à se servir d’expressions correctes. »
11Cette opposition est constitutive des deux phases de socialisation d’un individu et c’est à travers cette opposition qu’il est possible d’articuler l’idiolecte de Gaston.
12Durant la phase de socialisation primaire, le développement de la langue maternelle relève du développement ontogénétique d’un individu, l’acquisition de la langue première par l’enfant étant accompagnée de l’assimilation des valeurs, des modes de comportement et de la vision du monde de son milieu. L’enfant s’appuie sur les ressources linguistiques de son entourage immédiat, qui se répliquent d’une manière créatrice dans son langage. La langue maternelle devient ainsi un outil d’expression du for privé et des sentiments les plus profonds d’un individu. Venant de l’intérieur, des entrailles33, la langue maternelle possède un caractère quasi corporel enracinant le locuteur dans son terroir34.
13Que sait-on de la langue de la socialisation primaire de Gaston ? Peu de chose. D’après les rares données extralinguistiques que nous possédons, il est né en 1890, au moment historique où « les glas des patois avaient déjà sonné35 ». Sa famille paternelle et maternelle vivait une vie sédentaire dans le village de Mazingarbe. La langue de l’acquisition première de Gaston était donc un parler populaire de ce village, le village étant, selon les linguistes de l’époque, la seule unité linguistique homogène et réellement existante, limité dans l’espace et par le nombre de ses habitants. Tout ce qui excédait les limites géographiques du village relevait du continuum dialectal à transitions nuancées. Homogène dans son entourage immédiat, le parler de Gaston faisait ainsi partie d’un réseau plus vaste : en premier lieu, il se rapportait aux parlers sociaux du bassin minier, en second lieu, il était relatif à l’aire dialectale couvrant le territoire du Nord, des régions de Picardie et du Pas-de-Calais en France jusqu’à la province du Hainaut en Belgique36. En dernier lieu, l’idiolecte de Gaston relevait de la sphère de la langue d’oïl. La Grande Guerre a popularisé ces variétés linguistiques septentrionales, les poilus du Nord étant désignés par leurs compatriotes d’autres régions du sobriquet ch’timi en raison de leur prononciation considérée comme ridicule37. L’écrit de Gaston ne permet pas d’observer cette caractéristique phonétique typique des parlers de la région du Nord. Les autres phénomènes dialectaux sont de même quasiment absents de la correspondance de Gaston, parce que la norme prescriptive est pour lui un étalon de référence auquel il cherche à se conformer et qu’il tente de reproduire. Dans la totalité du corpus, on observe, par exemple, quelques rares occurrences d’un phénomène morphosyntaxique dialectal qui encore aujourd’hui est récurrent et persistant à l’oral dans cette partie de la France38, la construction infinitive pour + pronom personnel complément d’objet indirect + infinitif :
(1) a. « j en profite pour te réclamé la photo de ma chère petite je voudrais déja l’avoir pour moi voir si elle est beaucoup changée39 » ;
b. « s’il te manque de l’argent pour toi vivre tu ne’auras qu’a te presenté avec mon livret a n’importe quel bureau et demande renseignement on doit te donner une feuille que tu devras m’envoyer pour moi la signée40 » ;
c. « maintenant j ai le coeur plus content surtout de savoir qu’il ne te manque rien pour toi vivre41 » ;
d. « depuis que je suis ici j ai pû apperçevoir deux pays Francois B. et Joseph H. ce dernier m’a même fait parvenir quelques affaires pour moi mangé42 » ;
e. « je me suis fait photographier mais je n’oserais vous l’envoyer avant d’avoir eû de vos nouvelles du mois d’Avril pour moi savoir si vous êtes toujours a la même place43 » ;
f. « j aspire avec impatience pour moi savoir ou tu es et surtout s’il ne t’ais rien arriver as-tu reçu ma photo comment me trouves-tu j en ai des autres a envoyées a la famille mais j’attends pour moi savoir si tout le monde est encore en place44. »
14Employée souvent en lieu et place de la proposition subordonnée circonstancielle finale, cette structure s’observe, d’après Le Bon Usage (1988, § 872, 5), tant « dans le style du Palais (par archaïsme) » que « dans une langue plus spontanée, d’inspiration populaire ». Henri Frei écrit à son propos que, contrairement aux apparences, il ne s’agit pas du « petit-nègre », mais plutôt d’une construction qui résout la possible équivoque du sujet vide de l’infinitif : « Va chercher le journal pour moi lire45. » Les lettres des prisonniers dans le corpus de Frei confirment la localisation de cette construction dans la région du Nord-Est, la Wallonie incluse46. La longévité de cette structure s’explique probablement aussi par le contact permanent que les dialectes du Nord ont entretenu avec les dialectes germaniques dans lesquels on rencontre une structure convergente (cf. for me to + infinitif/ für mich zu + infinitif).
