La Première Guerre mondiale et son retentissement en Espagne : les rapports des Espagnols avec la France et la langue française pendant le conflit
p. 43-53
Texte intégral
1Nous nous proposons au long de cette étude de jeter un regard tout particulier sur la Grande Guerre et la langue (ou plutôt les langues). Le regard venu d’un pays qui n’a pas été impliqué directement dans cette guerre, mais qui a été plus présent dans le conflit qu’on ne le pense. Comme dit Fernando García Sanz, contrairement à un mythe bien établi l’Espagne ne fut pas un pays neutre pendant la Première Guerre mondiale. Au contraire, elle fut économiquement et même politiquement belligérante, et cela depuis le moment même de l’éclatement de la guerre en août 1914 :
« L’Espagne a été officiellement neutre depuis le mois d’août 1914 parce qu’elle n’a pas mobilisé de troupes et qu’elle n’a déclaré la guerre à aucun pays, un élément requis alors pour qu’une nation acquît le statut de belligérante. C’était le seul choix “légal”, il n’y avait pas de solutions intermédiaires. Mais dans la pratique, elle ne fut pas neutre parce qu’on ne le lui permit pas et parce qu’elle non plus ne voulut pas l’être. […] La Grande Guerre atteignit des proportions si gigantesques qu’aucun pays ne put se tenir à l’écart. Lorsque l’illusion s’évapora et que l’on comprit que la guerre n’allait pas être brève, les pays neutres commencèrent à jouer un rôle qui peu avant eût paru inimaginable1. »
2Mais au-delà de cette « belligérance économique » mise en relief dans le livre de García Sanz, d’autres aspects plus ou moins évidents servent à souligner la « présence espagnole » dans cette guerre. Des aspects qui comprennent aussi bien la relation des Espagnols avec la langue française pendant le conflit mais aussi avant et après, puis leur regard à l’égard de la France et les autres pays impliqués dans la Grande Guerre. C’est donc cette relation multiple, où les aspects linguistiques et culturels sont pour quelque chose, que nous allons aborder ici.
Le français en Espagne jusqu’en 1914 : primauté et concurrence
3C’est un fait bien connu que le français avait commencé à être étudié de plus en plus en Espagne, comme un peu partout en Europe, à partir du xviiie siècle. Une situation qui se prolongera au long du xixe siècle. Si le français reste la langue vivante la plus enseignée en Espagne au xixe siècle, plusieurs facteurs jouent en sa défaveur : une situation conflictuelle entre l’Espagne et la France (avec l’invasion napoléonienne en 1808, puis l’intervention française contre les libéraux espagnols en 1823, connue comme l’expédition d’Espagne), la concurrence d’autres grandes langues, particulièrement l’anglais, qui bénéficie du prestige de l’Empire britannique au temps de la reine Victoria et l’allemand, porté par la montée en puissance de la Prusse de Bismarck. Les nouvelles méthodes pour l’enseignement des langues étrangères ont pu jouer au détriment du français, comme le montre le nombre de méthodes d’inspiration allemande parues en Espagne entre 1870 et 1914. Pensons, par exemple, à la méthode directe, née dans les universités allemandes et dont l’influence s’exerce sur de nombreux auteurs espagnols des dernières décennies du xixe siècle et les premières années du xxe siècle qui font des allusions constantes à cette nouvelle méthode2.
4Mais l’éclatement de la guerre en 1914 va tout changer, et étudier le français ou l’allemand va devenir souvent un choix personnel de réaffirmation politique, même si l’Espagne n’intervient pas officiellement dans cette guerre. On se posera aussi la question des contenus des manuels de français pour Espagnols publiés pendant la guerre et les années immédiatement postérieures, aussi bien du point de vue de leurs contenus strictement langagiers que socioculturels. Sans oublier non plus de souligner la façon dont les Espagnols (écrivains, journalistes et volontaires qui s’enrôlent dans l’armée française3) voient cette guerre et la relation de ceux-ci avec la langue française.
