Conclusion. Être et paraître. Anthropologie d’une culture politique
p. 191-194
Texte intégral
1En 1484, l’un des premiers grands imprimés en langue anglaise faisait le procès de la noblesse. William Caxton, traducteur du Llibre de l’ordre de cavalleria de Ramon Llull, condamnait la mollesse et la faiblesse des « gentylmen » de son époque qui, à l’en croire, ne faisaient que s’adonner au jeu, aux bains (c’est-à-dire à la fréquentation des prostituées dans les étuves publiques) et à l’oisiveté1. Caxton – et Llull – qui s’adressait pourtant à un roi de réputation peu héroïque, Richard III, imaginait que la décadence de la noblesse pouvait être combattue par le rétablissement de l’esprit chevaleresque et par la pratique des tournois2.
2Ces arguments devaient traverser le temps, et on les vit encore fleurir dans la deuxième moitié du xviiie siècle, spécialement en France, comme en témoignent les écrits de La Curne de Sainte Palaye3. Au milieu du siècle précédent, Marc de Vulson de La Colombière, dans son Vray theatre d’honneur et de chevalerie (1648), condamnait lui aussi les jurons, les blasphèmes, la débauche, les jeux et toutes les sortes d’excès, mais il regrettait également le mépris que les nobles portaient aux sciences. Son objectif principal était de combattre l’oisiveté, qui détruisait la vertu en ruinant l’esprit et le corps4. Au début du xvie siècle, Louis de La Trémoille lui-même, le fameux « chevalier sans reproche », s’était décidé à fuir une « vie privée […] en oisiveté » pour se consacrer à la quête de gloire au service du roi, comme le rapporte son biographe, Jean Bouchet5. Son parcours inspira d’ailleurs l’un de ses lointains descendants, Henri-Charles de La Trémoille, qui revendiqua explicitement ce modèle dans ses Mémoires6. Cette attitude d’hostilité à l’oisiveté était valable d’une façon assez générale. Quand le roi Louis XV déclara qu’il ne souhaitait pas entrer dans la compétition pour la succession autrichienne, mais « rester sur le Mont Pagnotte », il subit les railleries de ses courtisans. L’un d’eux lui lança la fameuse réplique : « Votre Majesté y aura froid, car vos ayeux n’y ont point bâti. » Neutralité rimait alors avec oisiveté7.
3Idéalement, la noblesse se considérait comme une catégorie sociale toujours en mouvement et engagée au service de causes qui donnaient un sens à son existence8. Les articles de Paul Vo-Ha et de Stéphane Gal rappellent ainsi que le service du prince par les armes pouvait s’imposer comme un impératif particulièrement puissant. Et l’on avait intérêt à bien servir, car la honte ou le déshonneur étaient toujours des menaces réelles9. La défense d’une place constituait un défi, mais la reddition aussi, car il fallait choisir le bon moment pour ne pas risquer la disgrâce.
4Cet impératif de l’engagement valait également pour les dames. Les princesses devaient se montrer dignes du sang dont elles étaient issues et du rang que Dieu leur avait donné. Il allait de soi qu’un « régiment des femmes » – même sans les trompettes bien connues de John Knox10 – pouvait apparaître comme quelque chose d’étrange à la tête du gouvernement, mais dans la réalité quotidienne l’implication des dames dans la gestion des maisonnées était quelque chose de très naturel. Les conjoints pouvaient se répartir les affaires, et assez fréquemment l’administration des biens revenait à l’épouse.
5Dans certaines circonstances, les femmes pouvaient se retrouver en position de responsabilité suprême à la cour. L’analyse de David Cannadine, selon laquelle le succès et la survie de la monarchie britannique s’expliquent notamment par le fait que deux longs règnes féminins – ceux de Victoria et d’Élisabeth II – ont permis le retrait de la royauté en dehors de la sphère politique et son cantonnement dans les « dignified parts » de la monarchie représentative, mérite d’être prise en considération11. Mais elle a tendance à faire oublier qu’au cours de l’histoire les dames de haut rang ont très souvent tenu un rôle central dans les « efficient parts » des fonctions princières et aristocratiques. Aubrée David-Chapy en fait la démonstration à travers les exemples très caractéristiques d’Anne de France et de Louise de Savoie. Il reste néanmoins incontestable que le champ d’action féminin s’est considérablement rétréci par la suite.
