Chapitre IX. Intégration identificatoire et expérience de l’exil
p. 213-250
Texte intégral
1Le modèle d’intégration du groupe d’Espagnols observé ne s’accorde pas avec les théories classiques de l’intégration. En effet, l’« intégration » n’est pas ici synonyme d’appartenance nationale nouvelle ou d’acceptation de valeurs nouvelles. Dans notre cas de figure, il y a un va-et-vient permanent entre différents espaces et non pas rupture ou rejet d’un espace au détriment d’un autre. Comme le souligne Claudio Bolzman à ce propos,
« les jeunes de la deuxième génération ont vécu toute ou une grande partie de leur vie dans un pays qui n’est pas formellement le leur, mais qu’ils connaissent mieux que celui censé être le leur. En ce sens on peut affirmer qu’ils sont à la fois des enfants de deux sociétés et des enfants de nulle part. Leur véritable patrie est l’exil1 ».
2Les Espagnols de la deuxième génération vivent donc un processus de socialisation biculturelle dans lequel interviennent deux sources nationales : le pays d’origine (à travers la famille, le collectif, le parti) et le pays d’accueil (à travers l’école, l’entreprise, les contacts avec la société est-allemande).
3Un concept est ici important pour mesurer l’intégration identificatoire de ce groupe donné, celui de « résistance identitaire » défini par Oriol2. Cette notion est liée à une théorie des variations de l’identité, variations qui peuvent être liées à l’intensité des liens intercommunautaires, aux rapports conservés et entretenus avec le pays natal, aux stratégies de maintien d’une identité culturelle qui permettent de se sentir à l’aise dans le pays d’accueil sans pour autant se sentir obligé de s’y fondre. Dans notre cas, il ne fait aucun doute que les liens intercommunautaires restèrent très forts tout au long de l’exil, notre population étant définie en RDA selon son appartenance nationale primaire, « Espagnol » et sa vocation à rentrer au pays. De même, le maintien d’une identité culturelle semble avoir été assuré par le collectif et par le PCE. Les Espagnols, tout en se sentant à l’aise en RDA, continuent à s’y sentir étranger. Les liens avec le pays natal, même s’ils furent quasi inexistants durant les dix premières années de l’exil en RDA, se développèrent tout au long des années 1960. De même, les Espagnols de « l’intérieur » accueillis par la RDA remplirent le rôle d’informateur, renseignant les Espagnols en exil sur la situation du pays.
4Cependant, en se penchant sur ces arguments, tout ne semble pas si figé. En suivant les trajectoires biographiques de quatre jeunes espagnols, nous allons nous apercevoir que le collectif ne tint le rôle de microsociété que durant les premières années et que Mercedes A., Antonio B., Fernando L. et Enrique B. avaient bien plus de liens avec la société est-allemande et bien moins de liens avec la société espagnole que pré-supposé. De même, le maintien de l’identité culturelle n’est pas évident : à partir du moment où les jeunes Espagnols quittèrent leurs familles, ils n’eurent que peu de contacts avec ce qui constitue la culture espagnole. Cependant, malgré ces nombreux bémols, ces jeunes continuent à se définir comme étant « Espagnol » : quels mécanismes sont donc à l’œuvre dans l’attribution de l’appartenance nationale et dans l’intégration identificatoire ? Quelles « stratégies identitaires3 » développent-ils ? Quel est le lien entre leurs pays de résidence actuels et leurs auto-perceptions ? Les Espagnols rentrés « au pays » y vivent-ils une situation de « désexil4 », terme faisant référence à l’expérience vécue par les personnes rentrant dans leur pays d’origine, obligés de (ré)apprendre à vivre dans celui-ci ? Et quels mécanismes sont à l’œuvre lorsque l’enfant de réfugié décide de se rendre dans un tiers pays ou de rester en RDA ?
Autoperception, autodéfinition : essai de classification
5Il est intéressant de se pencher sur la manière dont les enfants d’exilés se perçoivent et se définissent. Quelle identité prime5 ? Celle que leurs parents leur transmettent ou celle acquise dans le pays d’accueil ? Comment se définissent les identités au fur et à mesure des déplacements ? En effet, les enfants d’exilés espagnols ayant trouvé refuge en RDA sont, pour la plupart, passés par un pays tiers (principalement, la France). Pour répondre à ces questionnements, l’examen du parcours biographique de chacun d’entre eux est central6. Même si tous partagent certains « événements cruciaux » (1939 marquant le début de l’exil, 1945 signalant la fin de la Seconde Guerre mondiale et une normalisation de leur vie quotidienne en France, 1950 signant leur arrivée en RDA, 1968 annonçant des bouleversements au niveau politique et 1975 sonnant la fin du régime franquiste), leurs trajectoires divergent lorsque la question du retour se pose. Dans tous les cas, la thèse de Fanny Jedlicki, selon laquelle « c’est la filiation qui serait prédéterminante dans l’attribution de l’appartenance à un ensemble national7» ne s’applique pas ici.