15Afin de retracer la langue de l’acquisition primaire de Gaston, passons des unités plus petites de la langue aux unités textuelles plus grandes. Dans tout le corpus, il n’y a qu’une lettre où Gaston donne libre élan à sa plume, fait abstraction des rituels et des conventions du genre. C’est le seul exemple où il nous transmet son langage dans son état d’oralité le plus pur et le plus spontané qui puisse se faire à l’écrit.
(2) « Mon cher pére F.
Et la santé comment va-t-elle
toujours du même sans doute
vous êtes sans doute pour dire
que je suis long pour faire
mon voyage de noce, que
voulez-vous c’est la fatalitée
croyez-vous que nous aurons
bientôt le bonheur de prendre
un bon verre d’anis ensemble
en tout cas je le souhaite car
ça commençe a me semble long
vous rappelez-vous que vous me
disiez que j aller bientôt tirer la
ficelle. eh bien, je vous laisse
la ficelle a vos soins en
attendant que j arrive surtout veillé sur ma fille qu’elle ne
se marie pas avant que je rentre
votre fils qui pense bien a vous
Gaston B47. »
16En s’adressant à son beau-père, Gaston parle d’homme à homme. Il reconstruit un scénario imaginaire d’une situation d’énonciation qui aurait pu avoir lieu entre son beau-père et lui. Au dialogue différé qu’est la correspondance, se mêle un dialogue imaginé et soliloqué par la parole intérieure du locuteur, hypostasié et externalisé par le biais de l’écriture. Cette stratégie inconsciente dans laquelle le scripteur prend à son compte tant le rôle du locuteur que celui de son interlocuteur, témoigne du caractère dialogique fondamental du langage. Dans cette lettre, il est aisé de repérer une organisation séquentielle des tours de parole ainsi que des paires adjacentes de question-réponse d’une vraie conversation, mais en raison du déplacement constant du centre déictique, la limite entre le dialogue différé et le dialogue imaginé devient floue. La forme dialogique de la correspondance intime montre que l’interaction est la fonction primordiale du langage du point de vue épilinguistique tout en étant la seule modalité d’échange verbale dans la phase de la socialisation primaire. Si l’on considère que cette mise en scène énonciative se rapporte à un vrai contexte de communication, on s’aperçoit toutefois que la parole prise comme la parole représentée relève du français circulant. Peut-on en déduire que le français a pris le pas sur l’expression dialectale de la première acquisition même dans la conversation entre proches ?
17Le parcours biographique de Gaston nous donne quelques indications vagues sur le destin de sa langue première. Après la guerre, Gaston est retourné travailler dans les mines pendant une dizaine d’années, mais souffrant des poumons, il a changé de métier pour s’installer dans la banlieue de Lille, ce qui a été la cause de la perte de ses racines linguistiques. Même s’il a perdu contact avec les parlers de la région minière, il a continué à mélanger un vocabulaire dialectal avec la syntaxe du français standard, selon les souvenirs du petit-fils de Gaston. Dans ses vieux jours, il aimait revenir à sa première langue par la lecture des écrivains et poètes qui écrivaient en dialectes de la région ; ce qui prouve que la nostalgie pour la langue de l’acquisition primaire perdure chez l’individu48.
