La réception de l’enseignement de Mgr Gay par les auteurs de la tradition bénédictine
p. 131-145
Texte intégral
1Charles-Louis Gay fut considéré par ses contemporains comme le chef de file des écrivains spirituels de son siècle. Il suffit pour s’en convaincre de lire les recensions de son livre De la vie et des vertus chrétiennes publiées en 1874, l’année même de sa parution, dans les Études1 et Le Correspondant2. L’historien Édouard Lecanuet ira jusqu’à faire de lui « le plus grand mystique du xixe siècle3 ».
2Paradoxalement, la question de l’influence des écrits de Mgr Gay n’a pas vraiment été examinée par les historiens, lesquels se sont contentés d’en montrer le succès, en dénombrant les éditions et les traductions, tel son biographe, dom Bernard du Boisrouvray, qui ne l’évoque qu’en passant à propos des traductions anglaise, allemande, italienne, espagnol et même polonaise de De la vie et des vertus chrétiennes4. Yves Marchasson la passe sous silence, aussi bien dans sa thèse5 (1961) – il est vrai inachevée – que dans son article du Dictionnaire de spiritualité6 (1965). Henri Bremond, préfaçant le cinquième volume des Lettres de direction spirituelle de Mgr Gay (1924), se contente d’affirmer : « Il aura préparé de loin et rendu plus facile la mystique renaissante qui semble s’annoncer parmi nous, et, par sa rare sagesse, il peut empêcher ce mouvement de devenir une mode. Ne croyons pas que ce maître d’hier ait achevé sa tâche. Il s’accorde à merveille avec les maîtres d’aujourd’hui et il peut nous aider à mieux comprendre leurs leçons7. » Et Pierre Pourrat, dans La Spiritualité chrétienne (1928), écrit également sans plus de précision : « Les publications de Mgr Gay inaugurèrent une ère nouvelle pour les études de spiritualité en France8. »
3L’influence de Charles Gay sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus est certaine, ainsi que sur la bienheureuse Élisabeth de la Trinité9. Mais au-delà de ces grands noms, la réception des écrits de Mgr Gay, la pénétration de son enseignement proprement spirituel auprès de telle ou telle famille religieuse demeurent méconnues.
4Il n’est pas question ici de traiter dans son ensemble de ce vaste sujet, ni de chercher à déterminer la place exacte que Charles Gay occupe dans l’histoire de la spiritualité. Dans un tel domaine, seules des études particulières, prenant pour objet un milieu ou une tradition précise peuvent s’avérer convaincantes. Ainsi nous arrêterons-nous sur le monachisme bénédictin masculin français et belge, sur un milieu où l’on n’attendrait pas forcément que Mgr Gay exerçât une influence. Le rapprochement de ses écrits avec les publications proprement spirituelles de dom Prosper Guéranger (1805-1875), le restaurateur et premier abbé de Solesmes, permettra, dans un premier temps, de situer, plus précisément peut-être, la place occupée par Mgr Gay dans le champ de la spiritualité en plein renouveau au xixe siècle. La réception des œuvres de Charles Gay par deux grands représentants de la spiritualité bénédictine, dom Paul Delatte (1848-1937) et dom Columba Marmion (1858-1923), cherchera à rendre compte, en un second temps, de l’influence réelle exercée par certains thèmes de l’enseignement de Mgr Gay sur le monde bénédictin contemporain.
5Un simple examen des catalogues des bibliothèques bénédictines permet tout d’abord d’affirmer que les écrits de Charles Gay, principalement De la vie et des vertus chrétiennes, ont été lus par des générations de moines, pour lesquels il représentait un classique de la formation aux côtés de l’oratorien anglais William Faber (1814-1863). Ces deux derniers sont les auteurs contemporains les plus lus dans les noviciats bénédictins. Mgr Gay le restera plus longtemps que le P. Faber, et ce jusqu’au lendemain du concile Vatican II. Les chapitres de La vie et des vertus chrétiennes consacrés aux vœux de religion étaient donnés à lire aux novices en préparation immédiate à la profession. Pour l’anecdote, c’est ce qui faisait dire à un ancien de Solesmes, interrogé à ce sujet, que « lorsque le père maître des novices donnait à lire Mgr Gay, cela voulait dire que l’on tenait le bon bout10 ».
6 Il faut noter cependant que si les œuvres de Charles Gay étaient fréquentées par les bénédictins – et pas uniquement par les novices –, assurément ne l’étaient-elles pas autant que dans les communautés féminines. La formation philosophique et théologique des moines rendait peut-être moins nécessaire la lecture d’ouvrages, tels ceux de Mgr Gay, qui visaient aussi à assurer les bases doctrinales de la vie spirituelle. Ou serait-ce justement l’absence de cette formation cléricale qui aurait rendu les religieuses plus réceptives à l’enseignement de Charles Gay ? De plus, le monachisme bénédictin renouvelé du xixe siècle entendait s’approprier la tradition spirituelle qui lui est propre, bien que celle-ci ne s’opposât pas à l’enseignement de Mgr Gay, ainsi que nous allons le voir à propos de ses rapports avec dom Guéranger.
7En ce sens, Charles Gay reste « l’homme du Carmel », ou du moins le grand auteur spirituel du monde religieux féminin. « Mais il ne le fut pas exclusivement11 », ainsi que l’affirmait déjà l’abbé de Farnborough, dom Fernand Cabrol, dans son Introduction à la biographie de dom du Boisrouvray. C’est ce que ces lignes se proposent de démontrer.
Charles Gay et dom Prosper Guéranger : une commune approche de la vie spirituelle
8Les archives de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes conservent neuf lettres de Charles Gay à dom Guéranger, une lettre de Guéranger à Gay, et une lettre d’un cousin Gay à Charles relative à un prêt de 400 francs concédé à dom Guéranger en 1859 et que celui-ci n’avait toujours pas remboursé en 1867. Cette correspondance, qui s’échelonne sur les années 1859-1868, a débuté deux ans après que l’abbé Gay était devenu, en 1857, vicaire général de l’évêque de Poitiers, Mgr Édouard Pie, lequel entretenait une forte amitié avec l’abbé de Solesmes. Aussi Charles Gay sert-il d’intermédiaire entre Mgr Pie et dom Guéranger, notamment à propos de la Question romaine, du fait, entre autres, que le courrier de l’évêque de Poitiers fait l’objet d’une surveillance policière.