L’invention d’une nouvelle appartenance : Mercedes A. (Espagne – Union soviétique – France – RDA – Espagne – Allemagne réunifiée)
6Prenons le cas de Mercedes A. : Quoiqu’extrême, la biographie de Mercedes reprend en grande partie la trajectoire suivie par le groupe d’Espagnols accueillis en RDA et reflète assez fidèlement le type de comportement adopté par cette population. Néanmoins, cette biographie reste une biographie de cas limite car elle diverge par bien des aspects de l’expérience moyenne.
Mercedes, fille de A. A. et de E. A., est née le 20 juin 1935 aux Asturies (lieu d’origine de toute sa famille à l’exception de sa mère qui venait d’Andalousie), soit un an avant le déclenchement de la guerre civile espagnole. Son père, né le 24 mai 1909, est ouvrier et s’engage au PCE dès 1930. Lors du coup d’État de juin 1936, c’est tout naturellement qu’il rejoint le camp républicain dans la lutte armée. Mercedes est alors envoyée, dès 1937, avec ses frères et sa mère en Union soviétique et devient « una niña de la guerra », une « enfant de la guerre ». Elle ne rejoint pourtant pas le collectif mis en place pour accueillir ces enfants, n’étant alors âgée que de deux ans (il fallait être âgé d’au minimum 6 ans). Elle reste quelque temps avec sa mère, mais cette dernière est rapidement appelée par le PCE à retourner en Espagne pour « soutenir le combat contre le fascisme ». Mercedes est alors confiée aux soins d’un orphelinat soviétique où elle vit, séparée de ses frères et de ses parents, jusqu’en 1946. Elle n’a que peu de souvenirs de cette époque mais se souvient du manque de nourriture et des conditions de vie propres à un orphelinat soviétique durant la Seconde Guerre mondiale. Durant ce temps, ses parents vivent la défaite du camp républicain contre Franco : début 1939, ils font l’expérience de la Retirada et des camps de concentration français. Fin 1939, son père est victime d’un accident et est envoyé peu de temps après au Mexique par le parti. Tous deux reviennent en France en 1944, dans la région de Toulouse. Une fois la guerre terminée, la mère insiste pour que sa fille les rejoigne en France (elle a entre-temps fait une fausse-couche au Mexique et souhaite récupérer sa plus jeune fille). Mercedes quitte l’Union soviétique le 18 mai 1946 et arrive le jour même à Paris, en avion, accompagnée de hauts responsables du PCE. Elle est rapidement conduite auprès de ses parents à Toulouse. Ses frères, plus âgés et déjà installés, restent eux en Union soviétique. Mercedes se souvient de l’enchantement des camarades lorsqu’ils la rencontrèrent. Elle avait en effet passé dix années en Union soviétique, parlait parfaitement le russe et connaissait les chants soviétiques. Elle et ses parents sont invités à toutes les manifestations. Elle rencontre ainsi Pablo Picasso à Toulouse, qui aurait émis le souhait de peindre le portrait de cette enfant de la guerre. Pourtant, elle refuse « ayant mieux à faire que de passer son après-midi avec un vieux bonhomme ». En 1948, la famille est envoyée à Paris par le parti. Elle suit une scolarité normale et apprend rapidement le français, sa deuxième langue étrangère après le russe. En 1949, son père publie un article critiqué par le parti. Il est mis à pied, puis écarté du comité central dont il était membre jusqu’alors. S’il continue à bénéficier d’un appartement dans Paris à la charge du parti, il n’est en revanche pas informé du déclenchement de l’opération boléro-paprika, à la différence des cadres du parti qui avaient pris soin de quitter leur appartement et de se faire héberger. Il est expulsé de France en septembre 1950. Les mois qui suivent sont durs pour les deux femmes : Mercedes vient de passer son brevet, mais son père n’est plus là pour subvenir à leurs besoins. Le parti les aide un peu financièrement, en payant par exemple le loyer de leur appartement et sa mère trouve un travail dans une fabrique de chocolat. Apprenant au début de l’année 1951 le lieu de résidence de leur père et mari, elles s’arrangent directement avec le parti et se rendent par leurs propres moyens à Prague en mars 1951. Après y avoir passé quelques semaines en attente de leurs visas, elles arrivent enfin à Dresde. Commence alors un nouvel apprentissage pour Mercedes : celui de la langue allemande. Son professeur d’allemand à Dresde n’est autre que Ludwig Renn, écrivain célèbre en RDA, ancien membre des BI. Elle maîtrise assez rapidement l’allemand, troisième langue étrangère, et émet dès le départ le souhait d’étudier. Suite à une scolarité poursuivie à l’ABF de Dresde, elle obtient son baccalauréat en 1955 et entreprend d’étudier le français, ce qui lui est refusé, la France se situant à l’« étranger capitaliste ». À la suite de quoi elle demande à étudier la physique nucléaire, ce qui lui est également