18C’est au niveau local que le sentiment d’appartenance à un groupe linguistique se reflète le mieux. Toute extension de l’espace linguistique hors de l’entourage immédiat de l’individu conduit à une prise de conscience de l’appartenance à un ensemble plus vaste. Cette prise de conscience est guidée par une démarche délibérée impliquant différents agents auxquels revient la responsabilité d’énoncer la parole d’autorité ainsi que la charge d’assurer la maîtrise de son contenu. Sous la Troisième République, la grammaire scolaire est l’un de ces agents et le vecteur majeur de l’idéologie d’une langue pour une nation. Les premiers alinéas de la Grammaire enfantine de Claude Augé nous transmettent l’image d’une alliance étroite entre la langue et la nation que l’école a cherché à inculquer dans tous les esprits de la future génération du feu, tout en postulant l’idée de l’existence d’une langue homogène :
« Tous les hommes ne parlent pas la même langue. Ainsi en Angleterre on parle l’anglais ; en Italie on parle l’italien ; en Espagne on parle l’espagnol ; en Allemagne on parle l’allemand, etc. En France nous parlons le français49. »
19Mais comment les locuteurs dont les pratiques et comportements oraux se différencient considérablement les uns des autres sont à même de nouer des relations de connivence et de solidarité ? Par l’écriture, estiment les linguistes :
« Il y a la langue parlée et il y a la langue écrite. Dans certains cas elles sont étrangères l’une à l’autre ; tel habitant du Finistère parle breton et écrit en français, tel habitant des Grisons parle roumanche et écrit en allemand. Plus souvent la différence est celle du “patois” local à la langue d’une vaste région ; un paysan picard et un paysan vaudois peuvent se comprendre au moyen de l’idiome de leur journal, non celui de leur famille50. »
20Relevant de la socialisation secondaire, l’apprentissage de l’écriture d’une forme linguistique invariante, soutenu par l’école, nécessite donc un remaniement du concept de la langue maternelle. Devenir un locuteur (ou scripteur) natif d’une langue est un processus dynamique dans lequel le développement linguistique d’un individu est en interaction constante avec son développement cognitif, affectif et social51. Ceci revient à dire que la capacité humaine du développement linguistique reste active bien au-delà de sa première scolarisation, sa complexité croissante pouvant être jugée à l’aune des paramètres suivants : 1) la (re)connaissance culturelle des ressources linguistiques en faveur dans une communauté linguistique ; 2) l’aptitude cognitive d’intégrer différents niveaux de grammaire avec des objectifs communicatifs et des fonctions discursives ; 3) la maîtrise des différentes options grammaticales et lexicales52. Chez un individu, ces paramètres deviennent observables à travers son écriture.
21Quant à la reconnaissance culturelle des ressources linguistiques, Gaston est un représentant typique de sa classe de la citoyenneté républicaine. Il a bénéficié de l’enseignement obligatoire et laïc de l’école de Jules Ferry, sans pour autant avoir réussi à l’examen final du certificat d’études primaires. Il a intériorisé la politique linguistique de la Troisième République en associant le français standard avec la seule langue légitime à l’écrit. En termes bourdieusiens, il a donc intégré les rapports de domination du marché linguistique sans avoir forcément intégré correctement les règles et les usages de l’élite de la nation. Sa correspondance montre qu’il a su ajuster son langage à l’objectif communicatif du genre et en adopter les conventions53.
22La maîtrise des différentes options grammaticales et lexicales peut se mesurer à l’aune de trois critères concernant l’architecture syntaxique au niveau intra- ou interphrastique : 1) la longueur (le nombre de mots par unités : syntagme, phrase) ; 2) la profondeur (le nombre de nœuds gouvernés dans une unité) ; 3) la diversité (différents types d’unités syntaxiques rattachées)54. Illustrons ici ce dernier point par l’usage de la phrase complexe dans la correspondance de Gaston.
23Selon une conception acquise, un niveau bas de littératie se caractérise par une structure syntaxique simple et pauvre, par des phrases courtes, par l’emploi répétitif des conjonctions et par un usage rare des propositions subordonnées55. En arrive-t-on à tirer ces mêmes conclusions à l’examen de l’écriture de Gaston ? En l’absence de la ponctuation, il a fallu relever dans le corpus les différentes conjonctions et examiner les énoncés qui les cernent. Hormis la conjonction de coordination et, on dénombre dans la totalité de la correspondance 1173 conjonctions de coordination ou de subordination sur 24782 unités lexicales non normalisées. Eu égard aux différents types de proposition subordonnée, on peut observer que Gaston utilise toutes les possibilités qu’offre l’hypotaxe du français standard, alors que selon l’hypothèse initiale on s’attendrait à ce qu’un peu-lettré, imitant la conversation orale, n’ait recours qu’à la parataxe dans le genre de la correspondance intime.
