Les Huns, les Hongrois et la fabrique de la sainteté épiscopale dans les deux Vies de Géminien de Modène (xe-xie siècles)
p. 109-125
Texte intégral
1Les deux versions successives de la Vie de l’évêque Géminien de Modène le mettent en scène – vivant puis mort – face à des barbares, en l’occurence les Huns et, pour la seconde d’entre elles, les Hongrois. Si ces passages semblent, au premier abord, évoquer des faits datables respectivement de 452 et de 900, il s’agit en réalité de narrations fictives élaborées longtemps après les faits. À la fin du haut Moyen Âge, les deux Vies de Géminien ne proposent donc pas une interprétation hagiographique d’actes éventuellement authentiques opérés par le saint face aux agresseurs, mais construisent la figure du saint évêque citadin, construction qui instrumentalise ces récits de confrontation pour définir les traits qui caractérisent sa sainteté. Pour mettre en évidence et interpréter ce processus de construction sont d’abord rapidement présentés les deux Vies et leur contenu. Ensuite, un essai de datation et de contextualisation de la rédaction de chacune des deux versions puis l’analyse des trois passages – un dans la première, deux dans la seconde – dans lesquels interviennent les Huns et les Hongrois débouchent sur une proposition d’interprétation de la fonction de ces passages dans le propos hagiographique.
2Géminien est un personnage authentique : premier évêque attesté de Modène au ive siècle (en 392/393), il est le seul saint évêque local. Sa réputation de sainteté est tardive : elle apparaît pour la première fois dans un diplôme de Charlemagne du 26 septembre 782 accordant l’immunité à l’église de Modène, qui lui donne le titre de praeciosissimus confessor1. Les deux Vies situent Géminien au temps des empereurs Julien (361-363) et Jovien (363-364) ; il serait également contemporain, en 452, du raid d’Attila en Italie du nord, qui passe à Aquilée, Vérone, Milan et Pavie, mais ni à Modène, ni à Rome2. Le récit amalgamant donc des synchronismes en réalité étalés sur un siècle, des années 360 aux années 450, il est, dans sa dimension événementielle et chronologique, inacceptable.
3Pietro Bortolotti, éditeur, en 1886, des deux versions de la Vie, les distingue comme suit : la première version (BHL 3296, désormais V1) est probablement rédigée au début du xe siècle (les arguments de datation sont détaillés infra). La seconde Vie, « longue » (BHL 3297-3300, désormais V2), est probablement datée du xie siècle ; elle se distingue par l’amplification particulière de deux passages de V1 : le rétablissement de l’orthodoxie à la fin du ive siècle, grâce entre autres à l’empereur Jovien, et la préservation miraculeuse des habitants à l’occasion d’une inondation ; et par l’ajout de deux passages nouveaux, une description de la ville et le récit d’un raid hongrois à Modène – événement qui n’est mentionné que par cette unique source. Il est possible que cette entreprise de réécriture s’effectue en plusieurs étapes, dont V2 constitue l’aboutissement en un texte unique et lissé3.
4Le récit des deux Vies se présente comme suit :
V1 | V2 |
Prologue sur les deux types de martyre. | - |
- | Prologue qui expose le contexte liturgique : la fête du saint patron. |
- | Succession des saints : apôtres, martyrs, confesseurs. Naissance, éducation et vertus chrétiennes de Géminien. Carrière ecclésiastique. Élu pour succéder à l’évêque Antoninus ; il accepte. Confirmation par le patrice et l’archevêque de Ravenne. |
Éloge général des vertus chrétiennes que Dieu suscite dans le saint. |
- |
Géminien rencontre le diable à Modène et le chasse. | Géminien rencontre le diable à Modène et le chasse. |
- | Long passage historique et dogmatique sur le rétablissement de l’orthodoxie par l’empereur Jovien et Athanase d’Alexandrie. |
Le diable fuit au palais de l’empereur et possède sa fille. L’empereur fait rechercher Géminien, qui accepte, vient au palais, chasse le diable, qui déclare retourner à Modène. |
Le diable fuit au palais de l’empereur et possède sa fille. L’empereur fait rechercher Géminien, qui accepte, vient au palais, chasse le diable, qui déclare retourner à Modène. |
Géminien reçoit des dons de l’empereur et convertit des membres de son entourage. | Géminien reçoit des dons de l’empereur et convertit des membres de son entourage. Il justifie sa demande de congé en disant craindres des menaces sur Modène. |
Retour à Modène, conversion des derniers païens, destruction des fana, construction d’une basilique. | Retour à Modène, conversion des derniers païens, destruction des fana, construction d’une basilique. |
Raid des Huns. | Raid des Huns. |
- | Poursuite de la prédication et des guérisons. |
Mort du saint. | Mort du saint ; présence de Severus de Ravenne aux obsèques. |
Construction d’une basilique sur la tombe, où des miracles ont lieu jusque dans le présent. | Suintement d’huile miraculeuse sur la tombe ; construction de la basilique par le successeur, Theodulus. |
Épisode de l’inondation. | Épisode de l’inondation, étoffé, avec une autre interprétation. |
- | Description de la ville. |
- | Prière au Christ pour la protection de la ville ; intercession de la Vierge et de Géminien. |
- | Raid des Hongrois |
- | Formules finales, qui rappellent le contexte liturgique : partage de la joie. |
5 La rédaction de V1, toute première Vie d’un évêque de Modène, peut être mise en relation avec un processus de transformation de l’exercice du pouvoir et de la défense dans la cité qui s’opère entre environ 880 et le début du xe siècle. Dans le contexte de très profonde redistribution du pouvoir et d’âpre concurrence pour celui-ci en Italie, ce que l’on a appelé la « crise » de l’autorité publique, entre la mort de Louis II et l’avènement d’Otton Ier (875-951)4, l’évêque Leudoinus (869/871-892/898) fait bâtir des remparts pour fortifier la cité. Le 26 juillet 881, il y fonde une chapelle Saint-Sauveur, Sainte-Marie et Saint-Jean, puis la dédicace et y fait apposer une inscription commémorative5. Cette dédicace est probablement l’événement déterminant, peut-être pour la composition, en tout cas pour la copie, très probablement en 881-882, dans le manuscrit Ord.I.4 de la Biliothèque capitulaire de Modène de l’ensemble poétique connu sous le nom de Carmina Mutinensia, chant liturgique de vigile pour la dédicace de la chapelle et sa commémoration, et non « chant des sentinelles », nom sous lequel ce poème est également connu. Ces vers évoquent la protection de la cité par les trois dédicataires de la chapelle de Leudoinus, le Christ, la Vierge et Jean. Dix ans plus tard, Leudoinus obtient, par un diplôme de l’empereur Gui du 22 novembre 891, la délégation de l’exercice des pouvoirs comtaux sur la cité, dont le contrôle des fortifications, reconnaissance formelle de l’autorité de fait acquise vers 880. En 899-900 a lieu la première grande incursion hongroise en Italie ; elle passe effectivement en Émilie, mais rien ne permet de supposer que les Hongrois entrent à Modène même, l’efficacité défensive des récents remparts étant la principale raison de leur échec. La date retenue par la tradition locale pour ce passage des Hongrois, le 26 janvier 900, ne figure dans aucune source ancienne6. Les Hongrois reviennent plusieurs fois en Italie jusqu’à la fin des années 940. Leur apparition suscite assez rapidement, vers 900 ou au tout début du xe siècle, la copie au f° 157 r° du manuscrit des Carmina de dix nouveaux vers qui ajoutent le nom de Géminien à la liste des protecteurs de Modène et qui affirment son efficacité, présente comme passée, contre les Hongrois comme jadis contre les Huns :
Confessor Christi, pie Dei famule
Geminiane, exorando supplica,
Ut hoc flagellum, quod mereremur miseri, Celorum regis evadamus gratia.