interdit, ne disposant pas de la nationalité est-allemande. Elle décide donc de se rendre en Union soviétique, dont elle avait acquis la nationalité en mars 1955 et quitte Dresde le 7 juin 1955. Arrivée à Moscou, elle est tout d’abord hébergée par l’un de ses frères. Elle penche alors pour la diplomatie ou les relations internationales, carrières dans lesquelles elle pouvait mettre à profit ses connaissances linguistiques multiples, mais on lui rétorque alors que ces carrières sont, premièrement, également interdites aux étrangers (pourtant, elle dispose de la nationalité soviétique) et que, deuxièmement, elles sont réservées aux hommes (ce qui est étonnant pour l’URSS). Découragée, amoureuse d’un garçon allemand vivant à Dresde, elle décide de plier bagage et de retourner en RDA, sans au préalable demander l’autorisation du parti, pensant simplement rentrer « chez elle ». En apprenant la nouvelle de son retour en RDA, les dirigeants du collectif sont très mécontents, et la convoquent. Ces militants, qui ont consacré leur vie à l’idéologie communiste, ne peuvent pas comprendre qu’elle ait pu quitter l’Union soviétique, paradis socialiste. Son père est l’un de ses plus virulents détracteurs, n’acceptant pas que sa fille ait pu « tourner le dos à l’Union soviétique ». Elle est alors exclue du collectif de Dresde et l’accès à l’université lui est interdit par la direction du comité de parti. Elle se marie rapidement avec le jeune homme pour lequel elle était rentrée en RDA et cherche un travail : elle trouve alors un poste de traductrice, maîtrisant l’espagnol et le russe (la pratique de cette combinaison de langues étant rare en RDA). 1959 est une année mouvementée : c’est l’année où, bien qu’enceinte, elle quitte son mari, démissionne de son précédent travail et commence à travailler pour un magazine politique, « Zeit im Bild ». Peu de temps après, en 1960, sa mère et son frère cadet (né en 1952) repartent en Espagne et son père entreprend des démarches pour les y retrouver. Mercedes pense alors à rentrer également en Espagne, mais, en 1961, le consulat espagnol d’Allemagne de l’ouest, situé à Hambourg, informe son père qu’il ne peut pas y retourner, étant condamné à mort par contumace. Sa femme et son fils décident alors de revenir à Dresde. Mercedes a entre-temps rencontré un Danois, employé par le même magazine et a mis au monde sa seconde fille. Parallèlement, ses fonctions évoluent au sein du magazine et elle sert bientôt d’interprète lors de conférences communistes internationales en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Autriche, en Finlande, en Amérique Latine, bref, « un peu partout dans le monde ». Elle participe également en 1968 à une conférence en Tchécoslovaquie où les différents partis communistes présents clament que les événements de Hongrie ne doivent en aucun cas se reproduire. Cette année marque également la naissance de l’eurocommunisme, courant auquel elle adhère rapidement. Elle n’hésite pas à dire à haute voix ce qu’elle pense lors de réunions de travail. Elle pense pouvoir se le permettre, étant Espagnole. Pourtant, en 1969, suivant une consigne du SED, la maison d’édition refuse de l’envoyer comme traductrice à une conférence des partis. Elle décide alors de chercher un nouveau travail et reçoit le soutien de Pedro B. (lui aussi membre initial du collectif de Dresde, vivant à Berlin, eurocommuniste convaincu), traducteur pour la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF) et part vivre à Berlin (elle s’est entre-temps séparée de son compagnon danois). Elle y reste jusqu’à son départ pour l’Espagne en 1976 : son père est décédé un an plus tôt, en 1975, et sa mère ainsi que son frère cadet sont repartis en Espagne. Déçue par le socialisme, elle ne voit plus de raisons de rester en RDA. Elle trouve rapidement un travail en Espagne, maîtrisant l’espagnol, le français, le russe et l’allemand. Elle travaille tout d’abord comme interprète dans une entreprise quelconque puis pour un programme télévisé à consonance politique, qui traite de la transition démocratique en Espagne, intitulé « La clave ». Malgré cette carrière professionnelle, elle ne se sent pas à l’aise en Espagne et lorsque les événements se précipitent, en 1989, en RDA, elle décide d’y retourner. Elle y vit depuis, tout près de l’Alexanderplatz et voyage régulièrement en Espagne, où vit son plus jeune frère.
7Lors des multiples entretiens, une question revenait sans cesse : hormis le fait, qu’à la différence de ses camarades, elle n’avait pas bénéficié d’une socialisation familiale classique durant sa prime enfance (entre deux et dix ans), quel fut l’impact de son parcours, fait de va-et-vient entre différents pays, d’exils plus ou moins volontaires et d’acculturations multiples, sur sa construction identitaire ?
