Martyrs « inventés », victimes des barbares. L’exemple de saint Livier
p. 179-187
Texte intégral
1L’histoire de saint Livier occupe une place particulière parmi les légendes célébrant les martyrs des Huns. Non seulement elle apparaît tardivement par rapport aux événements qu’elle est censée rapporter, mais du récit de son martyre naît aussi un roman de chevalerie dont le canevas est inséré dans une Chronique anonyme du xve siècle et dans la Chronique universelle de Philippe de Vigneulles au début du xvie siècle.
La nébuleuse hagiographique des saints face à Attila
2Avant de nous intéresser au personnage de Livier, nous devons d’abord évoquer la nébuleuse hagiographique qui se forme autour des saints face à Attila en Lorraine et en Champagne, dans la région entre Metz et Troyes, sur l’itinéraire de l’expédition d’Attila en Gaule en 451, avant et après la bataille des champs catalauniques.
3En effet, l’hagiographie de Livier est liée à celle d’un autre saint, Auctor (Autor), présenté comme évêque de Metz au temps de saint Servais, évêque de Tongres. La réalité historique d’Auctor n’est pas attestée par des documents, et son hagiographie est une addition postérieure à celle de Servais. Chacun connaît l’épisode raconté par Grégoire de Tours sur le pèlerinage de Servais à Rome, où saint Pierre lui apparaît en vision et lui prédit que la ville de Metz sera dévastée, excepté l’oratoire Saint-Étienne1. C’est dans son Histoire des évêques de Metz (rédigée vers 783) que Paul Diacre introduit Auctor en tant que le treizième évêque de la ville2. Il précise le cadre chronologique – faux – de son époque, qui serait à la fois de celle de Martin de Tours, de Maximin de Trèves ainsi que celle de la pénétration d’Attila en Gaule… Paul Diacre met en relation Servais et Auctor : en revenant de Rome, Servais révèle à Auctor la prédiction de saint Pierre sur la ruine de Metz ; en effet, après le départ de Servais, les murs de la ville s’écroulent. Auctor invite les habitants à la pénitence et ordonne de baptiser les enfants. Mais les barbares envahissent la ville, massacrent et pillent. Seul l’oratoire de saint Étienne résiste à leur tentative de destruction. Puis les barbares sortent de la ville, en emmenant avec eux l’évêque et d’autres chrétiens. Mais quand ils parviennent au lieu-dit Dieuze, ils sont frappés de cécité, comme autrefois les Égyptiens. Les captifs chrétiens s’adressent aux barbares : « Nous n’avons pas fait un maléfice, mais croyez que c’est la colère de Dieu vous menace, vous qui avez emmené d’une façon impie l’évêque de Metz Auctor. » On cherche Auctor, et on lui offre ce qu’il veut s’il leur rend la vue. Il n’exige que la libération des captifs qu’on lui concède ; et en effet, les barbares recommencent à voir, et l’évêque et ses ouailles repartent libres. Paul Diacre attribue aussi un autre miracle à Auctor, à savoir la reconstitution d’une plaque de marbre de l’autel de l’oratoire Saint-Étienne.
4Le passage dans une ville de l’armée hunnique sans nuisance est présent déjà dans la légende de saint Loup, évêque de Troyes, ainsi que plus tard dans celle de saint Géminien, évêque de Modène. Dans ces deux légendes, l’armée est aveuglée pendant le passage en ville, à l’instar de l’épisode biblique qui avait opposé les Hébreux et les Araméens au ixe siècle av. J.-C. Le prophète Élisée avait prié Dieu pour qu’il frappe de cécité les ennemis (2 Rois 2, 6, 18-23).
5Hériger de Lobbes (990-1007), dans son Histoire des évêques de Tongres, de Maastricht et de Liège3, fait passer Servais par Metz avant d’aller à Rome, où il avertit Auctor du danger d’invasion qui menace sa ville. Revenant de Rome, il s’arrête à Metz et informe Auctor de la prédiction de saint Pierre.
