4. Les justifications de l’engagement
p. 133-176
Texte intégral
1En parlant de leur vie, de leurs rapports aux autres, du monde dans lequel ils prennent place et du sens qu’ils donnent à leur engagement dans des actions de solidarité internationale, les salariés n’ont pas seulement livré des indices sur les multiples expériences qui les ont forgés, les lieux où s’est accomplie leur socialisation, les diverses déterminations dont ils sont le produit, ils ont aussi fourni de précieux éléments sur la manière dont ils gèrent aujourd’hui le legs de leur passé, dont ils s’accommodent de leur propre histoire et des chemins divers qu’elle a empruntés. Autant de pistes qui permettent de saisir l’expérience vive des salariés, leurs aspirations, leurs doutes, leurs émotions. Et de mieux comprendre les raisons de leur engagement.
2Si l’on a ici souhaité réserver une place à l’analyse du sens que les salariés donnent à leur participation à des actions dites de « solidarité internationale », ce n’est pas pour atteindre une hypothétique authenticité du « vécu » des acteurs, mais c’est parce qu’il est apparu qu’ils avaient une manière singulière de se définir, de préciser les termes de leur relation aux autres et de s’assigner une place au sein du nouvel espace qu’ils entendent investir. C’est en effet par petites touches, en prenant des voies de traverse, que les salariés, souvent animés d’une sorte de prudence inquiète, ont accepté de parler d’eux-mêmes : en dessinant d’eux un portait en négatif plutôt qu’en positif ; en préférant dire « voilà ce que je ne suis pas » plutôt que « voilà qui je suis »; en s’efforçant de promouvoir leur façon de voir et d’agir à travers la critique d’autres manières de voir et d’agir. Cette définition de soi faite moins sur un mode affirmatif que sur le mode de la dénégation ou de la prise de distance avec d’autres définitions de soi, mais dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas, constitue l’un des traits les plus singuliers des entretiens recueillis. Il a semblé qu’il y avait là, dans ces ombres et ces contrastes, une piste intéressante permettant de mettre à jour le système de contraintes dans lequel sont enserrés leurs schèmes de pensée : un matériau offrant la possibilité d’explorer la façon dont ils justifient leur engagement dans de telles actions, la place qu’ils s’y assignent et la manière dont ils entendent la « tenir ». Tout travail de construction de soi est en effet marqué du sceau de la rencontre, plus ou moins heureuse, entre une offre de positions (autant construites que « déjà là ») et les inclinations dispositionnelles des salariés1. Or ici, l’espace étudié, la « solidarité internationale » accomplie depuis l’entreprise, est plus à faire que fait, plus incertain que certain : la nature des activités, peu professionnalisées, est encore l’objet de controverses ; sa définition oscille entre ces deux pôles que sont d’un côté, la charité, de l’autre, l’action politique ; les qualités des participants ne sont pas encore codifiées et restent à préciser. De telle sorte que les salariés disposent ici, plus que dans tout autre espace déjà réglé, d’une certaine latitude pour dessiner les contours des activités pour lesquelles ils se sentent « faits ». Ce dernier attire des salariés très différents, tant par leur histoire personnelle, leurs dispositions que leurs ambitions propres. Les motifs qu’ils avancent et les définitions de soi qu’ils engagent sont aussi très variés. Ce sont paradoxalement les salariés dont l’expérience politique et syndicale est la plus forte qui produisent les justifications les mieux ajustées aux idéaux de l’engagement humanitaire et qui sont les plus enclins à se définir comme des experts de la solidarité internationale2.
3Trois matrices discursives peuvent être repérées dans les propos des salariés. La première (le langage de la compassion) renvoie à un type de discours caractérisé par la description de l’état intérieur des personnes, la référence à des événements biographiques éprouvants et l’invocation d’un penchant altruiste. Il est principalement activé par des interviewés appartenant aux catégories les plus précarisées des salariés rencontrés (des jeunes et des femmes, pour l’essentiel), ayant une faible expérience de l’action collective (voire aucune) et étant peu familiers du mode de présentation de soi jugé le plus légitime au sein de l’espace de la « solidarité internationale ». La deuxième matrice renvoie à un type de discours davantage orienté vers la description des situations affrontées sur le terrain et des conditions de vie des populations rencontrées ; il se caractérise à la fois par une plus grande objectivité et une plus grande généralité du propos (le langage de la politique). Il est principalement activé par des salariés fortement investis dans des groupements militants (des hommes et des interviewés plus âgés) qui importent dans l’espace de l’expertise humanitaire les grilles de lecture du monde social auxquelles ils sont accoutumés – tout en les transformant profondément. La troisième matrice renvoie à un type de discours (le langage du management) articulé autour des thématiques de la professionnalité et de l’accomplissement de soi. Empruntant certains de ses traits aux rhétoriques managériales, il est principalement le fait de militants de sensibilité chrétienne (les mieux dotés en ressources culturelles et spirituelles) qui mettent en avant leur opérationnalité et leur souci de se réaliser comme sujets autonomes. Ces trois matrices discursives s’inscrivent dans une dynamique d’individuation identitaire (la mise à l’épreuve de soi dans le geste de secours, la capitalisation personnelle de ressources collectives, l’affirmation d’un sens de la responsabilité) qui paraît relativement bien assumée dans les deux derniers cas alors qu’elle semble plutôt subie dans le premier.
Des individus altruistes
4Les plus enclins à se décrire comme des êtres naturellement portés à venir en aide aux autres, et qui font préférentiellement appel à leur expérience intime pour justifier leur engagement, relèvent de deux catégories clairement identifiables au sein de l’ensemble des salariés rencontrés : les femmes d’un côté, les jeunes de l’autre. Mais, contrairement aux apparences, ce n’est pas l’appartenance sexuelle ou générationnelle qui est ici discriminante. C’est plutôt la distance que ces salariés entretiennent à l’égard des groupements militants (ou dans laquelle ils sont tenus) qui les caractérise. Ils ne disposent pas de ces identités prêtes à porter qu’offrent les groupements volontaires (telle une association paroissiale, un syndicat), faute de les avoir fréquentés ou parce qu’ils ont entretenu à leur égard des rapports distanciés (en en faisant partie tout en ayant le sentiment de ne pas y adhérer totalement). Confrontés à la nécessité, auquel expose tout récit biographique, de proposer d’eux une définition cohérente, ils sont conduits à s’inventer une identité sur mesure, qu’ils doivent veiller à ajuster à l’image du « bon » coopérant qu’enferment les actions de solidarité internationale. Ils s’appuient donc sur les ressources que leur offre leur propre personne et puisent dans leur vie passée des éléments autour desquels ils vont s’efforcer d’ordonner le récit de leur existence. Ils se décrivent comme des êtres singuliers, dont le point d’ancrage est leur for intérieur, présenté comme le siège d’une « nature altruiste ». Ils adoptent volontiers une posture introspective. Une attitude à laquelle les a accoutumés la fréquentation de sortes de précepteurs de la conduite de vie : des prêtres, bien sûr, mais aussi ces spécialistes de la cure des corps et des âmes3 que sont les psychologues et les psychanalystes, les praticiens de médecines douces et les professeurs d’expression corporelle.
Une expérience d’introspection
« Je connaissais un ami qui est cambodgien et qui m’avait parlé de ces techniques-là. Comme je suis très curieux scientifiquement, c’est mon esprit… j’ai fait de la recherche, j’ai toujours été intéressé par les sciences physiques, les sciences de la nature, tournées vers l’extérieur de mon moi, de ce que je suis. Mais jusqu’à présent, de par ma formation, je n’avais jamais essayé de regarder à l’intérieur. Je me suis dit : “Tiens, c’est une bonne expérience que je peux avoir, une expérience d’introspection.” Parce que c’est un domaine que je ne connais pas, que je ne contrôle pas, que je ne sens pas… J’en suis un peu la victime, je ne sais pas comment je fonctionne. Il y a beaucoup de techniques de méditation qui fonctionnent ; la méditation transcendantale, le yoga ou celle que j’ai faite sont des techniques qui fonctionnent avec ce qu’on appelle les sensations du corps et elles permettent d’avoir une action très rapide à la limite du foudroyant » (ingénieur, croyant, critique envers les syndicats, 35 ans)4.
L’invocation d’une « nature » altruiste
5Ils invoquent à l’appui de leur engagement l’obligation morale, devant laquelle ils se sont trouvés, de devoir agir pour aider ceux qui sont dans la peine ou dans la difficulté plutôt que de demeurer sans rien faire. Leur engagement est ainsi présenté comme le prolongement naturel de l’émotion qui est censée saisir quiconque a à connaître ou est le témoin direct d’un événement qui heurte son sens de la normalité ou de l’injustice. Certains interviewés laissent entendre que cette faculté à s’émouvoir est communément partagée et que leur engagement n’a pas à être questionné. Il s’agirait là d’un comportement naturel auquel il serait vain de vouloir chercher une quelconque explication. Vouloir aider les autres, en de telles circonstances, est considéré comme « normal ». Que ces autres vivent à des milliers de kilomètres d’eux ne rend pas, à leurs yeux, cet engagement plus singulier qu’un autre. D’autant que, bien souvent, ils sont déjà investis dans des actions d’aide à des individus et des groupes vivant à proximité d’eux. Le fait qu’ils s’engagent dans des organisations « solidaires » quand d’autres s’en désintéressent est alors imputé à leur plus grande sensibilité :
« C’est aussi une question de sensibilité. Ça c’est très important. Tu as des gens qui sont plus ou moins sensibles à ça, parce que quand on regarde quelque chose, on ne le voit pas tous de la même façon. Moi, par exemple, depuis que je suis gamin, je me suis toujours dit : “J’adopterai des enfants.” C’était un truc que j’avais dans la tête. Je l’avais là. C’était une façon de penser que j’avais tout petit alors que d’autres personnes, ça va être : “Je veux une maison”, “Je veux être bien”. »
6Le sentiment altruiste en vient parfois à être totalement naturalisé, décrit comme une disposition incorporée qui ferait immédiatement agir celui qui en est porteur à la vue d’une souffrance singulière. L’émotion est décrite comme un mouvement qui soumet ceux qu’elle saisit à un « élan », à un « appel du cœur » : « Spontanément je vais proposer mon aide, c’est quelque chose de spontané, d’inné, c’est ce qui est en vous. […] On ne peut pas rester indifférent. C’est pas possible. Je ne comprends pas l’indifférence » (femme membre du Secours populaire d’EDF-GDF). Ce type d’explication, sexuellement très différencié, est davantage mobilisé par les femmes que par les hommes. Probablement parce qu’elles ont eu beaucoup moins d’occasions de rencontre avec des catégories identitaires déjà constituées collectivement et ont dû trouver ailleurs (en elles, en l’occurrence) des preuves de conformité aux caractéristiques des groupes « solidaires ». En effet, les salariées rencontrées sont, pour la plupart, peu dotées scolairement, donc plus enclines à intérioriser les représentations les plus communément attachées aux femmes (« la femme, être douée de sensibilité », etc.). Elles occupent, en règle générale, des positions situées en bas de la hiérarchie professionnelle (alors que les hommes rencontrés couvrent tout le spectre des postes de travail) et exercent surtout des fonctions administratives (et non une activité descriptible sous l’espèce d’un « métier »). Elles sont en outre moins présentes que les hommes dans les groupements militants, et, lorsqu’elles en font partie, occupent, à quelques exceptions près, des fonctions d’exécution et non de responsabilité. D’autres salariés tempèrent toutefois le caractère naturel de leur engagement en rapportant leur engagement à des événements qui sont décrits comme des sortes de stimulants de leur inclination altruiste. Ils expliquent avoir été le siège d’une sorte de force extérieure à eux-mêmes (« c’était plus fort que moi, il fallait que je les aide »), qui aurait mis en actes un scénario forgé en dehors d’eux, en quelque sorte, sans qu’ils en soient les véritables auteurs. Ils invoquent alors le destin, comme d’autres lisent dans des thèmes astrologiques les signes de l’accomplissement d’un avenir déjà tracé.
Des expériences marquantes
7L’exploration de la biographie de ces interviewés révèle pourtant qu’ils ont traversé des expériences qui peuvent être lues, rétrospectivement, comme des moments formateurs de leur inclination altruiste. Certains reconnaissent tacitement l’existence de telles prédispositions puisqu’ils insistent, dans leur récit, sur des événements qui les ont particulièrement marqués. Ces expériences choquantes, traumatisantes (dont ils affirment encore porter la douloureuse empreinte), sont rétrospectivement interprétées comme des éléments clés de la structuration de leur « personnalité » puisqu’ils établissent entre elles et leur désir d’aller vers les autres une relation de cause à effet : le fait d’avoir grandi dans « une famille très raciste » est par exemple présenté comme le ferment d’une répulsion à l’égard de toutes les formes de xénophobie ; le fait d’avoir vécu des situations extrêmes durant l’enfance (une grande misère, la perte précoce d’un parent, une installation difficile en France…) est également décrit comme l’aiguillon d’un désir d’aider ceux qui vivent dans des situations difficiles ou malheureuses (dans lesquelles le salarié identifie certains des traits de sa propre détresse d’hier). Les salariés repèrent dans leur passé des clefs leur permettant de comprendre pourquoi ils sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui. La structure narrative de ces récits biographiques révèle leur grande familiarité avec le discours vulgarisé de la psychologie ou de la psychanalyse (qu’ils ont pu s’approprier via les journaux, la télévision…) puisque l’étiologie de leur engagement « solidaire » s’ordonne en effet autour des expériences éprouvantes de l’enfance5.
Détresse passée et sensibilité aux autres
« Je suis issue du quart-monde. Nous étions enfants de l’assistance publique. J’ai connu une telle misère, une telle détresse. Une vie ballottée, cahotée, des années de galère » (femme, membre du Secours populaire d’EDF-GDF, 50 ans).
« Je peux témoigner, je peux dire ce que c’est que d’avoir faim. Disons que je portais cela en moi depuis longtemps déjà, parce que je me suis toujours située du côté du plus malheureux » (femme, membre du Secours populaire d’EDF-GDF, 50 ans).
« Je suis plus sensible. Quand je suis venu en France, j’avais neuf ans, je ne parlais pas un mot de français. Enfin c’est plus facile en étant gamin, par rapport à mes parents. Nous on sait ce que c’est de changer de pays, on a une autre vision des choses » (ouvrier, fils d’immigrés espagnols, 35 ans).
8Dans leur quête de continuité, les salariés font souvent feu de tout bois. Le moindre petit événement sert de prétexte à la remise en ordre de leur vie autour d’un ou de plusieurs moments jugés fondateurs de leur disposition altruiste. Ainsi cette femme, agent de maîtrise d’EDF, qui fait le récit de toutes les expériences, petites ou grandes, qu’elle a traversées ces dernières années, et qu’elle analyse rétrospectivement comme les déclencheurs de ce qu’elle appelle son « avancée spirituelle ». Elle identifie ainsi l’origine de la révélation de son « amour des autres » dans une série de petits événements (apparemment anodins, mais jugés extraordinaires par leur retentissement futur) auxquels elle a été confrontée en empruntant les transports en commun pour aller travailler : elle a été le témoin fréquent de malaises de voyageurs auxquels elle décidait spontanément de porter secours (« c’est ma nature ») et regarde rétrospectivement ces faits, dont elle se refuse à considérer qu’ils aient pu être fortuits, comme des sortes d’invitations (divines ?) à mettre sa vie au service des autres :
Hasard et destin
« Il se passait toujours quelque chose. Quand il y avait un incident, les trains arrêtés. Il fallait descendre. Des malaises, quelqu’un qui se trouvait mal, une crise de quelque chose, une syncope… j’étais là. Je ne pouvais pas laisser la personne comme ça, ce n’était pas possible. C’était moi. Les autres restaient indifférents. Mais moi c’était comme ça. Et comme par hasard, c’était à côté de moi. Et je dis qu’il n’y a pas de hasard » (femme, agent de maîtrise, EDF).
9Enfin, d’autres salariés imputent leur engagement non pas à un penchant naturel, ni au fait d’avoir été les victimes d’une expérience particulièrement éprouvante (qui aviverait leur sensibilité aux difficultés ou à la souffrance des autres), mais au choc émotionnel produit par la confrontation soudaine ou répétée à une ou des situations extrêmes face auxquelles ils n’ont pu supporter de demeurer impuissants et qui les ont décidés à « agir concrètement ». Les faits lointains dont les médias se font l’écho (par exemple, les désastres engendrés par un tremblement de terre) ou le fait de croiser quotidiennement des individus démunis, sans logement, sont alors décrits comme autant de « déclics » invitant les agents à se préoccuper du sort des autres. Les salariés se disent surtout sensibles à des événements qu’ils n’ont pas directement vécus, mais qui ont atteint des êtres très proches d’eux (des membres de leur famille, des amis) et les ont indirectement affectés.
10Dans ce type de récit, les destinataires des opérations de solidarité ne sont pas qualifiés de façon précise. Ils ne sont pas catégorisés. C’est principalement leur qualité d’être humains qui retient l’attention des interviewés. Les locuteurs se désintéressent des causes de la situation dans laquelle ils se trouvent. Seule leur importe la condition de « souffrant » (au sens large) dans laquelle se trouvent les destinataires de leur aide. À tel point qu’ils en viennent à s’intéresser tout autant au « nanti » à l’écart du besoin qu’au « pauvre » soumis aux exigences de la nécessité, et qu’ils se soucient tout autant du « développement » de leur secrétaire que de celui des « enfants burundais » :
L’amour du prochain
« Dans mon action, j’essaie de mettre les gens qui sont en situation de pauvreté avec les gens qui sont nantis. Moi j’essaie d’intégrer tous ces gens qu’on a pu mettre en dehors – parce qu’ils buvaient, parce qu’ils n’avaient pas de travail, parce qu’ils étaient noirs ou parce qu’ils étaient difformes – en contact avec toutes les associations locales […]. Je préfère remettre les gens dans le circuit normal » (homme, agent de maîtrise, responsable d’une association intermédiaire d’insertion).