8En effet, si l’on comptabilise le nombre d’années qu’elle passa dans chaque pays, arrive en tête l’Allemagne (RDA + Allemagne réunifiée) puisqu’elle y a passé au total quarante-six années ; suit l’Espagne où elle vécut quinze années, puis l’Union soviétique (huit années) et la France (quatre années). Somme toute, elle n’aura donc vécu que peu de temps en Espagne en comparaison de la durée de son séjour en Allemagne. Néanmoins, elle revendique une identité espagnole, tout en évoquant des appartenances multiples, chacune liée à un affect spécifique :
« Je me sens un peu de tout. En partie française, en partie espagnole, russe et allemande. Je le remarque surtout dans la manière dont je ressens les choses… […] Mais je crois que ce qui m’a le plus influencée, c’est avant tout l’espagnol, de par mes parents, et l’allemand aussi, beaucoup, de par ma vie8. »
9Du fait de sa grande mobilité, elle se distancie des termes dans lesquels est posée, du point de vue institutionnel, la question de l’appartenance : la problématique de la nationalité passe à l’arrière-plan dans son système de valeur et elle souligne le caractère enrichissant de la diversité culturelle. Claude Bolzman catégorise ce type de comportement comme « l’invention d’une nouvelle appartenance » :
« L’identité n’est ainsi plus considérée comme quelque chose d’imposée de l’extérieur, mais comme un choix existentiel. La personne peut opérer une sélection critique d’éléments des deux cultures [ici, encore plus nombreuses], en retenant ce qu’elle estime positif et en rejetant ce qu’elle juge négatif ou inadéquat par rapport à son expérience9. »
10À l’inverse, le parcours d’Antonio B. nous livre une autre manière de vivre ces appartenances multiples, ce dernier se définissant de par sa filiation et rejetant tout lien avec le pays d’accueil : il donne ainsi la primauté à son pays d’origine.
Le rejet de la société d’accueil : Antonio B. (Espagne – France – RDA – Espagne)
11Antonio B. est la seule personne de notre cohorte à être retournée en Espagne, sans jamais en repartir.
Il naît à Madrid en 1936. Son père, déjà membre du PCE, s’engage aux côtés de l’armée républicaine et suit tous les mouvements du gouvernement républicain durant la guerre civile. Antonio et sa mère le suivent à Valence puis à Barcelone. Lors de la retirada, la famille est séparée et Antonio passe la frontière française, accompagné de sa mère. Ils sont alors internés dans un camp de réfugiés à Belle-Isle. Son père est quant à lui interné au Boulou puis au camp d’Argelès sur Mer. Après avoir été transféré au camp de Barcarès puis avoir été enrôlé dans une CTE en 1940, il se retrouve en Haute-Garonne. En 1941, sa femme et Antonio sont eux aussi transférés dans ce département. En juin 1941, la famille est à nouveau réunie dans la région de Toulouse. En janvier 1942, sa femme met au monde leur deuxième enfant, Enrique (qui est également l’un de nos interviewés) mais décède lors de l’accouchement. Ils sont alors pris en charge par une famille voisine, espagnole. En septembre 1950, son père est expulsé de France et il se retrouve alors seul avec son frère cadet. La famille espagnole voisine continue à prendre soin d’eux et Antonio poursuit sa scolarité, à peu près normalement, en France, jusqu’à ce qu’il puisse rejoindre son père en mai 1951. Il arrive alors dans la Arndtstrasse à Dresde et se lie très vite d’amitié avec Fernando L. et Mercedes A. (qui font également partie de notre cohorte), tous trois ayant le même âge. Dans un premier temps, il suit des cours d’allemand sur ordre du parti. Son père travaillant de nuit, il le voit peu et c’est la mère de Fernando qui s’occupe des deux frères. Rapidement, il est envoyé avec Fernando en apprentissage à Zeiss Ikon. Dans un premier temps, il travaille dans l’équipe de limeurs avec les autres jeunes Espagnols envoyés en apprentissage, mais s’ennuyant, il demande à être transféré dans l’équipe des tourneurs, vœu qui sera par ailleurs exaucé. Cependant, il se sent mis à l’écart : alors que ses camarades allemands bénéficient de cours à l’école professionnelle trois jours par semaine, lui doit rester à l’usine, ne connaissant pas l’allemand. Du fait de cet isolement, il demande à son contremaître de l’envoyer à l’école professionnelle, ce qui lui est dans un premier temps de peu d’utilité, puisqu’il ne comprend pas la langue. N’étant pas satisfait de sa situation et ayant déjà émis le souhait de poursuivre des études, le parti décide en septembre 1952 de l’envoyer, avec Fernando, à l’ABF de Dresde. Entre-temps, le collectif espagnol avait déjà déménagé de la Arndtstrasse pour la Hechtstrasse, proche de la faculté. Pour apprendre l’allemand rapidement, il est « imprégné » de la langue : la première année, il ne suit pas les cours normaux mais suit le même cours deux ou trois fois dans la journée. Peu de temps après, en 1953, son père est envoyé à Berlin pour travailler comme traducteur au sein de la FDIF. Il reste alors avec Enrique, son frère cadet, au sein du collectif. Cependant, l’ABF déménage et le trajet en est rallongé. Il décide donc de vivre à l’internat de l’ABF tandis qu’Enrique part rejoindre son père à Berlin. En 1956, il passe l’équivalent du baccalauréat et rencontre cette même année sa future femme, jeune Allemande qui étudiait la biologie au sein de l’ABF. Une fois diplômé, le comité du collectif de Dresde décide de l’envoyer étudier l’économie à l’école supérieure de commerce de Staaken, près de Potsdam, en vue de la construction du socialisme en Espagne. En 