6Les liens verticaux qui structuraient la société aristocratique étaient conçus sur une base personnelle, mais pas individuelle, car les fidélités avaient vocation à être transmises de génération en génération. On servait « son » prince, sans s’inscrire dans une logique abstraite. L’ancienne noblesse lorraine, la « chevalerie », se retrouva orpheline de ce prince naturel au xviie siècle, comme le montre Anne Motta. Elle eut beaucoup de mal à se réorienter et trouva finalement refuge dans ses terres. Servir le prince n’était plus possible parce que le souverain lui-même s’était désengagé vis-à-vis de ses serviteurs traditionnels. Les terres, en revanche, formaient la véritable base de la puissance de la noblesse et la source de son identité.
7Si important que fût le service princier pour la noblesse moderne, celui-ci était toujours accompagné par d’autres engagements reposant sur des loyautés horizontales. Les articles de Christian Kühner et de Sébastien Schick insistent sur le poids des réseaux et des « amitiés » nobiliaires ou ministérielles en France et dans le Saint-Empire. Ils rappellent que les liens personnels étaient par nécessité politiques et qu’une alliance avait besoin de l’amitié pour être stable et crédible. Les cultures nobiliaires des espaces français et germaniques se distinguent en bon nombre d’aspects, comme le montre Martin Wrede, mais certainement pas en ce qui concerne l’importance des fidélités entre « gens de qualité ».
8Louis de La Trémoille, déjà mentionné ci-dessus, mérite lui aussi d’être intégré à une telle approche. Rang et lignage, amitiés et inimitiés, mais aussi les services rendus au prince, font de lui un excellent exemple de la culture politique du début de l’époque moderne12. Laurent Vissière analyse la consommation culturelle de ce grand noble et le rôle évidemment politique que celle-ci jouait. L’« être » nobiliaire ne pouvait en aucun cas se dispenser du « paraître », car l’intérêt pour les arts et les lettres s’intégrait à des pratiques de distinction qui permettaient de tenir son rang à la cour comme en province.
9« Un roi illettré est comme un âne couronné ». Le fameux adage que Jean de Salisbury avait formulé au xiie siècle devint en quelque sorte la devise de François Ier 13. L’influence italienne y était pour beaucoup, mais il ne faut pas oublier que la cour de Bourgogne avait déjà donné l’exemple de princes et de nobles à la fois guerriers et cultivés ; le « sage chevalier » et l’honnête homme étaient faits du même bois14. Faut-il pour autant comprendre la noblesse de l’époque moderne comme une « leisure class15 » ?
10L’article de Martin Wrede souligne qu’on assista au xviiie siècle à une différenciation dysfonctionelle entre aristocratie et plèbe nobiliaire, surtout en France, dans un moindre degré également en Allemagne. Plus stratifiée que jamais, la noblesse avait perdu son unité, ainsi que sa fonction. On discutait longuement des manières de la « sauver » par un alignement sur la constitution nobiliaire britannique ou par une restructuration du second ordre en tant que caste guerrière. En même temps, comme le démontre Élie Haddad, en France la robe et l’épée ne constituaient pas des formations distinctes. Si des fils cadets de robins servaient dans l’armée, il reste vrai que l’ancienne noblesse terrienne ne visa que très rarement les charges de justice. Mais le rapprochement matrimonial était toujours possible. On avait affaire à des nébuleuses et à des réseaux qui rivalisaient en termes de réputation sociale autour de leur ancienneté et de la nature du service qu’ils rendaient à la monarchie, et les représentants des plus anciens lignages s’érigeaient en gardiens de la vocation militaire de la noblesse. Pour eux, l’ascension des « homines novi » ne menaçait pas seulement leur rang, mais aussi le bon ordre de l’armée et donc du royaume16. Faut-il s’en étonner ? Une formation sociale qui se définit par son ancienneté, par des terres et des droits qui viennent des ancêtres, par des services et des mérites qui transcendent les générations, peut difficilement s’empêcher de glorifier le passé et de voir le présent comme une situation de menace ou encore de déclin17. Telle est la malédiction de la noblesse.