Nam doctus eras Attile temporibus
Portas pandendo liberare subditos.
Nunc te rogamus, licet servi pessimi,
Ab Ungerorum nos defendas iaculis.
Patroni summi, exorate iugiter
Servis pro vestris implorantes Dominum7.
6V1 affirme la concession par Jovien à l’église modenaise de deux propriétés foncières, à Gavello et Solara ; or, la seconde est, à la fin du ixe siècle, disputée entre l’évêché de Modène et le monastère de Nonantola, et une lettre de l’archevêque de Ravenne de 909 proteste contre les empiétements de l’évêque à Nonantola. C’est donc très probablement alors, au temps des protestations ravennates ou peu après, sous l’évêque Gotifredus (908-933), que, pour la première fois, on consacre une Vie à une figure de saint évêque local, le premier dont on retient le nom, dont la réputation est encore relativement récente, sur la base de motivations contemporaines : force nouvelle du pouvoir épiscopal à Modène, avec prise en main de l’autorité publique et de la défense, revendications patrimoniales que l’on cherche à fonder dans une haute antiquité, et appparition d’une réelle menace guerrière, même si celle-ci ne se concrétise jamais effectivement à Modène même8.
7 Le personnage que façonne V1, dans le droit-fil des dix vers ajoutés à peine plus tôt aux Carmina, est celui d’un fondateur et d’un protecteur, caution antique et miraculeuse du nouveau pouvoir, réel, de l’évêque présent. Cette invention de la figure sainte s’opère à partir d’un matériau biographique inexistant, l’auteur plaquant la trame narrative de la Vie de Zénon de Vérone sur le plus ancien nom d’évêque connu à Modène9. Les seuls faits attribués au saint sont très généraux : il chasse le diable, convertit les habitants et fonde l’église citadine grâce aux dons de l’empereur, il meurt et l’on honore sa tombe. L’unique trait original de la Vie est l’épisode – totalement fictif – de protection contre le raid d’Attila (le passage, comme les deux de V2 analysés plus loin, est donné dans un tableau comparatif en annexe en fin d’article).
8V1 condamne radicalement (incredula horrenda nimis et nefanda) les croyances et le comportement de la gens Hunnorum (nom orthographié Unnorum, Annorum ou Gundorum selon les manuscrits). Autrefois confinés dans les Monts du Caucase par Alexandre le Grand, les Huns arrivent désormais a Pannonia par la volonté de Dieu (divino iudicio permittente). Leur roi Attila, impiissimus et crudelissimus, les conduit en Germanie, en Gaule, puis en Italie ; ils arrivent à Modène et en organisent le siège avec des machines de guerre. La prière (orationes) du saint obtient la grâce divine et la sauvegarde de la cité, révélant son rôle d’intercesseur. Le vocabulaire oppose la plebs (sauvée) et la gens nequissima : en définissant les habitants de Modène par leur organisation chrétienne, et les Huns par leur naissance, par opposition à l’ordre institutionnel, l’auteur recourt à l’un des topoi classiques de la différenciation entre Romains et barbares10. Géminien parcourt les remparts pour exhorter et réconforter ses concitoyens ; Attila, dont l’auteur souligne l’aspect brutal et difforme (atroci vultu et torvis oculis), dialogue avec lui : Géminien se définit comme servus Dei, et le chef hun comme flagellum Dei : « je suis le fouet par lequel Dieu corrige ses serviteurs négligents et désobéissants ». Géminien, estimant qu’aucun homme n’est exempt de reproche devant Dieu, s’attend à être châtié et répond à Attila ne pas s’opposer à la volonté divine. L’auteur affirme cependant que l’évêque ne fait plus partie des serviteurs de Dieu, mais de ses « amis », et que le fléau lui sera par conséquent épargné. Géminien fait ouvrir les portes de la ville aux Huns, qui la traversent, aveuglés, sans rien détruire. L’auteur en conclut que la puissance de Dieu rend les saints plus forts que les rois et leurs armées : Attila, qui aliquot annos maximam orbis partem tenuit captivam, non solum hunc pauperem in terris non valuit superare, verum etiam, ab ipso superatus, abscessit confusus et exacerbatus, l’effet de répétition superare/ superatus insistant sur la défaite11. L’épisode se conclut sur l’exaltation des « amis de Dieu » : nimis honorati sunt amici tui, Deus ; nimis confortatus est principatus eorum.