« En fait le développement, je pense que pour la plupart des gens, c’est guidé par l’amour. Le développement c’est tout autant aller passer une heure avec sa secrétaire et l’écouter si elle a un problème personnel [que d’aller aider des gens à l’étranger]. Le développement c’est aider à grandir. Tout dépend aussi d’où on part. Mais quelle que soit la personne à qui on s’adresse, ses enfants, son épouse, ses collègues de travail, des petits Burundais, des enfants au catéchisme, des enfants des rues, tous ont besoin de grandir. Moi aussi j’ai besoin de grandir » (ingénieur à GDF, responsable d’un club CODEV, catholique pratiquant).
11Le flou qui caractérise la notion de « développement » permet de l’investir de significations extrêmement hétérogènes : certains croyants, jouant de sa polysémie peuvent, dans une même phrase, basculer du sens que lui attribuent les professionnels de la coopération à celui que le lexique chrétien reconnaît à ce terme. Le développement est alors appréhendé tant dans sa dimension individuelle que collective : les interviewés affirment la nécessité, pour chaque individu, de s’accomplir dans tous les aspects de sa vie (de s’assurer un minimum vital et de s’épanouir culturellement, spirituellement, socialement) et insistent sur les nécessaires concertation et coopération que suppose un tel projet. Les peuples tout autant que les personnes sont appelés à se « développer ». La solidarité doit dès lors s’affranchir des frontières du local pour s’étendre aux populations étrangères puisque les salariés, ceux qui vivent auprès d’eux et ceux qui vivent loin d’eux sont censés travailler à l’accomplissement de leur destin commun.
12La façon dont sont désignés les destinataires de l’aide exclut tout recours à l’équivalence. Elle interdit a priori de proportionner le geste altruiste aux caractéristiques de la situation rencontrée (par exemple, d’aider beaucoup ceux qui ont peu et, inversement, d’aider moins ceux qui ont comparativement plus). Toutefois, l’aide apportée au plus humble est toujours considérablement valorisée : « Il faut aller vers l’être le plus malheureux, le plus démuni, celui qui a le plus besoin » (retraité, croyant, appartenances diverses à des réseaux catholiques)6. La valeur et la portée du plus petit geste accompli en direction d’autrui sont ainsi rehaussées et le sentiment d’impuissance ou d’inutilité que pourrait susciter la confrontation de ce qui a été fait (si peu) avec ce qui reste à faire (beaucoup) se voit également considérablement minoré :
« Je crois que c’est Saint-Exupéry qui a dit : “Qui contribue à sauver un homme sauve l’humanité.” Les actions qu’on fait, elles sont marginales. Mais je dis que c’est aussi une manière de développer la compréhension entre les peuples » (agent administratif au Crédit agricole, président d’une association de solidarité).
13Le récit se concentre donc moins sur la description des populations aidées que sur la narration minutieuse des actes accomplis par les salariés pour venir en aide aux intéressés.
Impératifs de flexibilité et incertitude identitaire
14Les propos des salariés « altruistes » ne sont pas toujours très assurés. Les interviewés sont souvent confus, reviennent sur leurs propos ou font l’impasse sur certaines périodes de leur vie. Ces hésitations sont bien sûr liées à l’inégale préparation des interviewés à ce mode d’expression qui exige de posséder une certaine assurance, de pouvoir tenir la « longueur » d’un entretien, d’être capable de surmonter l’éventuel malaise que suscite la confrontation avec un inconnu, de maîtriser les ressources discursives d’un discours à la première personne7. Elles semblent aussi liées à l’impossibilité, dans laquelle se trouvent les interviewés, d’honorer les règles tacites du récit biographique, qui veut qu’une vie puisse être décrite comme le déroulement linéaire d’une série d’événements s’enchaînant de façon logique et continue8. Ces interviewés – des jeunes et des femmes, principalement – font en effet référence, dans leur récit, à des conditions de travail relativement voisines, marquées par l’insécurité, qui les a conduits à faire davantage l’expérience des temps disjoints plutôt que du temps continu. Ils ont souvent connu l’intérim et les contrats précaires et se retrouvent soumis aux pressions qu’engendrent les nouvelles formes d’organisation du travail dans leur propre entreprise. Or ce type d’expérience ne peut que retentir sur la manière dont ils se mettent en récit, sur leur aptitude à se « fabriquer » une identité9. En effet, l’impératif de flexibilité au travail, en raison des ruptures temporelles constantes qu’il induit, développe chez les salariés concernés une forme inédite de rapport à soi et appelle de nouveaux modes de narration biographique. La difficulté qu’éprouvent ces salariés à réunir les différentes facettes de leur identité peut être imputée au morcellement de leur activité professionnelle. Non seulement parce que, basculant de petits boulots en intérim, de contrat à durée déterminée en autres contrats précaires, leur rapport au temps est de plus en plus fragmenté. Mais aussi parce qu’une fois installés dans un poste plus durable (comme les salariés rencontrés), ils se trouvent également plongés dans un monde rythmé par les temps courts, qui apparente plus leur activité professionnelle à une mosaïque de temps épars qu’à une période temporelle homogène10. On comprend dès lors que les femmes et les jeunes (qui occupent structurellement les positions les plus précaires et sont les plus exposés aux impératifs de la flexibilité) peinent à s’inscrire dans une temporalité longue et ne puissent proposer le récit d’une vie linéaire. Ils éprouvent en effet, plus que tout autre, des difficultés à rassembler dans un récit cohérent les pièces de leur vie morcelée. Il n’y a guère que la constance de leur « nature altruiste » qui puisse alors être invoquée pour attester la continuité de leur être.
15On comprend mieux, également, la coloration individualiste de leur discours. Ces salariés disent en effet souvent leur méfiance ou leur indifférence à l’égard des collectifs qui sont censés défendre leurs droits. Ils disent ne pas compter sur leur aide et valorisent la capacité des individus à se prendre en charge eux-mêmes. Car avant d’accéder à la relative sécurité qu’offre un emploi stable, ils ont dû apprendre à se débrouiller eux-mêmes, à s’adapter au rythme d’une vie marquée par l’incertitude du lendemain. Ayant, pour la plupart d’entre eux, fréquenté les services publics de l’emploi, ils ont été la cible d’injonctions les invitant à se prendre en charge eux-mêmes et à « monter un projet professionnel11 ». Leurs propos portent l’empreinte du discours dominant invitant les salariés à se conduire en sujets volontaires, capables de trouver « en eux » les ressources nécessaires à leur insertion et leur réussite professionnelles. La reconnaissance du bien-fondé du management par objectifs, qui laisse les salariés libres de définir eux-mêmes les moyens permettant d’atteindre les buts fixés, apparaît congruente avec la représentation d’un salarié autonome et responsable :
Des objectifs justifiés
« Dans le travail la direction demande certaines choses maintenant, comme des objectifs. Pour certaines personnes qui sont depuis longtemps chez EDF, c’est scandaleux. Pour moi non. Parce que j’arrive du privé et dans le privé – j’ai fait du commercial en plus – on te dit qu’en fin de mois, il faut qu’on fasse dix ventes pour qu’on s’en sorte. On fonctionne par objectifs. On nous dit qu’il faut qu’on fasse tel travail pour telle date. Pour beaucoup ça ne passe pas. Et là je ne suis pas d’accord. Moi je trouve ça un peu normal. Pour une entreprise si on veut bien fonctionner, faire du résultat, c’est normal qu’on ait ce genre d’organisation du travail » (jeune femme, ex-intérimaire, embauchée depuis deux ans à EDF).
16Aussi n’est-il guère étonnant que ces salariés disent apprécier l’autonomie d’action que leur offrent les actions de solidarité internationale. Mais leur individualisme, si l’on peut ainsi qualifier leur attitude, est plus un individualisme par défaut qu’un individualisme revendiqué. C’est en grande partie parce qu’ils ont été amenés à traverser des espaces sociaux faiblement structurés par des relations de solidarité et qu’ils n’ont pas ou peu eu l’occasion de participer à des actions collectives, qu’ils en viennent à se considérer comme des individus sans attaches, dépourvus de liens, ne devant leur réussite qu’à leur propre volonté12.
17La sensibilité de ces salariés aux conditions de vie de populations lointaines s’explique en outre par leur exposition précoce à des conceptions humanistes : nombreux sont ceux qui ont fréquenté (mais temporairement), durant leur jeunesse, des groupements faisant du service des autres une règle de conduite de vie (comme certains cercles catholiques) ou privilégiant le bien commun sur l’intérêt particulier (à l’instar des collectifs militants). Leur désir d’agir pour les autres n’est pas simplement le produit de leur confrontation à des faits que le hasard aurait placés sur « leur route ». Ils portaient déjà en eux une propension à être affectés par ce type d’événement. Aussi faut-il regarder la sollicitude que les salariés manifestent à l’égard des autres comme le produit d’un long apprentissage.
Un engagement de soi pour soi
18Les interviewés enclins à naturaliser les raisons de leur engagement sont également les plus critiques à l’égard du militantisme. Certains ont pourtant déjà adhéré à une section syndicale. Les groupements syndicaux sont, dans leurs propos, décrits comme des prestataires de services, des guichets auxquels il est possible de s’adresser pour bénéficier des avantages qu’est censée procurer l’adhésion. Ils considèrent les délégués comme des mandataires chargés de défendre leurs intérêts et de leur offrir, en cas de nécessité, un conseil personnalisé et font le bilan des coûts et des avantages qu’engendre l’adhésion13.
Coûts et avantages de l’adhésion syndicale
« Je ne suis pas syndiqué. Je crois que c’est mieux comme ça. J’ai été syndiqué au début à la CGT et en fait je me suis aperçu que ça n’a pas servi à grand-chose et que j’avais pas plus d’infos en étant syndiqué qu’en ne l’étant pas. Donc j’ai laissé tomber. Mais je ne dénigre pas les syndicats. Pour l’instant j’en vois pas l’intérêt. Plus tard, je ne sais pas… Mais je suis très jeune dans l’entreprise […]. J’ai pas senti la différence entre ce que j’ai pu vivre dans l’entreprise en étant syndiqué et ne l’étant pas : moi je m’attendais à avoir des informations, des contacts et j’ai pas eu ça. Donc pour l’instant je laisse tomber mais on verra après » (jeune technicien de GDF, non syndiqué).
19De tels comportements indisposent les militants investis de longue date dans l’action collective, qui lisent dans cette attitude de « consommateur » l’un des symptômes de l’individualisme grandissant des salariés, moins enclins à défendre leurs intérêts collectifs qu’à préserver leurs propres intérêts :
« Une assurance-vie »
« Moi quand je suis rentré à EDF, ce qui m’avait un peu frappé, c’est ces gens qui arrivent à changer de syndicat parce qu’avec un syndicat ils n’arrivaient pas à avoir quelque chose. Quand je dis pas quelque chose, c’est pas d’avancement, pas de promotion. Pour eux se syndiquer c’était un peu une assurance, une assurance-vie » (salarié d’EDF, long passé de militant au sein de l’ACO et de la CFDT, 48 ans).
20Les salariés critiques à l’égard du monde syndical le décrivent également comme un lieu peu propice à l’épanouissement personnel, cristallisé autour de divisions jugées stériles, où les individus ploient sous le poids du collectif. Ils regrettent que les adhérents soient regardés comme des membres anonymes, dénués d’attributs spécifiques et revendiquent la possibilité d’être considérés comme des êtres singuliers, non réductibles à un simple numéro sur une carte d’adhérent. Ils critiquent aussi l’exercice d’une sorte de monopole, par quelques « cumulards », des postes de représentation au sein de l’entreprise. Ils dénoncent également – c’est là l’une des antiennes classiques de la critique du syndicalisme – la poursuite d’intérêts privés derrière les apparences du plus grand dévouement à la cause. Dans leurs propos, l’activité syndicale se réduit à une entreprise pour la conquête et l’exercice du pouvoir : les combats pour l’obtention de postes de représentation, l’imposition d’un quasi-monopole syndical dans les comités d’entreprise ou d’établissement sont regardés comme autant d’entreprises personnelles, ayant peu de choses en commun avec les idéaux que leurs animateurs sont censés servir. Les structures militantes sont alors décrites comme des espaces habités par les luttes intestines et le sectarisme, où la quête de la satisfaction d’intérêts privés aurait pris le pas sur la défense d’une communauté d’intérêts14 :
Les écueils du syndicalisme
« Il y en a qui disent que seul ce qu’ils pensent eux est bien, les autres ne pensent que des conneries. C’est pour ça qu’on assiste à des coordinations. Ils ont en partie tué le syndicalisme » (responsable administrative dans une CMCAS d’EDF-GDF).
« À force de prêcher pour sa chapelle, en disant que l’autre à côté est complètement ringard, complètement tocard, les gens en ont marre. Ils en ont marre d’entendre toujours le même discours depuis 30-40 ans » (idem).
21Ces salariés invitent donc leurs pairs à suspendre leurs « étiquettes », en affirmant que l’exhibition des appartenances collectives (politiques, syndicales, confessionnelles…) dont peuvent éventuellement se réclamer les candidats à l’entrée dans les associations de solidarité internationale sont des ferments de division nuisibles à l’unité des groupes. « Tout ce que l’on demande c’est qu’on laisse son appartenance syndicale et politique à la porte de l’association », « Nous, on est areligieux, asyndical et apolitique », « Je ne dis pas qu’il faut faire l’impasse sur les divisions, mais ce n’est pas au niveau de la solidarité de terrain qu’il faut le faire », « On n’a jamais parlé de syndicat pendant les réunions », affirment ces derniers. D’aucuns, à l’instar de cette salariée, appellent de leurs vœux la suspension des « étiquettes » et en louent les bénéfices :
La possibilité d’un travail en commun
« Ça a amené la possibilité de créer ce qu’on appelle un enjeu, de faire travailler des gens de différents syndicats. Politiquement c’était important d’arriver à ce résultat. Les syndicats, en France, ils ont plus l’habitude de se bouffer le nez que de travailler ensemble. On a pu voir comme ça que les gens, même de différents horizons politiques, peuvent travailler ensemble sur des dossiers » (agent de maîtrise, membre d’un groupe de solidarité internationale à EDF).
22La stigmatisation des appartenances politiques et syndicales est symptomatique de l’individualisation du rapport que les salariés entretiennent à l’égard des organisations de solidarité internationale : elles sont moins considérées comme des lieux regroupant les membres impersonnels d’un collectif, que comme des « associations de personnes autonomes15 », c’est-à-dire comme des espaces propices à la reconnaissance et à la valorisation des spécificités des individus. Les salariés insistent beaucoup sur le profit personnel (stabilité psychologique, environnement relationnel plus riche, sentiment d’être utile, etc.) qu’ils retirent de leur participation aux missions. Cet argument est spontanément mis en avant lorsqu’ils sont invités à expliquer les motifs de leur engagement. Il peut même aller jusqu’à précéder, dans la hiérarchie des motifs invoqués, le souci d’aider les autres. L’action des groupes de solidarité internationale s’apparente moins, dans la description qu’en donnent les salariés, à une action collective qu’à un regroupement destiné à faciliter collectivement des actions individuelles. Mais il serait trompeur de lire dans ces aspirations à plus d’autonomie le triomphe d’un individualisme « postmoderne ». Car la densité des interrelations qu’elles produisent contribuent à aviver, chez les salariés concernés, le sentiment d’exister comme être autonome, libre de toute attache16.
Des occasions de réalisation de soi
« La vie extra-entreprise si je peux appeler ça comme ça, je trouve que c’est important, mais je n’appartiens pas à d’autres associations. J’ai fait du sport avec la CMCAS : ping-pong, tennis, et puis les camps CMCAS. J’ai eu une première approche en passant mon BAFA, j’ai fait en fait un stage de base, c’était activités d’expression, ensuite j’ai fait un stage pratique sur le cirque et j’ai fait une spécialisation chanson-musique […]. Je crois qu’à EDF, il y a la vie d’entreprise et il y a toute une culture d’entreprise autour, qui fait que ça, il faut l’entretenir. Parce qu’il y a des choses auxquelles on ne pourrait pas avoir accès si on n’était pas EDF, il y a des sports comme le parachutisme qui coûteraient très cher dans le privé et EDF nous permet de faire des stages pour presque rien. Et ce serait dommage de ne pas en profiter » (jeune technicien de GDF, non syndiqué).
23Ce mode de sociation n’est pas sans conséquence sur l’avenir des groupes ainsi formés. Quel « nous » peut advenir de la réunion d’individus qui partagent si peu de caractéristiques communes et dont les formes de socialisation sont trop hétérogènes pour qu’ils aient le sentiment de partager une même identité ? L’engagement de cette catégorie de salariés (qui, rappelons-le, ont pour caractéristique commune d’être restés à l’écart des groupements militants ou de s’y être très peu investis), procède davantage du partage d’expériences intimes (relativement voisines) dont ils considèrent qu’elles leur confèrent une légitimité quasi-naturelle pour participer aux groupements solidaires. L’intensité des attachements réciproques entre les membres y est moins forte que dans des collectifs formés sur la base d’appartenances primaires. Elle favorise dès lors un rapport plus individuel à l’action collective, « un engagement distancié17 ».
24C’est auprès de cette catégorie de salariés qu’ont été recueillis les propos les plus empreints d’ethnocentrisme. Leurs descriptions des Africains insistent par exemple sur le caractère hédoniste d’une vie pauvre mais insouciante, d’un monde que les méfaits de la civilisation auraient épargné. L’altérité, construite comme autant de manques ou de moindre-être est souvent sublimée (« mais ils sont heureux ») et s’assortit alors d’une nostalgie de l’authenticité perdue.