5Nous avons réalisé une approche des manuels de français pour Espagnols publiés aussi bien pendant les années qui précèdent la guerre que pendant les années du conflit, sans délaisser non plus ceux qui ont été publiés dans les années postérieures à 1918. Une approche qui nous apprend plus qu’il ne semble sur la relation des Espagnols avec le français et la France, ce qui est mis en évidence au fur et à mesure que la guerre avance et même après sa fin. Car l’enseignement plus ou moins neutre des langues étrangères sera alors suivi de prises de positions antagonistes où apprendre le français ou l’allemand, voire l’anglais, devient souvent un choix idéologique. Et sur ce point il faut admettre, avec García Sanz, que les Allemands auraient su gagner « la guerre de la propagande », en tout cas pendant les premiers moments du conflit, aussi bien du point de vue strictement politique que du point de vue linguistico-culturel :
« Lorsque les alliés “sont arrivés” [en Espagne], les Allemands avaient déjà organisé un réseau d’espionnage et mis en place un système de propagande : ils avaient à leur disposition des journaux et des journalistes qui, pour une petite somme d’argent, étaient disposés à vendre leur plume et leurs influences sociales. Tout de suite après l’éclatement du conflit, l’Ambassade allemande se mit à travailler, sous la direction d’Alexander Bruns, installé au 13 rue Lagasca [de Madrid]. Résidant en Espagne depuis 1907, il était l’homme à tout faire de la représentation allemande pour les relations avec la presse. Il avait de très bonnes relations sociales et des contacts dans le monde politique et à la Cour. Il avait dirigé la Berlitz Sprachschule, il était professeur d’allemand du roi Alphonse XIII et pendant quelques années il avait été aussi correspondant du Kölnische Volkzeitung à Madrid. Depuis le début du conflit, il visita les sièges des journaux madrilènes pour offrir des informations gratuites sur la guerre et promettre des subventions à ceux qui seraient disposés à publier des nouvelles d’origine allemande […] et à fabriquer des informations et écrire des articles très critiques envers les alliés4. »
6Une propagande pro-allemande qui se diffuse à une bonne partie de la haute bourgeoise, aux classes moyennes et qui utilise le réseau des associations catholiques bien-pensantes. Elle est fondée sur des principes particulièrement simples : la France et le Royaume-Uni ont été les ennemis traditionnels de l’Espagne. Un autre des pays alliés depuis 1915, l’Italie, était considéré, dans les milieux conservateurs espagnols les plus enclins à suivre la doctrine catholique stricte, comme l’ennemi du Saint-Siège depuis l’annexion des États pontificaux au Royaume d’Italie en 1870. García Sanz évoque ainsi la situation :
« La propagande germanophile pouvait pénétrer plus facilement dans toutes les couches de la société espagnole parce qu’elle faisait appel à des stéréotypes qui étaient fortement enracinés dans celle-ci. Il n’est pas nécessaire de les rappeler : la guerre d’Indépendance, l’“attitude hostile” constante des Français dans la question du Maroc, Gibraltar, et, enfin, des événements historiques qui remontaient dans le cours des siècles et qui étaient évoqués pour mettre en avant des humiliations vindicatives aux résonances multiséculaires. De leur côté, les militaires espagnols adoraient la légendaire discipline et l’efficacité de l’Armée allemande, et l’Église espagnole, malgré ses préjugés contre l’Allemagne protestante, apparaissait plutôt comme ennemie de la France “athée”, qui, un peu plus d’une décennie avant, avait osé rompre ses relations avec le Vatican5. Cet outrage était encore trop vif dans les hiérarchies de l’église espagnole6. »