9Ces lettres révèlent aussi la confiance et l’estime réciproques du vicaire général de Poitiers et de l’abbé de Solesmes. « Ma sympathie vous est acquise depuis bien longtemps et si tant de qualités qui sont en vous n’avaient pas suffi à la décider, vous l’eussiez toujours su gagner en servant si efficacement notre sainte mère Église12 », écrivait l’abbé Gay à dom Guéranger le 13 octobre 1859. Mais au-delà de ce qui n’est somme toute que simple politesse, quelle fut la nature réelle des relations entre les deux hommes ? Une lettre de Charles Gay, envoyée du Mans le 14 juillet 1859, à son ami l’abbé Perdrau, apporte peut-être une réponse :
« La raison de cette course [au Mans] est un mariage d’amis, que Monseigneur [Pie] est allé célébrer ce matin à sept lieues, et le désir de deviser un peu amplement avec le R.P. abbé de Solesmes, accouru fidèlement à ce rendez-vous. Ils sont fort friands l’un de l’autre, et je leur trouve à tous deux bien bon goût. J’ai les miettes du festin, et cela nourrit délicieusement une partie de l’âme : non pas la plus profonde pourtant, vous savez bien ! Mais, cher ami, quelle bonne et saine joie de voir des gens qui aiment la sainte Église, qui voient clair dans ses intérêts et passent leur vie à la servir13 ! »
10Le passage « non pas la plus profonde pourtant, vous savez bien » – que dom du Boisrouvray biffe en citant la lettre14 – fait-il allusion à la profondeur de l’amitié des correspondants ou qualifie-t-il la conversation des deux prélats, voire la pensée du restaurateur de Solesmes ? Il est vrai que le Solesmes de dom Guéranger n’est pas le Carmel de sainte Thérèse d’Avila.
11Plus importantes pour notre étude, deux lettres de Charles Gay à dom Guéranger, l’une du 13 mars, l’autre du 11 juin 1863, nous apprennent que ce dernier avait demandé à l’abbé Gay de faire la recension de sa traduction française des Exercices de sainte Gertrude qui venait d’être imprimée, accompagnée d’une longue préface, au début de cette même année 1863. Le texte de la recension, pour lequel l’abbé Gay s’était fait un peu prier, parut dans Le Monde du 11 août 1863. Il importe de citer de larges extraits de cet article qui est un des tout premiers écrits publiés de Mgr Gay, et qui livre les perspectives dans lesquelles il plaçait la vie spirituelle, dix ans avant la publication de La vie et des vertus chrétiennes. Il écrit :
« Le savant traducteur a fait précéder l’ouvrage d’une préface dans laquelle il dessine à grands traits, d’abord le personnage de la chère sainte [Gertrude], puis le caractère propre de sa spiritualité. Ces pages sont pleines de faits intéressants, d’observations très justes, d’appréciations très fines, et de souhaits auxquels nous avouons nous associer pleinement touchant le retour à des façons de traiter avec Dieu plus vraies et plus simples que beaucoup de celles qu’on trouve indiquées et conseillées dans bon nombre de livres modernes ; à des voies spirituelles plus lumineuses, plus vivifiantes, enfin plus dignes de Dieu et plus en harmonie avec l’état et les besoins d’âmes affranchies par Jésus-Christ. »
12Plus loin, Charles Gay précise :
« Le R. P. abbé de Solesmes a indiqué dans sa préface quelques-uns des traits les plus saillants de la spiritualité de sainte Gertrude. Ce pourrait être le sujet d’une longue et intéressante étude. Dom Guéranger pouvait moins que tout autre omettre de remarquer ce qu’il y a de saine et puissante doctrine au fond de cette ardente piété, et ce que la méditation assidue et intelligente de la Sainte Écriture et de la liturgie donne à ce livre de solidité, de beauté, de vertu sur les âmes. Un des biens principaux qu’il fera à celles qui sont déjà pieuses, sera de les faire monter plus haut que lui, c’est-à-dire jusqu’aux sources d’où lui-même dérive. C’est un bien tout à fait opportun. Si l’on se tenait plus près des principes, on verrait mieux et on serait plus libre. C’est vrai en politique ; cela l’est surtout en mystique. On ne peut pas s’imaginer combien d’âmes sérieusement chrétiennes et pleines de bon vouloir à l’endroit de leur perfection ont besoin qu’une vérité plus haute et plus pure vienne les dégager et les affranchir. Les méthodes arbitraires, les procédés artificiels et les formules de convention les embarrassent et les étouffent. À force de faire de la stratégie, ces âmes perdent le cœur nécessaire au combat et par suite le principal secret de la victoire. On leur dit mille mots vides de sens et qui n’ont aucune prise sur elles. On leur fait toutes sortes de raisonnements qui, même s’ils les persuadent, les laissent froides et impuissantes. Ce qu’on paraît leur demander, ce n’est pas seulement de subir avec patience, avec courage et même avec joie, les inévitables traitements qui seuls peuvent mener à cette santé parfaite qu’on nomme la sainteté, des âmes si profondément malades que les nôtres ; mais on semble encore exiger qu’elles les aiment. On les tient devant de pures abstractions et l’on désire qu’elles s’en éprennent. On leur montre ainsi le but sous des jours si incomplets, qu’ils finissent par devenir faux ; d’où il suit que ces pauvres âmes restent désorientées, effrayées, découragées, parfois désespérées devant des tâches impossibles. Enfin, la vie manque et les résultats sont souvent d’autant plus médiocres, qu’ils ont été plus péniblement obtenus. C’est presque retourner au judaïsme : c’est réduire à un très rude servage les nobles enfants du Père céleste ; c’est mettre à une sorte de galère ceux que l’Évangile oblige pourtant à croire que le joug de Dieu est doux et son fardeau léger.