9En 452, on l’a vu, Attila et les Huns ne descendent pas en Émilie, et la description d’un siège organisé, avec des machines, contraste complètement avec ce que l’on sait de leur pratique de la guerre. Dans ce passage, l’hagiographe modenais s’inspire très visiblement de précédents, en particulier l’anecdote de protection de Rome contre Attila par le pape Léon Ier (440-461) qui figure dans la Chronique de Prosper d’Aquitaine, rédigée peu après 455. Mais il doit puiser son inspiration à une source plus proche dans l’espace et dans le temps, le récit de la rencontre entre Attila et l’évêque Jean de Ravenne au chapitre 37 du Liber pontificalis ravennate d’Agnellus, daté des années 84012. Les caractères saillants du récit ravennate sont l’arrivée en groupe de l’évêque Jean et de ses clercs, hors de la cité, face à Attila, la stupeur et l’hébétude dont celui-ci est frappé par le prestige et la détermination de l’évêque, et surtout la négociation qui s’ensuit : Attila demande à ce qu’on lui ouvre les portes de la ville, et son armée y pénètre, afin qu’il ne soit pas dit que Ravenne lui a résisté ; les Huns, en revanche, ne prennent et ne détruisent rien. La nette différence entre les deux récits et la maigreur des correspondances textuelles exactes incite à ne proposer cette dépendance qu’à titre d’hypothèse, l’hagiographe modenais narrant l’épisode avec une ample liberté.
10Les conditions nouvelles de la défense de Modène à la fin du ixe siècle puis l’apparition des Hongrois en 899-900 motivent déjà, dans les ajouts au manuscrit des Carmina, une réflexion sur la protection de la cité par son saint évêque et sur le parallèle entre passé et présent : s’y trouvent déjà la mention du flagellum et l’opposition entre Attile temporibus et nunc. L’auteur de V1 fait une large place à ce thème de la protection de la cité contre des agresseurs – c’est quasi la seule originalité de sa Vie ; s’il choisit de l’ancrer non dans des faits récents (les raids hongrois), mais dans l’histoire ancienne, du vivant du saint, au prix d’une distorsion chronologique d’un demi-siècle qui, d’ailleurs, lui échappe peut-être, c’est parce que le récit d’attaque hunnique sert plus encore à révéler la sainteté de l’évêque, de son vivant, qu’à démontrer la protection de sa ville. Les Huns jouent un rôle de fléau passif, complètement manipulés par la divinité ; hébétés et aveuglés, ils traversent la cité sans rien faire ; Géminien lui-même se plie totalement à la volonté divine, acceptant le fléau car nul ne peut se dire irréprochable aux yeux de Dieu : aucune action, donc, si ce n’est le complet abandon confiant à la volonté de Dieu ; or, c’est précisément ceci qui révèle, pour l’auteur, l’appartenance de Géminien aux « amis de Dieu » : le passage inoffensif des Huns est une conséquence de cette distinction, prouvant que les mérites de l’évêque aux yeux de Dieu valent à Modène d’être protégée. Le thème central de V1, c’est donc la force de l’action divine, conformément aux affirmations du début du texte : c’est la divinité qui suscite les vertus dans le saint13. Le saint et les barbares auxquels il est confronté sont donc ici complètement instrumentalisés dans un discours qui n’est ni écriture de l’histoire, ni interprétation hagiographique d’événements factuels, mais invention d’un récit fictif magnifiant la toute-puissance divine.
11La seconde Vie présente un certain nombre d’ajouts et de variantes. D’abord un étoffement du contexte institutionnel : il y a une église modenaise avant Géminien ; il fait carrière d’abord comme diacre, puis est élu à la mort de son prédécesseur, élection institutionnellement confirmée. L’auteur établit un lien avec l’église de Ravenne à l’occasion des funérailles du saint, et affirme la continuité de l’église citadine : Theodulus – effectivement le premier évêque attesté après Géminien14 – lui succède directement et honore sa sépulture ; c’est sur celle-ci qu’est édifiée la cathédrale du haut Moyen Âge, que le diplôme de 782 dit construite « en l’honneur du très précieux confesseur du Christ Géminien15 ». V2 présente ensuite un long passage à teneur historique et dogmatique, dont Géminien n’est plus le centre : pendant le règne de Julien, Jovien quitte l’armée pour ne pas avoir à sacrifier aux dieux traditionnels ; après la mort de Julien, l’armée le fait imperator ; il rappelle les évêques exilés et restitue les églises au culte nicéen ; il écrit à Athanase d’Alexandrie pour lui demander un exposé du credo orthodoxe, et enjoint aux évêques de l’observer. L’auteur transcrit ce credo et fait un bilan de l’œuvre d’Athanase en faveur de la foi nicéenne, renvoyant le lecteur à l’Histoire tripartite de Cassiodore pour plus de détails. Ce passage se clôt sur une formule de justification (oportunum atque utile duximus hoc istis intexere litteris)16, signe que, pour l’auteur, cette mise au point dogmatique n’est en rien un excursus, mais concerne bien son personnage, puisqu’elle contextualise l’action pastorale de Géminien dans l’orthodoxie et son rétablissement, dans l’ordre bon de collaboration des pouvoirs chrétiens, empereur et prélats. À la fin de son séjour auprès de Jovien, Géminien demande son congé en évoquant ses craintes d’un danger sur sa cité (asserens pro filiis sibi creditis magnum subire discrimen, si se absente aliquam hostium paterentur fraudem)17, cheville par laquelle l’auteur établit un lien narratif, complètement absent de V1, avec le raid des Huns qui suit immédiatement.
12V2 reprend en effet cet épisode, tout en le traitant différemment : la référence antiquisante à Alexandre le Grand renvoie à des sources, quoique non précisées ; Attila est frappé par la vénérable autorité de Géminien. Surtout, son dialogue avec le saint, toujours construit autour des termes servus et flagellus, est traité bien plus brièvement : la discussion sur le statut de servus ou d’amicus Dei et l’insistance sur la soumission de Géminien à la volonté divine, qui dans V1 est centrale pour faire de lui un « ami de Dieu », sont éliminées ; ne reste qu’une citation des Psaumes, l’auteur ajoutant cependant une référence à Élisée (4 Rois 6 18).