Notes de bas de page
1 R. Llull, The Book of the Ordre of Chyvalry. Translated and printed by William Caxton from a French Version of Ramon Llull’s Le Libre del Orde de Cavayleria, éd. A. T. P. Byles, Londres, 1926, p. 121-124.
2 Pour une déconstruction de la légende noire du « roi bossu », voir J. Gillingham (dir.), Richard III : A Medieval Kingship, Londres, Collins & Brown, 1993.
3 J.-B. de La Curne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l’ancienne chevalerie, considérée comme un établissement politique et militaire, Paris, Girard, 1759-1781, 3 vol.
4 M. de Vulson de la Colombière, Le vray theatre d’honneur et de chevalerie ou le miroir heroique de la noblesse, contenant les combats ou jeux sacres des Grecs et des Romains, les Triomphes, les Tournois […] et autres magnificences et exercices des Anciens Nobles durant la Paix, Paris, A. Courbe, 1648, préface et p. 13.
5 J. Bouchet, « Le Panegyric du Chevalier sans Reproche, ou Mémoires de la Trémoille, par Jean Bouchet, Procureur à Poictiers », in C.-B. Petitot (éd.), Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France, t. XIV, Paris, 1826, p. 356 et 361.
6 H.-Ch. de La Trémoille, Mémoires de Henri-Charles de la Trémoille, Prince de Tarente, Liège, J.-F. Bassompierre, 1768, p. 3-19.
7 L. Horowski, Die Belagerung des Thrones. Machtstrukturen und Karrieremechanismen am Hof von Frankreich, 1661-1789, Ostfildern, Thorbecke, 2012, p. 131. Le Mont Pagnotte est une colline proche de Compiègne, sur les terrains de chasse du roi.
8 Pour la France, J. Smith, The Culture of Merit : Nobility, Royal Service, and the Making of Absolute Monarchy in France, 1600-1789, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996.
9 Pour la relation complexe entre honte et honneur, voir M. Wrede et H. Carl (dir.), Zwischen Schande und Ehre. Erinnerungsbrüche und die Kontinuität des Hauses. Legitimationsmuster und Traditionsverständnis des frühneuzeitlichen Adels in Umbruch und Krise, Mayence, P. von Zabern, 2007.
10 J. Knox, The first Blast of the Trumpet against the Monstrous Regimen of Women, Édimbourg, 1558.
11 D. Cannadine, « Sixty Years a Queen. Some Historical Reflections on the Reign and the Jubilees of Elizabeth II », in P. Moorehouse (dir.), The Queen : Art and Images, Manchester-New York, National Portrait Gallery Publications, 2011, p. 18-29.
12 L. Vissière, « Sans poinct sortir hors de l’orniere ». Louis II de La Trémoille (1460-1525), Paris, H. Champion, 2008.
13 A.-M. Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987, p. 64-65 ; A. Boureau, « Le prince médiéval et la science politique », in R. Halévi (dir.), Le Savoir du prince. Du Moyen Âge aux Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 25-50 ; R. J. Knecht, « François Ier et le Miroir des princes », in ibid., p. 81-110.
14 Pour l’influence de l’ídéal bourguignon du sage chevalier, voir M. Wrede, Ohne Furcht und Tadel. Für König und Vaterland. Frühneuzeitlicher Hochadel zwischen Familienehre, Ritterideal und Fürstendienst, Ostfildern, Thorbecke, 2012, p. 123.
15 Th. Veblen, Théorie de la classe de loisir. Traduit de l’anglais par Louis Evrard. Précédé de « Avez-vous lu Veblen ? » par Raymond Aron, Paris, 1970.
16 R. Blaufarb, The French Army, 1750-1820 : Careers, Talent, Merit, Manchester, Manchester University Press, 2002 ; J. Smith, Nobility Reimagined : The Patriotic Nation in Eighteenth-Century France, Ithaca, Cornell University Press, 2005.
17 J. Leonhardt et C. Wieland (dir.), What Makes the Nobility Noble ? Comparative Perspectives from the Sixteenth to the Twentieth Century, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2011.
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