D’où vient cela ? C’est que Jésus-Christ est mal connu, mal compris, souvent mal expliqué : c’est qu’entre lui et l’âme on met beaucoup trop de choses, tandis qu’en réalité, notre loi, notre grâce, notre chemin, nos vertus, notre justice, notre vie, notre amour, notre jugement, notre salut, c’est personnellement et substantiellement lui. Voilà ce que savait admirablement sainte Gertrude. On n’a qu’à voir comme Jésus lui est vraiment toutes choses ; comme elle le nomme, comme elle l’appelle, comme elle le cherche, comme elle le trouve et comme pour elle enfin toute conversion, tout progrès, toute perfection comme toute félicité, c’est d’aimer cet être adorable et d’être aimé de lui15. »
13La mort de dom Guéranger, le 30 janvier 1875, six mois après la parution, en juillet 1874, de La vie et des vertus chrétiennes, n’a pas laissé suffisamment de temps à l’abbé de Solesmes pour analyser l’ouvrage de Mgr Gay. Nous savons seulement par son biographe, dom Delatte, qu’il « en félicita vivement l’auteur16 ». Nous ne disposons donc pas d’appréciation directe de dom Guéranger sur l’enseignement spirituel de Charles Gay. Néanmoins, il ressort nettement, entre autres de la lecture du texte qui vient d’être longuement cité, que Mgr Gay et dom Guéranger partageaient une commune approche de la vie spirituelle.
14L’abbé de Solesmes souhaitait retrouver les sources « naturelles » de la prière, et, par là, de la vie chrétienne, que sont l’Écriture et la liturgie. Dans sa Préface à l’Enchiridion benedictinum, publié en 1862 et qui offre une anthologie de textes de la tradition bénédictine, dom Guéranger écrit à propos des œuvres de sainte Gertrude :
« La diction et le style [de sainte Gertrude] ne s’écartent pas du langage des Saintes Écritures qu’elle a apprises en contemplant et en scrutant assidûment le Verbe incarné, ou bien en méditant les secrets de la sainte Liturgie. […] Assurément, elle n’a rien emprunté aux spéculations d’une vaine philosophie, ni à ces théories humaines qui prétendent imposer à l’âme qui veut s’unir à Dieu des règles déterminées. Elle ne s’est guère souciée non plus de cette psychologie qui peut satisfaire l’esprit, mais qui ne procure au cœur ni la joie ni la vie17. »
15Dans la préface à sa traduction des Exercices, dom Guéranger, qui s’appuie ici sur le jugement du P. Faber, fait de sainte Gertrude un des meilleurs représentants « de cette forme de spiritualité qui ménage la liberté d’esprit, et produit dans les âmes, sans méthode rigoureuse, les dispositions dont les méthodes modernes n’ont pas toujours le secret. […] Quiconque en fera l’expérience, s’il a pratiqué les auteurs plus récents sur l’ascèse et la mystique, ne tardera pas à sentir cette saveur si différente, cette autorité douce qui ne s’impose pas, mais qui entraîne. Là, rien de cette habileté, de cette stratégie, de cette analyse savante que l’on rencontre ailleurs ; […] moins de philosophie, moins de psychologie18 ». C’est bien ce caractère de liberté des « âmes affranchies par Jésus-Christ » qui avait aussi retenu l’attention de l’abbé Gay dans sa lecture des Exercices gertrudiens. Ce même objectif de revenir aux éléments essentiels de la vie spirituelle, et de l’ancrer sur ses fondements scripturaires et sacramentels, se retrouve chez Mgr Gay.
16Dom Guéranger aurait pu tout aussi bien dire des écrits de Charles Gay ce qu’il affirmait à propos des publications du P. Faber dans Le Monde du 19 janvier 1864, en un article d’hommage à l’oratorien anglais, décédé l’année précédente. L’abbé de Solesmes écrivait en effet :
« Ces livres sont un bienfait pour les âmes catholiques, ils sont venus en leur temps, et si faible relativement que soit le nombre de ceux qui les ont lus, on ne doit pas moins en regarder la production et la publication en notre temps comme un événement à la fois et un bienfait. Certes nous ne manquons pas de livres nouveaux sur les matières de piété ; mais quelle en sera l’influence et la durée ? Les uns ont un vernis mondain qui étonne ; ils se répandent à raison de leur intitulé plus ou moins précieux ; mais ils n’entraîneront jamais une seule âme vers la perfection. D’autres ne sont qu’un tissu de lieux communs que l’on trouverait beaucoup mieux exposés ailleurs. Les véritables livres spirituels portent en eux-mêmes une autorité à laquelle on ne résiste pas, une onction qui pénètre le lecteur, une doctrine qui l’éclaire ; ils sont un don de l’Esprit Saint à l’Église. Combien en compte-t-on de cette espèce depuis la Vie dévote de saint François de Sales ? Il serait embarrassant de répondre.
Le P. Faber a réuni en grand nombre les qualités qui font les véritables auteurs spirituels : la sainteté de la vie, la science des choses divines et l’expérience des opérations de la grâce en lui-même et dans les autres. Une forte théologie l’a préparé à parler dignement des mystères, une orthodoxie scrupuleuse a dirigé sa pensée à travers les écueils dont la route est semée, la lecture approfondie et raisonnée des livres ascétiques et mystiques de toutes les écoles l’a puissamment aidé à s’orienter dans un monde si au-dessus du monde naturel ; la connaissance intime de la Vie des Saints lui a révélé les secrets de la grâce et une humilité entière l’a accompagné dans toute sa carrière d’auteur spirituel19. »
17Il y a de réelles affinités entre l’enseignement de Mgr Gay et celui du P. Faber. D’ailleurs, ce dernier est l’auteur contemporain le plus cité dans De la vie et des vertus chrétiennes.