La vision rousseauiste d’une Afrique authentique
« Les gens en Afrique, ils n’ont rien, ils sont heureux ! Les jeunes ici, ils ont tout et pourtant ils boivent, ils se droguent. Pourquoi tout ça ? Il y a un mal-être quelque part. Là-bas ils n’ont rien, ils vont à la pêche, ils vont chercher leur bouffe pour la journée et ils chantent ! C’est extraordinaire ! » (agent administratif, 35 ans).
«Ils ont une certaine sérénité. Il y a un calme. Je crois qu’ils relativisent bien les choses. C’est une éducation qui est totalement différente de la nôtre, et on a beaucoup à apprendre d’eux. Eux, ils étaient éclatés de rire quand ils nous voyaient courir. Ils disaient : “Mais vous travaillez pas plus que nous, vous savez ! Vous vous épuisez, mais vous n’en faites pas plus que nous !” Mais tout ça à un rythme qui était différent du nôtre. Nous on passe à côté de plein de choses qu’eux savent apprécier [les Africains], par leur philosophie, leurs traditions, leurs coutumes… Nous on court toujours après quelque chose qu’on n’attrape jamais d’ailleurs ! Quand je suis en contact avec des gens comme ça, pareil avec des Antillais, qui sont d’origine africaine, eh bien il y a un calme qui se dégage… Est-ce que ça vient du climat ? Peut-être aussi que quand on vit dehors, toujours dehors, on se rencontre plus les uns les autres que dans des régions froides où l’hiver on s’enferme » (agent administratif, court séjour sur le terrain, 45 ans).
25Cette naturalisation de la différence, à dimension culturaliste (« leur philosophie, leurs traditions, leurs coutumes ») ou ethniciste (« pareil avec des Antillais »), participe aussi d’une forme de reconnaissance fascinée de la distance qui les sépare des autres lointains. Les personnes semblent moins dire « l’autre n’est pas égal à moi » que « je ne suis pas l’autre ». Cette vision de l’altérité est probablement confortée par le fait que c’est au sein de cette catégorie de salariés que le mode d’action à distance est le plus fréquent : faute de moyens, faute de confiance dans leurs propres capacités à mettre en œuvre des opérations d’assistance, ces salariés préfèrent confier à d’autres associations le soin de réaliser un projet pour lequel ils se chargent de collecter des dons auprès du personnel. Ils ne vont donc pas sur le terrain, mais s’informent, à distance, de l’avancée de la concrétisation de « leur projet ». Leur discours tranche ainsi avec celui des « coopérants » ayant eu la possibilité de se rendre directement auprès des populations concernées – des salariés qui possèdent des savoirs propres à l’univers militant18 et qui sont davantage avertis contre les écueils du discours ethnocentriste.
Des militants reconvertis
26Il faut se garder de penser que l’expertise humanitaire attirerait à elle de nouveaux venus qui n’ont jamais participé à une quelconque organisation collective et qui n’engageraient d’eux-mêmes que leur individualité propre. Les promoteurs les plus actifs d’un rapport « individuel » à l’expertise humanitaire sont au contraire des acteurs dont l’identité s’est structurée autour d’expériences militantes ou associatives fortes et qui incorporent, dans leur activité « solidaire », le legs de leurs engagements antérieurs : des visions du monde, de soi et des autres extrêmement bien structurées, des modes de justification très résistants à la critique. La capacité à justifier l’engagement sur un mode individuel s’avère d’autant plus grande que le salarié a appris à faire le départ entre le « je » et le « nous », à distinguer ce qu’il est recevable de dire dans l’un et l’autre de ces deux registres d’énonciation. Or une telle maîtrise de la présentation de soi ne s’acquiert jamais aussi bien que dans les collectifs militants19.
27Les plus militants des salariés rencontrés (qui se recrutent plutôt chez les salariés masculins et plus âgés) sont les mieux armés pour se présenter et justifier leur participation à des actions d’expertise humanitaire. La fréquentation des collectifs militants leur a en effet appris à saisir les spécificités de cette forme d’engagement et à en rendre compte. Leur intérêt à l’égard des problèmes constitués politiquement en fait des acteurs plus avertis que d’autres des critiques développées, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, à l’égard du tiers-mondisme et de l’action humanitaire. Ils savent que la solidarité internationale ne peut être réduite ni à une opération politique ni à de l’assistanat. Elle se situe quelque part entre ces deux formes typiques d’intervention. Dès lors, le langage dans lequel elle peut être décrite et justifiée doit s’affranchir du registre du politique sans pour autant tomber dans l’écueil du discours charitable. Ces salariés se révèlent plus à l’aise que leurs collègues dans le maniement de catégories abstraites, dans l’exposé de considérations générales (sur les relations internationales, par exemple). Ils proposent en outre des récits biographiques particulièrement bien maîtrisés. Notamment quand ils ont fréquenté, durant leur jeunesse et leur vie adulte, des institutions chrétiennes : habitués de la parole sur soi, ayant appris à se présenter publiquement, à examiner de manière quasi-clinique le moindre de leurs actes et à soumettre leur comportement au jugement des autres, ces individus familiers de la « révision de vie20 », cette technique pratiquée dans certains cercles catholiques, se prêtent aisément au jeu de l’entretien et parviennent facilement à composer avec leur héritage biographique, en sélectionnant ce qui, dans leur passé, s’ajuste le mieux à l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes21.
28Mais c’est paradoxalement auprès de cette catégorie d’interlocuteurs qu’ont été recueillis les discours les plus embarrassés. Tant que le regard porté sur l’expertise humanitaire reste distancié, neutre et objectif, leur discours est facile et fluide. En revanche, dès qu’ils sont invités à aborder les raisons de leur engagement, à expliquer plus précisément pourquoi ils se sont sentis attirés par cette forme d’action collective, on devine chez eux une certaine gêne, imputable à la situation de porte-à-faux dans laquelle ils se trouvent : justifier l’aide apportée à des populations lointaines en prenant soin de n’emprunter ni à l’univers politique ni au monde des croyants son langage et ses façons de raisonner, c’est en effet s’imposer une forme périlleuse de dédoublement22. Car ces salariés se sont construits dans et par l’exercice d’une pratique religieuse et d’une activité militante (l’une pouvant d’ailleurs se confondre avec l’autre). Ils sont contraints de fournir des explications qui entrent en tension avec des conceptions auxquelles ils ont été durablement exposés.
Désenchantement et détachement
29L’attrait que l’espace de l’expertise humanitaire exerce sur certains militants apparaît d’autant plus vif que leur déception à l’égard de l’action syndicale ou politique est grande. N’éprouvant plus de satisfaction, ils souffrent du décalage entre l’investissement que cette activité leur réclame et les gratifications qu’elle leur apporte. Ils ne mettent pourtant pas en balance les coûts et les bénéfices de leur participation à des actions collectives – ils sont en effet loin de ressembler à cet acteur rationnel dont certaines théories économiques postulent l’existence23. Ils n’éprouvent tout simplement plus de plaisir aussi intense qu’autrefois et vivent leur engagement sur le mode de la désillusion. Quand les revendications d’hier pour lesquelles ils ont bataillé âprement se voient progressivement satisfaites ou lorsque les plus âgés qui partent en retraite ne sont pas remplacés par des nouveaux, le dynamisme et l’efficacité du combat de ceux qui restent sont considérablement amoindris. Comme le disent les salariés : « ce n’est plus la même chose qu’avant », « le goût n’y est plus ». Même si les résultats escomptés sont au rendez-vous (des exigences salariales satisfaites, des accords d’entreprise bien négociés), quand le plaisir n’est plus là, il leur est difficile de poursuivre leurs activités avec le même engouement qu’autrefois. Ce phénomène de désillusion n’est pas propre à la sphère syndicale. Il apparaît dans tous les groupements qui sont l’objet d’un processus de « vieillissement social » inhérent à leur institutionnalisation. L’attrait qu’exercent les groupements d’expertise humanitaire apparaît, à cet égard, moins imputable à leur caractère radicalement novateur qu’à la séduction qu’exercent leur relative « jeunesse » et leur faible degré d’institutionnalisation.
30Plutôt que de renoncer à l’activité militante, ces salariés préfèrent concevoir leur engagement présent comme le prolongement de leur participation à des collectifs militants. Cependant, les atermoiements de leurs récits témoignent de la lutte qu’ils livrent contre les tentations d’exit de la sphère militante : ils laissent en effet entendre leur déception, à travers le recours à des formules anodines (« l’ambiance a changé »), mais se refusent à la formuler de façon explicite. Ils préservent aux yeux des autres les apparences de la continuité et échappent ainsi à la nécessité douloureuse de devoir redéfinir leurs priorités du moment. Ils se réservent également la possibilité de renouer avec le plaisir qui les a quittés, au cas où les conditions d’exercice de leur activité militante viendraient à s’améliorer. Rompre avec le militantisme est en effet un acte coûteux. Une défection risque de jeter la suspicion sur l’authenticité ou le désintéressement de l’engagement antérieur et de menacer la stabilité de leur auteur – car s’affranchir d’une partie de soi-même, c’est un peu s’obliger à en faire le deuil. Ce sont dans les récits de ces salariés que les tensions se font le plus vivement sentir : ne pouvant plus se reconnaître dans ces identités collectives que produisent les groupements militants, ils semblent vivre difficilement leur prise de distance avec le militantisme. Certains tendent alors à occulter les meilleurs moments de cette expérience, pour n’en retenir que les aspects les moins heureux. Ils laissent percevoir un sentiment diffus de culpabilité ou de ressentiment à l’égard de ceux qui continuent toujours de s’investir autant. Une militante, sommée de choisir entre la poursuite d’une activité strictement syndicale au sein de la CGT et son activité au Secours populaire francilien des électriciens et des gaziers (auquel le syndicat jugeait qu’elle consacrait trop de temps), se souvient avec émotion de la polémique suscitée par son double engagement :
Une charité honteuse
Un responsable du Secours populaire l’avait alors défendu : il « avait fait une lettre qui était très bien, en disant : “Eh bien moi, je dis oui aux Restos du cœur. Je dis oui à la charité, parce que la solidarité est nécessaire. Ce n’est pas une charité condescendante, on essaie de faire une solidarité d’égal à égal. Il ne faut pas cracher dessus.” Ceux de la CGT en avaient pris acte. Mais quand même, au fond, ils se disaient que ce n’était pas ça, la solution, que c’était une solution honteuse, une solution de charité de bonnes sœurs. »
31La rupture avec l’activité syndicale au profit de l’investissement dans un « groupe solidaire » est rare chez les salariés qui ont connu de longues années de militantisme. Toutefois, certains passent un jour à l’acte. Ils décident de quitter le groupement dont ils ont été pourtant des membres actifs et s’investissent avec zèle dans la préparation et la mise en œuvre de missions internationales. Ces départs (progressifs ou soudains) sont le fait d’une certaine catégorie de militants ayant accédé à des postes à responsabilité et qui portent en eux des prédispositions à la défection : soit parce que, issus d’un milieu social plus élevé que celui des salariés dont ils défendent les intérêts, ils entretiennent moins de liens de dépendance à leur égard que des responsables qui auraient au contraire été recrutés au sein de « la base » et sont davantage enclins à l’infidélité ; soit parce que, bien que partageant des propriétés sociales communes avec ceux qu’ils représentent, ils ont été contraints de s’adapter au langage et au comportement de leurs interlocuteurs patronaux24, ont accumulé à cette fin des ressources valorisées par des groupes sociaux plus dominants, et ont été progressivement conduits à prendre leurs distances avec leur milieu d’origine ; soit, encore, parce qu’ils ont tellement donné d’eux à la cause syndicale que leurs pairs ne peuvent leur reprocher de s’en éloigner désormais – leur vertu les protège.
32Un autre élément paraît également déterminant pour expliquer la distanciation de certains militants à l’égard des groupements dont ils ont été membres : il s’agit du rapport que ces derniers entretiennent à la foi et à la pratique religieuse. Ceux, en effet, qui manifestent le plus de signes d’attachement au message des Évangiles sont aussi ceux dont la tolérance à l’égard des situations conflictuelles est la plus faible. Ils disent ne plus supporter les discussions houleuses, les négociations tendues et la violence latente dont seraient imprégnés les rapports sociaux au sein de leur entreprise. Ils n’hésitent pas à dénoncer la radicalité critique et les conceptions agonistiques de leurs collègues militants. Aussi n’est-il guère surprenant qu’ils préfèrent l’ambiance des équipes de solidarité internationale à celle des sections syndicales : les relations y sont considérablement pacifiées et l’affrontement conflictuel déprécié. Il ne faudrait cependant pas induire de cette seule expérience socialisatrice l’inclination de ces salariés en faveur des solutions de compromis.
33L’accroissement de leur sensibilité à l’égard des affrontements conflictuels tient plus probablement au processus d’érosion des identités collectives et de dépolitisation des relations internes aux entreprises engendré par les transformations du mode de régulation sociale et par l’imposition progressive des méthodes du management participatif dans les années 198025. Les procédures de négociation encouragées par les lois Auroux, à partir de 1982 – qui ont contribué à déplacer le lieu de la concertation employeurs/salariés de la branche (espace propice à la construction de grandes équivalences) vers l’entreprise26 et qui ont incité les salariés à faire usage de leur droit d’expression directe – ne sont guère éloignées, dans leurs principes, des dispositifs de concertation dont le patronat a également encouragé, au cours des années 1980-1990, le développement au sein des entreprises. Les promoteurs du management participatif27 ont en effet favorisé la participation directe des salariés à la résolution des problèmes, valorisé la communication interne et invité les cadres à se comporter moins en « petits chefs » qu’en « animateurs28 ». Le législateur de gauche et le patronat poursuivaient des objectifs différents (le pluralisme et la démocratisation d’un côté ; la déréglementation et le contournement de l’institution syndicale, de l’autre). Mais c’était sans compter avec la force propre des dispositifs mis en place. Ils se sont mutuellement renforcés au détriment du pouvoir des représentants des salariés. Ils ont contribué à affaiblir les collectifs syndicaux et à disqualifier les affrontements conflictuels. Les conditions étaient réunies pour que les représentants des salariés privilégient davantage la recherche de formules de compromis. Cette orientation a été particulièrement notable chez les croyants – particulièrement prédisposés à endosser une telle posture.
Un legs embarrassant
34La définition de soi comme croyant fait l’objet d’usages ambivalents : elle est tantôt mise en avant, tantôt passée sous silence ou relativisée. Elle permet de justifier qu’une aide puisse être apportée à des populations lointaines, à l’égard desquelles, a priori, la personne ou le groupe dont il fait partie sont en situation d’altérité radicale : la vision chrétienne d’une humanité commune autorise en effet le salarié à s’affranchir de toute considération relative à l’état dans lequel se trouve le destinataire de son action (notamment son appartenance sociale) et à se transporter vers quiconque possède la qualité d’humain. Toutefois, rares sont les personnes qui rapportent spontanément leur engagement du moment à une inclination altruiste inculquée dès l’enfance ou qui décrivent leurs rapports aux autres dans les seuls termes du lexique chrétien. Ces manières de se définir risquent à tout moment d’entrer en conflit avec la critique des ressorts compassionnels de l’engagement altruiste qu’enferme l’expertise humanitaire. Or les salariés sont familiers des discours réductionnistes qui assimilent la charité chrétienne à une sorte d’aumône faite aux pauvres29. Ils craignent d’être comparés à des dames patronnesses.
Le piège de l’assistanat
« Je suis imprégné de culture catholique humaniste, charitable aussi même si je l’ai fait évoluer, je crois que quelque part aussi ça a joué même si on a pris conscience qu’il ne fallait pas en rester là, qu’il ne fallait pas faire d’assistanat parce qu’on tomberait vite dans les dames patronnesses » (agent de maîtrise, coopérative agricole, 40 ans).
35Craignant d’être identifiés à la figure angélique du bon Samaritain, nombreux sont les salariés qui adoptent une attitude distante à l’égard des visions du monde que promeuvent les instances de socialisation catholique. Certains font de leur éducation religieuse une description clinique, presque détachée (sans établir de lien direct entre leur engagement présent et leur exposition précoce et régulière à un discours humaniste) ou ils la minimisent30.
Une identité chrétienne
C’est ainsi le cas de cette jeune salariée de 25 ans, bénévole d’une association de lutte contre le Sida, qui invoque sans plus de précision un vague « esprit de famille », alors que de nombreux indices, dans son récit, permettent de supposer que son éducation religieuse fut déterminante dans la formation de son désir d’aider les autres : « Je crois que c’est moins la religion qui a eu une influence que l’esprit de ma famille. Je viens d’une famille relativement modeste, ma grand-mère c’était une femme d’agriculteur, elle m’a toujours dit : “On n’a jamais été bien riche, on a toujours donné, mais ce n’est pas pour ça qu’on a manqué de quelque chose un jour.” Et puis ça m’a un peu marquée parce que moi je pense que je gagne mieux ma vie qu’elle, alors à la rigueur, pourquoi ne pas donner un petit peu ?»
C’est également le cas de cet ingénieur retraité, membre de plusieurs associations caritatives, qui minimise l’influence qu’aurait exercée sur lui la « réflexion inspirée de l’Évangile » par la mise en avant de préoccupations de justice sociale : « Spontanément vis-à-vis du Tiers-Monde j’étais vraiment choqué par l’injustice qu’il y avait entre nos conditions d’abondance, de gaspillage et la misère de ces pays-là, et je me suis dit : “C’est vers ça qu’il faut que je m’engage.” C’est comme ça que c’est venu… Ça a été une réflexion personnelle. Cet appel du curé ça a été le point de départ de la création du groupe Tiers-Monde à V. Mais ma réflexion était déjà faite. Je savais qu’il y avait un groupe sur la ville de T. qui fonctionnait sur le Tiers-Monde. Et il y avait le CCFD, une équipe active. Et c’est pour ça que je suis allé vers eux. C’est une démarche qui est inspirée de… oui qui est inspirée de l’Évangile sûrement. » Il ajoute : « Ça m’avait paru tellement anormal les différences de conditions de vie entre le Nord et le Sud que je me suis dit qu’il fallait essayer de travailler à notre petit niveau à essayer d’améliorer, d’apporter une avancée dans ce domaine. C’est venu dans le prolongement d’un intérêt, d’un engagement vis-à-vis du Tiers-Monde.»