7Ce message était efficace grâce à sa simplicité. Face à cette propagande, celle des Alliés était plus difficilement recevable. Parler de liberté et de démocratie n’était pas un argument qui pouvait convaincre une bonne partie des Espagnols. Apprendre l’allemand était donc une prise de position bien justifiée ; elle mettait cependant en question une longue tradition de plus de deux cents ans d’apprentissage du français en Espagne. Les arguments qui avaient servi à Chantreau et à d’autres auteurs de manuels de français des xviiie et xixe siècles étaient ainsi mis en question. Pierre-Nicolas Chantreau avait justifié ainsi les avantages d’apprendre la langue française :
« La langue française, aujourd’hui si universelle dans les Cours, fait partie de la bonne éducation de la jeunesse, des études des hommes des lettres et de la curiosité des autres gens, étant utile pour n’importe quelle carrière qu’on entreprenne, et un ornement et un point d’honneur pour ceux qui n’en entreprennent aucune7. »
8En 1813, Pablo Antonio Novella tenait encore des propos assez proches de ceux de Chantreau :
« Maîtriser des langues est le seul moyen d’acquérir des sciences, grâce à elles nous découvrons les génies les plus grands, les talents les plus extraordinaires, les lois les plus sages et tout ce qu’il y a d’admirable dans une autre nation. La langue française est devenue de nos jours aussi universelle que la castillane au xvie siècle (ce fut alors qu’on découvrit toute sa splendeur) ; elle fait partie donc de la bonne éducation, elle est utile aux hommes de lettres, nécessaire pour ceux qui voyagent, mais surtout pour ceux qui se consacrent à la brillante carrière des armes et du commerce8. »
9Le déclenchement de la Grande Guerre va permettre à l’allemand de gagner momentanément face au français une longue bataille linguistique qui venait des années 1840, depuis le temps où les partisans de la philosophie krausiste9 avaient commencé à mettre en question l’hégémonie du français en Espagne en tant que langue étrangère. Fut alors posé le problème de la traduction à travers le français qui serait devenu ainsi une espèce de langue intermédiaire permettant le contact avec les autres grandes cultures européennes. Cette situation aurait empêché, par exemple, le contact direct de l’Espagne avec la culture allemande comme le soutenait par exemple Julio Fernández de Castroverde, professeur d’allemand dans un lycée de Barcelone et auteur d’une grammaire allemande destinée aux Espagnols. Selon lui : « l’étude de la langue française, qui devient presque obligatoire en Espagne pour les études scientifiques, sert seulement, à quelques exceptions près, à ce que l’élève connaisse les publications françaises, c’est-à-dire les traductions d’œuvres allemandes10 ». Des arguments qui auraient dû jouer au détriment du français, mais qui n’étaient pas parvenus alors à s’imposer. Ainsi, des arguments, plus ou moins semblables à ceux qui seront utilisés au moment de la Grande Guerre pour attirer la sympathie des Espagnols envers les Empires centraux, avaient déjà été utilisés dans la seconde moitié du xixe siècle par ceux qui voulaient justifier l’intérêt de l’allemand comme langue nécessaire tant du point scientifique que culturel. Il y avait eu alors, vers 1860, de la part des germanophiles espagnols des critiques à l’égard de certaines positions de leurs compatriotes qui rejetaient l’apprentissage de certaines langues pour des raisons purement idéologiques ou religieuses. Et on arriva même à attribuer cette méfiance à l’égard des langues des autres à l’histoire même de l’Espagne à partir du xvie siècle et à la forte influence exercée dans ce pays par la Contre-réforme tridentine. Cet état d’esprit s’expliquerait spécifiquement, dans le cas des relations hispano-allemandes, par le fait que « l’Espagne catholique a toujours jeté un regard méfiant vers tout ce qui provenait du pays de la Réforme11 ». Tous ces arguments continueront à être utilisés dans les dernières années du xixe siècle et au début du xxe siècle, mais non pas précisément avec les mêmes intentions. En fait, les positions favorables à l’enseignement de l’allemand l’emportent, arguant de l’importance de la science et de la philosophie allemandes12, qui suscitent l’admiration des Espagnols pour l’Allemagne, une admiration qui glisse peu à peu vers le politique.