18Si Mgr Gay et dom Guéranger ont une commune approche de la vie spirituelle, l’un et l’autre cependant la fondent sur des « traditions » différentes, ce qu’il est important aussi de souligner. Pour dom Guéranger, la vie spirituelle se fonde sur cette « [École] qui a pour base la règle du patriarche des moines d’Occident, [qui] commence à saint Grégoire le Grand et s’arrête à Louis de Blois qui la clôt dignement20 ». Mgr Gay, à vrai dire, n’appartient à aucune école, ou plutôt puise-t-il à toutes les grandes écoles. Y. Marchasson a dressé la liste des auteurs cités dans De la vie et des vertus chrétiennes, avec la fréquence des citations de chacun d’eux21 : les Pères de l’Église, et en tout premier saint Augustin, puis saint Bernard, le Pseudo-Denys, les scolastiques, saint Thomas d’Aquin et Suarez, saint Ignace de Loyola, sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno, sans oublier saint François de Sales, sainte Thérèse d’Avila et le P. Faber. Par ailleurs les écrits de Mgr Gay sont nourris de Bérulle et de l’École française avec Condren et Olier. En somme, les grands auteurs : les deux plus puissants penseurs de l’Église, et les docteurs et les mystiques dont l’enseignement est le plus universellement reçu.
19Que dom Guéranger ait porté un jugement favorable sur De la vie et des vertus chrétiennes, où Charles Gay intègre dans son enseignement le meilleur de la spiritualité française du xviie siècle, jette peut-être un nouveau regard sur la question de la spiritualité chez l’abbé de Solesmes. Quelle était la position réelle de celui-ci vis-à-vis des auteurs de l’époque moderne ? Est-il exact d’opposer chez lui « spiritualité moderne » et « spiritualité à l’antique », celle des Écritures, de la liturgie, des Pères et des auteurs médiévaux ?
20Son christocentrisme, la place centrale et opérante dans la vie spirituelle qu’il accorde notamment au mystère de l’Incarnation, à l’instar de Charles Gay – la liturgie elle-même lui apparaissant principalement comme la célébration du mystère du Verbe Incarné –, invite aussi à se poser sérieusement la question d’un dom Guéranger bérullien, comme il existe déjà un dom Guéranger salésien22.
21Les perspectives rapprochées de Mgr Gay et de dom Guéranger sur la question proprement spirituelle permettent de situer plus précisément l’œuvre du vicaire général de Poitiers dans le renouveau spirituel du xixe siècle, dont il est l’un des acteurs principaux, aux côtés, entre autres, de l’abbé de Solesmes – nous y reviendrons en conclusion. Elles invitent également à revisiter cette même question chez un dom Guéranger pas uniquement préoccupé de liturgie et de politique ecclésiastique et romaine.
La réception de l’œuvre de Mgr Gay : dom Paul Delatte et dom Columba Marmion
22Avec dom Paul Delatte, second successeur de dom Guéranger comme abbé de Solesmes (1890-1921) et auteur reconnu, c’est la réception proprement dite des écrits de Mgr Gay que nous abordons. Dans son célèbre Commentaire sur la Règle de saint Benoît (1913), dom Delatte cite une fois Mgr Gay23. Ce qui est à la fois peu et beaucoup puisqu’il est le seul auteur spirituel contemporain, avec l’incontournable P. Faber, auquel le Commentaire se réfère explicitement. Au chapitre lviii de la Règle bénédictine qui traite de la manière de recevoir les frères novices, dom Delatte, à propos des vœux de religion, renvoie le lecteur aux chapitres ix, x et xi de La vie et des vertus chrétiennes qui traitent longuement de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance24. C’est ici que trouve son origine l’usage solesmien de faire lire ces chapitres aux novices à l’approche de leur profession monastique.
23Ailleurs, dans des « Notes inédites sur la vie spirituelle » qui constituent une large introduction à la Règle de saint Benoît, dom Delatte, exposant le principe de l’être nouveau du chrétien, après son baptême, qu’est la grâce sanctifiante qui fait être enfant de Dieu, se réfère aux deux premières parties de La Vie et des vertus chrétiennes qui traitent justement du fondement de la vie chrétienne : l’habitation de Dieu dans l’âme au moyen de la grâce sanctifiante25. Dom Delatte en donne comme un résumé :
« C’est à elle [la grâce sanctifiante] que revient comme cause intime et permanente, notre rénovation, notre régénération, notre naissance surnaturelle, notre filiation divine, notre assimilation réelle au fils de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est par elle, comme par un principe interne, assidu, pénétrant, que notre âme est établie dans sa condition divine. Elle n’est plus la même, notre âme. Tout à l’heure, avant le baptême, elle n’était capable que de nous initier une vie humaine et adamique : à dater du baptême, elle devient en nous l’agent d’une vie supérieure, elle a revêtu une autre condition, elle possède d’autres droits, elle appartient à un ordre divin, autant élevé au-dessus de l’ordre de l’esprit et de la nature, que l’esprit lui-même est au-dessus du corps. Nous avons donc reconnu le premier élément, élément statique, l’âme de notre âme, la vie de notre vie surnaturelle, le principe intérieur de ce que nous appelons l’état surnaturel. On lira avec fruit sur ce point les deux premières conférences de Mgr Gay sur La Vie et les vertus chrétiennes26. »
24De manière plus marquée encore que dom Guéranger, et dans une bien plus grande conformité théologique avec Mgr Gay, dom Delatte insiste dans son enseignement sur les fondements surnaturels de la vie spirituelle. Les deux auteurs s’appuient sur la doctrine de saint Paul qui présente la vie chrétienne comme vie dans le Christ, sur celle aussi de saint Jean qui fait des chrétiens, des sarments recevant du cep divin, qui est le Christ, la sève de la vie surnaturelle. La vie divine, qui a son principe dans la Trinité, est transmise à l’Homme-Dieu, en sa plénitude, et, par l’humanité de Jésus, est communiquée aux hommes.