36Les salariés les plus prompts à justifier leur engagement par un humanisme d’inspiration religieuse ou laïque, insistent particulièrement sur l’importance que revêt, à leurs yeux, la rencontre avec le destinataire de leur action. Ils insistent notamment sur la dimension affective et émotive de leur engagement – dimension qui, on le sait, est souvent privilégiée dans le rapport des croyants à l’action.
L’importance du face-à-face
« Quand on est parti [du village où on était hébergé], on ne voyait plus leur couleur. Il y avait des traits, il y avait des yeux, des bouches. On reconnaissait les gens : celui là c’est B., celui là c’est D., celui-ci est gentil, l’autre ne dit pas grand-chose. On les connaissait physiquement. On les caractérisait très bien, on savait qui était qui au bout de quinze jours. Et la couleur, maintenant quand on y va, eh bien on ne la voit plus. On ne voit pas de Noirs, on les voit comme nous. Des hommes et des femmes avec des yeux, des nez, des bouches… On les connaît comme ça. On a perdu l’habitude de les voir noirs [rires] » (agriculteur à la retraite, ancien salarié d’une coopérative agricole, 65 ans).
37La possibilité, offerte aux militants, d’aller sur le terrain contribue à affranchir leur discours des traditionnels biais ethnocentriques. Le face-à-face, les situations d’interaction, l’immersion provisoire dans un monde dont ils découvrent la radicale étrangeté, les sensations procurées par les diverses expériences du corps (la chaleur, l’humidité, le sable, l’eau…), constituent autant de médiations cognitives et sensibles de la structuration des représentations des autres et du monde dans lequel ils vivent. Ces moments intenses, dont les moindres détails sont contés, au retour, aux collègues qui n’ont pu partir, enrichissent considérablement la connaissance initiale des populations visitées, qui demeurait minime et décontextualisée. Les salariés repèrent notamment tout ce qui, dans la vie quotidienne et l’organisation sociale des personnes qui les hébergent, se distingue du mode de vie européen. Leur apprentissage de la différence se fait progressivement, en contexte, et ne fait donc pas l’objet du réductionnisme habituel : ce qui, chez l’autre, constitue une différence (la façon de manger, de se vêtir, de discuter…) n’est pas en effet interprétée comme une qualité intrinsèque de l’individu, comme une essence, mais comme le produit d’une histoire différentielle, qui doit être respecté comme tel.
L’apprentissage du relativisme culturel
« On leur a conseillé de développer la culture attelée. On leur a dit : “Développez l’attelage des génisses plutôt que celle des taurillons. En même temps vous aurez du lait, des veaux, une multiplication…” Mais il est vrai qu’au départ le taurillon n’est pas un outil de travail, c’est leur épargne, c’est de la viande sur pied puisqu’ils n’ont pas de frigo, pas de banques, rien du tout. Souvent ils les [les taurillons] vendaient tous au moment où c’était la fête d’initiation dans le village. C’est très important chez eux, c’est l’initiation, c’est la circoncision… Ça arrive tous les 25 ou 30 ans quand le grand chef du village dit : “Il est temps de la faire.” Et le village nourrit tout le monde qui passe ! Alors c’est peut-être une manière de gaspiller leur épargne mais enfin c’est leur culture, c’est pas à nous de gérer. On leur a dit ce qu’on en pensait mais on le respecte » (responsable technico-commercial, élu du CE d’une coopérative agricole).
« On avait fait tout un travail à un moment donné sur le problème de l’éradication de la drogue en Amérique du Sud. Mais quand vous apprenez la culture de ces gens-là, c’est-à-dire ce que représente la feuille de coca pour les pays andins, ça n’a strictement rien à voir avec une consommation de cocaïne » (agent administratif au Crédit agricole, militant CFDT, président d’une association de solidarité).
38La connaissance des pratiques et des modes d’organisation des communautés et des sociétés étrangères, considérablement affinée par l’expérience du face-à-face, oblige les promoteurs français du « développement » à beaucoup d’humilité : partis la première fois avec des certitudes bien établies, ils adoptent sur place un ton et un comportement beaucoup plus modestes.
Humilité et modestie
« On voit que des civilisations comme les nôtres aujourd’hui, même quand elles sont ouvrières ont des réflexes, j’oserais dire, de classes dominantes par rapport au Tiers-Monde. On a des réflexes patronaux ou bourgeois par rapport au Tiers-Monde » (ouvrier mécanicien d’une entreprise du secteur automobile en préretraite, long passé de militantisme à la CFDT et dans des associations caritatives catholiques).
« Il y a développement et développement. Il faut savoir répondre aux attentes des gens. Si tu arrives en disant : “Nous on vous propose ça” et que les personnes répondent : “Mais on ne vous a rien demandé”, c’est sûr que ça ne marchera pas » (ingénieur à Gaz de France, a vécu plusieurs années en Algérie).
39L’appréhension de leurs différences par rapport aux autres, si minimes soient-elles, oblige fréquemment les salariés à interroger le « cela va de soi » de leur propre mode de vie et à reconsidérer certaines pratiques qu’ils tenaient pour évidentes. Ainsi en va-t-il de plusieurs travailleuses familiales, qui, à l’issue d’un séjour passé dans des familles africaines – avec les compatriotes desquelles elles ont l’habitude de collaborer dans le cadre de leur activité professionnelle (femmes d’origine africaine ayant émigré en France) –, se sont rendu compte de l’importance de la fratrie et se sont interrogées sur le rapport différencié des Français et des Africains au collectif :
Individualisme occidental et sens du collectif en Afrique
« Dans leur mentalité, personne ne doit rester seul. Celui qui reste seul, c’est le fou, c’est celui qui n’est pas normal. Donc ils sont toujours ensemble et de fait, on était aussi comme ça. Pendant quinze jours, on était avec du monde, toujours du monde » (travailleuse familiale, 50 ans).
« Là-bas, les femmes, elles vont toujours au marché à deux, à trois et après, elles se retrouvent. Elles font jamais les choses seules. Alors qu’ici, il faut se débrouiller seule. Tu sors de ton appartement, tu vas seule faire ton marché, chercher tes enfants. Là, on a découvert l’individualisme qu’on peut vivre en France. Alors que là-bas, c’est la collectivité » (travailleuse familiale, 50 ans).
« Des orphelinats en Afrique, c’est inconcevable, parce que la structure familiale ne conçoit pas qu’on abandonne un enfant comme ça. C’est la structure familiale qui le prendra en charge. Dans la structure familiale africaine de base, les enfants, s’ils n’ont plus de père et s’ils n’ont plus de mère, ils sont élevés par la tante, par l’oncle, par le grand-père, par la grand-mère… Ils ne sont pas confiés à un étranger. Ça, je l’ai appris parce que j’ai trouvé quelqu’un du cru pour discuter avec, mais avant je disais, quand je voyais tous ces gamins à la rue : “Il n’y a qu’à construire des orphelinats.” Il m’a dit : “Mais va proposer ça là-bas, tu le feras rigoler ! Nous, on n’a même pas de mot en africain qui traduit ça. On ne sait pas ce que c’est, il n’y a pas de mot pour ça. C’est de chez vous, ça !” » (agent administratif, militant CFDT, président d’une association de solidarité au Crédit agricole, 47 ans).
Le fragile maintien d’une visée politique
40Quelques militants (une minorité) s’efforcent de rattacher leur action « solidaire » à une visée politique. Ils n’hésitent pas à connecter la situation dont ils ont été les témoins à une cause plus générale susceptible de faire l’objet d’un traitement politique. C’est notamment le cas des militants engagés de longue date dans la lutte syndicale et/ou politique ou des salariés qui ont été exposés (au cours d’un stage de formation précédant leur départ sur le terrain, par exemple) à un discours de justice sociale. Les situations affrontées sur le terrain ne sont pas regardées comme des situations particulières. Les interviewés s’appliquent au contraire à extraire de chacune ce qu’elle a en commun avec les autres, afin de transposer ailleurs les quelques éléments auxquels elle peut être réduite et favoriser ainsi la généralisation et l’extrapolation sur lesquelles s’adosse tout travail de construction d’une cause. Les destinataires de l’action sont inscrits dans une série de chaînes causales permettant de lier leur sort présent (d’exploités, de dominés, etc.) à celui d’autres individus, groupes, organisations ou institutions (des exploiteurs, des dominants, etc.), dont la responsabilité est pointée et dénoncée31. Le destinataire de l’action n’est pas ici inscrit, contrairement aux justifications de l’engagement uniquement adossées sur une vision humaniste, dans une catégorie universelle, celle de l’humanité, mais il est caractérisé de manière beaucoup plus fine : comme une victime. Non pas comme une victime de la fatalité, d’un malheur immanent sur lequel nul ne pourrait avoir prise, mais comme une victime directe ou indirecte de l’action d’individus, de groupes, d’organisations et d’institutions clairement identifiables (les « propriétaires terriens », les « multinationales »), sur lesquels il est possible d’agir : en dénonçant publiquement les injustices qu’ils contribuent à perpétuer ; en rompant les liens de subordination et de dépendance qui entravent la liberté des victimes ; en unissant les forces des « faibles » contre celles des « puissants ». Les salariés dont les propos sont les plus fortement politisés établissent fréquemment un lien entre la défense de la cause des salariés dans le monde et leurs actions d’expertise humanitaire. Ils entendent contribuer au combat des salariés des pays dans lesquels ils se rendent pour la reconnaissance et la défense de leurs droits sociaux. Notamment parce qu’un tel combat est susceptible de bénéficier aux salariés des pays dits développés, en décourageant leurs employeurs de délocaliser à l’étranger leurs activités.
Action humanitaire et lutte contre le « dumping » social
« Je regrette que le syndicalisme en général ne mène pas assez cette bataille qui consiste à dire : “On n’est pas forcément contre les délocalisations. Quand y a une délocalisation, il faut obtenir des statuts et des salaires pour les gens qui travaillent dans les entreprises de ces pays-là”, il faut faire en sorte de ne pas tomber dans le dumping social. C’est une des motivations qui me font continuer, parce que, beaucoup de gens me disent : “Mais il vaudrait mieux s’occuper des pauvres en France plutôt que dans le monde.” Et je dis : “Mais en fait les pauvres en France et les pauvres dans le monde, c’est le même problème. À partir du moment où il y a inégalité, où il y a une crise économique, c’est parce qu’en fait les échanges sont inégaux et qu’on n’arrive pas à les développer suffisamment harmonieusement pour que tout le monde y trouve son compte. Donc comme ça bloque, eh bien, on se tire dans les pattes, on essaie de se concurrencer au lieu d’essayer de coopérer pour vraiment y gagner tous.” Le développement, c’est toute une pédagogie qu’il faut développer et qui n’est pas évidente » (ingénieur d’une coopérative agricole, nombreuses missions en Amérique centrale et latine, 38 ans).
41Par ailleurs, ces militants espèrent que leurs collègues, demeurés jusqu’à présent indifférents à l’action syndicale, et qui sont susceptibles de rencontrer, au cours de leur mission, des individus en situation de vulnérabilité (physique, sociale et économique), seront amenés à porter un regard nouveau sur leurs propres conditions de vie, et, partant, sur les hommes et les collectifs (les syndicats, les partis politiques, les institutions étatiques…) qui ont contribué à leur amélioration. « Ça peut être aussi une façon d’intéresser les gens à des actions collectives et bénévoles, mais qui ne soient pas simplement de l’humanitaire et de la bonne conscience » affirme ainsi un jeune ingénieur Cfdétiste membre d’une association d’aide au développement. La participation à une mission internationale est alors considérée comme un moyen de faire (re) découvrir à d’autres les vertus de l’engagement dans des actions de défense et de promotion des salariés, au sein même de l’entreprise.
Réactiver le goût du militantisme
« C’est une des choses auxquelles je crois pour modifier l’image du syndicalisme : c’est de montrer que le syndicalisme c’est pas uniquement une défense d’intérêts corporatistes et que ce n’est pas uniquement une structure qui appelle à la grève à tout bout de champ mais qu’en fait c’est des gens qui se préoccupent de la réalité concrète. Et ça permet de réhabiliter la dimension de solidarité du syndicalisme, parce que les gens, ils pensent syndicalisme, ils ne pensent pas solidarité, notamment au niveau des jeunes. Moi je crois beaucoup au travail en commun entre ONG et syndicat pour réhabiliter cette idée-là » (salarié d’une coopérative agricole, militant CFDT).
« Les gens reprennent confiance dans les mouvements syndicaux. Ça passe par une ouverture vers l’extérieur de l’entreprise. En proposant par exemple ce genre de mission. Et je disais hier : “Même si ça a un goût d’exotisme, à partir du moment où on veut bien donner un petit peu de son temps pour s’envoler, pour aller voir ce qui se passe au Brésil ou au Sénégal, c’est gagné.” Même si les gens au retour attendent un an avant de pouvoir parler ou de s’engager, ils reviennent toujours à cette découverte qu’ils ont pu faire grâce à… soit le comité d’entreprise, soit la section syndicale, soit l’association intermédiaire. Mais ils reviennent à cette baselà en disant : “il y a nécessité de faire” » (homme, ancien salarié d’une coopérative agricole, multiples engagements militants, responsable d’une association destinée à favoriser l’insertion sociale d’individus « désaffiliés », 45 ans).
« Il s’agissait bien sûr de mener des actions concrètes. C’est comme ça que j’ai pu affirmer mon option pour la lutte pour le développement. Mais il s’agissait aussi de sensibiliser les salariés de la CANA aux problèmes du développement, de relier la réalité de ce qui se passe là-bas à celle d’ici, de faire connaître la réalité de ce qui se passe là-bas pour que les gens se rendent compte aussi de la chance qu’ils ont de vivre dans un pays comme le nôtre. Et donc se rendent compte qu’en fait il y a des tas de choses à faire » (ingénieur d’une coopérative agricole, militant CFDT).
42Le glissement progressif de certains militants de l’arène syndicale vers la sphère « humanitaire », que l’on serait tenté de lire comme le signe d’une distanciation à l’égard des problèmes du travail et des enjeux des luttes socioprofessionnelles, peut paradoxalement cacher la persistance, voire la réactivation, de fortes convictions militantes. Derrière l’hostilité à l’égard de l’exhibition des étiquettes syndicales peut se cacher la persistance d’un fort attachement aux causes que servaient autrefois les collectifs dont faisaient partie ces militants. Inversement, le maintien de militants sur une position fixe, que pourrait être considéré comme le signe de la continuité de leur engagement, peut masquer une transformation importante de leur degré de concernement et de l’intensité de leur investissement.
La difficile formulation d’une rhétorique accusatoire
43Les salariés qui ont été les témoins de situations les ayant profondément émus, dans les pays où ils se sont rendus, proposent un récit circonstancié des conditions de vie des populations rencontrées qui s’attarde le plus souvent sur la description d’un individu, d’une famille ou des membres d’une communauté villageoise. Il est rare que ce récit se prolonge d’un commentaire indigné visant les responsables de la situation dans laquelle se trouvent les intéressés. Les récits proposés manifestent le plus souvent la sympathie des salariés à l’endroit de leurs partenaires étrangers mais ne s’accompagnent pas d’une interrogation sur les causes des situations qu’ils affrontent. Ils sont « attendris32 » et non empreints de colère. Ces discours peuvent être qualifiés de compassionnels en ce sens que leurs auteurs n’entreprennent que très rarement de connecter la situation singulière à laquelle ils ont été confrontés avec un problème plus général. Ils s’en tiennent à un récit factuel qui se prolonge d’une description de la manière dont ils ont été affectés par ce qu’ils ont vu. Un compte rendu neutre, raisonnable et froid serait en effet, dans de telles circonstances, indicible – il signalerait l’inhumanité de son auteur. Un salarié (militant Cfdétiste) dépeint ainsi une ville d’Afrique qui n’en a pas l’air, sorte d’immense zone traversée d’une unique route de terre où, de part et d’autre, ont poussé des cahutes de tôle et de bois, sous lesquelles vivent des familles entières. Il évoque un lendemain d’orage, où il vit, stupéfait, des enfants vêtus de nippes déambulant dans la boue et les débris. Alors que la scène décrite aurait pu être mise en regard, par ce militant, avec des problèmes plus généraux (la dépendance de l’Afrique à l’égard de l’Europe, le despotisme des dirigeants, par exemple), l’interviewé s’en tient simplement à un témoignage brut prolongé de la description de l’émotion qui l’a alors saisi33.