Le français en Espagne pendant la Grande Guerre : entre francophilie et germanophilie
10On était bien donc, à l’aube de la guerre, sur des positions qu’on trouvera clairement à partir de 1914 pour justifier la méfiance d’une bonne partie de la société espagnole à l’égard de l’Entente, et spécialement de la France, et pour prôner la défense des positions germaniques. Et pourtant la relation des Espagnols avec la France et la langue française, pendant la guerre, est plus complexe qu’on ne le pense. Malgré la sympathie envers l’Allemagne et l’Autriche, fondée sur des raisons historiques, la France ne cesse pas d’être présente dans la réalité espagnole de l’époque à travers une image plutôt positive. En mai 1916, en pleine guerre, un groupe de personnalités importantes de la culture française, parmi lesquelles il faut souligner surtout la présence d’Henri Bergson13, voyagent en Espagne pour convaincre leurs collègues espagnols de rallier la cause de la France et de l’Angleterre. Le philosophe français visite alors l’Université Centrale de Madrid et la Résidence d’étudiants14, puis l’Institut Français de Madrid qui avait ouvert ses portes quelques années auparavant, en 1913. La conférence principale, intitulée « L’âme humaine », à l’Athénée de Madrid, eut un très grand succès15. C’était une façon de mettre en question certaines positions officielles plutôt germanophiles. La propagande française s’affrontait ainsi à celle de l’Allemagne qui avait eu le dessus pendant les deux premières années de la guerre et contre-attaquait même avec des arguments de poids qui prétendaient surtout souligner le caractère latin des deux pays (puis de l’Italie qui rejoignit le camp des Alliés). On mit en relief tout spécialement la proximité du français, de l’espagnol et l’italien en insistant sur leur appartenance à la famille des langues romanes. Il était question donc de souligner leur latinité et de les opposer au monde germanique, ce que fit Edmond Perrier dans sa conférence à l’Université Centrale de Madrid : il voulut tout d’abord montrer comment, depuis 1914, s’était modifié le concept de nationalité et comment les pays avaient tendance à l’incarner dans leur constitution et leurs idéaux. Puis il parla de l’ancien concept des races, en s’arrêtant sur l’analyse de la théorie de Gobineau à propos de l’inégalité des races humaines pour souligner son mensonge et son imposture. Il montra ensuite de quelle façon elle aurait influencé la pensée et la mentalité germaniques, puisque, d’après Perrier, elle impliquait un éloge du germanisme qu’on faisait apparaître comme le produit le plus pur de la race aryenne.
Les manuels pour l’enseignement du français entre 1914 et 1918
11Dans la quinzaine de nouveaux manuels publiés entre 1914 et 191816, il est difficile de trouver des allusions directes à la longue guerre qui se déroule au nord des frontières espagnoles. Mais certaines raisons peuvent expliquer ce silence, spécialement celles qui concernent l’élaboration même des manuels scolaires, et plus spécifiquement celle des manuels pour l’enseignement des langues étrangères, où règne une certaine inertie. La plupart de ces manuels se suivent les uns les autres et imitent souvent des modèles précédents. Mais on découvre aussi certaines allusions au conflit au fur et à mesure que celui-ci avance. Bien que ces manuels nous apparaissent comme très peu novateurs du point de vue des contenus linguistiques et méthodologiques, on en trouve quelques-uns qui refusent la neutralité et prennent parti dans le conflit. Les prologues de certains de ces manuels et surtout leur choix des textes montrent souvent une francophilie qui contraste avec les positions d’une bonne partie de la presse espagnole et du discours officiel. Certains de ces auteurs seraient plus soucieux de soutenir la cause de l’Entente et, principalement, de la France, que d’accomplir leurs tâches pédagogiques, bien qu’à leur avis les deux positions se rejoignent ; pour eux, défendre les positions politiques de la France dans le conflit revenait d’une certaine façon à valoriser la langue française qu’ils enseignaient dans leurs cours. Et pourtant la guerre n’apparaît pas directement dans ces manuels, c’est à peine même si on la mentionne. Mais on découvre derrière leur discours linguistique et pédagogique un autre discours éminemment francophile qui tient à multiplier les textes patriotiques voire militaristes et parfois à embrasser les positions françaises les plus nationalistes. Des textes qui pourtant ne font pas toujours allusion directement aux combats qui se déroulent sur les champs de bataille français, mais plutôt à d’autres guerres antérieures, spécialement à des scènes de la guerre franco-prussienne de 1870, par le biais surtout, mais pas seulement, des Contes du lundi d’Alphonse Daudet, auxquels on recourt souvent dans les manuels de français qui parlent de la guerre. C’est ce que fera Louis Couderc, un professeur de français installé à Barcelone, qui se présente dans ses manuels comme « directeur-fondateur de l’académie polyglotte mixte “École Française” ». Couderc17 propose, dans ce manuel paru en 1919, quelques mois après la fin de la guerre, un travail de lecture, compréhension et traduction de La dernière classe. Le parti pris de Couderc pour la cause française est clair : il suggère sans ambages que le vieil instituteur alsacien serait bien content cinquante après de voir la langue française revenir aux écoles d’Alsace et Lorraine. Dans son cours moyen, paru aussi en 1919, Couderc fait aussi des allusions à la guerre de 1870, montrant constamment une germanophobie évidente : à travers des phrases courtes que les élèves devaient apprendre par cœur pour pouvoir répondre plus tard aux questions que lui poserait le professeur, Couderc présente aux élèves usagers de son manuel « le siège de Paris par les Allemands et comment ceux-ci réduisirent ses habitants à la famine, les obligeant à se rendre18 ». Dans un texte intitulé « L’hymne à la mémoire des soldats morts à la guerre », Couderc va encore plus loin : il montre d’une façon encore plus évidente ses positions : la justice, la civilisation, l’innocence, l’honneur sont de la part de la France tandis que les Allemands sont présentés comme des envahisseurs, des oppresseurs et comparés « à une bande d’hyènes affamées et enragées ».