25Mgr Gay et dom Delatte s’accordent également pour renouveler l’enseignement sur la vie spirituelle à partir de la théologie dogmatique, principalement la théologie de la grâce, des vertus et des dons, de saint Thomas d’Aquin. Par l’inhabitation des Personnes divines en elle, l’âme est sanctifiée dans son essence et dans ses facultés. La grâce communique réellement à l’âme la nature divine. Ce nouvel ordre surnaturel reçu au baptême surajoute – sans aucune violence faite à la nature, dans une parfaite harmonie – à l’être et à l’organisme naturels de l’âme, un être surnaturel et un organisme surnaturel, celui des vertus théologales, des vertus infuses et des dons du Saint-Esprit, qui permettent au chrétien de s’unir véritablement à Dieu, par des actes qui lui soient vraiment proportionnés, des actes proprement divins.
26La vie chrétienne est ainsi, aux yeux de dom Delatte, la réalisation en l’homme de la grâce de la filiation adoptive inaugurée au baptême : une dépendance filiale vécue continuellement sous la conduite de l’Esprit Saint, selon le verset de saint Paul dans l’Épître aux Romains (8, 14), souvent cité par dom Delatte et qui résume en quelque sorte toute sa spiritualité : « Ceux qui sont menés par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu. » C’est précisément le même enseignement que Charles Gay livre dans la seconde partie du chapitre premier de La vie et des vertus chrétiennes consacré au principe de la vie chrétienne.
27Enfin, dans ses « Notes sur la vie spirituelle » encore, dom Delatte fait de Mgr Gay un de ces auteurs « hors pair » qu’il est fructueux de relire souvent, à l’inverse des « nouveautés de la librairie moderne » :
« Autres sont les exigences de la bibliographie, autres les préférences de la vie surnaturelle. Nous ne trouverons profit réel qu’à revenir souvent aux mêmes auteurs, à ces élus de la pensée surnaturelle dont nous venons de parler. On n’épuise pas leur doctrine en une fois, même en observant de son mieux le conseil donné il y a un instant [d’une attention soutenue de la lecture]. À mesure que la vie grandit en nous, leur pensée nous est mieux comprise ; on peut entendre même en ce sens la parole de saint Jean, lorsqu’il nous dit que la vie éclaire les hommes : Vita erat lux hominum [Jn 1, 4]. Il est d’expérience, même dans notre vie monastique, qu’une amitié intellectuelle contractée avec un livre qui devient pour nous un livre de chevet, doit être regardée comme une grâce de Dieu : il est des âmes qui fructueusement reviennent à saint Jean de la Croix, d’autres au P. Faber, à Mgr Gay, à Bossuet, au Père Saint-Jure, à sainte Hildegarde. Demeurons fidèles à ces amitiés surnaturelles : c’est avoir beaucoup profité que de savoir s’y plaire27. »
28Dom Delatte fut-il lui-même un lecteur assidu de Mgr Gay ? Que doit son propre enseignement aux écrits de ce dernier ? Mgr Gay a-t-il exercé une influence directe sur dom Delatte ou s’agit-il entre eux d’une simple proximité de pensée ? Il est malaisé de répondre à ces questions avec précision.
29L’influence de Mgr Gay est en revanche certaine sur dom Columba Marmion, abbé de Maredsous (1909-1923) et auteur spirituel dont les écrits ont été diffusés bien au-delà du monde monastique. Dom Marmion découvre les œuvres de Charles Gay au cours de son noviciat à Maredsous. Dès lors il deviendra l’un de ses auteurs favoris. Dans ses « Notes personnelles », il écrit, au 10 septembre 1887 :
« Ce passage de Mgr Gay sur l’Espérance [dans De la Vie et des vertus chrétiennes] éclaire d’une vive lumière la façon dont il faut prier : essayez de comprendre ce que veut dire demander au nom de Jésus-Christ. Je trouve les chapitres de Mgr Gay sur l’Espérance et sur la confiance pleins de lumière et de grâce ; je voudrais pouvoir les lire souvent28. »
30Plus tard, il écrira à l’une de ses dirigées qui lui demandait comment apprendre à connaître Jésus-Christ : « Lisez saint Paul et Mgr Gay29. »
31Les sources de l’enseignement spirituel de dom Marmion sont les mêmes que celles de Charles Gay : l’Écriture, surtout saint Paul et saint Jean, saint Thomas d’Aquin, le Carmel avec saint Jean de la Croix et les deux Thérèse d’Avila et de Lisieux, saint François de Sales, Bérulle, mais pas de manière directe30, par l’intermédiaire de Mgr Gay vraisemblablement. Le même climat bérullien des écrits de Mgr Gay se retrouve chez l’abbé de Maredsous pour lequel, également, la Personne du Verbe Incarnée occupe la première place. Selon ce christocentrisme mystique, paulinien et bérullien, les mystères du Verbe Incarné, de par leurs vertus sanctifiantes et toujours opérantes, sont pour le chrétien la source de la vie divine31. Dans le sillage de Charles Gay, les écrits de dom Marmion initièrent un profond renouveau en « opérant le ressourcement de la spiritualité moderne à la personne même du Christ32 », comme l’écrit le dominicain Marie-Michel Philipon, un des meilleurs connaisseurs de la pensée de l’abbé de Maredsous. Mais la place centrale du Christ au cœur de la spiritualité de dom Marmion lui a imprimé, plus encore que chez Mgr Gay, un caractère fortement dogmatique.
32Les auteurs qui se sont penchés sur la spiritualité de dom Marmion, M.-M. Philipon entre autres, ont – nous semble-t-il – minimisé sa dépendance à l’égard de Charles Gay. Il convient ici tout particulièrement de lire attentivement les textes, et ce autour de ce qui est le point focal de l’enseignement de l’abbé de Maredsous, l’adoption divine. Dom Marmion n’est-il pas « le docteur de l’adoption divine », selon M.-M. Philipon33 ?
33Dans Le Christ dans ses mystères (1919), dom Marmion écrit :
« Toute la vie chrétienne comme toute la sainteté se ramène à cela : être par la grâce ce que Jésus est par nature fils de Dieu. C’est ce qui fait la sublimité de notre religion. La source de toutes les grandeurs de Jésus, de la valeur de tous ses états, de la fécondité de tous ses mystères, c’est sa génération divine et sa qualité de fils de Dieu. De même, le saint le plus élevé dans le ciel est celui qui ici-bas a été le plus parfaitement enfant de Dieu, qui a fait davantage fructifier en lui la grâce de son adoption surnaturelle en Jésus-Christ.
