Introduction. L’autre Pierre Sudreau
p. 151-159
Texte intégral
1À partir du 15 octobre 1962 et jusqu’au soir de son existence, Pierre Sudreau ouvre une nouvelle page de sa carrière publique.
2En refusant, « par scrupule démocratique » et par-delà – ou sans doute à cause de – son attachement profond au message de l’Homme du 18 juin, de suivre le général de Gaulle sur la voie de l’élection du président de la République au suffrage universel, Pierre Sudreau met un terme définitif à sa carrière ministérielle. Plus largement, il accompagne son désaccord constitutionnel fondamental avec la Ve République ainsi amendée d’une rupture sans retour avec toute activité gouvernementale. Confirmation en est donnée par ses refus successifs, opposés à trois reprises au cours des vingt-cinq années suivantes, aux propositions de ministères, qui lui sont présentées d’abord par Valéry Giscard d’Estaing en mai 1974 et en 1976, et encore par Michel Rocard en juin 1988. Les deux épisodes témoignent cependant d’une double signification. Signe d’abord que l’homme pouvait être effectivement sollicité des deux côtés de la frontière de la bipolarisation politique dominante à l’époque. Et signe supplémentaire que le choix de sa personne opéré par les deux dirigeants solliciteurs répondait sans doute dans leur esprit au moyen d’en atténuer les effets.
3Pierre Sudreau entame donc en 1962 une nouvelle vie publique et professionnelle. D’abord – c’est l’activité marquée par la plus grande longévité, qui s’étale de 1963 à 1996, et même jusqu’à 2010, si l’on y adjoint sa présidence d’honneur –, celle d’un haut fonctionnaire patronal au service d’une grande organisation professionnelle de l’ensemble de l’industrie ferroviaire et d’un responsable économique sollicité pour son expertise. Il s’y ajoute sur une vingtaine d’années, entre 1967 et 1989, une fonction élective locale et régionale de député, de maire et de président de région.
4Les deux chapitres qui suivent abordent le premier volet de cette autre face de la vie de Pierre Sudreau. Face moins connue, ne serait-ce que du fait que pendant tout un temps elle a été moins accessible quant aux sources disponibles. Les deux études successives abordent deux types d’activités totalement dissemblables. Distinctes quant à leur temporalité. Une activité continue, on l’a dit, sur la longue durée : la présidence reconduite pendant plus de trois décennies à la tête de la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Et, d’autre part, une mission plus éphémère (en 1974-1976) d’expert et de rédacteur d’un rapport au service de l’Élysée. Diverses aussi quant à leur résultats : à la réussite peu contestable et issue des trente années sans trêve de la présidence de la FIF, s’oppose l’échec relatif, d’ailleurs douloureux pour son auteur, du Comité d’étude pour la réforme de l’entreprise qu’il préside, perceptible à travers les faibles retombées du rapport qu’il est conduit à rédiger à sa suite. Ces deux activités convergent néanmoins autour d’un même objet, l’entreprise dans ses dimensions techniques, économiques, sociales, mais aussi politiques et éthiques. Préoccupation désormais au centre de la pensée et des pratiques de Pierre Sudreau, même s’il y adjoint des responsabilités politiques locales.
5Ces deux contributions nous éclairent doublement. On y découvre certes un autre visage de Pierre Sudreau, bien qu’associé à des traits de son caractère et de son action déjà abordés dans cet ouvrage. Mais au-delà, on peut y analyser en retour une expérience utile à l’historien (ne) pour caractériser l’économie et la société françaises, en particulier dans leur articulation au monde politique et médiatique de ce dernier tiers du xxe siècle.
Pierre Sudreau haut fonctionnaire d’une grande organisation patronale
6L’étude scientifique menée par Danièle Fraboulet sur le rôle de Pierre Sudreau à la tête de la Fédération des industries ferroviaires (la FIF), grâce à l’exploitation minutieuse des archives internes de l’organisation, apporte du neuf à la fois sur la personnalité et les activités de notre personnage sous revue, mais, en le suivant ainsi dans les multiples facettes de sa présidence, nous fait également entrer, ce qui n’est pas si fréquent, au cœur des agissements d’une fédération patronale, dont on comprend mieux les voies et les moyens.