Ramifications
6Au xiie siècle émerge un autre évêque, héros hypothétique de l’époque d’Attila, un doublet d’Auctor de Metz. Il s’appelle aussi Auctor, et il est présenté comme évêque de Trèves. Une narration très vivante du xiie siècle4 raconte l’enlèvement furtif de ses reliques en 1113 par la marquise de Saxe, Gertrude, qui les emporte pour sa nouvelle fondation à Braunschweig (Brunswick). Cet évêque n’est pas attesté par des documents historiques, mais parmi ses faits miraculeux figure la protection de la cité de Trèves lors de l’invasion des Huns5. Ce miracle est une variante de l’aveuglement de l’armée barbare de passage, mais complété par un nouveau motif. Quand Attila arrive sous les murailles de la cité, il se vante d’avoir détruit nombre d’enceintes et déclare à l’évêque son intention de faire la même chose à Trèves. Auctor ouvre les portes de la ville et fait entrer les hordes barbares. Un grand miracle se produit alors : un mur très haut et solide se forme tout au long au milieu de la rue principale, canalisant ainsi le passage de l’ennemi, l’empêchant de s’écarter à gauche ou à droite pour piller. En sortant de la ville, les Huns veulent revenir, mais alors ils sont enveloppés de nuages de brouillard et sont contraints de s’éloigner.
7De même, à Châlons-en-Champagne est aussi créée une figure épiscopale, Alpin6, qui intercède auprès d’Attila. L’épisode a lieu après la dévastation de Reims ; Attila fait prisonnier la plupart des habitants de Chalons, et ruine et incendie la ville. L’évêque Alpin part devant le « tyran cruel » et implore sa clémence pour libérer les captifs. En 1853, l’abbé Boitel amplifie le récit succint et en fait un véritable roman7 : il raconte que les habitants des villes et des campagnes se réfugient à Châlons ; Alpin les conduit au Mont-Aimé, aux environs de la ville et fait fortifier le lieu. Attila attaque Châlons ; les troupes barbares entrent déjà dans la ville quand les habitants se mettent à crier « Alpin ! Alpin ! », réclamant le secours de l’évêque. Dieu suscite une grande terreur parmi eux alors et sortent de la ville ; mais sur la route, ils capturent les réfugiés qui veulent aller au Mont-Aimé. Alpin ordonne au clergé et aux fidèles de prier, de jeûner et de faire pénitence, puis il sort de la cité au devant d’Attila pour le supplier d’épargner sa ville. Il reconnaît en lui l’instrument de châtiment divin, mais l’implore pour qu’il use son pouvoir avec modération. Attila est tout attendri ; mais Alpin lui demande aussi de libérer les captifs. Attila épargne la ville de Châlons ; Alpin suit le roi hun dans son camp où il renouvelle sa demande concernant les prisonniers ; il propose même de se constituer otage. Mais les guerriers d’Attila ne veulent pas exaucer sa prière. Alpin s’adresse à Dieu qui frappe alors les soldats de coliques terribles. Ils supplient Alpin de les guérir en échange de la libération des captifs. Ensuite Alpin donne sa bénédiction à Attila, puis s’en retourne à Châlons.
8Livier apparaît durant le conflit qui oppose Auctor et Attila dans le Petit cartulaire de Saint-Arnoul8, rédigé au xiiie siècle, mais appuyé sur des textes plus anciens. Cependant son histoire n’est pas intégrée dans le récit sur Auctor ; elle y est narrée séparément, sous la rubrique suivante : « Histoire d’un soldat nommé Livier, homme noble et courageux qui, après avoir reçu les armes du métier militaire, se jeta sans peur au milieu des païens, aussi hardiment qu’un lion9. » On n’apprend pas grand-chose sur le saint : originaire de la région de Metz, né de parents de sang illustre, formé aux études spirituelles, quand il voyait les sévices infligés aux chrétiens par les Huns, « il se jeta audacieusement au milieu de ces païens ». Ceux-ci l’enchaînèrent et l’emmenèrent à une colline près de la villa Marsal, puis le décapitèrent. Aussitôt une source jaillit à cet endroit. Livier est un saint céphalophore : il prend sa tête entre ses