13Outre la description de la cité, l’autre principale originalité de V2 est l’évocation d’un raid hongrois à Modène, absent de V1 et, lui aussi, totalement fictif. Ce récit est introduit par une prière au Christ, par l’intercession de la Vierge et de Géminien, qui implore la protection ab omnium uisibilium hostium incursu. Pour l’auteur, l’épisode sert la démonstration de la gloire de Géminien : ad tanti uiri extollendum preconium. Les correspondances textuelles (les passages soulignés dans le tableau en annexe) montrent que ce récit dérive partiellement du passage sur les Huns. Ici, les Hongrois sont eux aussi une gens ; la mention de leur origine (ex horrendo Scitarum genere originem duxisse) est un moyen de les ramener à une antiquité lointaine, comme pour les Huns avec Alexandre le Grand. Le vocabulaire dépréciatif (gens seuissima, metuenda ; inaudita feritate ; horrifico metu ; seuientes) est comparable à celui employé au sujet des Huns. L’auteur évoque les difficultés du présent (in nostris tribulationibus) et l’effet inouï de la guerre, malheurs et destructions allant bien au-delà du connu (non certaminis, sed insoliti funeris). Prendre ces expressions au premier degré serait adopter une vision artificiellement noire et céder au topos du « siècle de fer » ; il faut plutôt y voir l’attention que porte l’auteur à la mise à l’épreuve perpétuelle des chrétiens dans le siècle, que leur valent leurs péchés collectifs (comuni promerente facinore), donc une réflexion eschatologique sur les rapports entre ce monde-ci et l’au-delà. Dans leur terreur, l’évêque et les fidèles fuient en abandonnant le corps de Géminien et du matériel liturgique ; le saint n’en reste pas moins protégé par le Christ (sed licet fuerit ab hominibus incustoditum, Christi tamen mansit potenti dextera defensum). Les Hongrois entrent dans la ville et dans l’église, y restent quelque temps, puis repartent sans rien détruire. L’auteur conclut en mettant précisément en parallèle les deux raids sur Modène et en utilisant le même terme, Ungari, pour désigner Huns et Hongrois, les identifiant complètement : Atque, mirum dictu, sic iam defunctus ab Ungaris propriam defendit plebiculam, uti quondam ab Ungarorum rege Attila suam uiuus liberauerat ecclesiam18. Avec le terme plebiculam, l’auteur reprend l’opposition entre gens et plebs qui figure dans V1 au sujet des Huns.
14Le processus de réécriture qui aboutit à V2 vise entre autres à améliorer la cohérence et la vraisemblance du récit : évoquer les origines, la formation, le début de la carrière ecclésiastique, c’est-à-dire inventer une histoire personnelle à Géminien, et affirmer l’existence institutionnelle de l’église de Modène avant son épiscopat, ce qui oblige à lui donner un prédécesseur, probablement totalement fictif. Il vise aussi à mieux situer Géminien dans une histoire et une ecclésiologie : insérer son action dans le contexte du rétablissement et du triomphe institutionnel de la foi nicéenne sur l’arianisme et la réaction païenne de Julien l’Apostat. Cette amélioration de la cohérence narrative, de l’historicisation et de la contextualisation, au prix d’inventions s’il le faut, est un caractère commun des réécritures hagiographiques de la fin du haut Moyen Âge19. On peut lier la rédaction de V2 à l’un ou l’autre de deux moments de l’histoire de Modène au xie siècle : la reconstruction de la cathédrale au début du siècle pourrait en particulier expliquer la précision apportée par l’auteur quant à la construction de la basilique sur la sépulture par le successeur de Géminien et son insistance sur la préservation de celle-ci lors du raid hongrois. Sinon, l’évocation de la double confirmation de l’élection de Géminien, par le patrice et l’archevêque, correspondant à des pratiques prégrégoriennes, pourrait s’expliquer par une rédaction en contexte antigrégorien, dans l’entourage de l’évêque Héribert (1054-1085 ?), partisan impérial, contre les prétentions de l’évêque grégorien Benoît (1085-1097 ?). Cette position antipontificale du siège de Modène expliquerait le besoin de souligner dans cette version la parfaite orthodoxie du siège, dans la ligne de l’empereur et d’un grand prélat nicéen – mais celui d’Alexandrie, non celui de Rome. Quant aux prétentions d’autorité sur Nonantola, elles sont toujours d’actualité, l’abbaye étant clairement dans le camp grégorien. Quoi qu’il en soit, ce nouveau contexte du xie siècle, et le fait que la réputation de sainteté de Géminien soit désormais plus ancienne, expliquent l’accent mis, dans cette version, sur la stabilité de l’institution ecclésiastique à Modène : toute menace militaire a désormais disparu du royaume d’Italie, et les évêques ont obtenu, à la faveur de l’organisation politique ottonienne, une puissance institutionnelle nouvelle20.
15Le traitement, très condensé, de la rencontre avec Attila par l’auteur de V2 montre que le passage n’a pas pour lui la valeur centrale qu’il a dans V1, qu’il n’est pas le noyau révélateur de la sainteté, du statut d’« ami de Dieu ». C’est en revanche l’épisode du raid hongrois – et la double lecture que l’on peut en faire – qui révèle le propos que celui-ci attribue à la Vie. Il annonce que l’épisode a pour fonction de révéler la gloire du saint : son corps, abandonné par les hommes, demeure sous la protection du Christ. Il renverse donc ici un topos hagiographique, la fuite en emportant les reliques. Et l’événement miraculeux n’est pas exactement, ou pas d’abord, la protection de la ville : ce qui échappe avant tout – l’auteur le met nettement en valeur – à la destruction, ce sont la tombe et les reliques. Le fait que les Hongrois se retirent de la ville sans rien détruire apparaît comme une conséquence secondaire de la protection qui s’opère avant tout sur les reliques et l’église qui les abrite. Mais V2 affirme surtout l’identité des différentes intercessions protectrices de Géminien, de son vivant et après sa mort. Lorsqu’il confirme son élection, l’archevêque de Ravenne l’exhorte à défendre le peuple qui lui est confié contre les « loups invisibles », ce par quoi l’auteur entend la pastorale contre le mal : ammonens sollicitus gregem, sibi a Deo commissum, cura pastorali disponere atque ab invisibilium luporum incursibus sollerti custodia defensare21. Quand l’évêque justifie sa demande de congé à l’empereur par ses craintes pour sa cité, l’auteur emploie le terme hostis. Enfin, le récit du raid hongrois est introduit par une prière pour la protection contre les « ennemis visibles » ; l’expression ab omnium uisibilium hostium incursu est vague, désignant certes des adversaires concrets, mais pas forcément un raid militaire. Elle constitue, en tout cas, le pendant exact du discours de consécration de l’archevêque et des interventions contre le démon, où Géminien combat l’hostis invisibilis. Comme son prédécesseur du début du xe siècle, l’auteur de V2 recourt donc lui aussi à une fiction d’histoire (ancienne, avec les Huns, plus récente, avec les Hongrois) pour construire son portrait du saint, pour donner à sa capacité d’intercession et de protection une valeur absolue, intemporelle, contre tous les ennemis possibles, c’est-à-dire contre toutes les formes du mal. Il situe le deuxième épisode de protection miraculeuse dans un moment déjà lointain pour lui, mais qui laisse un vif écho dans les sources et qui, à Modène même, motive l’ajout de vers nouveaux aux Carmina. Il fait des Hongrois la version visible, concrète, de l’hostis qui impose aux chrétiens leurs tribulations. Les barbares sont donc, là encore, instrumentalisés dans une logique anhistorique : montrer que la protection divine contre toutes les formes, visibles et invisibles, de l’hostis est à jamais efficace, et que le saint en est le canal privilégié. De même que la puissance institutionnelle de l’épiscopat est, au xie siècle, bien stabilisée, la sainteté de Géminien se transforme elle aussi dans le sens de la permanence : c’est désormais la parfaite continuité de son intercession protectrice qui est mise en valeur. Loin de se contenter de rajouter un simple appendice, l’auteur de V2 s’efforce donc d’insérer de manière fort soignée son passage sur les Hongrois dans la logique narrative et hagiographique d’ensemble de V2, dans son discours sur la sainteté de Géminien, et y parvient de manière tout à fait réussie.