7La Fédération des industries ferroviaires représente une des organisations patronales majeures du xxe siècle, pour de multiples raisons. D’abord, c’est une fédération issue d’une des plus anciennes chambre syndicale patronale. Elle résulte de l’absorption successive de syndicats patronaux par la Chambre syndicale des constructeurs de matériel de chemin de fer et de tramways, elle-même créée en 1899. Ensuite, elle est dirigée à l’origine par Robert Pinot, l’un des principaux responsables pendant trente ans des milieux patronaux de la métallurgie. Enfin, c’est l’une des organisations centrales du monde patronal dans son ensemble. Elle se trouve en effet à l’origine de la création de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) en 1901, qui elle-même va pendant plus d’un siècle constituer l’ossature des organisations successives de la principale confédération patronale. Ainsi, les présidents de la CGPF (après 1919 et 1936), du CNPF (après 1946), du MEDEF (après 1998) – sauf quelques l’exceptions, tel l’intermède de Laurence Parisot – sont-ils choisis parmi des dirigeants de l’UIMM. Enfin, c’est l’une branches fortes de l’économie française depuis les débuts de l’industrialisation au point qu’elle occupe, sur la longue durée, une place majeure dans l’économie nationale et une part constamment élevée des exportations françaises, représentant un atout durable de la balance commerciale.
8Bien avant l’arrivée de Pierre Sudreau, les représentants patronaux de la construction ferroviaire ont eu recours à des dirigeants mêlant à leurs fonctions professionnelles des responsabilités politiques à l’échelle nationale, l’un des plus connus étant Paul Doumer, plusieurs fois ministre et éphémère président de la IIIe République. Pierre Sudreau a pu tirer parti de son expérience ministérielle et de ses multiples contacts accumulés pendant ces trois années au gouvernement, ainsi que du soutien de Louis Armand, autorité technique dans le monde ferroviaire (il préside alors l’Union internationale des chemins de fer), et personnalité reconnue de la Résistance et auréolée de sa récente co-présidence (avec Jacques Rueff) du Comité éponyme sur la croissance.
9Une double tâche attend Pierre Sudreau. D’abord, poursuivre la fonction séculaire qui consiste à rassembler à l’échelle nationale dans une seule organisation les nouveaux syndicats patronaux issus notamment des innovations technologiques créatrices de nouvelles activités dans la construction, la réparation et la signalisation ferroviaires. C’est le cas dès son arrivée, date où est créée une fédération nationale, la FIF, à partir de l’ancienne chambre syndicale. Puis de nouveau en 1988, où les syndicats sont transformés en groupements de la Fédération, signe d’un contrôle accru. Ensuite, il s’attache à assurer la cohésion et à défendre un front commun face à l’extérieur entre des entreprises qui par ailleurs peuvent être concurrentes sur les mêmes produits.
L’atout de Pierre Sudreau : se trouver à la jonction entre entreprises et État
10Le secteur des constructions ferroviaires présente une double particularité économique que Sudreau doit constamment intégrer. En premier lieu, la nécessité de peser sur la politique gouvernementale en faveur du rail, aux dépens des autres moyens de transports, particulièrement les intérêts automobiles, pétroliers et routiers. Et en second lieu, veiller à maintenir ou à accroître le poids des commandes à l’industrie française des entreprises de transport ferroviaire, à commencer par celles, essentielles, de la SNCF (qui représentent plus de la moitié du chiffre d’affaires des entreprises relevant de la FIF à son arrivée et encore 30 % lors de son départ), et secondairement de la RATP, toutes deux entreprises nationales dépendantes largement des programmes et des financements de l’État. Cela signifie pour Pierre Sudreau l’exercice permanent d’un double lobbying, à la fois auprès des dirigeants des pouvoirs publics, et également auprès des responsables de la SNCF qu’il connaît bien (les uns et les autres étant souvent issus des mêmes écoles et des mêmes milieux, avec une prépondérance des X-Ponts). Au temps de la planification indicative encore quelque peu efficace au début des années 1970, il tente même, en vain, de défendre l’idée d’un seuil minimal de commandes qui assurerait un horizon de certitude aux dirigeants des entreprises de constructions ferroviaires, dont les angoisses majeures résultent depuis longtemps des fluctuations jugées trop brutales des programmes publics de transports ferroviaires et des commandes de matériels qui en dépendent.
11Sudreau est ainsi conduit à peser sur la politique générale dans une perspective anti-malthusienne. Il doit notamment défendre une politique publique soutenue d’investissements en matière d’infrastructures de transports ferroviaires, particulièrement face à des décisions d’économies budgétaires. C’est particulièrement le cas à deux reprises, où il se heurte d’ailleurs les deux fois à Valéry Giscard d’Estaing : au ministre des Finances en 1963 contre le plan de stabilisation et en 1974, face au scepticisme du président à l’égard du projet de TGV, jugé un moment trop coûteux. Il est même porté à exercer son influence sur la politique extérieure pour obtenir, en cas de crédits, publics ou privés, français à des pays étrangers, la conclusion d’emprunts liés, comme au beau temps de la Belle Époque où les métallurgistes comme Schneider faisaient pression sur le Quai d’Orsay pour traduire les emprunts russes en commandes à l’industrie française.