1957, il se marie. Peu de temps après, il est envoyé à l’école supérieure d’économie à Berlin-Treptow (Staaken étant situé sur la frontière est-ouest). Une fois ses études achevées, il fait un stage dans une entreprise de commerce extérieur. Parallèlement, du fait du travail exercé par son père, il travaille comme traducteur lors de conférences de la FDIF, des syndicats ou du parti à l’étranger et se rend à Varsovie ou Budapest, mais aussi à Salzbourg (Autriche) ou en Finlande. Il souligne avoir eu besoin de ces voyages afin de rencontrer d’autres personnes, venant d’autres pays et sortir ainsi de l’isolement de la société est-allemande. Il évoque ses contacts avec les Sud-américains (Argentins, Costaricains, Chiliens, Paraguayens, Uruguayens) et souligne les bénéfices qu’il tira de cette ouverture sur le monde extérieur. Tout en continuant à faire ces traductions, il est embauché par une entreprise d’export de machines-outils qui travaillait principalement avec les pays de l’Ouest. Étant l’un des seuls à parler couramment le français et l’espagnol, il acquiert un statut spécial au sein de cette entreprise, ce qui déplaît à sa nouvelle chef de section arrivée en 1962. Elle lui interdit alors de partir en voyage pour faire office de traducteur lors de conférences. Au même moment, il rencontre au sein du collectif de Berlin un collaborateur de la délégation cubaine de commerce extérieur, qui lui propose de les rejoindre et devient alors l’assistant de l’attaché commercial cubain en 1963, qu’il accompagne lors de visites d’usines, de rencontres protocolaires, pour servir d’interprète. Il travaille donc pour l’ambassade cubaine jusqu’en 1967, date à laquelle il est, selon lui, « gentiment poussé vers la porte » : entre-temps, des étudiants cubains ont été formés à l’université de Leipzig et l’ambassade peut donc compter sur ses propres concitoyens pour reprendre le travail jusqu’alors à la charge d’Antonio. Là encore, ses contacts avec le collectif espagnol de Berlin lui sont d’une grande aide : un des Espagnols jusqu’alors employé par le PCE pour s’occuper des aspects économiques n’est plus disponible et son poste est alors proposé à Antonio, qui accepte. Ses attributions restent dans un premier temps assez vagues, puis il est mis en relation avec une entreprise française qui commerce avec l’Espagne. Il entre également en contact avec des entreprises du pacte de Varsovie (en Pologne, en Hongrie et aussi en Union soviétique). Son activité principale est alors de participer à l’importation et l’exportation de marchandises entre l’Espagne et la RDA au travers d’entreprises semi-légales, sous la direction des « coordinations commerciales » (Kommerzielle Koordination, KoKo), qui font partie – dit de manière très simplifiée – d’une sorte d’économie parallèle au commerce légal, « off the book », échappant au contrôle de la planification économiquea. Ces « KoKos » étaient pilotées par le MfS et le SED et l’État est-allemand retenait un pourcentage sur les transactions effectuées (tout comme le PCE lorsqu’il agissait en tant qu’intermédiaire). Suite aux événements de 1968, Antonio se range derrière la ligne eurocommuniste et ses contacts avec le parti est-allemand se détériorent. Il souhaite alors les évincer et agir comme seul intermédiaire entre le PCE et les entreprises avec lesquelles il est en contact en Espagne – mais le PCE refuse, estimant que son réseau n’est pas assez développé. De même, il s’éloigne de la politique soviétique et ne croit plus au communisme tel qu’il est pratiqué dans le bloc de l’Est. À cela s’ajoutent des craintes quant à l’avenir de ses enfants, qui ne sont pas encore majeurs et, étant de père étranger, ne bénéficient pas encore de la nationalité est-allemande. Il ignore si ses enfants, nés respectivement en 1962 et 1963, pourront étudier en RDA, ne venant pas de la classe ouvrière. À la mort de Franco, il commence à envisager un retour en Espagne, étant enfin détenteur d’un passeport espagnol (jusqu’à cette date, il était apatride). Un troisième élément est également à prendre en compte : il s’estime sous-payé au regard des gains qu’il permet de faire aussi bien au PCE qu’au SED : lui-même ne touche « que 800 marks-est par mois ». Il ne voit également aucune chance d’évolution professionnelle et pense que, s’il était resté en RDA, il aurait stagné au même poste sa vie durant. Les raisons qui le poussent donc à quitter la RDA sont multiples : professionnelles, familiales, politiques et économiques. Cependant, il n’est pas si simple pour lui de quitter son poste au sein des KoKos, le PCE refusant de le laisser partir. Il provoque alors la rupture : ses contacts à Madrid sont intéressés par une opération particulière, pour laquelle il reçoit une commission directement versée sur un compte en Espagne, de manière légale. Il verse alors un acompte pour un logement près de Barcelone et en informe le PCE. La réaction du PCE ne se fait pas attendre : en effet, selon le parti, cet argent aurait dû lui revenir. Il est alors mis à la porte et des visas de sortie (sans retour) lui sont délivrés. Il s’installe alors avec sa famille à Castelldefels, et scolarise ses enfants à l’école allemande de Barcelone, ces derniers ne parlant pas l’espagnol. Il y trouve rapidement du travail et y vit encore aujourd’hui avec sa femme et ses enfants. Sa femme étant de Dresde, ils se rendent cependant régulièrement en Allemagne. De même, son plus jeune frère, né d’une deuxième union de son père avec une Française, vit encore à Berlin.