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16Rédigées à un siècle d’écart, voire plus, avec des intentions différentes, les deux versions de la Vie constituent les étapes majeures de la construction de la figure de Géminien en tant que premier (ou du moins très ancien) saint évêque, fondateur et protecteur. Doublement fondateur, sur les plans spirituel et institutionnel, très lié aux institutions du pouvoir, à la parfaite orthodoxie, en communion avec l’empereur et un grand prélat nicéen. Protecteur, également, de son vivant d’abord, puis de façon permanente, intemporelle. L’élaboration d’un tel personnage par le travail des hagiographes reflète et sert à la fois la précoce maturation de la seigneurie épiscopale modenaise dans l’Italie du nord postcarolingienne.
17Construction de la figure sainte, à proprement parler, fabrique de la sainteté, puisqu’elle s’opère à partir de presque rien, quasiment un nom seul, et que le matériau biographique disponible pour les auteurs est de fait inexistant – ce n’est certes pas un cas unique –, que les passages qui mentionnent et instrumentalisent les barbares sont de pures constructions littéraires de fiction et que ce sont donc surtout les conditions contextuelles de la réalisation des deux Vies qui déterminent les traits de sainteté de Géminien, bien plus qu’une histoire personnelle, de fait inconnue. Les deux Vies donnent chacune à Géminien un profil de sainteté spécifique, mais dans lequel le motif de confrontation avec les barbares, Huns ou Hongrois, est déterminant. Même si V1 est composée au moment de la naissance de la puissance temporelle épiscopale et des raids hongrois, c’est l’affirmation du statut d’« ami de Dieu » du premier évêque connu et seul saint évêque local qui y est centrale, ce qui explique que l’anecdote de protection miraculeuse contre des agresseurs soit située du vivant du saint, dans un lointain passé, et non dans le contexte présent. Dans V2, l’hagiographe, revenant sur une histoire vieille d’un siècle ou un peu plus, dédouble l’épisode de protection (ajoutant les Hongrois aux Huns) et reprend le motif du parallèle entre passé et présent déjà exprimé dans les ajouts aux Carmina : l’épisode de protection contre les Huns perd la centralité révélatrice qu’il a dans V1, parce qu’il se retrouve étiré dans l’intemporalité, dans le passé ancien et le passé proche à la fois, l’intercession de Géminien assurant à Modène une perpétuelle protection.
18La fin du ixe siècle, qui voit l’évêque prendre en main l’exercice de la puissance publique et militaire en ville, est le moment décisif d’invention de ce personnage de saint évêque, protecteur des remparts et de la cité, la sainteté affirmée de l’ancien évêque venant apporter sa caution à l’autorité effective de son successeur présent. Si nous pouvons observer de façon précise ce moment déterminant – répétons-le, avant l’incursion des Hongrois –, c’est à cause d’une exceptionnelle concentration de sources : l’inscription de dédicace de la chapelle ; un spectaculaire échantillon de chant liturgique, précisément contextualisé, le noyau premier des Carmina ; le diplôme de l’empereur Gui ; les ajouts aux Carmina ; V1 enfin – et, concrètement, pour l’historien, la très précoce réunion de la plupart de ces pièces dans le manuscrit Ord.I.4.
Annexe
ANNEXE
Sont soulignés les passages identiques ou presque dans les différents épisodes et imprimés en gras les passages originaux de chaque épisode les plus significatifs :
Tableau comparatif des passages de V1 et V2 concernant les Huns et les Hongrois
V1, les Huns Pietro Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 70-73. | V2, les Huns Pietro Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 93-95. | V2, les Hongrois Pietro Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 103-104. |
Non post multum tempus cum praefatus Dei sacerdos Geminianus in excubiis diuinis, hymnis et canticis et ceteris huiuscemodi officiis sedulo Domino placens desudaret, gens Hunnorum incredula horrenda nimis et nefanda, quae ab Alexandro rege magno fuerat intra Caucasos montes quondam inclusa, erupit, diuino iudicio permittente, a Pannonia cum rege suo impiissimo Attila ; et, uastata pene Germania et tota Gallia, transiens Alpes peruenit ad Italiam. Praedictus autem crudelissimus Attila, cum reliquas urbes, per quas transierat, uastasset, destrueret, captiuaret, post necem multorum hominum et cedes miserorum, peruenit tantundem ad urbem Motinam, in qua Dei seruus Geminianus erat episcopus. | Interea permittente diuino iudicio execrabilis Hunnorum gens, quae quondam, ut in annalibus gestis reuoluitur, ab Alexandro Macedone Magno intra Caucasos montes fuerat inclusa, erupit a Pannonia cum rege suo impiissimo Attila ; et uastata paene omni Gallia et Germania, tandem peruenit ad Italiam. Cumque omnia, ut ei a Deo pro peccatis populorum erat permissum, uastasset suaeque tirannidi subiugasset, omnesque urbes cunctaque oppida euerteret, destrueret, captiuaret, post necem multorum et inauditas cedes miserorum, | Deprecemur itaque Dominum nostrum Jesum Christum ut per intercessionem beatissimae Genitricis suae semperque uirginis Mariae, atque per meritum sancti confessoris et episcopi Geminiani, cuius inibi sanctum corpus ambitur, ab omnium uisibilium hostium incursu sua potenti dextera nos defendat. Illud quoque ad tanti uiri extollendum preconium silere nequaquam conuenit, quod sum referre paratus. Ungarorum seuissimam et pene omnibus metuendam gentem, quam ex horrendo Scitarum genere originem duxisse comperimus, in nostris ualde tribulationibus compertam habemus. Haec, sane comuni promerente facinore, a parte aquilonari Italiam ingressa, Foroiuliensi uastata Marchia, Veronam usque transiliens, omnemque regionem inaudita feritate depopulans, cuncta firmissima urbium moenia cunctaque murata, nullo resistente, inuasit oppida. Itaque lue illa, quam utinam nesciremus, non dico certaminis, sed insoliti funeris, quo omnis simul corruit Italia, heu ! heu ! magnifica potiti uictoria, Domino permittente, omne Latium obtinuere. Cumque incredibili depopulatione omnia circumquaque lustrasset, |