12En qualité de dirigeant reconnu de toute l’industrie ferroviaire, il se trouve ainsi au cœur d’un triangle d’or d’intérêts communs qu’il a pour fonction de consolider entre le gouvernement – principalement le ministère des Finances et, à sa suite, celui des Transports –, la SNCF et la FIF. Et de ce point de vue, sa réussite n’est pas seulement liée à ses talents incontestables de négociateur : elle dépend étroitement de la conjoncture ferroviaire. Aux belles années de la prépondérance du rail dans les années 1960 et des premières années 1970, parallèle pour partie à la forte croissance générale, succède une période plus difficile de moindre aisance des finances publiques et de montée des modes de transports concurrents sur le marché intérieur, et ceci malgré la hausse du prix des produits pétroliers. Danièle Fraboulet montre comment le soutien à l’expansion du TGV à partir de 1973, ainsi que la politique d’exportation à la suite de la création du Marché commun et de l’ouverture progressive des marchés extérieurs n’ont représenté qu’une stratégie partiellement réussie de compensation des pertes de commandes à l’industrie ferroviaire à l’intérieur et de limitation de la stagnation ou de la chute des chiffres d’affaires manifestes depuis la fin des années 1970. Il s’y ajoute même une réduction des effectifs du personnel des entreprises de la branche, qui sont quasiment divisés par deux dans les trente-cinq années de présidence de Sudreau ! Ce sont plutôt les activités annexes de la construction – c’est-à-dire les réparations et la signalisation – qui subissent la plus grosse hémorragie, signe en particulier d’une sous-traitance accrue. Et même le monopole de fait dont bénéficiaient les entreprises de la FIF pour fournir les commandes de la SNCF ou de la RATP est entamé dans les années 1990 par l’apparition de constructeurs étrangers – tel Bombardier – sollicités par les entreprises publiques de transports sur le marché intérieur. Sans compter les déboires ultérieurs de grandes entreprises de la branche ferroviaire.
13Au total, la reconduction sans rupture pendant plus de trente ans de Pierre Sudreau à la tête de la FIF indique en elle-même une incontestable réussite personnelle. Celle-ci a pu être toutefois assombrie par la régression plus générale et les difficultés de la branche dans la mondialisation naissante des années 1990 et cela doublement : face aux autres transports concurrents et face aux constructeurs étrangers. En outre, Pierre Sudreau a lucidement mentionné quelques-uns des échecs. Ceux-ci apparaissent d’ailleurs davantage comme ceux de la SNCF que ceux de la FIF – signe toutefois des liens quasi organiques tissés entre les deux organisations : les difficultés croissantes du maintien du fret à la SNCF, le non-règlement satisfaisant de son fort endettement et l’échec du TGV aux États-Unis.
Pierre Sudreau et la réforme de l’entreprise : un air déjà connu ?
14Pierre Bourlange, grâce à une plongée dans les archives privées de Pierre Sudreau déposées aux Archives nationales, reconstitue dans les pages qui suivent la nomination de ce dernier à la présidence du Comité d’étude pour la réforme de l’entreprise, constitué en mai 1974 par Giscard d’Estaing nouvellement élu président et soutenu par Jacques Chirac à Matignon. Il suit pas à pas son rôle dans la constitution du comité, dans les travaux et dans le rapport qui en est issu, ainsi que les épisodes de sa présentation, de sa diffusion et de sa réception.
15Il ne s’agit pas pour Sudreau d’un travail effectué sur une table rase. La question des diverses réformes de l’entreprise – notamment sous ses aspects juridiques et réglementaires – a été posée à de multiples reprises depuis les débuts du xxe siècle – si ce n’est auparavant – et particulièrement lors des crises (notamment la dépression des années 1930) qui mettaient en pleine lumière la responsabilité des dirigeants d’entreprises. Il en résulte, parmi d’autres réformes, la création en 1936 des délégués du personnel ainsi que la prétendue « loi » de Vichy de novembre 1940 sur la fonction de président-directeur général. Une partie des débats et des réformes de la Résistance et de la Libération porte, on le sait, sur la « démocratisation » de la gestion des entreprises, au-delà même des nationalisations ou de la création (en 1945, révisée en 1946) des comités d’entreprises.