12a. Buthmann R., « Die Arbeitsgruppe Bereich Kommerzielle Koordinierung », in S. Suckut, E. Neubert, W. Süss et al., Anatomie der Staatsicherheit. Geschichte, Struktur und Methoden. MfS – Handbuch, Berlin, Die BstU, 1995.
13Les raisons qui ont poussé Antonio B. à rentrer en Espagne sont donc multiples mais n’ont que peu de liens avec un quelconque mal du pays ou une revendication identitaire particulière, mais semblent être bien plus liées à son évolution professionnelle et à un rejet de la société est-allemande.
14De plus, à la différence des autres personnes interrogées, il revendique son identité espagnole et ne se sent en aucun cas lié à la RDA, qui ne semble avoir été pour lui qu’un pays d’accueil transitoire avant de pouvoir retourner dans son pays d’origine. D’ailleurs, quand on lui demande s’il se sent Espagnol, Français ou Allemand, Antonio répond sans hésiter : « Je suis Espagnol. Mais je m’adapte à tout. » Cependant, il ajoute : « Moi, je pourrai aller demain… En Allemagne, je n’y retournerai pas. » Il peut donc s’imaginer aller vivre dans un autre pays, mais en aucun cas, ne souhaite retourner en Allemagne, trouvant le système trop rigide. L’interrogeant sur son arrivée en Espagne, il affirme s’être immédiatement senti Espagnol. Cependant, même s’il dit n’avoir eu aucun problème en Espagne, il admet n’avoir pas assimilé « certaines choses » et porte un regard critique sur la société espagnole actuelle comme nous le verrons ultérieurement. Cependant, les critiques qu’il émet sur l’ancienne Allemagne de l’Est sont bien plus virulentes. Cela peut également venir du fait qu’il a eu l’occasion de revenir en RDA dans les années 1980 pour son travail et se souvient ne pas avoir reconnu le pays qu’il avait quitté en 1977. Ce choc, entre la RDA des années 1980 et l’Espagne à la même époque, peut être à l’origine de cette prise de distance irréversible avec ce pays :
« Moi, je suis parti de la RDA avec l’idée, avec l’arrière-pensée, pas une idée formée, que ça ne pouvait pas marcher. Il y avait beaucoup de contradictions, de problèmes. Moi, j’étais venu entre-temps, dans les années 1980, de par mon travail et avec mon passeport espagnol, à la foire de Leipzig […]. J’ai vu la dégradation communiste. Pour moi, c’était horrible de voir les rues complètement vides, détruites. […] Je connaissais Leipzig en 1977, c’était une ville bien, il y avait de l’ambiance. Là, j’arrive dans les années 1980, il y avait des rues complètement vides, tout était décrépi, les fenêtres… ça faisait une impression… vous savez, un choc ! Je me suis dit “ce n’est pas possible, il y a quelque chose qui ne marche pas ici”. […] Une explication sur la fin de la RDA, sur la fin des pays de l’Est, c’est que – en RDA surtout – il y a eu une oppression horrible de la population. De la Stasi… Tout le monde était contre ou était pour… Et l’appareil oppresseur, il avait une coupole, il ne savait plus ce qui arrivait en bas, au niveau des gens. […] C’était un régime qui ne pouvait pas persister. C’était une dictature d’acier sur la population10. »
15Malgré ces critiques, il éprouve cependant par moments une certaine nostalgie pour la RDA, dans laquelle il a tout de même passé plus de 25 années, rencontré son épouse – citoyenne est-allemande – et conçut des enfants binationaux, mais cette nostalgie est immédiatement minimisée et son appartenance à l’Espagne, réaffirmée.
Quand l’« apatridie » devient appartenance : Fernando L. (Espagne – France – RDA/Allemagne réunifiée)
16Fernando L. a une tout autre attitude : même s’il revendique une appartenance espagnole, il ne se sent pas lié à son pays d’origine et s’estime bien plus proche des valeurs de son pays d’accueil. De ce fait, il revendique lui aussi une appartenance multiple tout en s’estimant étranger aussi bien en Allemagne qu’en Espagne.