Veniens autem ad praedictam urbem, disposito in giro exercitu omnia argumenta praeparauit, machinas, balistas, arietes, fundibula, scurpios et iacula ignea ad urbem capiscendam, ad populum perdendum. Dominus autem, in cuius nutu et uoluntate omnia iura et regnorum ambitio consistit, per orationes sancti Geminiani, et urbem ab impio rege liberauit, et plebem a gente nequissima saluauit. Cum autem idem sacerdos, exhortando et confortando oues Christi sibi commissas, muros deambulans circumiret, impius Attila eminus accessit ; et percunctatus atroci uultu et toruis oculis, requirebat de persona ipsius sancti : quae esset, uel quod officium gereret. Sanctus Dei seruum se esse Domini omnipotentis constanter et intrepide professus est. Crudelissimus autem Attila ad hoc respondit, dicens : « si tu es seruus Dei, et ego flagellum sum Dei. De flagello autem serui inobedientes et sui domini iussa contempnentes merito uerberantur et flagellantur ». Hoc responso audito Dei famulus, cogitans non posse iustificari in conspectu Domini nullus uiuens [cf Ps 143 (142) 2 : non iustificabitur in conspectu tuo omnis vivens], preparauit se, si Domini esset uoluntas, ut flagellaretur cum gratiarum actione. Tunc respondit regi : « Omnis potestas in manu Dei est [cf Rom 13 4 : Non est enim potestas nisi a Deo]. Et ideo, quia flagellum Dei esse te profiteris, non resisto ; nec contradico ipsius flagello, cuius sum seruus ». Beatus enim homo Dei, eruditus et doctus lege diuina, iam de seruorum numero transierat in Dei amicorum ; sicut dixit | tandem ad urbem deuenit Mutinensium ubi ; ciues sanctum uenerabantur presulem Geminianum. Cumque solita perfidiae suae atrocitate omnia argumenta ad urbem perdendam prepararet, beatus confessor Christi, sollicitus cura pastorali, muros obambulans, ut pius pater, filios hortari coepit, ac de Christi defensione fiducialiter confortare. Impius autem Attila, eminus ut accessit, reuerendae senectutis hominem intuens, percunctari cepit, quis esset, quodue officium gereret. Pater sanctus seruum se Dei esse professus est. Cui fertur Attila respondisse : « Si tu es, inquit, seruus Dei, et ego sum flagellum Dei ; seruii autem inobedientes et sui domini iussa contempnentes merito uerberantur et flagellantur ». Hoc audito Dei famulus humiliter regi inquit : « Omnis postestas in manu Dei est [cf Rom 13 4 : Non est enim potestas nisi a Deo] ; et ideo, quia te Dei esse flagellum commemoras, non resisto ; nec contradico ipsius flagello, cuius me seruum esse cognosco ». | tandem ad Mutinense deuenit episcopium, quo sanctissimi patris Geminiani tumulatur corpusculum. Denique eiusdem loci antistes, cum omni plebe tam cleri, quam populi, horrifico eorum metu compulsi, fugae praesidium quaesierant ; et sacrosanctum domni Geminiani corpus, una cum ecclesiae aliquantulo ornamento, moribundi dimiserant. Sed licet fuerit ab hominibus incustoditum, Christi tamen mansit potenti dextera defensum. |
Dominus : « Iam non dicam uos seruos, sed amicos meos » [cf Jn 15 15 : Iam non dico vos servos, quia servus nescit quid facit dominus eius ; vos autem dixi amicos, quia omnia, quae audivi a Patre meo, nota feci vobis]. Dominus enim spes eius erat ; et ideo, iuxta Psalmistam, non accesserunt ad eum mala et flagellum non appropinquabit tabernaculo eius [cf Ps 91 (90) 9-10 : Quoniam tu es, Domine, refugium meum. Altissimum posuisti habitaculum tuum. Non accedet ad te malum, et flagellum non appropinquabit tabernaculo tuo]. Securus et tutus dixit in fide Christi ad regem : « Pandantur tibi portae ciuitatis ; ingredere ; et quecumque tibi Deus permiserit facere humiliter parati sumus suscipere ». Non confidens sacerdos Dei in muro de lapidibus fabricato, uel de lateribus firmato, sed muro Christi inexpugnabili circumcinctus, et armis Dei potentiae protectus, contra hostes stetit auxilio diuino fretus. Non immemor utpote illius Psalmigraphi versiculi : « Si consistant aduersum me castra non timebit cor meum ; si exurgat aduersum me prelium, in hoc ego sperabo [= Ps 27 (26) 3]. | Securus itaque de Christi amminiculo, iterum regi infit : « Pandantur tibi porte ciuitatis, ingredere, et quodcumque tibi Dominus in nostri perniciem permiserit agere humiliter parati sumus recipere ». Non inmemor illius Psalmographi, dicentis : « Si exurgat aduersum me prelium, in hoc ego sperabo » [= Ps 27 (26) 3] | |