44La faiblesse de la rhétorique accusatoire des interviewés peut être imputée aux conditions dans lesquelles se sont déroulés les entretiens et au fait que, étant allés sur place et ayant agi concrètement, les salariés peuvent ne pas se sentir obligés de devoir agir par la parole et se dispensent de porter une accusation dans l’espace public (ou du moins, dans cet espace semi-public que constitue une interview). Mais la difficulté qu’éprouvent les militants à rapporter les cas qu’ils ont eu à connaître à la cause défendue par un collectif reconnu ainsi qu’à établir des équivalences et des chaînes causales pragmatiquement pertinentes34 doit aussi être rapportée aux effets de la fragilisation des grandes catégories sur lesquelles s’adossent communément les dénonciations à caractère politique et aux effets propres des nouvelles méthodes de management. Depuis le début des années 1980, les causes auxquelles les militants syndicaux et politiques pouvaient autrefois arrimer leurs dénonciations ne sont plus aussi solides qu’elles l’étaient dans les années cinquante-soixante, car les groupes qui se sont historiquement cristallisés autour d’elles subissent de puissants effets désagrégateurs (les transformations du système de régulation socioprofessionnel et l’imposition du credo néolibéral35 ayant fortement contribué à leur fragilisation). Les militants sont confrontés à une forme inédite d’impuissance36 liée à la crise des rhétoriques accusatoires issues des années cinquante-soixante et au fait qu’ils ne semblent pas encore avoir trouvé, au milieu des années 199037, les ressources nécessaires à l’élaboration d’une critique sociale alternative – adaptée au nouvel état du monde qui se fait jour depuis le début des années quatre-vingt. Les salariés seraient par conséquent contraints de reporter sur l’expression publique de leur émotion la force de conviction que supportaient autrefois les chaînages argumentatifs. C’est au travers de manifestations émotives (gêne, colère, honte, indignation…) qu’ils parviennent à faire comprendre à leur interlocuteur qu’il y a là, dans ce dont ils ont été les témoins, quelque chose d’inacceptable38. C’est ainsi qu’ils peuvent préserver – à défaut de désigner des responsables clairement identifiés – l’idée d’une responsabilité (diffuse, partagée) et maintenir ouverte la possibilité d’une accusation. Par ailleurs, le fait que les entreprises étudiées au cours de l’enquête39 ont toutes été le lieu d’expérimentations managériales – valorisant notamment le dialogue et le compromis au détriment de l’accusation et du conflit – donne à penser que la faible inclination des salariés pour la formulation de discours critiques a partie liée avec la disqualification managériale des dispositifs accusatoires40. Elles ont pu développer, chez ceux qui ont été encouragés à s’y conformer, certaines habitudes cognitives qui ont désamorcé les velléités dénonciatoires des militants.
Une posture philanthropique ?
45Si l’action de solidarité internationale accomplie par ces militants ne relève pas du registre de l’action politique, doit-on alors la regarder comme une sorte d’action philanthropique ? Non, car ces salariés ne partagent pas la même conception de la solidarité que leurs collègues exempts de toute expérience militante. Plutôt que de dire : « Que puis-je faire pour venir en aide à ces populations lointaines ? », ils se demandent : « Qu’avons-nous donc de commun avec ces populations ? » Ils n’insistent pas sur les différences qui les distinguent des populations qu’ils entendent aider, mais soulignent leurs ressemblances, leurs points communs. Ils ne défendent donc pas une vision caritative de la solidarité, mais inscrivent au contraire leur action dans le cadre d’une transformation en profondeur de la condition sociale des intéressés. Cette conception de la solidarité repose sur le postulat d’une dépendance réciproque entre des groupes sociaux que l’éloignement géographique invite spontanément à regarder comme des entités distinctes. Elle peut être repérée dans deux arguments que mettent en avant ces militants pour justifier leur engagement : premièrement, dans la promotion des vertus antiracistes des actions de solidarité internationale ; secondement, dans le rattachement de ces actions à la défense de causes sociopolitiques.
46Certains militants, désarmés devant la progression de propos ouvertement racistes au sein de leur entreprise, décrivent la solidarité internationale comme un moyen de combattre les préjugés de leurs collègues à l’égard des étrangers41. Ils espèrent sensibiliser les salariés à la réalité des conditions de vie des migrants et contribuer à changer leur éventuel ressentiment en une attitude plus compréhensive. Les actions de solidarité internationale sont par ailleurs présentées comme un instrument, parmi d’autres, du maintien des migrants dans leur pays d’origine et un adjuvant efficace aux techniques de gestion de l’immigration. Les militants entendent contribuer au « développement » de populations dont les hommes, depuis longtemps, viennent travailler en France afin de trouver des ressources nécessaires à la subsistance de leur famille (ou décident de faire leur vie en France). Ils espèrent ainsi freiner l’exode motivé par des raisons économiques. L’argument ici déployé n’est pas sans rappeler la « rhétorique de l’induction42 » qui justifie l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres et l’amoindrissement de leur dangerosité43 au nom de la nécessaire préservation du sort des plus aisés.
Action humanitaire et lutte contre l’immigration
« Moi je suis persuadé que ces gens, il vaudrait mieux qu’ils restent chez eux. Moi j’adore voyager, mais quand on est né quelque part, je considère qu’on est fait pour vivre où on est né. Je pense qu’il faut à tout prix aider ces gens à mieux vivre chez eux, pour qu’ils puissent vivre chez eux plutôt que de s’expatrier » (cadre commercial d’EDF, adhérent CFDT, président d’un groupe de salariés « solidaires », 45 ans).
« On dit aussi que les gens, dans la mesure où ils se trouvent bien là chez eux, ils n’auront pas tendance à vouloir venir. Si vous avez beaucoup d’Africains ou de gens d’Afrique du Nord qui viennent en France, c’est parce qu’on est mieux lotis. La vie est plus agréable. Si on arrive à faire en sorte que la vie soit plus agréable chez eux et qu’ils aient du boulot chez eux, ils n’auront plus tendance à venir chez nous non plus. C’est ce qui fait que c’est notre vocation d’aller à l’étranger » (cadre supérieur, aujourd’hui retraité et co-animateur d’un groupe de salariés « solidaires » dans une ville du Sud-Est de la France).
47La dimension politique de l’engagement des salariés transparaît également dans la sélection des populations aidées puisque les groupements de salariés les plus militants prennent soin de choisir des « partenaires » dont le statut socioprofessionnel se rapproche du leur et autorise une mutualisation des compétences. Les groupes de salariés de la Coopérative agricole de Noëlle-Ancenis collaborent ainsi avec des maraîchers et des éleveurs de bétail. Les salariés des Mutuelles de Loire-Atlantique travaillent avec et pour des responsables des systèmes de santé locaux. L’identification réciproque que ce type de relation autorise est perceptible dans les propos que tiennent les salariés sur leurs partenaires locaux : ceux-ci ne sont pas désignés de manière collective et indifférenciée (« les habitants de… »), mais sont généralement singularisés et identifiés en fonction de la place qu’ils occupent dans la division du travail ou dans la hiérarchie sociale locales. Cette proximité coopérants/bénéficiaires, qui tranche avec la situation d’altérité radicale dans laquelle se trouvent la plupart des groupements humanitaires à l’égard des bénéficiaires de leur action, renvoie à l’un des grands principes d’intervention du mouvement internationaliste syndical, dont les responsables, plutôt que de porter assistance à des individus étrangers à leur condition et à leurs préoccupations, s’efforcent au contraire d’apporter leur aide à des acteurs qui leur ressemblent – par leur condition, leur statut social et leurs conceptions du monde.
Des experts au service de l’action humanitaire
48La singularité des propos que tiennent certains militants sur leurs activités « solidaires » tient au fait (cela a déjà été souligné) que leur discours a des accents qui rappellent étrangement celui des promoteurs du management. Il est en effet habité de mots (« faisabilité », « efficacité », « implication », « responsabilité »), d’expressions (« accentuer la transversalité », « monter un projet ») et d’idées (la contestation des effets pernicieux de l’autorité hiérarchique, par exemple), que l’on trouve aujourd’hui dans les propos de ceux qui s’efforcent d’introduire, depuis les années 1980, de nouvelles méthodes de travail dans les entreprises françaises. Certes, les salariés rencontrés peuvent recourir à ces expressions sans pour autant connaître le sens que leur attribuent les managers.
49Cependant ces énoncés ne relèvent pas d’artifices rhétoriques et ne sont pas réductibles à de simples incantations. Ils prennent place dans un monde d’objets (« le calendrier d’objectifs »), de procédures (« processus de concertation ») et d’acteurs (« chefs de projet ») aisément identifiables. Ils s’articulent à un ensemble de pratiques concrètes dont les salariés ont proposé des descriptions très détaillées44. Ils procèdent et participent à la fois d’un système de représentation très cohérent de ce que travailler, ou plutôt de ce que « bien travailler », veut dire. Ils rappellent fortement les représentations du monde qu’enferment les doctrines managériales.
Un « esprit » managérial
50Comment expliquer cette similarité ? En partie par la proximité statutaire des salariés à la direction de leur entreprise, par l’ajustement des interviewés au portrait idéal du militant « expert » et par leur proximité aux instances de socialisation chrétienne45. Tout d’abord, les salariés les plus exposés aux préconisations de la direction et les plus enclins à les respecter (cadres, agents de maîtrise, nouveaux entrants dans l’entreprise, etc.) recourent plus fréquemment aux catégories managériales pour rendre compte de leurs activités solidaires que ceux qui y sont moins directement exposés et sont les plus critiques à leur égard (agents d’exécution, salariés proches de la retraite, etc.). Par ailleurs, les propos des interviewés enferment une certaine représentation du militant – celle qu’ils perçoivent comme étant la plus légitime et la plus recevable – qui les conduit à valoriser certaines qualités (l’autonomie, l’efficacité…) et à déprécier les attributs qui renvoient à une représentation « traditionnelle » des militants (la similarité de condition avec « ceux de la base », la capacité à activer des schèmes politiques, etc.). Il en va de même pour les groupements militants, dont certains traits organisationnels (délégation, centralisation, remise de soi au collectif, etc.) sont stigmatisés au profit de la valorisation d’autres modes opératoires (la décentralisation, le traitement transversal des dossiers, etc.). Le fait que les salariés (notamment les mieux dotés culturellement et socialement) se prévalent de qualités proches de celles que l’on reconnaît ordinairement aux experts (compétences techniciennes, capacité d’appréhension globale des problèmes, pragmatisme, efficience, etc.) doit donc être analysé à l’aune des transformations de la représentation légitime du militant dont les études consacrées aux mutations récentes du monde militant (syndical, politique, associatif) ont montré qu’elles convergent, depuis les années 1980, vers la figure de l’expert46. La légitimité des groupements militants procéderait moins, à présent, de la démonstration de leur capacité de rassemblement et de mobilisation (de leur nombre) que de la capacité de leurs responsables à maîtriser la complexité des problèmes auxquels ils sont affrontés et à dialoguer sur un même pied d’égalité avec des spécialistes travaillant pour les institutions publiques (dans le domaine de la législation du travail47, de la protection de la nature48, de la lutte contre les installations électriques à haute tension49, du choix des thérapies destinées aux malades du Sida50, etc.). L’imposition, dans l’espace public, d’un tel modèle de l’expert – par ailleurs très peu stabilisé51 – n’est pas sans conséquence sur l’image que les membres de groupements militants ont d’eux-mêmes et sur la façon dont ils jugent leurs pairs. Plus ce modèle est mis en avant, plus il devient enviable et plus les militants sont enclins à s’y conformer dans leur présentation de soi52.
51Mais une autre variable apparaît plus déterminante encore que la position dans la hiérarchie professionnelle ou la sensibilité au modèle du militant-expert pour comprendre la proximité du discours de ces salariés au discours managérial : il s’agit de leur relation aux instances d’éducation chrétiennes, et plus particulièrement catholiques. Plus la proximité des interviewés à de telles instances est forte (possession de multiples attributs chrétiens53), plus leurs discours se révèlent accueillant envers les catégories auxquelles ont recours les managers. Inversement plus le rapport que les salariés entretiennent à ces organisations est distant (jusqu’à l’absence totale d’éducation religieuse), plus les références managériales tendent à disparaître de leurs propos. Il est donc permis de supposer que certaines des conceptions que proposent les mouvements chrétiens s’accordent à celles qui prévalent dans le management54.
52L’examen des justifications apportées par les interviewés à leur engagement donne à penser qu’un certain exercice de la pratique religieuse catholique – en l’occurrence, le personnalisme ordinaire55 – aura peut-être favorisé l’acclimatation d’une grande partie des salariés rencontrés à ce que l’on pourrait appeler l’« esprit56 » managérial. Quatre thèmes (que l’on trouve dans le discours managérial57) reviennent régulièrement dans les propos des interviewés :
- une valorisation de l’autorité assise sur les compétences ;
- un accent particulier mis sur l’intérêt intrinsèque des activités accomplies, regardé comme une condition nécessaire de la motivation et de l’implication des salariés ;
- la promotion de l’autonomie et des responsabilités individuelles ;
- une grande importance accordée à l’efficacité des actions.
La promotion des compétences
53Les militants se définissent préférentiellement, dans les entretiens, comme des individus dépositaires de compétences convertibles sur le marché de l’expertise humanitaire. Ils tendent à faire primer, dans leur récit, l’utilité de leur action sur toute autre considération. Ils se décrivent donc moins comme des êtres solidaires de leurs semblables ou de victimes de l’injustice sociale que comme des détenteurs d’utilités qui entendent satisfaire des besoins clairement identifiables. C’est moins la condition sociale du destinataire de l’action qui est ici interrogée que les caractéristiques de son environnement économique et technique : possède-t-il l’électricité ? a-t-il accès à l’eau potable ? dispose-t-il des outils nécessaires à son exploitation ?, etc. Le bénéficiaire est jaugé à l’aune des critères de la « normalité » occidentale. Il est défini privativement, comme un être auquel il « manque » quelque chose qui nuit à son bien-être moral et matériel, comme un individu ayant des besoins auxquels il est nécessaire de répondre : « ils n’ont pas d’électricité », « ils n’ont pas d’eau potable », « ils ignorent la comptabilité », etc. La mission de solidarité internationale est conçue comme une action visant à combler l’écart mesuré entre le « niveau » de développement du destinataire et celui de l’intervenant extérieur. Dans une telle perspective, la bonne mission est la mission utile et le bon coopérant est le salarié qui est le mieux à même de satisfaire le ou les besoin (s) qui ont été recensés :
Des manques et des besoins
« Il faut trouver des pays à peu près dans une phase stable, puis il faut arriver à trouver le besoin. Parce que l’idée n’est pas de ratisser l’Afrique. On n’a pas des visions expansionnistes, mais on veut simplement se mettre complètement sur un projet, avec nos moyens, dès qu’on s’aperçoit qu’il y a un besoin vraiment profond des populations » (ingénieur de Gaz de France).
54Les salariés sont d’autant plus disposés à mettre l’accent sur leurs compétences professionnelles qu’elles renvoient à une qualification certifiée (par un titre scolaire ou professionnel, par exemple). Ils se décrivent alors comme les détenteurs d’un métier lié à une formation reconnue ou d’un savoir-faire acquis au terme d’une longue expérience. Ils se présentent dans les termes du lexique professionnel. Les fonctions qui leur incombent dans le groupe « solidaire » font directement écho à celles qu’ils assument dans leur entreprise. La position qu’ils occupent renvoie également à celle qui est la leur dans la division hiérarchique du travail salarié. La mission de solidarité internationale est présentée comme un simple prolongement de l’activité professionnelle, comme une possibilité, parmi d’autres, de valoriser à l’étranger les compétences sur la base desquelles s’est construite une grande part de leur identité58.
Les compétences professionnelles au service de l’expertise humanitaire
« On s’était dit : “Ce serait pas mal de faire quelque chose autour de l’eau, quelque chose qui nous rapproche de notre métier.” On était surtout fixés sur l’eau parce que c’était quelque chose qui pouvait plus sensibiliser les gens de notre entreprise, puisque c’est notre métier. Chez nous, l’eau coule à profusion et des pays malheureusement en manquent, des gens meurent faute d’eau. Donc c’était plus facile pour nous de sensibiliser les salariés de notre entreprise autour de quelque chose qu’ils connaissaient bien et qui leur tient à cœur aussi » (assistante de direction, société d’eaux minérales).
« Ce qui a été le moteur, ça a été l’envie de faire quelque chose pour des gens qui n’avaient rien. Ça a été ça le premier déclic : “On a 60 000 balles, qu’est-ce qu’on en fait ?” Ça serait bien si on pouvait faire quelque chose au niveau international dans nos compétences. Parce qu’on a des compétences, autant s’en servir. C’est vrai qu’on savait qu’au départ ce serait quelque part dans la santé, on savait pas où, on savait pas avec qui, on savait pas comment » (élu du comité central d’entreprise d’une coopérative agricole).
« Comme on a chacun des compétences professionnelles, on s’est demandé si elles pouvaient être mises à la disposition des pays en difficulté, des populations. On s’est réunis et on s’est dit : “On a des métiers d’électriciens, liés à l’énergie, à l’hydraulique. On pourrait peut-être mettre à disposition nos compétences auprès des ONG existantes et leur dire : ‘ Voilà, si vous avez besoin de nos compétences, nous sommes là’” » (ingénieur d’EDF, membre d’un club CODEV).
55Même quand les salariés ne disposent pas de ces propriétés aisément objectivables (comme les diplômes) qu’apprécient les entreprises ou ne sont pas encore parvenus à les faire valoir, d’aucuns mettent volontiers en avant, dans la mesure où ils estiment avoir d’autres atouts, certaines de leurs qualités et aiment à se décrire comme des experts. La solidarité internationale attire ainsi de jeunes salariés contraints d’occuper des postes sous-qualifiés par rapport aux compétences qu’ils peuvent faire valoir. Vivant douloureusement le décalage persistant entre leurs espérances initiales et leur vie professionnelle présente, ils espèrent pouvoir faire la démonstration, grâce à leur participation à des missions de solidarité internationale, des compétences qu’ils possèdent et que leur entreprise n’a pas pu ou pas su encore exploiter. Ainsi, une jeune femme, confinée dans des tâches administratives subalternes, se révèle être une fine négociatrice pour obtenir le soutien de représentants administratifs locaux à un projet de formation comptable dans des villages de Casamance. Un jeune technicien, qui regrettait de ne pas être reconnu à sa juste valeur (faute d’exercer une activité à la mesure de ses compétences), retrouve soudain l’estime de soi et de son entourage professionnel en parvenant à convaincre plusieurs de ses collègues de participer à une mission en Amérique centrale. Les missions de solidarité internationale sont ainsi l’occasion, pour de jeunes salariés victimes d’une sorte de déqualification structurale, d’élargir l’éventail de leurs possibles professionnels59.