C’est pourquoi toute notre vie spirituelle doit se rattacher à cette vérité fondamentale, tout le travail de la perfection doit se ramener à sauvegarder et à faire épanouir dans la plus large mesure possible notre participation à la filiation divine de Jésus34. »
34De ce passage du Christ dans ses mystères, nous pouvons rapprocher ce que Mgr Gay écrit dans la cent vingt-quatrième et dernière de ses Élévations sur la vie et la doctrine de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1879), qui a justement pour titre « De l’état de fils de Dieu considéré comme fondement de la vie humaine de Jésus, et par suite, de la vie chrétienne » :
« La vie surnaturelle, qui est l’entrée dans le mystère du Christ, consiste d’abord à croire et à confesser que ce Christ est « le fils du Dieu vivant » [Mt 16, 16]. […] L’adoption que Dieu fait de nous par la grâce est comme une extension et une appropriation de l’assomption hypostatique faite de l’humanité par le Verbe. Nous sommes fils par une communication de la filiation divine de Jésus ; fils par le fils et dans le fils : si bien que, par cette identité d’origine et de vie, tous les adoptés sont un dans le Christ, tous les membres un dans le chef ; et que, ayant pour enfants la multitude innombrable des fidèles, Dieu n’a pourtant qu’un fils, son Jésus, dont nous sommes le corps.
C’est cet état d’enfants de Dieu qui nous constitue chrétiens, spirituels, vivant de la propre vie de notre Père céleste qui est la vie éternelle ; tout part pour nous de ce noble état ; tout s’y réfère. C’est un appui indéfectible, une richesse sans prix, une gloire et une félicité sans pareilles35. »
35Une étude comparative des textes conduit à regarder certaines pages de la Conférence intitulée « In sinu Patris36 » du livre de dom Marmion, Le Christ dans ses mystères, comme le fruit d’une réécriture de la cent vingt-quatrième Élévation37 de Mgr Gay ; une réécriture à partir des sources qui avaient déjà été celles de Charles Gay : saint Paul et la théologie thomiste de la grâce principalement. Il s’agit bien, pour dom Marmion comme pour Mgr Gay, de contempler le Christ afin de vivre de ses mystères. Au christocentrisme de l’abbé de Maredsous, se rattache, comme chez le vicaire général de Poitiers, cette disposition la plus fondamentale du chrétien qui est de vivre dans l’intimité du Père en faisant siens les sentiments mêmes du fils. Aussi, la sainteté se résume-t-elle dans le plein développement de la grâce d’adoption reçue au baptême qui doit transformer le chrétien à la ressemblance du Christ, reproduire en lui l’image du fils.
36C’est « dans le sein du Père » que dom Marmion contemple la vie spirituelle en ses origines éternelles. Cette conception très large de la vie chrétienne, qui s’ouvre sur des horizons infinis, était déjà celle de Mgr Gay dans le premier chapitre introductif de La Vie et des vertus chrétiennes. Le Père communique à son fils toute sa Divinité par voie de génération éternelle. Il a comblé l’Humanité de Jésus d’une plénitude de grâce qui doit se répandre sur tous les membres de son corps mystique qui est l’Église. Les hommes sont appelés à participer à sa filiation divine. Tels sont encore une fois les fondements théologiques, communs à Mgr Gay et à dom Marmion, sur lesquels repose la vie spirituelle.
Conclusion : la place de Mgr Gay dans l’histoire de la spiritualité
37Les lignes qui précèdent n’offrent de l’étude de la réception de l’enseignement de Charles Gay par les auteurs spirituels bénédictins qu’une première approche, que la consultation des archives inédites de Mgr Gay38 et un examen plus approfondi des écrits de dom Marmion conduiraient à préciser. Cependant au terme de ce travail, nous pouvons situer, avec plus de netteté peut-être, la place qu’occupe Charles Gay dans l’histoire de la spiritualité.
38Indéniablement, Mgr Gay participa, aux côtés de dom Guéranger entre autres, au renouveau de la vie spirituelle et mystique dans la seconde moitié du xixe siècle, au cours de cette période décisive pour le catholicisme français, en cherchant à redonner à la vie chrétienne ses fondements réels. L’abbé de Solesmes y contribua puissamment en faisant redécouvrir aux fidèles cette source « naturelle » de la prière qu’est la liturgie, principalement par la publication de ses célèbres volumes de L’Année liturgique (1841-1866). Charles Gay y œuvra, de manière tout aussi décisive, par la publication de La vie et des vertus chrétiennes, ce « cours de théologie mystique » comme le qualifie le P. Cochard, selon le titre de la recension qu’il donna de l’ouvrage dans les Études. Ce dernier précise, en quelques lignes, l’apport essentiel de l’auteur :
« Le grand mérite de M. l’abbé Gay est de l’avoir compris [la nécessité d’une alliance entre la théologie dogmatique et la théologie ascétique ou mystique] et de s’être continuellement appliqué à fonder sur le dogme les préceptes qu’il propose, les affections qu’il cherche à exciter, toutes les règles par lesquelles il s’efforce d’imprimer une direction sûre à la conduite. “Dans la famille de Dieu, dit-il [l’abbé Gay], la lumière est l’atmosphère même où l’on vit, et le principe de tous les mouvements. Nous sommes fils de lumière, divinement établis pour faire des œuvres de lumière. Notre maître, c’est le Verbe ; notre première vertu, c’est la foi. Le christianisme est une révélation et l’illumination est l’un des noms que l’antiquité a donnés à notre baptême. Rien n’est donc sûrement et efficacement pratique, s’il n’est très solidement et de tout point assis sur la doctrine… La mystique n’est et ne peut être qu’un fruit ; la dogmatique en est la sève naturelle et indispensable.”
Le théologien ascétique se rencontrera donc avec le scolastique pour explorer le dogme chrétien ; comme lui, il essaiera de pénétrer dans ses profondeurs. Cependant, à cause du but différent qu’il poursuit, parce qu’il a l’ambition de perfectionner dans les âmes l’image de Jésus-Christ et de les faire progresser dans l’union avec Dieu, force lui sera d’envisager le dogme sous un autre aspect et de suivre dans son étude une autre marche.