Fils de M. L, né à Honrubia en 1898 et de A. L, née à Madrid en 1901, il naît le 21 mai 1936 à Madrid. Son père s’engage dès les premiers jours de la guerre civile dans l’armée républicaine et rejoint le PCE en 1937. Il travaille à la direction générale de la sécurité intérieure puis à l’ambassade soviétique de Madrid. En 1939, Fernando, sa mère, son frère et sa sœur sont à Barcelone, menacés par les troupes franquistes. Ils prennent alors le chemin de l’exil et arrivent en France, à Port-Bou, en février. Ils sont ensuite emmenés dans un camp pour femmes à Clermont de l’Oise. Fin 1939 – début 1940, ils sont libérés et sa mère se met à la recherche de leur père par l’intermédiaire de la Croix-Rouge française. Elle apprendra que son mari, après avoir été interné à Argelès et Bram, s’est installé à Lézignan. Ils le rejoindront rapidement avec l’aide de la Croix Rouge et du parti. Durant la Seconde Guerre mondiale, son frère aîné s’engage au sein des FFI et son père y est également affilié, sans être actif. À la Libération, Fernando poursuit sa scolarité. Son frère rejoint alors les guérilleros. Le domicile de la famille étant situé sur la route nationale reliant Perpignan à Toulouse, de nombreux guérilleros y font halte, ce qui attire l’attention de la police française. Leur logement est perquisitionné une première fois en 1948, puis, en septembre 1950, son père et son frère sont arrêtés puis expulsés vers la RDA. L’arrestation est conduite directement sur le lieu des vendanges, à Corbières, où toute la famille travaille en ce début de mois de septembre. Suite à l’arrestation, Fernando, sa mère et sa sœur continuent les vendanges, en étant économiquement dépendants. Quelques mois plus tard, la famille apprend qu’ils ont été envoyés en RDA et les premières formalités sont entreprises pour pouvoir les rejoindre rapidement. Accompagnés d’autres familles dans la même situation, tous sont regroupés à Paris et un avion est affrété pour les amener à destination. Le 15 mai 1951, ils atterrissent à Berlin et rejoignent Dresde le soir même. Dans un premier temps, Fernando entame un apprentissage chez Zeiss Ikon mais la communication est limitée et il ne peut participer aux cours dispensés pour les autres apprentis, ne connaissant pas la langue allemande. Le parti accepte alors de lui faire prendre des cours intensifs d’allemand afin de rejoindre l’ABF en 1953. Il décide cette même année de quitter le domicile familial et part vivre en internat. En 1956, il sort diplômé de l’ABF et est alors envoyé, tout comme Antonio, à l’école de commerce extérieure près de Berlin, à Staaken sur ordre du parti, bien qu’il aurait préféré étudier la médecine. En 1958, il continue son cursus à Karlhorst, à l’école supérieure d’économie. Une fois diplômé, en 1960, il commence à travailler pour une entreprise de commerce extérieure spécialisée dans la mécanique de précision et s’occupe plus particulièrement du commerce avec l’Amérique latine, du fait de ses compétences linguistiques. En 1962, cette entreprise est scindée en deux et il est alors employé par Deutsche Kamera au comptoir transatlantique. Il se déplace à plusieurs reprises à Cuba. En 1967, il est recruté par Inex, entreprise appartenant à l’époque au ministère du Commerce extérieur ainsi qu’au ministère d’Ingénierie. Il s’occupe de projections et de créations d’entreprises. En 1970, il est envoyé en Algérie pour représenter la RDA dans le cadre de multiples accords commerciaux. Il y reste jusqu’en 1976. Entre-temps, il a divorcé de sa première femme en 1971, une Est-allemande qu’il avait épousée en 1961 et avec laquelle il avait eu un enfant. Il rencontre sa deuxième épouse la même année et ils se marient peu de temps après. Sa seconde épouse, Est-allemande également, le rejoint en 1972 en Algérie mais souhaite après quelques années retourner dans son pays. En 1976, ils reviennent donc en RDA et Fernando y devient responsable de la formation professionnelle des cadres algériens. Cependant, ce travail est lié à de nombreux déplacements et le rythme y est très soutenu, il demande donc en 1982 à être transféré à l’Institut de formation linguistique à Berlin-Karlshorst pour y exercer le métier de professeur d’espagnol, ce qui lui est accordé. Cet institut avait pour mission de former le corps diplomatique et les cadres est-allemands. Il y travaille jusqu’à sa dissolution, en 1990, l’institut étant une organisation étatique. Il se rappelle avoir eu pendant quelques mois une activité réduite puis s’être ensuite retrouvé au chômage, sans dédommagements particuliers. Néanmoins, du fait de son âge, il bénéficie d’une mesure administrative et reçoit une pension jusqu’à ce qu’il puisse faire valoir ses droits à la retraite. Ses parents sont décédés en RDA (son père au début des années 1970, sa mère dans les années 1980). Il vit, ainsi que sa sœur et toute sa famille (enfants, petits-enfants) en Allemagne, majoritairement à Berlin. Il voyage néanmoins au moins une fois par an en Espagne.
17Nous voyons dans son parcours que Fernando, même s’il fut très mobile, n’a que peu de liens avec l’Espagne, pays où il ne vécut que de sa naissance à ses trois ans. À la différence d’Enrique ou de Mercedes, qui ont tous deux de la famille vivant en Espagne, il n’y a pas de liens familiaux. Il ne cherche d’ailleurs pas à rentrer en Espagne et ce, à aucun moment, même lorsque sa situation financière devient peu avantageuse suite à la réunification.