56Elles offrent également à ceux qui, dans leur entreprise, ne possèdent qu’une petite parcelle de pouvoir ou n’assument que des activités d’exécution, la possibilité de faire valoir leur utilité propre. La possession d’un « métier de base », l’habileté technique, le sens du bricolage, et même la force physique, acquièrent dès lors une valeur bien supérieure à celle qui leur est reconnue dans le cadre du travail salarié.
La valorisation des habiletés techniques
« La plupart du temps, pour les activités internationales, on envoie des cadres et des cadres supérieurs. Mais la grande richesse de la boîte, c’est les métiers de base. Pouvoir transférer ces métiers de base, le savoir-faire, la qualité des agents, c’est quelque chose d’extraordinaire » (technicien gazier, membre d’un club CODEV, multiples engagements syndicaux et associatifs, 50 ans).
« Pour ouvrir l’association, pour que ce ne soit pas réservé qu’à des techniciens de chez nous, on crée toujours une partie installation intérieure [dans le cadre des chantiers réalisés à l’étranger], dans les écoles, dans les dispensaires qui fait que, à la limite, tout bon bricoleur trouve sa place pour réaliser ce type de travaux » (cadre commercial d’EDF, président d’un groupe de salariés « solidaires », 45 ans).
57Des salariés révèlent aux autres des qualités que ces derniers ne soupçonnaient pas. Ils reviennent ainsi de leur court séjour à l’étranger auréolés d’une réputation (« c’est une sacrée débrouillarde », « c’est lui qui a conduit les négociations ») et gagnent en estime auprès de leurs pairs. C’est par exemple le cas d’un agent « technico-administratif » d’EDF (militant à la CGT pendant onze ans), qui, selon son propre aveu, ne se saurait jamais cru capable de réaliser ce qu’il a fait. Peu enclin à s’exprimer en public et réticent devant les effets distinctifs de telles initiatives, il a pourtant été amené à faire le récit de ses missions, vidéo à l’appui, devant des interlocuteurs très divers (ses propres collègues, des enseignants et leurs élèves, et même des journalistes). Il s’est ainsi découvert des qualités d’orateur et a gagné en confiance et en reconnaissance.
58Les actions de solidarité internationale contribuent également à bousculer les hiérarchies professionnelles qui ont cours dans les entreprises : les projets envisagés, circonscrits et limités dans le temps, ne nécessitent pas le déploiement d’une organisation puissante et complexe, même si elles sont préparées avec soin. Les professionnels de l’organisation du travail (ingénieur des méthodes, cadres administratifs, etc.) ne peuvent donc prétendre y exercer l’autorité qui leur est reconnue au sein de leur entreprise et sont obligés, provisoirement, d’en « rabattre ». À entendre les salariés, la solidarité internationale serait un espace moins concurrentiel que le monde du travail, où l’esprit de compétition serait assoupi, où les différences entre les différentes catégories de salariés seraient moins exacerbées60. Mais ce discours est surtout le fait d’une catégorie particulière d’interviewés : ceux qui précisément souffrent le plus de la concurrence et des pressions hiérarchiques au sein de leur entreprise. Occupant des postes subalternes ou un emploi jugé inférieur à celui auquel ils estiment pouvoir prétendre, ils disent leur satisfaction de travailler dans un environnement – celui de la « solidarité » – qui ne les réduit pas aux assignations statutaires du monde professionnel et qui, selon eux, les reconnaît à leur juste valeur. Ils se disent heureux d’être confrontés à un éventail élargi d’alternatives, qui contraste avec les voies balisées et étroites que leur offre le monde du travail ; ils disent leur joie de renouer avec des lendemains incertains, avec l’expérience grisante de l’attente ; ils décrivent les missions comme des moments propices à la dédramatisation (au sens goffmanien) des rôles sociaux et à l’établissement de relations interpersonnelles plus « authentiques » avec leurs pairs. Les occupants de postes de pouvoir s’en félicitent aussi et vont même jusqu’à dépeindre un monde où toute différenciation fondée sur le statut socioprofessionnel serait bannie.
La suspension des clivages hiérarchiques
« Je trouve que ça crée une véritable amitié et que les niveaux hiérarchiques sont complètement effacés : vous avez des gens qui sont des cadres, vous avez des agents de maîtrise, des agents d’exécution, des gens du commercial, des gens du technique. On est tous copains a priori et moi je trouve ça très bien. Ça efface tout ce qui est hiérarchie, échelle, que j’ai connues dans mon activité professionnelle. Et ça efface également toutes les barrières entre les services. Parce que vous avez des gens du commercial qui sont avec des techniciens. Il y en a qui connaissent, d’autres qui ne connaissent pas. Ceux qui connaissent apprennent à ceux qui ne connaissent pas et réciproquement. Ça marche très bien. Moi, je trouve qu’il y a une excellente ambiance. C’est très sympa » (ancien directeur-adjoint en retraite d’un établissement d’EDF, vice-président d’un groupe de salariés bénévoles).
59Là encore, les mots et les expressions des interviewés ne sont pas sans rappeler ceux au travers desquels sont décrites les formes d’organisation du travail promues par le management. L’amoindrissement des niveaux hiérarchiques, l’effacement des « barrières entre services », l’entretien d’une « sympathie » mutuelle, la relativisation de l’autorité des occupants des postes de pouvoir, etc. sont en effet des thèmes chers aux managers d’aujourd’hui. Ils forment la trame d’un discours qui tend implicitement à condamner les modes d’organisation jugés trop rigides, trop bureaucratiques, trop autoritaires, et à promouvoir des façons d’agir plus souples, plus ouvertes et plus douces.
Les vertus égalisatrices des actions de terrain
« En aucun cas on a vu transpirer de la part d’untel ou d’untel : “Moi je suis cadre, je ne veux pas prendre de clef à molette.” On était tous égaux, et pour moi, c’était le côté positif… l’individu n’était qu’individu. Il comptait un. C’était pas un plus la moitié “parce que je suis cadre”. Et ça, c’est important dans le rapport humain au sein du groupe, le rapport avec les indigènes qui a été le même pour tout le monde. Jamais on n’a ressenti une structure se mettre en place par rapport à la hiérarchie. C’était toujours à plat. C’est ce qui a permis de réussir » (homme, agent technique, ex-militant CFTC, depuis une douzaine d’années à la CGT, responsable de plusieurs associations, de « sensibilité PS », 52 ans).
60L’expertise humanitaire représente également une chance aux yeux des salariés plus âgés qui n’ont pas eu la chance d’acquérir les ressources que valorise leur entreprise ou qui n’ont pas pu convertir leurs aptitudes en ressources monnayables sur le marché des valeurs professionnelles et qui vivent leur rapport au monde du travail sous le mode de l’impatience, de la frustration et du mécontentement. Ayant le sentiment d’occuper une position située en deçà de celle pour laquelle ils se sentent faits, ils entrevoient dans la participation aux actions internationales la promesse d’une reconnaissance future : la possibilité de devenir « quelqu’un », de montrer ce qu’ils savent faire, d’agir en leur nom propre et d’échapper au carcan des statuts professionnels. Même si l’espace de l’expertise humanitaire met en valeur toutes les formes de compétences – qu’elles soient collectivement reconnues ou individuelles, stables ou changeantes –, il se révèle beaucoup plus accueillant que le monde du travail à l’égard des salariés qui n’ont d’autres qualités à faire valoir que leurs aptitudes propres ou dont les ressources sont jugées mineures par leur entreprise. Il autorise les « petits » à aspirer à plus de « grandeur » et à se réclamer, eux aussi, d’une forme d’expertise.
61Les retraités, quant à eux, notamment ceux qui doivent une grande partie de ce qu’ils sont à leur ancienne activité salariée, trouvent là un moyen de conjurer le sentiment d’impuissance auquel ils sont confrontés. En prenant congé de leur entreprise, ils ont un peu pris congé d’eux-mêmes : c’est-à-dire des aspirations au changement qu’avive la rencontre régulière avec les alternatives offertes par le travail salarié. En s’investissant dans une activité dans laquelle ils se « retrouvent » – parce qu’ils disposent des aptitudes nécessaires pour en assumer les exigences –, ils s’ouvrent de nouveau des possibilités que la fin du travail tendait à refermer et contribuent ainsi à freiner le processus de vieillissement dont ils sont le siège. La participation à ces missions leur donne en outre la possibilité de réactiver des états émotionnels que leur statut de retraité semblait les condamner à ne plus jamais connaître – la fébrilité, l’enthousiasme, la fierté. Car l’intensité de ces activités procure la sensation très vive, et un peu enivrante, d’exister : « Ils [les intervenants français] vivent plus intensément. Ils ont plus d’émotions que d’habitude. Ils ont plus de gratifications que d’habitude. Ce n’est pas du tout financier. Ce sont des gratifications humaines » souligne le responsable des clubs CODEV d’EDF-GDF. C’est le cas d’un ingénieur hydraulicien à la retraite, qui se souvient avec émotion des grands chantiers qui comptent parmi les expériences les plus marquantes de sa vie professionnelle. Les heures et les minutes, qu’il peine aujourd’hui à occuper aussi intensivement qu’auparavant, lui semblaient alors comme suspendues tant l’excitation suscitée par le travail était grande.
Le développement de soi
62Les salariés justifient régulièrement leur engagement en mettant en avant l’importance des bénéfices personnels qu’ils en retirent. Ce ne sont pas les petites gratifications générées par les missions sur lesquelles ils insistent (temps « pris » au temps de travail ; considération des collègues ; etc.), mais le plaisir qu’ils ont eu à mener à bien la tâche qui leur était impartie dans le cours même de la mission. C’est de l’action elle-même, de son mouvement même, qu’ils disent tirer profit. Une telle assertion peut paraître paradoxale dans la mesure où les actions de solidarité internationale supposent des sacrifices relativement lourds. Mais ce qu’un observateur extérieur serait spontanément tenté de ranger dans la catégorie des « coûts » (le temps et l’énergie consacrés, les difficultés rencontrées, l’argent dépensé, etc.) est ressenti comme un bienfait par les salariés, tant leur sentiment d’accomplissement personnel est vif61.
63Les termes dans lesquels les interviewés évoquent cette dimension de leur engagement ne sont pas sans rappeler les termes dans lesquels les salariés français, sous l’effet du développement des pratiques managériales, sont aujourd’hui conduits à décrire leur propre activité professionnelle. Il n’y aurait aujourd’hui, à entendre les managers, d’activité professionnelle véritable que libre et autonome, dégagée du carcan de l’autorité hiérarchique. Partout se fait entendre cette affirmation qui résonne comme un mot d’ordre : « Il n’y a de vrai travail qu’enrichissant ! » Le travail se doit avant tout d’être plaisant, d’apporter de la satisfaction, du bonheur62. Il règne désormais dans les entreprises françaises une sorte d’obligation d’épanouissement de soi (pour les cadres), dans et par le travail – qu’il soit à caractère professionnel ou autre. La routine est de plus en plus tenue en dégoût. Et la joie que les interviewés rencontrés disent éprouver – parce qu’ils ont le sentiment de participer à des activités riches de sens – est une sorte d’écho aux propos que l’on entend de plus en plus souvent dans les organisations dites flexibles.
Se faire plaisir
Un salarié expliquant pourquoi il a choisi de se consacrer aux activités à caractère social et culturel d’une CMCAS d’EDF, particulièrement investie dans la coopération avec le Burkina-Faso : « Là si j’ai un peu sauté le pas, c’est parce que le travail que je faisais auparavant pour le compte d’EDF me plaisait énormément mais j’étais un peu bridé par mon chef de service. Je n’avais pas d’espoir de débouchés. Là c’est un travail actif, on sort du bureau, on n’est pas tout le temps le derrière sur une chaise. […] Alors c’est un peu ça qui m’a poussé : “Après tout, je me suis dit, allons voir ailleurs. Faisons quelque chose qui me plaît” » (militant FO, non croyant, très investi dans un comité de jumelage d’une ville moyenne française et d’une agglomération du Burkina-Faso, 46 ans).
64Ce thème de l’accomplissement personnel rappelle également l’attachement de la doctrine sociale chrétienne au thème de la liberté humaine (l’idée selon laquelle « l’homme tient entre ses mains les clefs de son propre destin63 ») – doctrine dont les accents existentialistes ont pu rendre certains interviewés particulièrement réceptifs à certaines préconisations managériales invitant les salariés à « s’accomplir personnellement » dans leur travail.
65Les salariés les plus élevés dans la hiérarchie professionnelle se disent heureux de pouvoir pratiquer une forme de « tourisme intelligent » – l’expression est revenue de nombreuses fois – tout en se défendant de confondre de telles missions avec des séjours de vacances. Ils apprécient particulièrement le fait de pouvoir rompre avec la routine des voyages organisés à l’étranger et l’artificialisme des relations marchandes (« en voyant comment vivent vraiment les gens »). Ils insistent notamment sur la possibilité de faire des rencontres inédites et de sortir des sentiers balisés du tourisme de masse. Là encore, la possibilité, offerte par les missions, de s’accomplir personnellement apparaît déterminante dans l’attirance que ces salariés éprouvent pour l’expertise humanitaire. Dans le même temps, les interviewés mettent l’accent sur le nécessaire « don de soi » que réclament les missions, sur la nécessité de s’engager totalement sans compter son énergie et son temps – au point d’empiéter largement sur la vie de famille64. C’est là un thème également cher aux managers, dont les méthodes visent précisément à accroître l’implication des salariés dans le travail.
Savoir donner de sa personne
« Si on mène un engagement militant quel qu’il soit, ça veut dire que quelque part, si on le fait bénévolement, on est prêt aussi à y donner une partie de son temps, parce que sinon… sinon c’est quoi ? Il y a une action humanitaire à faire, on dit : “Non attendez c’est le week-end, je ne travaille pas.” Si on fait quelque chose vraiment on le fait parce qu’on a envie de le faire ! Sinon c’est assez faux comme engagement. Si on s’engage c’est qu’on est prêt à donner de son temps. Après c’est sûr qu’il faut résoudre d’autres problèmes : est-ce qu’on prend du temps pour soi ou pour sa famille ? Il ne faut pas que ce soit un argument pour ne rien faire. Mais les jeunes ingénieurs et les jeunes techniciens, c’est vrai qu’on leur demande beaucoup parce qu’il y a une espèce de course au management » (homme, permanent CFDT à EDF, administrateur d’une CMCAS, la quarantaine).
66Les effets paradoxaux qu’exercent sur les salariés (notamment les cadres) cette autonomie récemment conquise ne sont pas sans rappeler ceux qu’engendrent les nouvelles méthodes de management introduites dans les entreprises depuis les années 1980. Les interviewés font par exemple allusion à des salariés qui semblent avoir été tantôt gagnés par la folie des grandeurs, tantôt dépassés par les responsabilités qui leur incombaient, ou tantôt épuisés de s’être « trop donné ». Les états émotionnels dans lesquels se trouvent ces salariés désemparés par la soudaine liberté qui leur est accordée font directement écho aux syndromes (stress, culpabilité, dépréciation de soi…) de ceux qui travaillent dans des organisations flexibles65. Les formes nouvelles de liberté qu’offrent ces organisations tendent en effet à faire peser sur leurs membres une obligation d’autocontrôle particulièrement lourde. Beaucoup plus lourde que dans les organisations réputées plus « rigides » où les tâches, plus routinières et moins enrichissantes, s’avèrent plus « légères » à assumer dans la mesure où l’exercice du contrôle y est complètement distribué (dans les supérieurs hiérarchiques, dans les contraintes organisationnelles, dans les procédures techniques, dans le formalisme bureaucratique, etc.) au lieu d’être supporté par les seuls salariés.
Autonomie et responsabilité
67La quête d’une autonomie et d’une responsabilité personnelles accrues est un autre thème qu’abordent spontanément les salariés rencontrés lorsqu’ils expliquent l’intérêt que revêtent, à leurs yeux, les actions de solidarité internationale. En raison de sa relative indétermination, cet espace est en effet tout aussi accueillant à l’égard de ceux qui éprouvent le besoin de s’y investir comme individus, comme sujets autonomes, qu’à l’égard de ceux qui préfèrent s’y engager comme membre d’un collectif. Car il promet à ceux qui y entrent de pouvoir continuer à s’investir dans une activité commune, de se consacrer aux autres, tout en ayant la possibilité de s’occuper d’eux-mêmes et de pouvoir conjuguer le « nous » avec le « je ». De telle sorte que c’est le lieu idéal pour des militants « privatisés66 », pourrait-on dire, qui souhaitent satisfaire des préoccupations personnelles tout en conservant un lien, même ténu, avec des activités collectives auxquelles ils se sont autrefois beaucoup consacrés. Les salariés disent notamment leur satisfaction de pouvoir suivre, d’un bout à l’autre du processus, l’activité à laquelle ils participent et de pouvoir s’investir dans un « projet » dont ils sont les principaux acteurs67.
S’accomplir personnellement
« Les CODEV sont toujours sur des projets d’action concrète [même si] on a des projets et des perspectives plus idéologiques, pour aller vite. C’est déjà un principe idéologique de dire : “On ne donne pas que des sous et puis on s’en va.” Mais c’est sur des choses beaucoup plus concrètes et sur un engagement individuel. C’est-à-dire que les gens se mouillent individuellement. Je crois que l’engagement dans les clubs CODEV peut aussi ramener les gens à la notion du collectif » (permanent CFDT, administrateur d’une CMCAS, coresponsable d’un club CODEV au sein d’EDF).