Ce qui doit attirer son attention, ce qu’il doit examiner tout d’abord et à quoi il devra s’efforcer de ramener tout le reste, c’est le mystère de la vie chrétienne. Car, c’est l’ordre de Dieu que l’homme parvienne à la béatitude et prépare son union avec lui dans la gloire, en ouvrant dès maintenant son âme à une vie supérieure qui jaillit du sein du Père, et qui établit entre Dieu et le chrétien une merveilleuse conformité de nature, d’opération et de vie. Dieu, en effet, a une vie propre, essentielle, éternelle, radicalement distincte de cette vie limitée et bornée, qui nous met au rang que nous occupons dans la multitude des êtres créés. Eh bien ! Dieu a résolu de franchir, sans les anéantir toutefois, ces limites naturelles qu’il avait établies, il se révèle et se communique à l’homme, autant qu’il peut se découvrir et se donner sans cesser d’être Dieu. Le chef-d’œuvre qui sort de ses mains c’est l’Homme-Dieu, le Christ, oint du Seigneur, qu’il conçoit et prédestine comme la tête d’un corps merveilleux, comme l’aîné d’une famille dont les membres ne se pourront compter. Le péché vient-il troubler cet adorable dessein ? Les auteurs n’en seront pas les victimes. Le plan d’union continuera de subsister. Seulement, le Christ médiateur deviendra en même temps rédempteur. Ce n’est plus une nature parfaite dans son ordre qui sera élevée à un rang divin, c’est une nature déchue et maudite ; mais la grâce la fera monter à la même hauteur. “Jésus se verse en elle et la remplit ; Jésus vérité et lumière, Jésus charité et grâce, Jésus vie et puissance, Jésus ordre, paix, sainteté, félicité. Ils sont deux dans un seul esprit et forment une communauté parfaite”.
Assurément, c’est là prendre les choses de haut. C’est à ce point de vue pourtant qu’il fallait se placer. Le mystère de la grâce sanctifiante est le pivot sur lequel repose tout entier l’ascétisme chrétien. Avoir apporté à l’étudier une si grande largeur de vue avec tant de fermeté et d’assurance, avoir réussi à présenter la doctrine sous son aspect le plus magnifique, c’est un grand mérite. L’ouvrage lui devra son succès39. »
39Et le P. Cochard de conclure son compte rendu de La vie et des vertus chrétiennes : « L’ouvrage de M. Gay mérite de prendre place à côté de la Pratique de la perfection chrétienne [de Rodriguez] ; c’est le plus bel éloge qu’on puisse lui décerner40. »
40Charles Gay nous apparaît surtout comme un précurseur – aujourd’hui méconnu – du renouveau thomiste. Plus précisément du mouvement de réhabilitation de la vie mystique qui accompagna le retour à la théologie de saint Thomas d’Aquin. De cette vie mystique qui s’identifie ni plus ni moins à la vie chrétienne et qui consiste dans le développement normal et plénier de la grâce sanctifiante par l’exercice habituel des vertus infuses, surtout théologales et des dons du Saint-Esprit, reçus au baptême et communs à tous les baptisés. Ce renouveau sera illustré, au siècle suivant, dans l’entre-deux-guerres, entre autres, par l’apport doctrinal du dominicain Réginald Garrigou-Lagrange et son maître-livre Perfection et contemplation (1923)41. Au renouveau thomiste appartiennent entièrement dom Delatte, comme initiateur, et dom Marmion, comme bénéficiaire. L’un et l’autre puisent aux mêmes sources que Mgr Gay : saint Paul, la théologie de saint Thomas, et se retrouvent sur le même thème, central chez chacun d’eux, de l’adoption divine.
41Charles Gay a, le premier en son temps, ouvert très largement les perspectives de la vie spirituelle. N’appartenant à aucune école précise42, mais à l’école du Christ, comme saint Paul, il n’a pu être circonscrit à telle ou telle famille religieuse. Son enseignement s’est donc largement diffusé, imprégnant profondément, mais de façon quasi imperceptible, le renouveau de la spiritualité à la charnière des xixe et xxe siècles, après de figures spirituelles aussi différentes que sainte Thérèse de Lisieux et dom Columba Marmion. Ce qui n’est pas rien.
42Pour son malheur – ou plutôt pour son bonheur –, Mgr Gay aura eu de trop grands « disciples » qui l’auront éclipsé et conduit à l’oubli dans lequel il est encore tenu. Il appartient aujourd’hui au théologien et à l’historien de parcourir le chemin inverse, en portant une attention toujours plus minutieuse aux écrits d’un des grands auteurs spirituels français, dont l’influence fut déterminante.
Notes de bas de page
1 Cochard L., « Un cours de théologie mystique », dans les Études de novembre 1874 (18e année, Ve série, t. 6), p. 750-762.
2 Houssaye H., « Un livre de spiritualité », dans Le Correspondant du 25 octobre 1874 (t. 97, t. 66 de la n. s., 2e liv.), p. 305-327.
3 Lecanuet Édouard, L’Église de France sous la IIIe République, t. I, 1870-1878. Pontificat de Pie IX, Paris, Librairie Vve Ch. Poussielgue, 1907, p. 321.
4 Du Boisrouvray Bernard (dom), Monseigneur Gay, évêque d’Anthédon, auxiliaire de son Éminence le Cardinal Pie (1815-1892), Tours, Mame, s. d. [1921], t. I, p. 386-387.
5 De sa thèse présentée à Rome à l’université pontificale de l’Angelicum, dont un exemplaire dactylographié se trouve à Paris, à l’Institut catholique (Bibliothèque de Fels, 9077 Th 72), Yves Marchasson a publié un résumé : Un grand spirituel au xixe siècle. Monseigneur Charles-Louis Gay, Roma, Pontificium athenaeum internationale « Angelicum », 1961.