12On y évoque aussi d’autres guerres, en faisant bien attention de ne pas parler de celles où s’étaient affrontés les Espagnols et les Français. À cette fin, on évitera de parler des guerres d’Italie ou de la guerre de Trente Ans et surtout de l’invasion napoléonienne puis de l’expédition d’Espagne en 1823, alors que, dans un bon nombre de manuels de français pour Espagnols du xixe siècle, des textes sur la guerre d’Indépendance – comme on appelle en Espagne la guerre contre Napoléon – et l’Expédition d’Espagne, envoyée au sud des Pyrénées pour étouffer le grand rêve révolutionnaire du triennat libéral (1820-1823), apparaissaient fréquemment. À regarder de près certains des manuels parus pendant la guerre, on y découvre une sympathie pour la France plus ou moins cachée sous des textes qui, en principe, ne devaient avoir qu’un souci pédagogique. C’est le cas, par exemple, du manuel de français d’Arturo Selfa y Mas, professeur de français dans un lycée de Murcie, dans le sud de l’Espagne. Ce livre publié en 1917, et qui connaîtra trois éditions jusqu’en 1919, est un exemple évident du nouveau rôle joué par les professeurs de français comme conséquence de la nouvelle situation provoquée par la guerre. Le manuel de Selfa est un recueil de morceaux choisis19 qui devaient servir à s’exercer à la traduction du français en espagnol. Mais ce qui nous surprend quelque peu de la part de ce professeur de secondaire, c’est le choix de ses textes. À côté de textes classiques des xviie et xviiie siècles (La Fontaine, La Bruyère, Bossuet, Fénelon ; Montesquieu, Bernardin de Saint-Pierre20, Buffon), et du xixe siècle (où Chateaubriand et Lamartine se taillent la partie du lion), on trouve des textes d’« auteurs mineurs », mais spécialement significatifs, qui permettent à Selfa d’évoquer plus ou moins directement le conflit qui se livre sur les champs de bataille d’Europe. Pour cela il a recours, lui aussi, aux Contes du lundi, car Selfa entendait, à travers Daudet, présenter aux élèves qui utiliseraient son livre un discours éminemment patriotique. D’autres textes sont choisis dans la même perspective : par exemple, un poème d’Émile Souvestre intitulé « La patrie », qui se caractérise par la surenchère patriotique. En revanche, on n’y trouve aucun texte évoquant directement les maux du conflit qui, débuté en 1914, devenait « une guerre interminable », d’après les journaux de l’époque. Le moment n’était pas encore venu de parler des « désastres de la guerre », pour utiliser les mots de Goya. En tout cas, quand on parle alors de la guerre on ne trouve pas d’allusions aux conséquences dramatiques, mais plutôt des déclarations patriotiques et clairement profrançaises. C’est le cas de Louis Couderc dont on a déjà parlé. Celui-ci profite de l’enseignement de la grammaire à ses élèves pour présenter des phrases avec des allusions claires aux combats. Des phrases isolées qui servent d’exemples grammaticaux dans son cours moyen mais qui veulent attirer l’attention des élèves pour leur actualité : « Paris a été aussi bombardé par les Aviateurs allemands pendant la guerre de 1914 à 191521 », ou cette question-réponse : « Croyez-vous à la mobilisation ? Je ne la crois pas possible pour le moment22 » ou « La France a retiré son ambassadeur d’Allemagne23 ».