mains et la porte jusqu’au sommet de la colline. C’est là qu’il est inhumé. On peut penser que le thème de son martyre a pu s’inspirer de l’hagiographie d’une autre victime d’Attila, de la Passion de saint Mesmin (Memorius) (début du viiie siècle)10. Il s’agit, dans ce cas-là aussi, d’un saint historiquement non attesté, dont l’hagiographie prolonge celle de saint Loup, évêque de Troyes. Mesmin est envoyé chez Attila près de Brolium (act. Saint-Mesmin) en compagnie de douze enfants, deux diacres et un sous-diacre. Attila fait décapiter les diacres et les enfants et fait brûler les croix qu’ils portaient. Une étincelle tombe dans l’œil de l’échanson du roi ; Memorius le guérit, mais Attila finit par le décapiter. Sa tête, jetée dans la Seine, sera retrouvée miraculeusement grâce à une révélation. Une autre « contamination » thématique est possible avec la légende du martyr lorrain saint Élophe (Eliphius), qui aurait été décapité au ive siècle pour ne pas avoir sacrifié aux idoles païennes. S’il apparaît lors de la translation de ses reliques en 964 où l’évêque de Toul en offre une partie à Brunon de Cologne, sa Vie n’est écrite qu’au xie siècle par un auteur anonyme11, puis par Rupert de Deutz vers 1130. Élophe est aussi céphalophore : il porte sa tête au sommet d’une colline où il s’assoit sur une pierre blanche qui porte toujours sa trace12. De même, il aurait fait jaillir une source pour y laver sa tête. Son culte s’est répandu entre Toul et Trèves.
9Retournons au récit de saint Livier dans le Petit cartulaire. La fin se rapporte à la genèse de son culte : ceux qui boivent de la source guérissent ; sa renommée se répand dans le diocèse. Comme les miracles opérés par le saint se prolongent pendant cinq cents ans, à la fin du xe siècle, Thierry, évêque de Metz (964-984) prend l’initiative de l’élévation de son corps et de sa translation à Metz. L’évêque a l’intention de déposer le corps dans l’église Saint-Vincent qu’il a fondée. Mais quand le cortège fait halte devant l’église Saint-Polyeucte, puis veut reprendre le chemin, il s’avère impossible de lever le corps. La voix du Seigneur s’entend alors : « Là où le saint homme dirigera ses pas, suivez ce saint. » Les cloches de l’église se mettent à sonner ; le cortège dépose là le corps13.
10Le culte de Livier est connu aussi par un texte liturgique des bénédictins de Saint-Maur de Verdun, rédigé dans la 2e moitié du xiie siècle selon J. Van der Straeten14. Ici, Livier est présenté comme originaire du Saulnois (« pays du sel »), région au sud de la Moselle. Cette Passion souligne aussi le courage de Livier, mais ici il sera décapité en raison de sa foi. Le lieu de son martyre et la source ne sont pas mentionnés. En revanche, il est associé à deux autres martyrs : Pient et Agent : « Sont morts les saints pontifes Pient et Agent et saint Livier avec beaucoup d’autres pour le nom du Christ dans le territoire du Saulnois, le 6 des calendes de décembre. » Pient et Agent ainsi que leur sœur Colombe auraient été frères et sœur, originaires de Grèce, venus évangéliser l’Italie puis la Gaule et auraient subi tous le martyre au vie siècle. Ils deviennent les saints patrons de Moyenvic dans le diocèse de Nancy.
11Quant au développement du culte de Livier, malgré la perte des manuscrits messins lors d’un incendie pendant la Seconde Guerre mondiale, on sait que dès la fin du xie siècle, le nom du saint figure dans les litanies ; au xiie siècle, il y a une paroisse Saint-Livier ainsi qu’une chapelle Saint-Livier dans l’église abbatiale Saint-Maur de Verdun. À Metz, l’église Saint-Polyeucte prend le nom de Saint-Livier. Elle est détruite en grande partie durant les années 1970. À la fin du Moyen Âge, dans les processions d’intercessions et de grâce à Metz, saint Livier est invoqué autant que saint Clément, le principal saint « apostolique » de la ville15. À ces occasions, on mentionne le portage du chef et de la châsse de Livier.