Miroque modo sicque factum est, ut portas apertas exercitus cum suo rege, sine ullius contradictione aut aliquo obstaculo, ingressus ; dum huc illucque seuientes et quasi caeci palpantes ut aliquid possint rapere, perquirerent ; apertis oculis, transeuntes per urbem, sine alicuius lesione nihil secum ferentes, uacui et confusi urbem egressi sunt. O admiranda Dei potentia et magnifice praedicanda, qui sanctos et electos suos tam ualidos atque potentes, fortes sublimesque efficit, honorat, roborat, tuetur et exaltat, ut imperatoribus mundi resistant, principes terreant, hostes exercituum superent, demonibus imperent, serpentes calcent et triumphatores post seculi finem huius regnum, si perseuerauerint in Domini uoluntate, coelorum percipiant ! Perpendite summopere, dilectissimi fratres, quam potens, quam admirabilis iste Dei famulus Geminianus erat. Qui solus in una urbicula, in quodam tugurio latitabat ; et imperator stipatus multa milia plebium, et circumdatus caterua populorum, infulatus armorum et quod per se et per suos satellites non potuit adipisci, ne praeualuit efficere, unius istius Dei famuli exposcit auxilium. Attila, qui aliquot annos maximam orbis partem tenuit captiuam, non solum hunc pauperem in terris non ualuit superare uerum etiam, ab ipso superatus, abscessit confusus et exacerbatus. Haec omnia considerantes cum ueneratione et admiratione, exclamemus : Nimis honorati sunt amici tui, Deus ; nimis confortatus est principatus eorum ! | Miro itaque modo Dei prouidentia actum est, ut portis apertis exercitus cum suo rege, per mediam ciuitatem transiret huc illucque seuientes et quasi caeci palpantes, sine alicuius lesione uacui et confusi urbem egressi sunt. Haec illius sunt opera qui inimicos Helisei prophetae potenti strauit uirtute ; ipsosque tanta perculit caecitate, ut nequaquam eius parietem domus ualerent attingere [cf 4 Reg (2 Reg) 6 18 : Hostes vero descenderunt ad eum. Porro Eliseus oravit Dominum dicens : « Percute, obsecro, gentem hanc caecitate ! ». Percussitque eos Dominus, ne viderent iuxta verbum Elisei]. | Sane seuientes Ungari, ciuitatem ingressi, ipsa penitus perlustrata tandem ad ecclesiam ueniunt ; atque, sine alicuius lesione, aliquantulum diei spacium inibi occupauere. Obtentu igitur gloriosissimi et sepe nominandi patris urbem uelociter intactam reliquere. Atque, mirum dictu, sic iam defunctus ab Ungaris propriam defendit plebiculam, uti quondam ab Ungarorum rege Attila suam uiuus liberauerat ecclesiam. |
Notes de bas de page
1 Noverit solertia vestra, qualiter nos ad petitionem venerabilis viri Geminiani sanctae Modonensis ecclesiae episcopi, quae est constructa in honore praeciosissimi confessoris Christi Geminiani antestitis ipsius ecclesiae, talem circa ipsum sanctum locum beneficium concessisse, ut…, MGH, Diplomata Karolinorum, t. I. Pippini, Carlomanni, Caroli Magni diplomata, A. Dopsch et al. (éd.), Hanovre, Hansche Buchhandlung, 1906, n° 147 p. 199-200 (le fait qu’un évêque de la fin du viiie siècle se nomme Géminien est un autre signe de la vivacité de la réputation du saint à cette date) ; G. Russo et M. Ch. Celletti, « Geminiano, vescovo di Modena », dans Bibliotheca Sanctorum, F. Caraffa (dir.), t. 6, Rome, Città Nuova, 1965, col. 97-104 ; J.-Ch. Picard, Le Souvenir des évêques : sépultures, listes épiscopales et culte des évêques en Italie du nord des origines au xe siècle, Rome, École française de Rome, 1988 (BÉFAR 268), p. 344-345 et 633-635 ; Ch. et L. Pietri (dir.), Prosopographie chrétienne du Bas-Empire. 2. Prosopographie de l’Italie chrétienne, 313-604, par J. Desmulliez et al., 2 vol., Rome, École française de Rome, 1999-2000, ici vol. 1 p. 907 (GEMINIANVS 1).
2 E. Bozoky, Attila et les Huns : vérités et légendes, Paris, Perrin, 2012, p. 53-56.
3 P. Bortolotti, Antiche Vite di S. Geminiano, vescovo e protettore di Modena, con appendici e illustrazioni, Modène, Vincenzi e nipoti 1886, coll. « Monumenti di Storia Patria delle Provincie Modenesi. Serie delle Cronache » 14, p. 63-75 (V1) et 79-104 (V2). Une numérisation du livre est disponible gratuitement sur le site internet du Münchener Digitalisierungs Zentrum de la Bayerische Staatsbibliothek[http://daten.digitale-sammlungen.de/-db/0007/bsb00078220/images/], dernier accès le 3 avril 2017 ; les deux Vies sont présentées et les ajouts de la seconde analysés dans Th. Granier, « Le Saint, le fleuve et les Hongrois. Histoire ancienne et histoire récente dans les Vies de Géminien de Modène (xe-xie siècles) », dans Rerum gestarum scriptor. Histoire et historiographie au Moyen Âge. Mélanges Michel Sot, M. Coumert, M.-C. Isaïa, K. Krönert, S. Shimahara (dir.), Paris, PUPS, 2012 (Cultures et Civilisations Médiévales 58), p. 465-475.
4 J.-P. Delumeau, I. Heullant-Donat, L’Italie au Moyen Âge, ve-XVe siècle, Paris, Hachette, 2000 (Carré Histoire 47), p. 36-41 ; S. Gasparri, « The Aristocracy », dans Italy in the Early Middle Ages, 476-1000, C. La Rocca (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2002 (The Short Oxford History of Italy), p. 59-84, ici « Crisis in the Italic kingdom and the new aristocratic families », p. 79-82 et G. Tabacco, L’Italie médiévale. Hégémonies sociales et structures du pouvoir, C. Orsat (trad.), P. Toubert (préf.), Chambéry, université de Savoie, 2005, p. 136-151 : « La Métamorphose du pouvoir royal et comtal dans l’Italie postcarolingienne et la désagrégation de la fonction publique. »
5 VII kl. aug. per indictionem quartadecimam, feria IIII, luna XXV, posuimus fundamenta in capella quam in tumulo vallis munito fecimus in habrica in honore sancti Salvatoris et sanctae Mariae et sancti Johanni sacranda, tempore domni Karoli tercii imperatoris, anno imperii eius secundo, A. Roncaglia, « Il “Canto delle scolte modenesi” », Cultura neolatina, 8 (1948), p. 5-46 et 205-222, ici p. 14 (dates de l’épiscopat), 23-25 (édition de l’inscription) et 205-211 (construction des remparts).