L’image de la Grande Guerre dans les manuels de français parus en Espagne après 1918
13Il faudra encore attendre quelque temps avant que ceux qui avaient été les témoins de l’énorme boucherie commencent à en faire le bilan et à raconter ses horreurs. C’est ce que fera quelques-années après la fin du conflit, un autre professeur espagnol, lui aussi auteur de manuels pour l’enseignement du français, qui inclut dans son Anthologie française, publiée à Madrid à la fin des années 1920, des textes d’Henri Barbusse et de Roland Dorgelès24. Pour ce qui concerne Dorgelès, Suárez Gómez nous présente un extrait de son roman Les Croix de Bois, une page et demie qu’il intitule « Les Morts ». Il faudra donc attendre quelque temps après la fin de la guerre pour publier en Espagne ces textes parus quelques années auparavant25. Quant au roman de Barbusse, prix Goncourt 1916, Suárez Gómez donne un long texte tiré du Feu, journal d’une escouade qu’il intitule « Une attaque » ; il présente l’ouvrage aux usagers de son anthologie comme « un tableau de la guerre sombre et saisissant », et il ajoute quelques mots sur l’auteur, dont il dit qu’il « a publié, dans la manière naturaliste, des œuvres lyriques et violentes comme L’Enfer ». Quant à Roland Dorgelès qu’il présente aux pages suivantes26, il nous dit qu’il « a écrit de vigoureux romans de mœurs et de satire sociale, mais surtout un des plus beaux livres sur la guerre à la fois vrai et lyrique27 ».
14La présence de ces deux textes dans une anthologie scolaire espagnole destinée à l’apprentissage du français appelle un double questionnement : étaient-ils vraiment appropriés aux intérêts et aux besoins des jeunes élèves du secondaire ? D’autre part, le temps était-il enfin venu de présenter la Grande Guerre sous le signe de la dénonciation ou en tout cas avec une certaine distance ? Suárez Gómez, il faut le dire, au-delà de ses positions idéologiques personnelles, dispose de certains avantages par rapport aux auteurs des manuels de français qui l’ont précédé, car une décennie après la fin de la guerre, après avoir eu connaissance des horreurs qui ont été commises et les avoir dénoncées, ce n’était plus le temps des positions partisanes et patriotiques intéressées qu’avait provoquées l’éclatement du conflit. Mais au-delà de ces positions plus ou moins critiques à l’égard de la guerre, Suárez Gómez ne veut pas oublier sa tâche de professeur de français : il présente à ses jeunes usagers quelques-uns des nouveaux mots surgis à l’occasion de la guerre comme « tranchées » ou « poilus », bien sûr, mais aussi de vieux mots que le conflit avait rendus actuels comme armistice, censure, mutineries (surtout au pluriel), pénurie ou propagande. Il juge nécessaire que ses élèves sachent utiliser ces mots, tant d’un point de vue linguistique que socioculturel. À ces mots de la guerre s’ajoutent ceux que la nouvelle situation surgie après la guerre avait fait naître, tels que Société des nations ou bolchevik et que notre auteur expliquait à ses élèves, les invitant à chercher la possible traduction espagnole de ces mots français. Il ne faudrait cependant pas être dupe d’une fausse interprétation. La plupart des manuels de français pour Espagnols parus aussi bien pendant le conflit que pendant les années qui suivent, laissent de côté souvent, d’une façon plus ou moins évidente, la Première Guerre mondiale et ses conséquences. Mais, pour ce qui concerne Suárez Gómez, il sent qu’il doit introduire dans son anthologie, parmi « ces auteurs actuels » dont il parle dans la préface de son livre, les écrivains qui parlent de la guerre qui vient de finir. Le souci du professeur de français et celui du bon connaisseur de la littérature française et de l’homme engagé qu’il était depuis le temps de la dictature du général Primo de Rivera (1923- 1930)28 s’entremêlent pour justifier son choix et mettre en question la plupart des manuels qui l’avaient précédé :
« Ce livre est destiné aux élèves des cours supérieurs de français. En pensant à eux, nous avons voulu mettre dans leurs mains une anthologie qui n’oublie pas le moment actuel de la littérature française. Les formes et les positions de la langue actuelle doivent nous intéresser encore plus que celles de jadis. Je ne sais pas pour quelle raison on a toujours écarté les auteurs de notre temps des anthologies scolaires, de telle façon qu’on donne le nom de contemporains à des écrivains morts et classifiés définitivement dans les vitrines de l’histoire29. »
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15En guise de conclusion nous devons admettre que, même si l’Espagne n’a pas participé directement à la Première Guerre mondiale, cette guerre a été présente en Espagne, de façon particulièrement sensible dans l’enseignement des langues. Si, suivant les propos du livre de García Sanz, l’Espagne fut économiquement et même politiquement belligérante, on peut ajouter qu’elle le fut aussi à travers ses relations avec la langue française. À côté de tous ces espions, diplomates et trafiquants (partisans des Alliés ou des Empires centraux) qui pullulaient dans les villes et sur les côtes espagnoles au fur et à mesure que la guerre avançait, il faut évoquer aussi tous ceux dont la relation avec la France se faisait par le biais de sa langue et de sa culture. Des intellectuels, des académiciens, des écrivains, des artistes, mais aussi de modestes professeurs de français du secondaire, qui se sentaient d’une certaine façon plus ou moins « engagés dans cette guerre » et appelés à dire quelque chose sur un conflit qu’ils sentaient proche précisément à travers la langue qu’ils enseignaient.