Le roman de saint Livier
12À cette époque, on suppose qu’il existe déjà une version de la légende « chevaleresque » de Livier. Dans un article publié en 196416, René Louis a justement remarqué un contraste entre la rubrique et le récit de martyre de Livier dans le Petit cartulaire. Le récit dépeint Livier « comme un personnage absolument étranger au métier militaire et aux travaux guerriers, tandis que le compilateur qui a introduit le texte dans le recueil considérait Livier avant tout comme un guerrier d’élite et un redoutable combattant. Comment rendre compte de cette singulière contradiction entre titre et contenu ? Je ne vois qu’une seule explication possible : c’est que le compilateur connaissait Livier comme un personnage de légende épique, c’est-à-dire – pour un homme du premier tiers du xiiie siècle – comme un héros de chanson de geste ». René Louis formule aussi l’hypothèse « qu’il a existé à Metz, au xiiie siècle ou, au plus tard, au xive, un roman de chevalerie sur Livier ». Le titre de la compilation du Petit cartulaire serait ainsi une trace de ce texte.
13On connaît ce « roman » d’après une version en prose du xve siècle, conservée à la Bibliothèque municipale de Metz17, ainsi que par la Chronique de Philippe de Vigneulles, écrite au début du xvie siècle. Ce sont des récits qui méritent une attention particulière : nous avons affaire ici de la transformation d’un martyr obscur en héros épique, phénomène plutôt rare dans l’hagiographie, même si les récits qu’on peut qualifier de « romans hagiographiques » ne manquent pas.
14Avant de raconter la vie de saint Livier, la Chronique ancienne, contenue dans le manuscrit 855, remonte à la fondation de la ville de Metz qu’elle combine avec la légende des exilés de Troie venus en Europe et avec l’histoire des Sicambres (Francs). Dans le récit dominent des éléments purement fictifs. Des épisodes imaginaires et totalement anachroniques se greffent sur quelques événements vaguement historiques, le tout ayant pour but d’inventer un passé glorieux à la ville de Metz, avec une fondation attribuée aux Troyens, et avec un personnage central à la fois héroïque et saint, qui n’est autre que Livier ! Trois « seigneurs » troiens arrivent à la Moselle 900 ans av. J.-C. et édifient trois châteaux qu’ils nomment Monméliant. À l’époque romaine, les Alains – un peuple scythe – prennent Monméliant ; puis les Sicambres les vainquent et réédifient Montméliant. Quatre cents ans plus tard y arrivent six chevaliers riches et puissants dont l’un, Mélius, devient le premier duc de Lorraine et donne son nom à Metz ; les cinq autres sont les ancêtres des principales lignées de la ville, « gardes héréditaires des franchises et des libertés ». C’est au temps du cinquième duc de Lorraine, Lucien, oncle du roi des Français et époux de la sœur de l’Empereur qui réside alors à Cologne, que la famille de Livier apparaît, dans le contexte d’une grande guerre (fictive) contre les Hongrois, Frisons et Saxons, assimilés aux Sarrasins, menés par un amiral qui a conquis les terres de Bohême jusqu’à Cologne. Une armée de croisés est levée contre eux ; la bourgeoisie de Metz est commandée par Guynard le Gornaix (Gournay) qui n’est autre que le grand-père de Livier ! Sa fille, Guynarde, est mariée à un noble appelé Gontran. Lors d’une grande bataille, un barbare tue Guynard ; mais avec l’aide des Liégeois, Picards, flamands et Bretons, les Sarrasins sont vaincus. Ensuite le duc de Lorraine rentre à Metz avec le roi Ban de Venise. Le père de Livier, Gontran, se fait chevalier.
15Après la mort du duc de Lorraine Lucien, son sucesseur, Lutaire, envoie une ambassade chez le roi Ban de Venise pour demander en mariage sa fille Esclarmonde. Livier est parmi les messagers et reste à Venise pour enseigner la langue du pays de Metz à la jeune fille. Mais alors les rois de Chypre et d’Arménie viennent assiéger Venise. Pour sa défense, le duc de Lorraine, l’Empereur et le roi des Français lèvent une armée de 400000 hommes qui arrive à Venise. Lors de la bataille, Livier se distingue : il blesse gravement le roi de Chypre ; le roi d’Arménie brise l’écu de Livier en deux, mais blessé, il se rend. Les chrétiens sont vainqueurs ; plus de 100000 païens sont tués, autant s’enfuient ; 200000 sont capturés et baptisés.