16Plus proche de l’événement, un travail collectif réunissant plus d’une centaine de personnes (hauts fonctionnaires, syndicalistes, économistes, experts, hommes politiques…) à partir d’un projet né au club Jean Moulin, débouche en 1963 sur la rédaction et la publication dans une édition aisément accessible d’un ouvrage élaboré et signé par François Bloch-Lainé, ancien directeur du Trésor et alors directeur-général de la Caisse des dépôts et consignations1. Les questions ont été largement approfondies, au point que l’auteur n’a pas cru bon de modifier le texte de l’ouvrage lors d’une seconde édition, sortie quatre années plus tard. L’auteur se place déjà dans la perspective de propositions institutionnelles, afin de mettre en place une « démocratie industrielle » conciliant par des innovations le capital, le travail et le savoir2. Il y examine à la fois le « gouvernement de l’entreprise », le « statut du personnel et du capital », « les relations avec la profession, la région et l’État » et achève son texte par la proposition d’une « magistrature économique et sociale3 ». Il évoque notamment l’« échec » de six tentatives de réformes antérieures, incluant notamment l’intéressement, les délégués du personnel et les comités d’entreprises – il parle de « crise » à leur propos – la cogestion à l’allemande, les coopératives et les conseils ouvriers des démocraties populaires4.
17Outre les diverses mesures relatives à l’intéressement des salariés de la part de René Capitant et de Louis Vallon, en 1967, Simon Nora, à la suite de la formation d’un comité spécialisé ad hoc du commissariat au Plan, rédige un rapport remarqué sur les entreprises publiques dans lequel il est conduit à élargir le propos sur le statut, la fonction et l’organisation de l’entreprise. Et plus récemment encore, en 1969-1971, lors de l’annonce de la « Nouvelle société » par Jacques Chaban-Delmas sur un concept forgé par Simon Nora et Jacques Delors, il est question de réforme de l’entreprise par l’amorce d’une « politique contractuelle ».
18Les experts de la question ne manquent donc pas en 1974. Mais Pierre Sudreau va sans doute profiter des circonstances du moment. Malgré ses compétences reconnues sur la question et ses qualités morales, François Bloch-Lainé n’est pas retenu par Valéry Giscard d’Estaing, dont l’un des premiers gestes une fois à l’Élysée est de se démarquer des équipes gaullistes de Chaban-Delmas et d’obtenir la démission de François Bloch-Lainé de la présidence du Crédit Lyonnais. Bloch-Lainé et Sudreau partagent sans doute ce même souci réformiste reposant sur le double refus du pouvoir confondu avec la propriété de l’entreprise, sans remise en cause de celle-ci, mais sans qu’il existe de véritables liens entre eux5.
19Pierre Bourlange aborde en détail l’analyse du rôle de Sudreau à la tête du Comité, ainsi que sa méthode – assez largement inspirée de celle des commissions de modernisation du Plan dans lesquelles les personnalités sont invitées à s’abstraire des clivages professionnels, catégoriels et idéologiques – et les résultats du travail accompli. Plusieurs des analyses du rapport convergent avec celle de l’ouvrage paru onze années plus tôt, en particulier dans le souci de favoriser la concertation ou la coopération – plus que la collaboration, mot doublement redouté – entre actionnaires, managers et salariés. Pierre Sudreau a évité à son tour des chausses trappes en proclamant d’emblée qu’il se refusait à l’obligation syndicale, qui rappelle trop les régimes autoritaires, aussi bien que l’exclusion des syndicats, car, pense-t-il, ceux-ci sont une partie prenante, essentielle à ses yeux, de la démocratie. Sachant l’opposition de la CGT comme du CNPF à l’égard de la « cogestion « à l’allemande, il a évité d’en parler tout en l’ayant bien présente à l’esprit, mais il sait combien sa marge de manœuvre est étroite. La double véritable proposition innovante, on va le constater plus loin, est celle de la « co-surveillance » de l’entreprise par les salariés et l’introduction d’une « délégation économique » au comité d’entreprise.
Le rapport Sudreau à contre-chronologie
20Au-delà de la déception de l’homme face au peu de cas accordé aux propositions énoncées dans le rapport, il apparaît que la tentative de Pierre Sudreau se trouvait en porte-à-faux, comme en contre-chronologie de la conjoncture sociale, politique et, plus largement, économique.
À contre-chronologie du contexte social
21Pierre Bourlange montre, citations à l’appui, combien les principaux dirigeants du patronat et notamment Ambroise Roux, le plus influent et médiatique dirigeant du CNPF, ou Yvon Chotard voient dans le rapport Sudreau un « cheval de Troie » des syndicats menaçant la propriété des entreprises et les responsabilités des employeurs. L’occasion est, à rebours, saisie par eux pour opérer une contre-offensive sur les textes de 1945-1946, afin d’obtenir que le vote aux élections des comités d’entreprises au premier tour ne s’effectue pas sur liste syndicale. C’était déjà la position de la CGPF en 1936, qui céda avec l’Accord Matignon sur la création des délégués du personnel, à condition que ce fût à titre individuel et non sur liste syndicale.