Notes de bas de page
1 García Sanz Fernando, España en la Gran Guerra, Barcelona, Galaxia Gutemberg/Círculo de Lectores, 2014, p. 13. Les traductions sont de l’auteur de cet article.
2 Voir Fischer Denise, García Bascuñana Juan F. et Gómez María Trinidad, Repertorio de gramáticas y manuales para la enseñanza del francés en España (1565-1940), Barcelona, PPU, 2004, p. 251-258.
3 D’aucuns se sont interrogés à propos de la présence possible de volontaires espagnols dans les armées des Empires centraux, mais on n’en a guère de témoignages. Les causes de la présence de volontaires espagnols dans l’armée française et leur absence de l’armée allemande sont diverses, mais il faut surtout signaler l’existence en France de la légion étrangère, ce qui permettait plus facilement l’enrôlement de ressortissants étrangers. Beaucoup de ces volontaires espagnols étaient des nationalistes catalans qui escomptaient qu’une victoire alliée aiderait à poser sur la table la question des « nations opprimées » en Europe.
4 García Sanz Fernando, España en la Gran Guerra, éd. cit., p. 96-97.
5 La rupture des relations diplomatiques de la France avec le Vatican en 1904, tout de suite après l’interdiction d’enseignement aux ordres religieux, puis de leur suppression, au temps du gouvernement Combes provoquera une réaction antifrançaise dans les milieux catholiques espagnols, qui accueilleront en Espagne un bon nombre de corporations religieuses françaises consacrées à l’enseignement. Tous ces gestes français à l’égard de l’église catholique, qui seront suivis de la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, éloigneront alors les catholiques espagnols de la France, une réalité qui était bien présente au sud des Pyrénées au moment où la guerre a éclaté en 1914.
6 García Sanz Fernando, España en la Gran Guerra, éd. cit., p. 233.
7 Chantrea Pierre-Nicolas, Arte de hablar bien francés, Madrid, Imprenta de Sancha, 1797 [1781], III.
8 Novella Pablo Antonio, Nueva Gramática de la lengua Francesa y Catellana avec un abrégé de la grammaire espagnole [sic, avec ce double titre en espagnol et en français], Alicante, Imprenta de España, 1813, prologue sans numérotation.
9 Elle prend son nom du philosophe allemand Karl Christian Friedrich Krause (1781-1832) qui développa la théorie de panenthéisme et contribua à la formation d’une ligne idéologique, le krausisme. Celui-ci inspira la fondation d’établissements scolaires et culturels, ainsi que des groupes intellectuels et politiques qui furent une grande source d’influence, surtout en Espagne mais aussi dans une bonne partie des pays latino-américains.
10 Fernández de Castroverde Carlos, Gramática alemana. Nuevo método teórico y práctico escrito especialmente para los españoles y aquellos que poseen la lengua castellana, vol. 2, Leipzig, F. A. Brockhaus, 1867-1868. Deux rééditions de l’ouvrage ont été réalisées, à Barcelone en 1887 puis en 1891 (Tipografía La Academia). Voir aussi Piquer Desvaux Alicia, « La société espagnole à l’écoute des grandes langues européennes : le français et l’allemand en Espagne entre 1880 et 1930 », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 53, 2014, p. 109-124.