16Le duc Lutaire et Esclarmonde se marient ; Livier est adoubé chevalier. Le roi de Chypre reçoit le nom de baptême Gontran ; celui d’Arménie, Herman. Le roi Ban de Venise, Livier, saint Maurice de Bordeaux, saint Samson et saint Malo de Bretagne partent avec les rois de Chypre et d’Arménie dans leurs pays qui seront christianisés. Ensuite les rois et les saints partent ensemble en pèlerinage au Saint-Sépulcre de Jérusalem. Après avoir fait leurs dévotions, ils repartent en bateau, mais une tempête les jette sur une île habitée par des singes, lions, lézards, crocodiles et griffons. Au bout de sept semaines, ils aperçoivent un château-fort en haut d’une grosse roche. Après avoir tué les quatre serpents qui le défendent, ils pénètrent au château qui semble désert, mais où une table richement garnie les attend. Après le repas, ils explorent le château ; ils découvrent dans une salle de marbre une belle dame suspendue par les cheveux. Elle leur révèle qu’elle est soumise à la puissance d’un méchant magicien jusqu’à ce qu’un chevalier breton vienne la délivrer. Saint Samson coupe la corde qui suspend la fille. Elle les remercie et leur montre une chaise en disant : Si vous vous asseyez sur cette chaise, vous aurez tout ce que vous souhaiterez en pensée. Mais ils ne peuvent pas s’y approcher. Ensuite elle leur dit de regarder en haut d’un pilier pour voir « ce que nul homme n’a encore vu » : ils aperçoivent alors le saint Graal et tombent à genoux. La jeune dame leur offre une nappe qui fournit de la nourriture pour jusqu’à cinquante hommes ; il suffira de commander et des mains invisibles les serviront… Puis elle disparaît dans les airs sur un griffon richement harnaché.
17Livier et ses compagnons retournent en Arménie, au port Monterpan tenu par la duchesse Génovire, nièce du roi. Livier et Génovire se plaisent beaucoup et décident de se marier. Livier part alors dans son pays pour chercher son père et ses amis pour le mariage.
18Mais par la volonté du Seigneur Livier restera vierge. Par ailleurs, il a été prédit avant même la destruction de Troie qu’un chevalier de Metz naîtrait sanctifié et mourrait vierge et martyr en l’an 497 : il sera un diamant, un rubis, une escarboucle qui illuminerait la cité. D’ailleurs depuis son pèlerinage à Jérusalem, Livier n’a commis aucune faute ; il jeûnait tous les vendredis à pain et à eau, dormait sur une planche, récitait tous les matins l’antienne Magnificat, et priait tous les jours que le Seigneur garde la ville de Metz de mortalités et de pestilences, qu’Il donne bon sens aux cinq lignées pour bien gouverner le menu peuple, et qu’Il accorde le Paradis aux défunts.
19Après ce changement de ton qui conduit le personnage chevaleresque vers son destin de martyr, la Chronique rapporte le récit d’une nouvelle guerre contre les envahisseurs païens, en l’occurrence, les Hongrois, les Vandales et les Sarrasins, au nombre de 300000 qui brûlent et détruisent le pays. Leurs femmes sont particulièrement hideuses : leurs seins sont si longs qu’elles les jettent par-dessus de leur épaule, et elles sont si fortes qu’en lançant des pierres contre les murs, elles les font trembler.
20À son retour, Livier est très bien accueilli à Metz. L’évêque de la ville, saint Villicien – inconnu par ailleurs – et toute la commune tiennent conseil et décident de sortir de la cité en bataille rangée ; on choisit Livier ainsi que trois de ses compagnons, venus avec lui de Monterpan, pour être leurs chefs. L’évêque et le clergé participent aussi à la bataille.
21Vêtu d’écarlate, portant un écu représentant un aigle d’or, Livier, accompagné de l’évêque, des chevaliers d’Arménie, des seigneurs et bourgeois de Metz sortent de la ville. L’évêque et tout son clergé succombent. Livier est attaqué par le roi des Hongrois ; Livier le fait tomber à terre, mais le roi est secouru. finalement, Livier est capturé et deux de ses compagnons d’Arménie sont tués. Le troisième s’échappe et retourne à Monterpan où il raconte les événements à la duchesse Génovire qui se retire alors dans une abbaye.