« On est intervenu chacun avec nos compétences. Les gens ne connaissant pas obligatoirement le domaine des autres. Mais c’est bien de mettre les compétences en commun. Ça peut être la même chose pour un club CODEV. Je pense que dans des entreprises comme les nôtres, les gens qui partent y trouvent un lieu où, à travers leur formation et leurs capacités, ils s’éclatent un peu plus que dans l’entreprise, parce qu’ils y ont des responsabilités, ils mènent le projet, ce qui n’est pas toujours vrai dans l’entreprise » (idem).
68Les salariés qui sont amenés à exercer des responsabilités, au cours des missions, se décrivent volontiers comme des « chefs de projet », comme les points nodaux d’un réseau de relations où se croisent des acteurs aux ressources très diverses (intermédiaires de toutes sortes, responsables politiques et administratifs locaux, porte-parole des populations…). Contre la figure du salarié membre d’une structure bureaucratisée et impersonnelle, inscrit dans une division du travail très stricte, dépositaire d’une qualification statutairement reconnue, soucieux de stabilité et de sécurité et préservant l’étanchéité de la frontière entre vie domestique et vie au travail, ils se définissent comme des agents de « réseau », mobiles, souples, rebelles à toute forme de contrôle trop contraignante, refusant les hiérarchies trop pesantes, possesseurs de ressources diversifiées, aptes à glisser d’une fonction à une autre, privilégiant les relations interpersonnelles, ayant « un bon relationnel », préférant les petites équipes aux grosses structures et prêts à s’engager « totalement » dans la mission qui leur est confiée.
69Cette aspiration à davantage d’autonomie n’est pas le fait de salariés qui n’auraient jamais participé à la moindre activité collective. Au contraire. Les salariés qui trouvent aujourd’hui les mots les plus justes pour défendre une conception individuelle de l’engagement – présenté comme une quête d’accomplissement personnel – sont précisément ceux qui, hier, auraient trouvé les mots les plus justes pour défendre une conception inverse, celle d’un engagement fondé sur la valorisation des fins collectives, et qui auraient jugé l’immixtion de préoccupations privées comme une forme de corruption ou de détournement cynique de l’engagement « solidaire ». Les arguments avancés par les promoteurs d’un rapport individualiste à la solidarité internationale sont d’autant plus forts qu’ils ont été hier passionnément attachés aux causes qu’ils servaient, comme l’explique ce responsable d’un club CODEV d’EDF : on rencontre dans ce type d’associations «des gens déçus par le mouvement syndical, n’y trouvant pas de quoi y dépenser beaucoup d’énergie sans doute. Y compris ceux qui ont dépensé un peu d’énergie et qui ne souhaitent plus en dépenser [ainsi que] des gens qui étaient très présents dans le milieu syndical, qui ont laissé tomber et se réinvestissent dans ce type d’opérations avec la même énergie qu’ils avaient pu mettre avant dans le milieu syndical » (militant de la CFDT depuis 25 ans). Ces acteurs maîtrisent en effet parfaitement – en tout cas mieux que ceux qui ne se sont jamais frottés à de telles expériences – la grammaire de la présentation de soi : ils savent, ou tout au moins ils pressentent, quelle est la définition de soi la mieux ajustée aux opportunités qu’ils se donnent les chances de saisir et se définissent volontiers comme des experts de la solidarité internationale.
L’efficacité de l’action
70L’engagement dans des missions à l’étranger est aussi présenté comme l’occasion de pouvoir agir de manière efficace, concrètement, de pouvoir rencontrer ceux auxquels sont destinés les efforts plutôt que de rester distant et anonyme. Cette forme d’intervention offre en outre une garantie concernant l’usage qui est fait de l’argent – comme l’explique cet ancien salarié d’une société d’agroalimentaire comparant les vertus respectives des diverses associations dont il est membre :
Un engagement personnalisé
« Les Amis des villages du Tiers-Monde, c’est une association à laquelle on fait confiance, on sait que c’est sérieux, on a des nouvelles et des informations de ce qu’ils font. Mais c’est comme si on donnait au CFCF ou au CCFD, c’est un peu anonyme. Alors que ce que je trouve sympathique là-dedans [un projet de forage d’un puits], c’est que c’est plus concret, on peut mieux le palper. À la rigueur, on peut avoir des échanges avec les gens, les voir, connaître mieux leurs difficultés, etc. Tandis que dans un organisme comme le CCFD ou le CFCF, ou n’importe quel autre, on est noyé dans la masse » (ouvrier mécanicien devenu ingénieur chimiste à la retraite, appartenances multiples à des organisations caritatives catholiques).
71La référence à l’action accomplie sur le terrain est centrale dans le discours des interviewés : « Au moins nous, nous agissons » répètent-ils. Le monde dans lequel ils évoluent est peuplé d’instruments destinés à faciliter l’accomplissement de l’action efficace : on y trouve des « études de faisabilité », des « schémas », des « plans », des « normes », des « tableaux de bord », des « mesures », des « états d’avancement », etc. Tout doit concourir à l’exportation du progrès technique, à sa transférabilité. Un tel discours tend à légitimer une conception instrumentale de l’action : peu importent les convictions ou les états d’âme de leurs auteurs, laissent entendre les salariés, l’essentiel est que les objectifs initialement établis soient finalement atteints. Dans ce monde, tel qu’il est dessiné, la productivité, la performance, l’opérationnalité, la capacité à s’ajuster aux besoins repérés, l’aptitude à s’intégrer dans une division fonctionnelle des tâches, la capacité à anticiper et à prévoir, etc., font partie des qualités les plus célébrées68. Inversement, l’inefficacité, l’absence ou la faiblesse des qualifications, l’inadaptation, la rigidité, le gâchis (de temps, d’énergie, de matériaux, etc.) font l’objet des plus vives critiques. L’insistance sur l’efficacité des actions entreprises porte en germe la critique de ces autres formes d’engagement lointain que sont, d’une part, la parole dénonciatoire (prisée par les acteurs politiques) et, d’autre part, l’action à distance, encouragée par les organisations caritatives qui font appel à la générosité du public. Car les paroles autant que les dons sont, aux yeux des salariés, entachés d’inefficacité. Les premières parce que leur objet, trop lointain, serait devenu inaccessible – les paroles émises dans l’entourage immédiat sont notamment jugées peu impliquantes et peu efficientes. Certains salariés vont jusqu’à accuser le militantisme d’inefficacité : ils se disent lassés des débats dont les groupes militants sont le théâtre, stigmatisent leur théoricisme et s’interrogent sur leur utilité réelle, afin de mieux faire valoir le pragmatisme et l’efficience de leurs propres modes d’action :
Théoricisme versus pragmatisme
« On ne perd pas son temps dans les études préalables, tout ça c’est de la philosophie » ;
« Il fallait que chaque personne qui était impliquée dans cette association ait quelque chose à faire, pas simplement quelque chose à dire, mais quelque chose à faire »; « Parler de l’international, c’est bien, mais agir c’est mieux »;
« On peut utiliser “solidarité”, “fraternité”, “charité”… tout ce que l’on veut… les mots importent peu. L’action seule compte. »
(Salariés des clubs CODEV d’EDF-GDF.)
72Les dons sont également appréhendés de manière critique, comme des modes d’engagement jugés trop économiques – exigeant peu de temps, de gestes et d’actes concrets – et maintenant une forte asymétrie entre le donateur et le récipiendaire. Mettant en cause les mécanismes de délégation sur lesquels repose l’action des organisations publiques ou privées agissant dans le domaine de l’aide internationale, les groupes « solidaires » mettent en avant la possibilité, offerte à leurs membres, de s’impliquer directement, sans médiation, dans un projet concret où ils pourront se rendre utiles. L’argument fait mouche auprès de salariés qui se disent désireux de s’investir concrètement et de surmonter le sentiment d’impuissance qu’un simple don ne peut parvenir à combler69. L’engagement « solidaire » permet à l’inverse au volontaire de se transporter directement après des populations visées : de constater, de ses propres yeux, la réalité de leurs conditions de vie ; d’ajuster l’aide aux besoins repérés ; et de s’assurer de la bonne affectation des ressources (humaines, matérielles, financières). Sa supériorité par rapport aux autres modes d’engagement envers les populations lointaines réside donc dans l’action concrète qu’il autorise.
73C’est pour cette raison que les acteurs « solidaires » tendent à faire abstraction du passé des populations lointaines auprès desquelles ils se rendent et font l’économie d’une réflexion rétrospective sur les causes de la situation – souvent difficile et éprouvante – dans laquelle elles se trouvent. Ils ne retiennent que le moment présent. Sinon, ils seraient nécessairement conduits à classer les victimes en fonction de leurs agissements passés et à faire un tri entre ceux qui méritent d’être aidés et ceux qui ne le méritent pas. Ils s’engageraient en outre dans une procédure contradictoire très longue qui interdirait toute aide immédiate. Or ils ne peuvent s’embarrasser de telles considérations : ils doivent agir. Et vite. Les seules circonstances qu’ils prennent en compte sont les circonstances présentes. Car « sur le passé, à jamais révolu, et sur l’avenir, encore inexistant, le présent possède un privilège exorbitant : celui d’être réel70 ».
Notes de bas de page
1 Sur ce point, voir Bourdieu (P.), « La mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales, 32/33, 1980.
2 Les individus rencontrés au cours de l’enquête ont en effet tendance, dans leur travail de fabrication identitaire, à s’ajuster à la figure dominante du « bon » coopérant (censé présenter des garanties de compétences, d’opérationnalité et d’efficacité). La plus ou moins grande aptitude des interviewés à reconnaître les qualités et les comportements jugés les plus légitimes et leur plus ou moins grande familiarité avec ce qu’il est recevable de dire et de faire dans cet espace les conduisent toutefois à donner de leur engagement des justifications très différenciées et à proposer d’eux des définitions variées. Il n’y a donc pas une unique conception du « bon coopérant » qui s’imposerait à tous de la même manière et selon la même intensité. Il en existe de multiples dégradés.
3 P. Bourdieu a consacré une communication à l’analyse de ces « nouveaux clercs » et plus généralement, aux transformations du champ religieux contemporain (voir « La dissolution du religieux », Choses dites, Paris, Minuit, 1987).
4 Les italiques sont ici, comme dans l’ensemble des extraits d’entretiens reproduits dans ce chapitre, de notre fait.
5 Sur les raisons de l’acclimatation des salarié (e) s à un tel discours, voir chapitre 3.
6 Il faut toutefois se rappeler – voir Swan (A. de), Sous l’aile protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995 – que l’esprit de fraternité chrétien s’est pendant longtemps accommodé de l’existence de la pauvreté dans laquelle les clercs de l’Église ne voyaient rien d’autre que l’expression d’une volonté divine : « Malgré les enseignements chrétiens relatifs à l’égalité de tous les hommes, la misère fut longtemps considérée comme un phénomène spirituel, “par la grâce de Dieu”. Entre les pauvres, d’une part, et les riches fermiers, citoyens établis, sans parler des nobles, d’autre part, s’étendait un écart immense, comme s’il s’était agi d’espèces différentes » (ibid., p. 336). Ce n’est que tardivement que les chrétiens se sont préoccupés du sort des plus pauvres, ont commencé à les regarder non pas au travers de la figure singulière du misérable, auquel tout croyant est censé venir en aide, mais comme une catégorie plus vaste justiciable d’une intervention globale.
7 Peneff (J.), « Usage des biographies », Politix, 27, 1994, p. 30. Sur les difficultés que pose la relation d’enquête avec un individu culturellement dominé et les limites que rencontre, dans de telles circonstances, l’investigation biographique, voir Beaud (S.), « Un ouvrier, fils d’immigrés, “pris” dans la crise : rupture biographique et configuration familiale », Genèses, 24, 1996.
8 Bourdieu (P.), « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62/63, 1986.
9 C’est là une hypothèse empruntée à l’étude que R. Sennet consacre aux effets de la transformation du capitalisme sur la construction du « soi » contemporain (The Corrosion of Character. The Personal Consequences of Work in the New Capitalism, New York/Londres, W. W. Norton & Company, 1998).
10 « How can long-term purposes be pursued in a short-term society ? How can durable social relations be sustained ? How can a human being develop a narrative of identity and life history in a society composed of episodes and fragments ? » (ibid., p. 26).
11 Sur ce point, voir Marchal (E.), « Le cadre en personne sur le marché du travail. Regard critique sur les nouvelles techniques de recherche d’emploi », in Marchal (E.) et Eymard-Duvernay (F.) dir., Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché du travail, Paris, Métailié, 1997.
12 Sur le développement, dans la société postindustrielle, d’une forme d’individualisme « négatif », voir la conclusion de l’ouvrage de R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 461-474.
13 Sur les raisons et les effets du développement, chez les salariés, d’un rapport de « consommateur » au syndicalisme, voir chapitre 3.
14 Ce type de discours n’est guère éloigné de ceux qu’a recueillis C. Péchu auprès de militants de l’association Droit au logement (DAL) : déçus par les groupements politiques, rétifs à toute forme de soumission « aux appareils », ils disent apprécier la possibilité « de se prendre en mains soi-même », d’allier « théorie et pratique » et de s’investir dans de petits groupes où les liens de sociabilité sont forts. Voir « Le militantisme à DAL comme substitut à l’action politique », De la marginalisation par l’habitat à l’illégalisme sectoriel : l’action collective des sans-logis (1986-1995), rapport pour la MIRE, février 1997, p. 55-62. Un résumé de ce rapport a été publié sous le titre : « L’action collective des sans-logis productrice de solidarités », in MIRE, Produire les solidarités. La part des associations, MIRE-Fondation de France, 1997.
15 Pour reprendre l’expression de J. Ion dans La fin des militants ?, Paris, Éd. de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1997, p. 80 sqq.
16 On peut ici rappeler, même si le propos reste très général, le paradoxe durkheimien selon lequel le sentiment des individus d’exister comme être autonome se développe à mesure que s’accroît leur dépendance (notamment fonctionnelle) à l’égard des groupes dont ils font partie (et plus généralement à l’égard de la « société »).
17 Ion (J.), « Des groupements en réseaux aux réseaux d’individus », La fin des militants, op. cit., p. 35-52.
18 Comme par exemple le fait d’être capable de concevoir des outils d’interpellation et d’information du public (tracts, affiches, plaquettes, etc.), de prendre la parole en public, de convaincre un auditoire, de manier des schèmes d’interprétation politiquement pertinents.
19 Comme l’explique N. Elias : « C’est l’histoire de ses relations qui font la nature et la forme de la personne individuelle. Même la nature et la forme de sa solitude, même ce que l’individu ressent comme son “intériorité”, reçoivent l’empreinte de cette histoire – l’empreinte du filet de relations humaines dont il est l’un des nœuds et au sein duquel il vit et accède à son individualité » (La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 72).
20 Un interviewé, militant de l’Action catholique ouvrière, explique ainsi : « L’ACO c’est des gens qui se retrouvent pour parler, pour parler un peu de leur vie, pour parler un peu de ce qui les anime. On est tous plus ou moins du même milieu, c’est sûr. On arrive à se retrouver pratiquement une fois par mois, par petits groupes de cinq-six. Chacun dit un peu comment il vit sa foi dans l’organisation et au sein du travail. »
21 Pour une présentation plus détaillée de cette technique et de ses usages, voir chapitre 3. Et pour une mise en perspective historique de la pratique catholique de la confession, voir Dubois (F.), « La confession. Le contrôle du for intérieur par l’Église catholique », in CURAPP, Le for intérieur, Paris, PUF, 1995. Ainsi que Hahn (A.), « Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d’aveu », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986.
22 Il s’agit d’une situation typique de double-bind qui soumet l’interviewé à des injonctions contradictoires (s’affranchir de la figure du bon Samaritain, d’un côté ; proposer un récit de vie cohérent qui fasse place à la constitution progressive d’une identité chrétienne, de l’autre).
23 Sur ce point particulier, voir la démonstration qu’A. O. Hirschman oppose aux thèses de l’auteur de Logique de l’action collective, M. Olson, dans Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983, p. 135 sqq.
24 S. Maresca a décrit, dans un tout autre domaine (celui de l’agriculture), un phénomène analogue. Voir « La représentation de la paysannerie. Remarques ethnographiques sur le travail de représentation des dirigeants agricoles », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, 1981.
25 Elles ont été notamment popularisées par l’ouvrage de G. Archier et de H. Seyriex, L’entreprise du troisième type (Paris, Seuil, 1984) au début des années quatre-vingt. Si les « cercles de qualité » empruntés aux Japonais n’ont pas survécu longtemps aux premières expérimentations dans les entreprises françaises, en revanche, la pratique de constitution de « groupes de résolution de problèmes » et les idéaux qui la sous-tendent perdurent bel et bien. Voir Chevallier (F.), « Les cercles de qualité. Disparition ou intégration ? », Sciences humaines, 5, avril 1991.
26 D. Segrestin mentionne par exemple que le taux de négociation sur les salaires, la durée et l’organisation du travail est passé, en moins de deux ans (entre 1983 et 1985), de 42 % à 71 % dans les 12 000 entreprises dotées d’une représentation syndicale. Voir Segrestin (D.), Changement et crise du système français des relations industrielles : une évaluation de l’effet politique depuis dix ans. Contribution au colloque « A France of pluralism and consensus ? », doc. n° 14, Columbia University/New York University, 9-10-11 octobre 1987.
27 Ibid., p. 220.
28 Weinberg (A.), « Le management participatif : principes, techniques et limites », Sciences humaines, 5, avril 1991, p. 30.