24Excepté en 1915 où c’est la relative qui prime légèrement sur les autres types de subordonnées, notre corpus présente une proportion plus élevée de propositions complétives. La proportion des complétives augmente légèrement au cours des années, alors que celle des propositions relatives diminue, la proportion des circonstancielles restant relativement stable. La distribution des propositions subordonnées ne permet toutefois pas de conclure à une complexification du langage en diachronie courte.
25La statistique est quelque peu malmenée par l’analyse qualitative des conjonctions. Dans le français populaire, la conjonction que est considérée comme subordonnant « passe partout56 » des constructions hypotactiques en raison de ses multiples fonctions – complétives, circonstancielles, relatives sujets, objet ou adverbiales – comme le montrent respectivement les exemples suivants tirés du corpus :
(3) a. « je les attends avec impatience pour te faire plaisir aussi je crois qu’elles seront jolies car j’y ai mis le prix j ai profiter que je gagnais un peu plus57 » ;
b. « j ai a te demander si le tabacs pour la pipe est cher de ton côte ce n’est pas que je fume beaucoup mais seulement dans les moments de cafard on tâche de le faire disparaître en fumant sa pipe58 » ;
c. « en plus de ça la débauche qu’il y régne en ce moment dans le pays59 » ;
d. « elle me dit qu’elle est malade depuis le début de la guerre et elle me raconte ça a la façon d’une femme que est toute deballée quii perd toute espoir60 » ;
e. « alors tu comprends dans l’état que je suis ecoute je suis entierement démoralisé s il faudrait vivre ainsi je ne sais pas si je serais61 ».
26Or, les exemples du subordonnant « passe-partout » ne sont pas suffisamment nombreux pour étoffer les statistiques et pour ainsi altérer les résultats de nos observations empiriques.
27Si l’on ajoute la conjonction adversative de coordination mais et la conjonction causale de coordination car parmi les conjonctions circonstancielles, le nombre des occurrences de ce type de phrases complexes prime sur les autres. Cet ajout peut être justifié par le fait que la frontière de la grammaire traditionnelle entre la coordination et la subordination devient floue du point de vue fonctionnel. Dans les deux cas de figure, les propositions de la phrase complexe sont structurellement identiques et contiennent, par exemple, un verbe fini, et la coordination peut également être remplacée par la subordination sans que le sens soit altéré. D’une manière prudente, on pourrait conclure que la distinction traditionnelle n’est pas ressentie comme réelle du point du sujet parlant.
28Gaston se sert le plus, et de loin, de la conjonction mais dans sa correspondance afin de marquer l’opposition entre deux énoncés :
(4) « j ai sûrement une triste vie mais je suis forcer de constater que la votre n’est pas beaucoup plus belle62 ».
29Dans son répertoire linguistique, en dépit de quelques rares occurrences de quoi que, Gaston n’a pas à sa disposition la conjonction concessive correspondante qui traduise le même sens : « bien que j’ai[e] sûrement une triste vie, je suis forcé de constater que la vôtre n’est pas beaucoup plus belle ».
30Pour l’expression de la causalité, au lieu de la conjonction du langage courant parce que dont le nombre ne dépasse pas quatre dans la totalité du corpus, Gaston emploie la conjonction car, sentie par lui comme plus littéraire, ce qui indique qu’il cherche à reproduire les canons normatifs enseignés à l’école.
(5) a. « je vous consacre ma lettre d’aujourd’hui c’est avec plaisir car je sais qu’elle passeras dans les mains de ma femme63 » ;
b. « Ma bien chére Léa Je t’ecrits a la hâte parce que je dois partir pour quelques jours au petit chateaux64 » ;
c. « je dois être certainement mort pour elles ou alors c’est peut-être par ce que je ne leur ecrit pas souvent mais ils ne comprennent pas que ça m’est impossible65 » ;
31On relève également des hapax legomena dans le corpus, dues, soit à une contamination entre éléments existants (quand même que), soit au fait que ces expressions ne sont pas senties comme des conjonctions, mais plutôt comme des lexèmes à part (pour la cause que, à/a (seul) fin que). Si ces occurrences étaient plus fréquentes, les unes attesteraient d’une grammaticalisation, les autres de dégrammaticalisation.