22Livier est battu de verges d’églantier de façon qu’il ne reste rien de sa chair, mais il ne veut renier sa foi chrétienne. On l’emmène à la montagne près de Marsal et on lui tranche la tête le 22 décembre 497. À cet endroit, une source jaillit. Puis le saint prend sa tête et la porte au sommet de la montagne. Tous ceux qui se baignent dans cette source et qui ont la vraie foi, repartent de là guéris.
23Puis Théodoric, évêque de Metz fait élever les reliques de Livier et les emporte à Metz, suivi d’une immense foule. Le cortège fait halte près de l’église Saint-Polyeucte d’où il ne peut pas repartir. Une voix céleste annonce : « Tenez la voie que les reliques tendront. » Les cloches de l’église sonnent ; on y dépose finalement le corps de Livier.
24Pour authentifier son récit, l’auteur de la Chronique ancienne indique sa source : « la chronique des Bretons, la quelle fust faicte en l’an DIII de l’incarnation de N.S.J.C., sous le règne du roy Clotaire, et mise en arche de l’abbaye de Sainct-Denis de France ».
25Philippe Gérard, dit de Vigneulles, suit de près la Chronique ancienne. Il était un marchand de drap et un chaussetier de Metz (1471-1527/1528), mais également un écrivain prolifique et talentueux. Sa Chronique universelle, écrite en français, remonte à la création du monde et se termine en 152618. Dans l’histoire de saint Livier, il supprime l’épisode merveilleux du séjour sur l’île déserte où les compagnons libèrent la belle dame captive et entrevoient le Graal.
26Il se réfère à la même source qui est déjà évoquée dans la Chronique ancienne en y ajoutant les légendes des trois saints :
« Et sont toutes ses histoires icy escriptes en l’église de Sainct Denis en France, là où il parle du temps du roy Clotaire ; à la IIIe parge [page], vous trouverés de sainct Livier, aussi du duc Lutaire. Pareillement en la cronicque des Bretons, en la légende de sainct Sansson et de sainct Maloy. Aussy en la cronicques de Bordeaulx, en la légende sainct Morize, c’on dit des Preyz. »
27En dehors de la Chronique ancienne, Philippe de Vigneulles a connu peut-être l’histoire de Livier par un poème épique. Il continue son récit par l’évocation de l’expulsion des barbares par le duc de Metz Hervis avec un grand saut chronologique en avant, car le duc est assisté par Charles Martel, puis, après sa mort, on passe au règne du roi Pépin ! Mais si le poème sur Livier n’est pas conservé, celui de la légende de Hervis existe. La chanson de geste Hervis de Metz, composée avant 1215, constitue le premier des cinq poèmes de la Geste des Lorrains, appartenant aux cycles carolingiens19. Sa version courte est apparentée à celle qui a dû servir au récit de Philippe de Vigneulles.
*
28La transformation du martyr obscur Livier en héros épique reste passablement énigmatique. Avec la combinaison des matières hagiographiques, historiques et épiques, la Chronique ancienne et Philippe de Vigneulles ont créé un personnage exaltant le passé glorieux de Metz et les ancêtres de la famille messine de Gournay. On peut établir une analogie avec la procédure de Jean d’Outremeuse qui, dans son Myreur des histors, a fait du personnage épique Ogier le Danois, le héros civilisateur de la ville de Liège, un chef de croisade et même un saint20.
Notes de bas de page
1 Grégoire de Tours, Libri Historiarum X, II, 5, B. Krusch, W. Levison (éd.), MGH, SRM 1/I, Hanovre, 1951, p. 45-47 ; R. Latouche (trad. fr.), Histoire des Francs, Paris, Les Belles Lettres, 1963, t. I, p. 85-86.
2 Paul Diacre, Liber de episcopis Mettensibus, MGH, SS 2, G. H. Pertz (éd.), Hanovre, 1829, p. 262-263 ; voir aussi Gesta episcoporum Mettensium, § 13, MGH, SS 10, G. Waitz (éd.), Hanovre, 1852, p. 536-537.
3 Hérigerde Lobbes, Gesta episcoporum Tungrensium, Trajectensium et Leodensium, 22-23, MGH, SS 7, R. Köpke (éd.), Hanovre, 1846, p. 173-174.