11 Cáceres Würsig Ingrid et Marizzi Bernd, « La Academia alemana-española de Julio Kühn : relato de un proyecto de colaboración científica y cultural », Estudios filológicos Alemanes, 20, 2010, p. 432.
12 Franziska Augstein, dans sa bibliographie de Jorge Semprún, nous dit que le père de l’écrivain franco-espagnol considérait comme fondamental que ses enfants (mais seulement les garçons ! ; les filles apprenaient le français et l’anglais) apprissent l’allemand et avec cela la capacité de « penser philosophiquement ». Et elle nous informe que les Espagnols cultivés des premières décennies du xxe siècle admiraient la culture allemande. Voir Augstein Franziska, Jorge Semprún. Lealtad y traición. Barcelona, Tusquets editores, 1re éd. allemande, Munich, Verlag C.H. Beck oHG, 2008, 35.
13 Le reste des personnalités qui accompagnent Bergson dans ce voyage sont : le zoologiste et membre de l’Académie des Sciences de Paris Edmond Perrier, le compositeur et organiste Charles-Marie Widor et l’historien Pierre Imbart de la Tour.
14 La Residencia de Estudiantes [Résidence d’étudiants] de Madrid est un établissement qui avait été fondé en 1910 par le Comité pour le développement des études et de la recherche scientifique. Cet établissement fut un produit direct de la rénovation qu’avait commencée en Espagne le krausiste Francisco Giner de los Ríos en fondant en 1876 la Institución Libre de Enseñanza (Institution libre d’enseignement). Parmi les personnalités qui ont résidé à la Résidence d’Étudiants, il faut compter l’écrivain García Lorca, le peintre Salvador Dalí et le cinéaste Luis Buñuel.
15 Parmi les personnalités qui ont assisté à la conférence, il faut signaler l’écrivaine Emilia Pardo Bazán, le philologue Ramón Menéndez Pidal et le futur président de la IIIe République espagnole Manuel Azaña, tous les trois plutôt francophiles. Bergson fut présenté, lors de sa conférence, par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset.
16 Voir Fischer Denise, García Bascuñana Juan F. et Gómez María Trinidad, op. cit., p. 257-258.
17 Couderc Louis, El francés al alcance de todos. Método práctico para hablar y escribir correctamente y rápidamente el Idioma Francés (Curso superior), Barcelona, Gráficas Lux, 1919, p. 24-26.
18 Ibid., p. 40.
19 Selfa y Mas Arturo, Trozos escogidos para traducción francesa [Morceaux choisis pour la traduction française], Murcie, Tip. de José Antonio Jiménez, 3e éd., 1919.
20 Son texte « Un orage à l’île de France » était devenu un texte irremplaçable dans la plupart des anthologies destinées à l’enseignement du français, parues en Espagne après celle de Francisco Tramarría, (Madrid, 1839), qui connut de nombreuses rééditions pendant près de cinquante ans.
21 Couderc Louis, op. cit., p. 40.
22 Ibid., p. 65.
23 Ibid., p. 92.
24 Voir Suárez Gómez Gonzalo, Anthologie française. Madrid, Imprenta Clásica Española, 1929. Il inclut ces deux auteurs dans un chapitre intitulé « La prose d’aujourd’hui », à côté de Barrès, Anatole France, Loti, R. Rolland, Bergson, Valéry, Proust et Gide, parmi d’autres.
25 Bien qu’il ait obtenu le prix Goncourt en 1916, Le Feu était à peine connu en Espagne au moment où Suarez Gómez l’inclut dans son manuel.
26 Dorgelès, comme on le sait, publia son roman, inspiré de son expérience de la guerre, en 1919 et obtint le prix Femina, comme le signale Suárez Gómez lui-même en s’adressant aux usagers de son manuel.
27 Ibid., p. 110-111.
28 Cet engagement politique de Suárez Gómez le poussa à participer à la Guerre Civile espagnole aux côtés de la IIe République, ce qui provoqua qu’après la victoire franquiste il fût jeté en prison et écarté de sa chaire de français pendant quelques années.
29 Suárez Gómez Gonzalo, op. cit., p. 5.
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