29 Voir Bruckner (P.), Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil, 1983.
30 Cette attitude peut en partie être imputée au dispositif d’enquête lui-même puisque les individus rencontrés n’ont pas été approchés en tant que chrétiens mais en tant que membres de groupements de solidarité (via une filière militante). Si l’enquête avait porté sur la thématique de l’identité chrétienne, le comportement des interviewés aurait certainement été tout autre, comme dans le cas de la recherche réalisée par C. Maroy, J. Rémy et L. Van Campenhoudt dans des hôpitaux et des crèches catholiques de Bruxelles (dans laquelle les enquêteurs avaient pour consigne d’évoquer avec les interviewés cet aspect de leur identité) : « La foi et le métier : transactions symboliques dans les institutions chrétiennes », Cahiers internationaux de sociologie, 100, 1996.
31 Un salarié invoque ainsi tour à tour la colonisation d’hier, la perpétuation euphémisée de cette colonisation au travers de l’exploitation, par des multinationales occidentales, des ressources géologiques d’une région d’Afrique, et l’extrême dénuement dans lequel se trouve la population habitant cette région ; un autre lie la condition misérable des paysans du Nordeste brésilien à la puissance d’un très puissant groupe de propriétaires terriens locaux et aux complicités structurelles de l’économie capitaliste.
32 Au sens que L. Boltanski donne à ce terme dans son travail sur l’introduction de la pitié en politique (La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993).
33 On retrouve là, dans la structure formelle des comptes rendus que les salariés font de leur participation à une mission, certaines des contraintes que doivent honorer les personnes qui sont amenées à rendre compte du spectacle d’une souffrance humaine dont ils ont été les témoins distants. Se retrouver dans la situation d’un tel spectateur, explique L. Boltanski (La souffrance à distance, op. cit., p. 9), n’est moralement acceptable qu’à la condition de manifester son intention d’agir – fût-ce de manière minimale : par exemple, en parlant à d’autres de ce dont on a été les témoins. Une telle parole doit « rapporter à autrui, d’un même mouvement, ce qui a été vu et la façon dont le spectateur s’en est trouvé personnellement affecté et concerné », sous peine de rendre la scène moralement insoutenable (et d’obliger l’observateur à détourner son regard).
34 Une « bonne » dénonciation, pour être jugée recevable, doit en effet répondre à certaines contraintes pragmatiques – comme le montre L. Boltanski dans son analyse d’un corpus de courriers adressés au journal Le Monde : « La Dénonciation publique », L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, p. 255-366. Pour espérer convaincre d’autres personnes, le dénonciateur doit en effet « non seulement leur assurer qu’il dit vrai, mais aussi que cette vérité est bonne à dire et que l’accusation, qui désigne un être (individuel ou collectif) à la vindicte publique, est à la mesure de l’injustice dénoncée »(ibid., p. 256). Le succès d’un tel travail de conviction repose en grande partie sur la capacité du locuteur à établir des passerelles entre le cas particulier sur lequel il attire l’attention et la forme de bien commun à laquelle il entend l’accrocher (autrement dit à repérer dans le cas singulier des traits caractéristiques qui permettent de le relier à la cause que défend un collectif reconnu). Une telle articulation le dispense en effet d’opérer le travail de généralisation que le groupe a déjà accompli à sa place, au terme d’un long travail de mobilisation, d’agrégation et d’unification.
35 Voir Jobert (B.) et Théret (B.), « France : la consécration républicaine du néolibéralisme », in Jobert (B.) dir., Le tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994. Les auteurs défendent l’idée de l’acclimatation, par les élites dirigeantes issues de la haute fonction publique française, de la conception républicaine de la solidarité à l’idéologie libérale (au cours de la décennie 1980-1990). La monopolisation progressive, à partir de 1983, de l’expertise d’État par des économistes acquis aux thèses du néolibéralisme, conjuguée à l’érosion du pluralisme doctrinal de fonctionnaires-économistes soucieux de défendre leurs intérêts corporatistes (ceux du corps des administrateurs de l’INSEE) et en quête de reconnaissance internationale, a favorisé l’introduction des thèses néolibérales au ministère des Finances. Les promoteurs de cette orthodoxie financière ont contribué à imposer « une nouvelle rhétorique de la citoyenneté et de la solidarité qui apporte des infléchissements sensibles au référentiel des politiques sociales ». L’État est désormais moins regardé comme un grand intégrateur, attaché à la réduction des injustices et ne connaissant que des citoyens égaux devant la prestation sociale, que comme une sorte de philanthrope gérant au coup par coup les situations auxquelles sont confrontés les laissés-pour-compte de l’économie de marché.
36 C’est là une hypothèse que développent D. Cardon et J.-P. Heurtin à partir de l’étude d’un corpus de messages d’indignation laissés par des auditeurs sur des répondeurs, à l’invitation de journalistes d’une radio préparant la journée de commémoration du quarantième anniversaire de l’appel de l’abbé Pierre. Les auteurs montrent que les messages les plus chargés émotionnellement (colère, pleurs…), les plus impliquants (dans lesquels l’auditeur exprime sa souffrance), les plus singularisés (peu ou pas connectés à des catégories politiquement constituées) et les moins incriminants (juxtaposant les descriptions de situations injustes sans tenter de les lier) ont été prioritairement sélectionnés par les journalistes : le privilège, accordé par le dispositif radiophonique, aux indignations émotives (gage de leur « authenticité ») et marquées par l’impuissance accusatoire plutôt qu’aux dénonciations distanciées (enfermant une théorie de la justice et empreintes de retenue), est le symptôme, selon les auteurs, d’une transformation des conditions de recevabilité de la critique publique. Voir « La critique en régime d’impuissance. Une lecture des indignations des auditeurs de France-Inter », in Neveu (E.) et François (B.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques, des débats publics contemporains, Presses universitaires de Rennes, 1999.
37 Date de la réalisation de l’enquête de terrain.
38 Sur les manifestations émotives appréhendées comme des formes de jugement, voir Paperman (P.), « L’absence d’émotion comme offense », Raisons pratiques, 3, 1995, p. 188.
39 EDF et GDF ; un établissement du constructeur informatique Hewlett-Packard ; la coopérative agricole de Noëlle-Ancenis (CANA); les Mutuelles de Loire-Atlantique (MLA); la société des Eaux minérales d’Évian.
40 N. Dodier l’a montré au cours de son enquête menée dans une entreprise ayant renoncé à la planification taylorienne pour embrasser les nouveaux modes d’organisation dits « flexibles » (« Causalité, responsabilité et culpabilité », Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié, 1995). Analysant les effets de l’introduction d’un outil d’analyse des accidents (dit « arbre des causes ») et de plusieurs dispositifs de communication au sein d’une entreprise de fabrication de fûts métalliques, N. Dodier note que « ces outils, typiques des organisations distribuées ont pour point commun de séparer résolument la question de la causalité et celle de la responsabilité, et de […] rechercher des causes sans désigner des coupables » (ibid., p. 139). La méthode dite de l’« arbre des causes » apparaît notamment exemplaire du travail de disqualification des scénarios accusatoires établissant des liens entre l’événement singulier (l’accident) et des catégories plus générales (« les patrons », « le système capitaliste ») – liens qui sont au principe du travail de dénonciation et de revendication.
41 Voir chapitre 2.
42 Swan (A. de), Sous l’aile protectrice de l’État, op. cit., p. 336. L’expression « rhétorique de l’induction » est empruntée à Goudsblom (J.), Sociology in the Balance : a Critical Essay, Oxford, Blackwell, 1977.
43 Ce type d’analyse est également partagé par les autorités gouvernementales françaises. Leurs représentants successifs se sont efforcés, depuis la fin des années soixante-dix, de lier aide au développement et politique de « maîtrise des flux migratoires » en instaurant des primes d’aide au retour pour encourager les travailleurs étrangers à quitter la France. « C’est en favorisant dans les pays d’immigration des activités et des projets de développement économique et social que nous pourrons aider ces peuples à forger leur destin et permettre à leurs populations d’y vivre dans des conditions décentes » affirme, en 1997, le Premier ministre Lionel Jospin dans une lettre de mission adressée à l’un des conseillers du ministre de l’Intérieur : une sorte d’écho aux déclarations, tenues quelques semaines plus tôt, par l’un des principaux responsables du RPR (Charles Pasqua) : « Si les pays riches ou présentés comme tels souhaitent accueillir moins d’étrangers chez eux, qu’ils permettent à ceux-ci de trouver dans leur pays natal les moyens normaux de subsistance, et qu’ils leur apportent pour cela les moyens financiers et technologiques nécessaires » (Source : Bernard [Ph.], « Le gouvernement veut lier immigration et aide au développement », Le Monde, 20 novembre 1997, p. 10).
44 Voir l’analyse que leur consacre le chapitre 2.
45 Les caractéristiques du syndicat d’appartenance apparaissent à cet égard moins discriminantes. L’appartenance à un syndicat réformiste (telle la CFDT) aurait pu être jugée plus fortement prédictive de l’adhésion à un discours aux accents managériaux que l’appartenance à un syndicat plus contestataire (telle la CGT). Mais l’enquête de terrain a montré que les propos que tiennent les militants de la CGT ne sont guère éloignés (par les raisons invoquées, leur structure narrative, les modes de description privilégiés…) de ceux de leurs collègues de la CFDT.
46 Sur ce point, voir Offerlé (M.), « L’appel à l’expertise », Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1994 ; Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996, notamment p. 66 sqq. et p. 112.
47 Où les militants doivent faire montre de compétences juridiques de plus en plus fortes. Voir l’évocation du cas de SUD-PTT par G. Renou lors d’une table ronde organisée par la revue Mouvements : « Y a-t-il de nouveaux mouvements militants ? », Mouvements, 3, 1999.
48 Concernant la réappropriation, par des militants écologistes, des grilles d’analyse produites par les sciences sociales et les sciences du vivant, voir Ollitrault (S.), « Science et militantisme : les transformations d’un échange circulaire. Le cas de l’écologie française », Politix, 36, 1996.
49 Voir Rémy (E.), « Apprivoiser la technique. Débat public autour d’une ligne à haute tension », Politix, 31, 1995 : « Pour devenir un interlocuteur sérieux des pouvoirs publics et d’EDF et avoir le droit de parler dans un espace de discussion commun, il faut tout à la fois représenter quelque chose (et donc construire un public et solliciter le soutien des élus) et accumuler des ressources et des savoirs aussi bien par rapport à la procédure juridique que par rapport aux aspects techniques du projet. L’opinion et la technique sont ici intimement mêlées » (p. 138).
50 Barbot (J.), Dodier (N.) et Rosman (S.), Les espaces de mobilisation autour des essais thérapeutiques et de la mise à disposition des nouveaux traitements. Le cas de l’épidémie à VIH, rapport du CERMES pour l’Agence nationale de recherches sur le sida, septembre 1998. Plusieurs parties du rapport ont été publiées, notamment Barbot (J.), « Science, marché et compassion. L’intervention des associations de lutte contre le Sida dans la circulation des nouvelles molécules », Sciences sociales et santé, 3, 1998.
51 L’objectivation de l’expertise est difficile et sujette, selon la période et l’espace considéré, à de fortes variations (doit-on considérer comme indicateur pertinent le niveau de diplôme, le degré de spécialisation du savoir, la durée de l’expérience accumulée dans un domaine précis, le cumul de positions institutionnelles diversifiées, la maîtrise des outils de gestion, etc. ?).
52 C’est un phénomène analogue que constate, dans un autre domaine (quoique proche), A. Petitat (Les infirmières. De la vocation à la profession, Montréal, Éd. du Boréal, 1989) : il montre en effet, au travers de l’analyse de l’évolution des modèles professionnels auxquels font référence les formations laïques et catholiques d’infirmières, au Québec, que « l’image-guide passe d’une conception du métier comme vocation et sacerdoce, impliquant un primat de la “charité sur la science”, à une conception plus professionnelle où la dimension technoscientifique prend le pas sur une logique altruiste du don, pourtant toujours présente » (cité par C. Maroy et al., « La foi et le métier… », art. cité, p. 113).
53 Parents croyants et pratiquants, fréquentation d’écoles religieuses durant l’enfance, participation à des mouvements chrétiens au cours de la jeunesse (JAC, JOC, etc.) et de la vie adulte (ACO, CFTC, etc.), pratique religieuse, activités paroissiales, etc.
54 Sur les relations d’affinités qu’entretiennent les principes dispensés par les groupements religieux et les exigences de la production et de l’échange marchands, voir Weber (M.), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. Explorant les conditions d’avènement de l’esprit capitaliste, M. Weber a repéré dans l’ascétisme auquel inclinait le protestantisme (le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le mouvement baptiste), autrement dit dans l’adoption de la conduite de vie rationnelle et méthodique qu’encourageaient ces formes de religiosité, l’une des plus puissantes matrices de cette posture accumulatrice qui consiste à différer la consommation de ce qui a été engrangé (le profit) grâce à l’exploitation des possibilités d’échange plutôt que d’en jouir immédiatement.
55 Voir chapitre 3.
56 Au sens que lui donne M. Weber, c’est-à-dire un ensemble de maximes destinées à guider la conduite de soi dans la vie. Voir L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 47-48 : « Une maxime éthique pour se bien conduire dans la vie ».
57 Voir Chiapello (E.), Artistes versus managers, Paris, Métailié, 1998. Le management est moins considéré ici comme un mode de « direction des entreprises » que comme une tentative de « systématisation de pratiques forgées au sein des entreprises dans des règles de conduite à caractère général […], [des] théories les justifiant, ainsi que [des] outils et dispositifs permettant leur mise en œuvre » (p. 46 sqq.). L’histoire du management peut être appréhendée comme celle de la conquête progressive, au nom de la compétence, d’une autonomie croissante des directeurs face à une autorité fondée sur la seule possession de liens avec la famille du fondateur ou la propriété du capital. Sur ce dernier point, voir Chandler (A. D. Jr), La main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Economica, 1988.
58 Concernant l’usage de compétences professionnelles dans la mise en œuvre des opérations, voir chapitre 2.
59 Sur l’adéquation de l’expertise humanitaire (et des types d’engagement qu’elle offre) aux dispositions et aux attentes des jeunes salariés, voir chapitre 3.
60 Sur ce point, voir chapitre 2.
61 La participation à une action publique enferme elle-même sa propre récompense. A. O. Hirschman l’a montré (Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983), démentant ainsi la représentation commune d’un acteur rationnel qui calculerait à l’avance les coûts et les bénéfices de tout engagement avant de prendre une « décision ».
62 Les managers l’ont bien compris. Ils ont abandonné, souligne E. Chiapello (Artistes versus managers, op. cit., p. 140-143 et p. 212-213) leur postulat de la motivation extrinsèque pour celui de la motivation intrinsèque. Ils se sont en effet aperçu, au terme d’enquêtes faites par des psychosociologues, que l’implication des salariés variait moins en fonction de l’importance des gratifications (argent, reconnaissance, pouvoir…) que ces derniers pouvaient escompter qu’en fonction de la possibilité, qui leur était offerte, de pouvoir s’épanouir dans leur travail (en faisant par exemple œuvre de créativité), autrement dit en fonction du plaisir qu’ils éprouvaient à travailler.
63 Cette doctrine invite en effet à se méfier des hypothèses déterministes et fait de l’être humain son épicentre, une « colonne vertébrale essentielle autour de laquelle s’articule toute la dynamique économico-sociale ». Voir Arondel (Ph.), Morale sociale chrétienne et discours libéral. Une autre approche de l’économie, Éd. MAME, 1991, p. 32 sqq.
64 La mobilisation de compétences individuelles explique, en grande partie, ces nombreux chevauchements entre vie domestique et activités « solidaires ». C’est là un phénomène que souligne également J. Ion (La fin des militants, op. cit., p. 62-63) qui entrevoit dans l’extension du recours aux ressources personnelles et dans l’affaiblissement concomitant des formations propres aux groupements le signe d’une moindre emprise du « moule de la militance » sur les adhérents. Ce constat doit toutefois être tempéré, dans le cas qui nous occupe, par le fait que les interviewés disent consacrer un grand nombre de leurs soirées et de leurs weekends à la préparation des opérations et mentionnent fréquemment l’aide que leur apporte leur conjoint. La vie des salariés rencontrés au cours de l’enquête ne se caractérise donc pas, contrairement à ce que constate J. Ion sur ses propres terrains, par une « séparation beaucoup plus nette des sphères privées familiales et publiques militantes » (p. 62).
65 Dejours (C.), Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
66 Pour reprendre un mot d’A. O. Hirschman. Il parle plus précisément d’un « citoyen privatisé » dans Bonheur privé, action publique, op. cit., p. 221.
67 Concernant le travail d’imposition, par le siège national des clubs CODEV, de règles de conduite d’un « projet humanitaire », voir l’analyse du programme d’une formation interne dans le chapitre 2.
68 Pour une analyse des perceptions et des connotations sémantiques attachées à la thématique de la « professionnalisation » et, plus généralement, du type de rapport aux autres qu’elle suppose, voir Siméant (J.), «Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l’humanitaire », Mots. Les langages du politique, n ° 65, mars 2001.
69 D’autant que les salariés interviewés ont fréquemment mis en doute, au cours de l’enquête de terrain, l’honnêteté de l’usage des dons recueillis par les organisations caritatives – une attitude en partie explicable par le fait que l’enquête s’est déroulée peu après que les responsables d’une organisation faisant appel à la générosité du public (l’Association pour la recherche contre le cancer) ont été convaincus par la justice d’avoir détourné à leur profit une partie des dons collectés auprès du public. Aussi faut-il lire l’assurance avec laquelle les salariés défendent leurs modes d’action, et la vigueur des critiques qu’ils adressent à d’autres formes d’engagement, réputées à leurs yeux trop distantes ou trop impersonnelles, à l’aune de cette conjoncture particulière qui les a probablement confortés dans leur conviction d’agir utilement.
70 Boltanski (L.), La souffrance à distance…, op. cit., p. 282.
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