(6) a. « mais j aurais préférer beaucoup mieux la connaître toute petite quand même qu’elle m’aurait empêcher de dormir66 » ;
b. « j ai seulement reçut la lettre du 4 Décb de Francine hier soir un mois de retard pour la cause qu’elle etait encore cachetee et c’est défendu67 » ;
c. « je voudrais être 15 jours plus vieux a seul fin que mon courrier m’arrive réguliérement comme avant autrement il y a a en mourir d’ennuye68 ».
32Nombreuses sont également les conjonctions tout à fait courantes (ex. tellement que), mais dont l’usage reste statistiquement sans incidence :
(7) « c’est tellement long ce rapatriement que d’après nos calculs je ne compte pas rentrer avant le mois de Mars ou Avril prochain69 ».
33L’aperçu de l’emploi de la phrase complexe dans la correspondance de Gaston fait valoir qu’il a bien intériorisé l’architecture syntaxique de la proposition du français, mais que sa maîtrise parfois approximative de « la langue maternelle » durant la socialisation secondaire démontre qu’il est en passe de devenir « un locuteur natif ».
34En raison de son identification au code national, la langue maternelle est étroitement liée au développement de la littératie. Elle devient ainsi un facteur d’unification, mais dans le même temps aussi un facteur de différenciation. De par son rôle véhiculaire, l’écriture ramène l’apprentissage de la langue maternelle à celui d’une langue étrangère qui requiert un effort conscient à plusieurs niveau : la prise de conscience métalinguistique, l’objectivation de la langue orale par le biais de l’écriture, l’association des unités orales avec des unités écrites, la planification délibérée de l’écrit et la décontextualisation spatio-temporelle du langage du moment de la parole. Dans un contexte historique où une multitude de gens sont confrontés à un espace public d’une culture écrite (école, suffrage universel, presse écrite, circulation plus active des élites, etc.), l’apprentissage manqué ou lacunaire de l’écriture est propre à creuser des clivages sociaux. Malgré les apparences, le système scolaire avec ses deux filières et méthodes d’enseignement différentes, est un lieu de distinction sociale : savoir écrire en français est à la base de la pédagogie de l’école primaire, savoir composer en français relève des études littéraires de l’école secondaire. Dès lors, se fait la distinction entre ceux qui savent écrire et ceux qui savent bien écrire :
« Toute personne qui ne s’est pas donné une culture supérieure est incapable de manier cet instrument ajusté des hommes qui ont passé par la scolastique, par la connaissance de l’antiquité et par les subtilités de la science et de la philosophie depuis le xvie siècle. Qui ne s’est pas assoupli l’esprit par une longue gymnastique est hors d’état d’écrire le français avec quelque propriété d’expression. Le français d’un demi-lettré fait sourire presque à chaque phrase ceux qui, grâce à la culture générale de leur esprit et à l’apprentissage qu’ils ont fait de la valeur exacte des mots, connaissent leur langue. Cette connaissance exige tant de finesse naturelle, cultivée avec tant d’effort durant tant de temps, qu’elle devient une rareté. Bien peu de candidats même aux examens les plus difficiles, la possèdent suffisamment. Il faut n’avoir pas conscience des difficultés pour se résigner sans trembler à écrire quelques lignes de français70. »
*
35« Il n’y a de sciences que du général », selon le mot bien connu d’Aristote. Quel peut bien être dès lors l’intérêt d’étudier en détail l’idiolecte d’un poilu peu-lettré ? Nonobstant la reconstruction archéologique d’une langue maternelle, fondée sur des vestiges empiriques disponibles, le langage d’un peu-lettré nous ouvre une fenêtre sur le développement de la littératie à un moment crucial de l’histoire. Le chemin vers la complexité linguistique grandissante est irréversible tant du point de vue de l’individu que du point de vue de la société. Echappant à la vision quelque peu romantique de la socialisation primaire, la langue maternelle devient une arme au service de la nation tout en conservant son statut d’artefact construit par la longue tradition de grammatisation dont un individu sentira le poids au cours de sa socialisation secondaire et qu’il tentera de reproduire. À supposer qu’il y ait un lien intersubjectif entre les idiolectes, les résultats concernant le bas niveau de littératie obtenus de notre corpus sont, avec les précautions d’usage, généralisables dans les grandes lignes à d’autres égo-documents similaires de la Première Guerre mondiale. Or, c’est seulement la comparaison détaillée avec d’autres corpus manuscrits et l’étude statistique de leurs données qui permettront d’établir quelles sont les convergences et les divergences entre les « langues maternelles » d’un poilu peu-lettré à l’autre. La numérisation de vastes corpus manuscrits permettra également de tenir compte de l’influence des variables classiques de la sociolinguistique (âge, sexe, classe sociale, origine géographique) sur la manifestation linguistique.
