Annexe II. Lettres de démission adressées au général de Gaulle, 24 et 25 septembre 1962
p. 209-211
Texte intégral
Lettre de Pierre Sudreau, ministre de l’Éducation nationale, au général de Gaulle, transmise par l’intermédiaire du Premier ministre, 24 septembre 1962 (AN 91AJ/71)
1Mon Général,
2Bien que profondément ému par l’accueil bienveillant que vous avez bien voulu me réserver et par les considérations que vous avez développées devant moi lors de notre entretien de mercredi dernier et ensuite devant le Conseil des Ministres, je crois de mon devoir de vous confirmer ma position à l’égard de vos projets constitutionnels.
3Je ne suis nullement hostile au principe même de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Je n’ai aucune nostalgie du passé et partage entièrement le souci, que vous avez exprimé, de sauvegarder après vous la continuité et la force de l’État républicain.
4Mais la révision de la Constitution, dans les conditions où elle est envisagée, me paraît inopportune à l’heure actuelle et dangereuse pour l’avenir.
5Inopportune, parce qu’au lendemain des traumatismes nécessaires ou consécutifs à la solution de la crise algérienne, la France a un impérieux besoin de l’effort unanime de ses enfants et de ses cadres pour apaiser les esprits, panser les blessures et surtout réaliser une grande politique d’expansion et de progrès social. Or votre décision apparaîtra inévitablement, dans la conjoncture actuelle, comme un acte qui provoquera, quelle que soit la réponse de la majorité, une rupture dans la Nation, alors que vous avez toujours souhaité être un rassembleur.
6Dangereuse à plusieurs titres :
7D’une part, le fait de soumettre directement à un referendum une importante modification de la Constitution retire à celle-ci son caractère solennel et intangible, ouvre la voie à des révisions rapides et répétées, et compromet ainsi le fondement et les structures de l’État, qui ne peuvent tirer leur force que de leur pérennité : une période d’instabilité constitutionnelle serait, je le crains, mortelle pour la République.
8D’autre part, avec l’énorme prestige attaché à votre personne, en créant vous-même un précédent historique, vous faites courir au pays le risque que vos successeurs, à l’occasion d’un concours fortuit de circonstances, profitent de l’émotivité nationale pour faire adopter, au moyen du referendum, par une majorité de rencontre, des textes mettant en péril nos libertés essentielles.
9Ainsi, cette réforme, sans conséquences tant que vous êtes là, devient paradoxalement dangereuse après vous, et je me refuse à signer un chèque en blanc à vos successeurs.
10Faites-moi l’honneur de croire, Mon Général, qu’en prenant cette position, je n’obéis qu’à ma conscience et à l’attachement que je vous porte depuis 1940. Je n’appartiens à aucun parti politique, et la fierté de ma vie sera d’avoir servi à vos côtés sous l’Occupation, puis dans les postes ministériels auxquels votre confiance m’a appelé. Ce n’est donc pas sans un profond déchirement que j’ai pris ma décision.
11J’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir mettre fin à mes fonctions de Ministre.
12Veuillez agréer, Mon Général, les assurances de ma très haute considération et de mon profond respect.
13Pierre Sudreau
Lettre de Pierre Sudreau, écrite à la main et adressée directement au président de la République, 25 septembre 1962 (AN 91AJ/26 ; reproduite dans Pierre Sudreau, Au-delà de toutes les frontières, Odile Jacob, 1991, p. 153-154)
14Mon Général,
15La lettre de démission que j’ai eu l’honneur de vous adresser, comme il convient, par l’intermédiaire de Monsieur le Premier ministre expose brièvement quelques-unes des raisons de ma décision. Permettez-moi d’y joindre quelques observations plus personnelles.
16Ce n’est pas sans une tristesse immense – vous l’avez compris – que je quitte mes fonctions qui me passionnent et que j’aurai tant souhaité pouvoir mener à bien. Aujourd’hui, plus que jamais, je ressens profondément l’honneur que vous m’avez fait en m’appelant à vos côtés dès juin 1958.
17Au risque de paraître importun, je tiens, encore une fois, à vous supplier de présenter cette réforme constitutionnelle sous un éclairage différent. Ce n’est pas l’élection du Président de la République au suffrage universel qui est en cause, mais la secousse infligée aux institutions par la procédure d’urgence.
18Je vous ai indiqué les raisons profondes de mon désaccord lors de l’audience que vous avez bien voulu m’accorder. La réforme que vous envisagez modifie totalement le régime politique approuvé en 1958 par une immense majorité de Français. Le général de Gaulle qui a restauré les institutions républicaines ne peut pas ne pas l’expliquer clairement au pays. Le peuple est souverain a-t-on dit en dernier Conseil des ministres. Encore faut-il l’éclairer. Changer de système politique, par une procédure équivoque et sans que le pays en prenne nettement conscience est un abus de droit qui vous sera reproché.
19D’autre part, quels que soient les résultats de la consultation, ils seront très en retrait sur ceux de 1958. Est-ce vraiment opportun de souligner maintenant qu’une partie de l’opinion ne vous suit pas ?
20La France est actuellement traumatisée par le drame algérien. Elle a besoin d’apaisement. Ce n’est pas le moment de la diviser sur un problème institutionnel. Elle comprendra mal. Ceux qui vous poussent à agir en ce moment ne mesurent pas les risques qu’ils vous font courir… et pour une réforme qui comporte en elle-même de multiples inconnues.
21Certes, il faut construire une démocratie respectée et respectable, dont les institutions sont intangibles. Pourquoi ne pas entreprendre cette réforme posément, en associant le pays et en l’orientant vers son avenir ? Nos structures politiques, administratives, économiques sont inadaptées et insuffisantes pour accueillir des millions de jeunes Françaises et Français qui atteindront bientôt l’âge de la nuptialité. Tout le pays doit être entraîné dans ce face-à-face avec le futur. Or cette réforme constitutionnelle, qui se prête mal à de larges développements économiques et sociaux, ainsi que la procédure choisie, vont diviser inutilement et, paradoxalement, retarder l’effort de rénovation que vous souhaitez.
22Pardonnez-moi, mon Général, ces dernières mises en garde, dictées par loyauté.
23J’irai jusqu’au bout de ma sincérité et, en m’inspirant de l’exemple que vous avez, en de multiples occasions, donné tout au long de votre vie, je suis prêt à en assumer toutes les conséquences.
24Veuillez agréer, mon Général, l’assurance de mon très profond respect.
25P. Sudreau
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