22L’ouvrage de François Bloch-Lainé était contemporain de la relance de la planification sous Pierre Massé (avec la réintégration de la CGT et de la CFDT dans les commissions du Plan) et de la perspective, certes sans lendemain déjà, de politique des revenus. Or depuis l’arrivée de Georges Pompidou à l’Élysée et l’entrée des représentants du CNPF dans les commissions du Plan, les représentants de la CGT et de la CFDT quittent de nouveau les commissions du Plan en 1970, considérant que les travaux du Plan s’accommodent trop facilement d’une perspective libérale et concurrentielle. Parallèlement, les syndicats ouvriers de la CGT ou de la CFDT radicalisent leurs positions dans la seconde moitié des années 1970, qui voient s’affirmer en 1977 le nombre maximal de jours de grèves sur la période allant de 1968 jusqu’à la fin du xxe siècle. Le ralliement de la CGT au programme commun incite les syndiqués de la confédération à attendre une réforme de l’entreprise, mais suspendue à des transformations plus profondes tributaires de la victoire de la gauche.
Contre-chronologie politique également
23Giscard d’Estaing attendait du comité Sudreau l’attitude bienveillante de la partie la plus modérée de la gauche syndicale et politique, ce que l’on commençait à nommer la « deuxième gauche ». Or l’automne 1974 voit, à la suite des Assises du Socialisme, l’entrée dans le nouveau parti socialiste d’anciens membres du PSU autour de Michel Rocard et de cédétistes tels que Jacques Delors. Ceux-ci soutiennent publiquement – même s’ils conservent nombre de réserves plus discrètes – la stratégie d’union de la gauche, qui confirme une bipolarisation désormais consommée. Et après deux années de réformes sociétales, l’Élysée et Raymond Barre à Matignon amorcent une pente plus conservatrice peu propice à des concessions sur le terrain de l’entreprise.
Enfin, contre-chronologie économique
24La fin de la conjoncture de la Grande Croissance des années 1945-1973, le choc pétrolier et l’échec de la politique de relance de Jacques Chirac en 1974-1975 se combinent pour entraîner une réduction des résultats des entreprises, limitant par là même « le grain à moudre », selon l’expression du moment d’André Bergeron, grand défenseur de la politique contractuelle. Et la politique de rigueur de Raymond Barre, mal acceptée par la plupart des confédérations ouvrières, constitue un signe défavorable à des solutions de compromis entre employeurs et salariés. Plus que le partage des fruits de la croissance, c’est plutôt désormais la question de savoir quelle fraction de la société va supporter les effets du prélèvement pétrolier, du ralentissement économique et du chômage de masse naissant.
25Plus largement encore, on peut penser qu’en 1974-1975 s’amorce la fin d’un cycle de Grande Croissance, où les compromis étaient rendus possibles par des taux de croissance de 4 ou 5 % l’an et un quasi plein emploi, qui pouvaient apparaître comme des contreparties positives aux inconvénients du taylorisme. De surcroît, dès le début des années 1970, ce mode de croissance est pour partie mis en cause par l’« insubordination ouvrière » de la génération des années 1968 ou par les premières mobilisations environnementales. La fin du système monétaire international y adjoint une incertitude peu propice à la conclusion de compromis hardis. Il est sans doute aisé ex post d’affirmer que le comité Sudreau était voué à de faibles résultats, mais les échecs précédents de la politique des revenus en 1963-1964 ou de la Nouvelle Société en 1969-1971 indiquaient bien que, même en situation de croissance et de progression des acquis et des niveaux de vie, la conflictualité, du côté des employeurs comme des salariés, l’emportait sur la prédisposition à des innovations en matière de compromis social.
Notes de bas de page
1 François Bloch-Lainé, Pour une réforme de l’entreprise, Paris, Le Seuil, coll « Politique » (dirigée par Jacques Julliard), 1963, 190 p. Il indique rassembler dans l’ouvrage « des idées qui sont dans l’air » (p. 7).
2 Ibid., p. 8.
3 Ce sont les titres des chapitres successifs de l’ouvrage.
4 François Bloch-Lainé, Pour une réforme…, op. cit., p. 24-26.
5 Confirmé par le témoignage de Jean-Claude Guibal (entretien avec l’auteur à l’Assemblée nationale, 29 avril 2014).
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