Références
Corpus
36B. Gaston. 1915-1918. Correspondance. Fonds privé, conservé actuellement chez l’auteure de cet article au département de français de l’université de Tampere.
Notes de bas de page
1 Smith Leonard V., Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, France and the Great War. 1914-1918, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
2 Cabanes Bruno, « “Génération du feu” : aux origines d’une notion », Revue historique, 2007/1, p. 139-150. D’après cette étude, la formule s’installe notamment avec l’ouvrage de Maurice d’Hartoy, La génération du feu, Paris, Berger-Levrault, 1923.
3 Lafon Alexandre, « Être camarade. Identité(s) et liens de sociabilité dans l’armée française (1914- 1918), in Bouloc François, Cazals Rémy et Loez André (dir.). Identités troublés 1914-1918. Les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre, Toulouse, Éditions Privat, 2011, p. 37.
4 Voir Bouloc François, Cazals Rémy et Loez André (dir.), Identités troublés 1914-1918…, éd. cit. et Mariot Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918. Les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013.
5 Voir Maingueneau Dominique, Les Livres d’école de la République, 1870-1914 : discours et idéologie. Paris, Le Sycomore, 1979 ; Hobsbawm Eric J., Nations and Nationalisms since 1780. Programme, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Reynaud-Paligot Carole, La République raciale 1860-1930. Paradigme racial et idéologie républicaine. Paris, PUF, 2006 et du même auteur, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis xixe et xxe siècle, Paris, PUF, 2011.
6 Simoni-Aurembou Marie-Rose, « Le français et ses patois », in Chaurand Jacques (dir.), Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Le Seuil, 1999, p. 549.
7 Gauthiot Robert, « Compte-rendu de L’argot des tranchées d’après les lettres des poilus et les journaux du front de Lazare Sainéan », Bulletin de la Société de linguistique de Paris, 1916, p. 81. Par son témoignage, Albert Dauzat (2007 [1918]) : 45, 48) atteste toutefois un changement de la situation au fil des années au profit d’une guerre plus sédentaire, qui sera propre à dresser « des “fronts” imperméables et presque immobiles », et à « couper les relations préexistantes entre les belligérants ». Divers contacts de langues ont été noués dans ces circonstances (les contingents métropolitains ont côtoyé les contingents coloniaux, les troupes stationnées dans l’ouest ont séjourné dans l’est et les troupes des alliés de différentes nations se sont rencontrées dans le nord et le centre), créant ainsi un environnement propice au renouvellement de la langue, et notamment à celui du vocabulaire. Voir Dauzat Albert, L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des officiers et des soldats, Paris, Armand Colin, 2007 [1918], p. 45 et p. 48.
8 Van der Wal Marijke et Rutten Gijsbert (dir.), Touching the Past. Studies in the historical sociolinguistics of ego-documents, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 2013. En histoire, par son intérêt pour l’ordinaire, le courant remonte, en dernier lieu, à l’école des Annales en France. Le terme égo-document a été forgé par un historien hollandais, Jacques Presser (1899-1970), le terme français écrits du for privé étant de Madeleine Foisil.
9 Foucault Michel, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 179.
10 Ibid., p. 15.
11 Voir Géa Jean-Michel, Écrire en situation d’urgence. Étude discursive et sociolinguistique de deux correspondances de guerre (1914-1918), thèse de doctorat non publiée, université de Provence, 1997, et Klippi Carita, « Letters from Gaston B. – A prisoner’s voice during the Great War », Touching the Past…, op. cit., 2013, p. 107-128.
12 Klippi Carita, « La parole écrite au lendemain de la Première Guerre mondiale. Variation sociale, littératie tronquée ou résidu diglossique », Écriture(s) et représentations du langage et des langues, J. Lefèvre et C. Puech (dir.), 2016 ; Klippi Carita, « La compétence de communication d’un poilu peu-lettré », L’Histoire du français : nouvelles approches, nouveaux terrains, nouveaux traitements, Ayres-Bennett, W. et al., Garnier, Paris, à paraître ; Klippi Carita et Kiviniemi Anne-Laure : « L’écriture de deux frères d’armes, déshérités du français – Une caricature de la langue nationale ? », Les variations diasystématiques et leurs interdépendances dans les langues romanes. Actes du colloque DIA II à Copenhague (19-21 nov. 2012), Lindschouw, J. et K. Jeppesen Kragh, TraliRo, Société de linguistique romane, 2015, 175-190.