4 Translatio et miracula S. Auctoris episcopi, AASS Aug. IV, p. 48-54.
5 Ibid., III, 21, p. 53.
6 Vita Alpini, AASS Sept. III, p. 82-91.
7 A.-C. Boitel, Histoire de saint Alpin : huitième évêque de Châlons-sur-Marne et vainqueur d’Attila, Châlons, Boniez-Lambert, 1853.
8 Le souvenir des Carolingiens à Metz au Moyen Âge. Le Petit Cartulaire de Saint-Arnoul, coordination scientifique de M. Gaillard, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, § 12, p. 24-27 (texte latin et trad. fr.).
9 Ibid., § 12, p. 24 : De quodam milite Livario, nobili et strenuo viro, qui acceptis militaribus armis se inter profanos audacter tamquam leo inmersit.
10 Passio Memorii, MGH SRM 3, B. Krusch (éd.), Hanovre, 1896, p. 102-104. Voir M. Van Acker, « Réappréciation d’une passio latine soi-disant barbare ou la richesse de la Passio Memorii mérovingienne (viiie siècle) », Sacris erudiri, 46 (2007), p. 157-185.
11 Passio S. Eliphi, AASS Oct. VII, p. 799-816.
12 Ibid., § 11, p. 814.
13 Le souvenir des Carolingiens…, p. 20-27 : Fuit in eodem conflictu quidam sanctus nomine Livarius, miles Christi strenuus, claro parentum sanguine progenitus, territorii Mettensis indigena. […] Hic videns christianos a Hugnis diversis penis cruciari, se inter eosdem prophanos intrepidus audacter immersit. Illi vero in malo perseverantes, ad iracundiam moti, illum in fide constanter roboratum corripientes, et absque ulla dilatione quasi virum servientem adversus sacrilegos vinculatum minantes, ad montem excelsum iuxta villam que dicitur Marsal pervenerunt. Ibique non ultra morati, illius Dominum nostrum Ihesum Christum advocantis et adorantis ad pedem montis VII° kal. Decembris caput eius amputaverunt. […] Deinde capud suum amputatum in manibus suscepit et illud ad ymis partibus usque in cacumina montis deportavit…
14 J. Van der Straeten, « Saint Livier. Notes sur son culte et sur sa légende », Analecta Bollandiana, 86 (1968), p. 373-389.
15 M. Chazan, « Les processions à Metz », dans Le chemin des reliques. Témoignages précieux et ordinaires de la vie religieuse à Metz au Moyen Âge [catalogue d’exposition], Metz, Musées de la Cour d’or, Éditions Serpenoise, 2000, p. 122-126.
16 R. Louis, « De Livier à Olivier », dans Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, Gembloux, t. II, 1964, p. 447-476.
17 Cronicque ancienne ou que est contenue une de la vie de saint Liviez citoiens de Metz, Bibliothèque municipale de Metz, ms 855, E. d’Huart (éd.), « Chronique de la vie de Monseigneur saint Livier, citoyen de Metz. Extraits des manuscrits de la bibliothèque de Metz », Revue d’Austrasie, I (1842), p. 1-14, 67-76 et 201-216. Voir M. Chazan, « Les antiquiés de Metz (xie-xvie siècles) », dans Le passé à l’épreuve du présent. Appropriations et usages du passé du Moyen Âge à la Renaissance, P. Chastang (dir.), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 39-59, ici p. 43-49.
18 Philippe de Vigneulles, Chronique, Ch. Bruneau (éd.), Metz, Société d’histoire et d’archéologie de la Lorraine, 1927, t. I, p. 65-78. Voir A. Prost, Études sur l’histoire de Metz. Les légendes, Metz/ Paris, G. Monfort, 1865, chap. v : « La légende de saint Autor et saint Livier », p. 271-340.
19 Voir A. Prost, Études sur l’histoire de Metz, chap. vi : « La légende du duc Hervis », p. 341-402.
20 Voir E. Bozoky, « L’invention du passé liégeois dans le Myreur des histors de Jean d’Outremeuse », dans Le passé à l’épreuve du présent. Appropriations et usages du passé au Moyen Âge et à la Renaissance, P. Chastang (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2008, p. 75-88.
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