6 Marchasson Yves, « Gay (Charles-Louis) », dans Dictionnaire de Spiritualité, Paris, Beauchesne, fascicules 39-40, 1965 (t. VI, 1967), col. 159-171.
7 Correspondance de Mgr Gay. Lettres de direction spirituelle : 5e série, Lettres diverses, Tours, Mame, s. d. [1924], préface de Henri Bremond, p. xv-xvi.
8 Pourrat Pierre, La spiritualité chrétienne. t. IV, Les Temps Modernes, 2e partie : Du jansénisme à nos jours, Paris, Lecoffre, 1928, p. 629.
9 Voir Longchamp Max (de), « Aux sources de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la bienheureuse Élisabeth de la Trinité », dans Charles Gay (1815-1892). Pages spirituelles, Mers-sur-Indre, Paroisse et Famille/Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2015, p. 187-203, ainsi que, plus haut, l’article de C. Langlois, p. 117-129.
10 Dom Jean Dion, entré au noviciat de Solesmes en 1946 et profès du 12 octobre 1948. Propos recueilli en novembre 2015 par l’auteur de ces lignes.
11 Du Boisrouvray Bernard (dom), Monseigneur Gay, op. cit., t. I, introduction de dom Fernand Cabrol, p. xviii.
12 Solesmes, archives de l’abbaye Saint-Pierre : lettre de Charles Gay à dom Prosper Guéranger, 13 octobre 1859.
13 Lettre de Charles Gay à l’abbé Perdrau, Le Mans, 14 juillet 1859, dans Correspondance de Mgr Gay, Paris/Poitiers, Librairie religieuse H. Oudin, 1899, t. I, p. 253. L’original de la lettre est aux Arch. dép. de la Dordogne, 127 J 49.
14 Du Boisrouvray Bernard (dom), Monseigneur Gay, op. cit., t. I, p. 202.
15 Gay Charles, « Les Exercices de sainte Gertrude », Le Monde, 11 août 1863 [no 218, 4e année].
16 [Delatte Paul (dom)], Dom Guéranger, abbé de Solesmes, Paris, Plon-Nourrit/G. Oudin, t. I, s. d. [1910], p. 439.
17 [Guéranger Prosper (dom)], Enchiridion benedictinum complectens Regulam, Vitam et laudes sanctissimi occidentalium monachorum Patriarchæ accedunt Exercitia s. Gertrudis Magnæ et Blosii Speculum, Angers, Cosnier et Lachèse, 1862, préface, p. xxxvi.
18 Guéranger Prosper (dom), Les exercices de sainte Gertrude, vierge et abbesse de l’ordre de Saint-Benoît, Poitiers/Paris, H. Oudin/V. Palmé, 1863, préface, p. xxii-xxiv.
19 Guéranger Prosper (dom), « William Faber », Le Monde, 19 janvier 1864 [no 18, 5e année].
20 Guéranger Prosper (dom), Les exercices de sainte Gertrude, op. cit., préface, p. xxiii.
21 Marchasson Yves, Un grand spirituel au xixe siècle, op. cit., p. 56, note 1.
22 Voir Wallut Matthieu (dom), « Le panégyrique de saint François de Sales : un sermon de dom Guéranger avant la restauration de Solesmes prêché à la Visitation du Mans en 1832 », dans Mélanges dom Guéranger. Histoire – Liturgie – Spiritualité, Solesmes, Éditions de Solesmes, 2005, p. 77-120 ; et Hourlier Jacques (dom), « La spiritualité de dom Guéranger d’après les lettres à Euphrasie Cosnard », ibid., p. 207-232.
23 [Delatte Paul (dom)], Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Paris, Plon-Nourrit/G. Oudin, s. d. [1913], p. 441-442.
24 Gay Charles, De la vie et des vertus chrétiennes considérées dans l’état religieux, Poitiers/Paris, Henri Oudin/Victor Palmé, 1874, t. II, p. 3-217.
25 Ibid., t. I, p. 3-54.
26 Delatte Paul (dom), « Notes sur la vie spirituelle », pro manuscripto, Fontgombault, 2001, p. 15, § 73.
27 Ibid., p. 111, § 136.
28 Cité dans Tierney Mark (dom), Dom Columba Marmion. Une biographie, Paris, Pierre Zech Éditeur/P. Lethielleux, 2000, p. 319-320.
29 Cité dans Philipon Marie-Michel, La doctrine spirituelle de dom Marmion, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 49.
30 Id., « Le docteur de l’adoption divine », La Vie spirituelle, no 325, janvier 1948, p. 83-99, ici p. 98, note 31.
31 Voir Boularand Ephrem, « Le christocentrisme de dom Columba Marmion », ibid., p. 62-82.
32 Philipon Marie-Michel, La doctrine spirituelle de dom Marmion, op. cit., p. 14.
33 Id., « Le docteur de l’adoption divine », art. cit., et La doctrine spirituelle de dom Marmion, op. cit., p. 309-312. Voir aussi Thibaut Raymond (dom), L’Idée maîtresse de la doctrine de dom Marmion, Éditions de Maredsous, 1947.
34 Marmion Columba (dom), Le Christ dans ses mystères, Maredsous, abbaye de Maredsous, 1919, p. 72.
35 Gay Charles, Élévations sur la vie et la doctrine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Poitiers/Paris, Oudin Frères, 1879, t. II, p. 452-453.
36 Marmion Columba (dom), Le Christ dans ses mystères, op. cit., p. 45-74.
37 Gay Charles, Élévations sur la vie et la doctrine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, op. cit., t. II, p. 443-471.
38 Voir plus bas, p. 213, « Sources de la vie de Mgr Gay ».
39 Cochard L., « Un cours de théologie mystique », art. cit., p. 751-752.
40 Ibid., p. 762.
41 Garrigou-Lagrange Réginald, Perfection et contemplation selon S. Thomas d’Aquin et S. Jean de la Croix, Saint-Maximin, Éditions de La Vie spirituelle, 1923, 2 vol.
42 Voir Bremond Henri, préface à la Correspondance de Mgr Gay. Lettres de direction spirituelle, op. cit., p. VIII.
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