13 Branca-Rosoff Sonia, « Conventions d’écriture dans la correspondance des soldats », Mots, Paroles de la grande guerre, 24, 1990, p. 21-37.
14 Kiviniemi Anne-Laure, « L’écriture des poilus à l’aune des normes scolaires – une étude stylistique », Cahiers AFLS On-Line, 18.1, 2013, p. 5-45.
15 Housiel Sylvie, Dire la guerre. Le discours épistolaire des combattants français de 14-18, Limoges, Lambert-Lucas, 2014.
16 Simoni-Aurembou, « Le français et ses patois… », art. cit., p. 549 ; voir également Lyons Martyn, The Writing Culture of Ordinary People in Europe, c. 1860-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
17 Voir Rolland Romain, Au-dessus de la mêlée. Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1914, p. 63.
18 Le locuteur d’un langage privé ne peut avoir recours qu’à son propre souvenir pour savoir quel est le sens correct d’un mot ou quelle est la phrase correcte d’un tel langage : « tout ce qui va me sembler correct sera correct » (Wittgenstein Ludwig, Philosophical investigations, Oxford, Basil Blackwell, 1968. § 258). Selon ce principe, le sujet parlant pourra donc, par exemple, changer le sens des mots au gré de sa volonté et de ses caprices sans craindre la désapprobation d’autres usagers.
19 Sur la notion de linguistique autonome, voir Perry Tomas A., Evidence and Argumentation in Linguistics, Berlin/New York, De Gruyter, 1980.
20 Itkonen Esa, Causality in Linguistic Theory. Kent, Croom Helm, 1983, p. 60.
21 Blanche-Benveniste Claire, « Le français parlé au xxie siècle : réflexions sur les méthodes de description : système et variations », in Abécassis Michaël, Ayosso Laure et Vialleton Élodie (dir.), Le français parlé au xxie siècle : normes et variations géographiques et sociales, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 29. Sur ce débat, voir Steuckardt Agnès, « De l’écrit vers la parole. Enquête sur les correspondances peu-lettrées de la Grande Guerre », dans Franck Neveu et alii (éd.), Actes du IVe Congrès mondial de linguistique française, Paris, EDP Sciences, 2014, p. 353-364.
22 Voir Frei Henri, La Grammaire des fautes, Paris, Geuthner, 1929.
23 Blanche-Benveniste Claire, « Le français parlé au xxie siècle… », art. cit., p. 30.
24 Auroux Sylvain, La raison, le langage et les normes, Paris, PUF, 1998, p. 7.
25 Saussure Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, p. 281.
26 La définition du déterminisme linguistique et culturelle par Edward Sapir (1951) pourrait être plaquée mutatis mutandis à la langue et au milieu social d’un individu : « Le fait est que la “réalité” est, dans une grande mesure, inconsciemment construite à partir des habitudes langagières du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le même monde avec d’autres étiquettes », Sapir Edward, The Selected Writings of Edward Sapir, Berkeley, University of California Press, 1951, p. 162.
27 Saussure, op. cit., p. 281.
28 Sankoff Gillian, « Cross-sectional and longitudinal studies », in Ammon Ulrich, Dittmar Norbert, Mattheier Klaus J. et Trudgill Peter (dir.), An International Handbook of the Science of Language and Society, volume 2, Berlin, De Gruyter, 2005, p. 1003-1013 et Eckert Penelope, « Tree Waves of Variation Study : Te Emergence of Meaning in the Study of Sociolinguistic Variation » (2012). [https://web.stanford.edu/∼eckert/PDF/TreeWaves.pdf], consulté le 22/05/2014.
29 Voir Koselleck Reinhart, Le Futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 [1979] et Prost Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 129.
30 « J’entends par langue vulgaire celle que nous parlons sans aucune règle, en imitant notre nourrice. Nous avons aussi une langue seconde que les latins appellent grammaire. »
31 Sur la notion de locuteur natif, voir HEL 2013, XXXV (2).
32 Buisson Ferdinand, Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911 [http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3017], consulté le 12/06/2015.