6 I Diplomi di Guido e di Lamberto, L. Schiaparelli (éd.), Roma, ISIME, 1906, coll. « FSI, Diplomi » 36, n° xi, p. 27-32 ; A. Roncaglia, « Il « Canto delle scolte modenesi »», art. cit., p. 15-16 et 37-46 ; L. Musset, Les Invasions : le second assaut contre l’Europe chrétienne (VIIe-XIe siècles) [1965], Paris, PUF, 1971 (Nouvelle Clio 12bis), p. 70-73 ; C. Frison, « Fonti, aspetti e problemi delle incursioni ungare nel Modenese nel x secolo », Atti e Memorie della Deputazione di Storia Patria per le Antiche Province Modenesi, 11a serie, n° 4, 1982, p. 23-76, ici p. 32-33 et 40 ; P. Golinelli, « Cultura e religiosità a Modena e Nonantola nell’alto e pieno Medioevo », dans Lanfranco e Wiligelmo. Il Duomo di Modena [Catalogue d’exposition], E. Castelnuovo et al. (dir.), Modène, Panini, 1984, p. 121-140, ici p. 122-123 et G. Fasoli, « Unni, Avari e Ungari nelle fonti occidentali e nella storia dei paesi d’Occidente », dans Popoli delle steppe : Unni, Avari, Ungari, Spolète, CISAM, 1988 (Settimane di Studio 35), t. I, p. 13-53.
7 A. Roncaglia, « Il « Canto delle scolte modenesi »», art. cit., p. 10 (« interpolation D », dont le manuscrit présente aussi une variante, l’« interpolation E », p. 11) et 211-213 ; Th. Granier, « À Rebours des laudes civitatum : les Versus Romae et le discours sur la ville dans l’Italie du haut Moyen Âge », dans Le Médiéviste devant ses sources. Questions et méthodes, C. Carozzi, H. Taviani-Carozzi (dir.), Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2004 (Le Temps de l’Histoire), p. 131-154, ici p. 134-135. Le manuscrit Ord.I.4 se compose essentiellement des Décrétales pseudo-isidoriennes et d’une collection de textes très divers étroitement liée à l’histoire de Modène à la fin du ixe siècle et à la politique de Leudoinus ; une numérisation est disponible sur le site internet de l’Archivio Diocesano de Modène[https://www.archiviodiocesano.mo.it/opere-digitalizzate/cat/13-o-i-4-isidori-mercatoris-decretalium-collectio], dernier accès le 3 avril 2017.
8 P. Golinelli, « Cultura e religiosità », art. cit., p. 122 (qui remarque que la figure d’évêque protecteur, proche du pouvoir, construite par V1 pour Géminien coïncide exactement avec l’action réelle de Leudoinus) ; J.-Ch. Picard, Le Souvenir des évêques, op. cit., p. 634 et P. Golinelli, « San Geminiano e Modena. Un santo, il suo tempo, il suo culto nel Medioevo », dans Civitas Geminiana. La città e il suo Patrono [catalogue d’exposition], F. Piccinini (dir.), Modena, Palazzo Comunale – Museo Civico d’Arte, 13 dicembre 1997-22 febbraio 1998, Modène, Panini, 1997, p. 9-33, ici p. 20.
9 E. Anti, « Zeno di Verona e Geminiano di Modena : due Vitae a confronto », Annuario Storico Zenoniano, 14 (1996), p. 27-52, avec l’édition parallèle des deux Vies, BHL 3296 et BHL 9002 (Zénon).
10 A. Chauvot, « Visions romaines des Barbares », dans Rome et les Barbares. La Naissance d’un nouveau monde [catalogue d’exposition], J.-J. Aillagon, U. Roberto, Y. Rivière (dir.), Venise-Milan, Palazzo Grassi, Skira, 2008, p. 156-159.
11 P. Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 73.
12 F. Bertini, « Attila nella storiografia tardo antica e altomedievale », dans Popoli delle steppe, op. cit., t. II, p. 539-557, ici p. 555 ; Agnellus de Ravenne, Liber pontificalis ecclesiae Ravennatis, D. Mauskopf Deliyannis (éd.), Turnhout, Brepols, 2006 (CCCM 199), c. 37, p. 189-195 et D. Mauskopf Deliyannis, « The Holy Man and the Conqueror : the Legend of Attila and Pope Leo I », dans Rerum gestarum scriptor, op. cit., p. 239-247, ici p. 239-240 et 246.
13 Omnipotens enim Deus ante mundi constitutionem secundum Apostoli doctrinam quos praesciuit et praedestinauit hos elegit et glorificauit. […] Unde merito uir iste, beatus Geminianus, praedestinatus ad sanctificationem creditur ; quando Dominus eius virtutibus, quae per eum gessit, summa cum admiratione laudatur et admiratur, P. Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 64.
14 Il est attesté en 396 et meurt avant 412/413 : Prosopographie de l’Italie chrétienne, op. cit., vol. 2, p. 2185 et 2416 (THEODVLVS 2).
15 S. Gelichi et al., « Modena e il suo territorio nell’Alto Medioevo », dans Modena dalle origini all’anno mille. Studi di archeologia e storia [catalogue d’exposition], A. Cardarelli, I. Pulini, C. Zanasi (dir.), Modena, Galleria Civica, gennaio-giugno 1989, Modène, Panini, 1988, vol. 2, p. 549-576, ici p. 556, 558 et 570 ; P. Golinelli, « San Geminiano e Modena », art. cit., p. 16 ; ce sont en grande partie des facteurs écologiques (inondation et alluvionnement) qui expliquent l’abandon d’une partie de l’espace urbain antique et le déplacement du noyau entre le ive et le viie siècle : Th. Granier, « Le Saint, le fleuve et les Hongrois », art. cit., p. 471-472.
16 P. Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 87.
17 Ibid., p. 93.
18 Ibid., p. 104, avec selon les manuscrits les variantes Umgarorum et Ungrorum ; dans trois manuscrits figure en revanche le terme Unnorum : certains copistes renoncent à l’identification complète, probablement par souci de cohérence narrative et historique ; l’identification fréquente des Hongrois aux Huns dans les sources est signalée par G. Fasoli, Le Incursioni ungare in Europa nel secolo x, florence, Sansoni, 1945 (Biblioteca Storica Sansoni 11), p. 20-22.
19 M. Goullet, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures des Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (VIIIe-XIIIe siècles), Turnhout, Brepols, 2005 (Hagiologia 4), p. 178-181.
20 Ces deux datations sont proposées respectivement par J.-Ch. Picard, Le Souvenir des évêques, op. cit., p. 635 et P. Golinelli, « Cultura e religiosità », art. cit., p. 124 et id., « San Geminiano e Modena », art. cit., p. 22.
21 P. Bortolotti, Antiche Vite, op. cit., p. 83.
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