33 « La langue maternelle, c’est une langue qu’on a “acquise sans l’apprendre”, une “langue-réflexe”, “une parole abondante, envahissante”, “qui vient de l’intérieur, des entrailles” et qui sera parlée sans vigilance métalinguistique, sans que le locuteur calibre et surveille consciemment les effets discursifs catégoriels de sa parole. » Voir Wald P., « La langue maternelle, produit de catégorisation sociale », in Vermès Geneviève, Boutet Josiane (dir.), France, pays multilingue. Tome 1 : Les langues de France un enjeu historique et social, 106-123, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 112.
34 Voir Klippi Carita, « L’espace linguistique en voie de (dé)multiplication », in Hassler G. (dir.), History of Linguistics 2008. Selected Papers from the 11th International Conference on the History of the Language Sciences, 28 August-2 September 2008, Potsdam, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 2011, p. 435-448.
35 Dauzat Albert, Essai de la méthodologie linguistique dans le domaine des langues et des patois romans, Paris, Honoré Champion, 1906, p. 216.
36 Dawson Alain, « Le picard est-il bienvenu chez les Chtis ? », in Dotte Anne-Laure, Muni Toke Valelia, Sibille Jean (dir.), Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication/Délégation générale à la langue française et aux langues de France/Privat, 2014, p. 43.
37 Ibid., p. 45.
38 Aujourd’hui, il est possible de repérer des exemples de cette structure sur internet et des interrogations sur son origine : C’est pour moi savoir, c’est pour elle faire son ménage [http://forum.wordreference.com/showthread.php?t=232853], consulté le 05/06/2014.
39 GB_13.5.1916.
40 GB_13.6.1916.
41 GB_28.7.1916.
42 GB_30.4.1917.
43 GB_20.4.1918.
44 GB_28.4.1918.
45 Frei Henri, op. cit., p. 93-94.
46 Ibid, p. 93-94.
47 GB_15.6.1915.
48 Klippi Carita, « Letters from Gaston B. », art. cit.
49 Augé Claude, La Grammaire enfantine, Paris, Larousse, 1890, p. 1.
50 Havet Louis, « Compte-rendu de Mélanges de linguistiques offerts à M. Ferdinand de Saussure », Bulletin de la Société de linguistique de Paris, 1908, p. xxv-xxvi.
51 Berman Ruth A, « Between Emergence and Mastery : Te long developmental Route of Language Acquisition », in Berman Ruth A. (dir.), Language Development Across Childhood and Adolescence : Psycholinguistic and Crosslinguistic Perspectives, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 2004, p. 9.
52 Voir Nippold Marilyn A., « Research on later language Development. International Perspectives », in Language Development Across Childhood and Adolescence…, op. cit.
53 Voir Klippi Carita, « La compétence de communication d’un poilu peu-lettré », in Ayres-Bennett W. et al., L’histoire du français : nouvelles approches, nouveaux terrains, nouveaux traitements, Garnier, Paris, à paraître.
54 Ravid Dorit, « Emergence of linguistic complexity in later language development : evidence from expository text construction » in Ravid Dorit et Bat-Zeev Shyldkrodt Hava, Perspectives on Language and Language Development : Essays in honor of Ruth A. Berman, New York, Springer, 2005, p. 340.
55 Voir Bernstein Basil, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975 et Fairman Tony, « Writing and “the Standard” : England, 1795 », Multilingua 2/3, 2007, p. 167-201.
56 Voir Gadet, Françoise, « La langue française au xxe siècle. L’émergence de l’oral », in Chaurand Jacques (dir.), Nouvelle histoire de la langue française, op. cit., p. 615.
57 GB_13.10.1916.
58 GB_28.9.1916.
59 GB_13.12.1915.
60 GB_13.3.1917.
61 GB_13.3.1917.
62 GB_2.6.1918.
63 GB_15.6.1917.
64 GB_16.4.1917.
65 GB_4.8.1918.
66 GB_13.2.1917.
67 GB_28.1.1917.
68 GB_3.6.1916.
69 GB_18.8.1918.
70 Meillet Antoine, Les langues dans l’Europe nouvelle, Paris, Payot, 1918, p. 213-214.
Auteur
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