« Rentrer en Espagne ? Non. Non. Non. Je n’y ai pas pensé. Comme je l’ai dit… L’Allemagne, la RDA, l’Allemagne en fait, c’est devenu ma patrie. Comment dire… Mon pays natal, c’est l’Espagne, oui. Mais je n’ai aucun contact direct depuis plus de 50 ans11. »
18Pourtant, un bémol est à apporter à cette déclaration : il déclare ne pas pour autant se sentir Allemand et, à l’instar des autres interviewés, semble être tout à fait à l’aise avec une identité multiple, qui ne se raccroche à aucun cadre national mais à un cadre supranational, bien qu’il soit celui d’entre eux à avoir vécu le plus de temps en RDA/Allemagne réunifiée (il y a passé, à l’exception des douze années en France, la totalité de son existence, soit soixante années) :
« Je suis cosmopolite. Je ne me sens pas Allemand, je ne me sens pas Espagnol, je pourrai aussi me déclarer Français ou Russe parce que j’ai vécu cette culture, je parle les langues… Je ne suis pas qu’une seule chose. Je suis universel. […] Je suis cosmopolite et international12. »
19Il se revendique « européen » et rattache cette prise de position à un anti-américanisme virulent, et ne voit pas uniquement en l’Europe une construction humaniste, mais surtout et avant tout, un contrepoids à la domination américaine :
« Je suis européen, oui. Et aussi parce que je ne peux pas souffrir la domination ni l’arrogance américaine. Oui, exactement. C’est comme ça. Ça a toujours été comme ça pour moi. Aussi bien au niveau politique qu’au niveau personnel, parce que j’ai vécu des choses personnellement, malheureusement. Et je connais aussi les sentiments d’autres personnes, des Cubains par exemple, ils ne peuvent pas les voir… Mais aussi des gens en Espagne ou en France… Le meilleur exemple pour moi, c’est Charles de Gaulle, il ne pouvait pas voir les Américains en couleur13. »
20On se retrouve ici à nouveau en pleine guerre-froide et nous pouvons nous interroger sur son degré d’acculturation en RDA, qui semble bien plus élevé que pour ses autres camarades. Cela est-il dû aux nombres d’années passées en RDA ? À la socialisation familiale et politique ? À la socialisation générale ?
21Néanmoins, il est ici important de souligner que le parcours de Fernando semble confirmer la thèse défendue par Rosita Fibbi et Gianni D’Amato qui affirme qu’« il ne saurait y avoir de contradiction entre investissement dans les activités transnationales et intégration dans le pays d’immigration14 ». En effet, comme tous nos interviewés, Fernando faisait preuve de transnationalisme dans ses pratiques – principalement du fait de ses activités au sein du PCE. Au travers de cet engagement, tous ont créé des liens entre leur pays d’origine et leur société d’accueil. Or le maintien de liens sociaux avec le pays d’origine n’équivaut pas à une menace pour l’assimilation de l’individu au sein de la société d’accueil, comme nous le démontre le parcours de Fernando.
22Pourtant, si forte furent l’acculturation et l’identification à l’État est-allemand, Fernando se défend d’une identification à la RDA et souligne même le fait qu’il reste un « étranger », refusant de se mêler des affaires de politique intérieure, estimant de ne pas avoir voix au chapitre. La construction du mur en 1961 ne l’a, par exemple, pas vraiment préoccupée : « Je veux dire… Je suis étranger… Quand ils ont fait ça, je suis resté en dehors. C’était à eux de décider, nous sommes juste des invités dans ce pays15. »
23Du fait d’une vie passée en exil, son « apatridie » semble donc s’être transformée en « patrie ».
L’identité rêvée : Enrique B. (France – RDA – France)
24Tout comme Mercedes A., Enrique B. s’invente une nouvelle appartenance. Néanmoins, son parcours est plus « classique » puisqu’il ne vécut qu’en France et en RDA. De plus, il n’est pas né en Espagne, mais en France, en exil. À la différence des autres interviewés, son histoire ne commence pas avec l’exode de 1939, mais avec la mort de sa mère, celle qui « transmet ». Cependant, il doit tout de même assumer une triple référence culturelle : Ne se sentant ni Allemand, ni Français, il semble ces dernières années se raccrocher à une identité jamais vécue, l’identité espagnole.
Fils de P. B., né en 1925 à Madrid et de M. B, née à Vitoria, au Pays basque, il voit le jour à Bourg-Saint-Bernard en Haute-Garonne en 1942. Sa mère décède lors de l’accouchement. Ils sont aidés par une famille espagnole voisine, elle aussi membre du PCE. Il se rappelle une enfance heureuse en France, où il se sentait intégré et entouré de « copains ». Son père est arrêté lors de l’opération Boléro Paprika et est expulsé en RDA. Les deux garçons se retrouvent seuls, sans famille et sont alors pris en charge par la famille voisine, qui en mai 1951 les laisse partir à contrecœur. Il rejoint son père à Dresde en mai 1951, accompagné de son frère et de la famille R. (autre famille espagnole dont le père avait été expulsé lors de l’opération de septembre 1950). Il est, dès septembre de la même année, scolarisé. En 1953, son père est envoyé à Berlin pour travailler au sein de la FDIF où il rencontre sa deuxième épouse, une Française prénommée Madeleine, qui sera la seule figure maternelle qu’Enrique connaîtra. Il les rejoint à Berlin et y termine sa scolarité en 1959. En 1959, il retourne à Dresde pour y faire un apprentissage d’électro-mécanicien dans l’aviation. L’accès y est restreint, mais il semble que son statut d’Espagnol lui ait ouvert certaines portes. Il termine son apprentissage en 1962 et commence alors à travailler comme mécanicien dans l’aviation. En 1964, il est appelé par le parti à servir de traducteur et d’aide technique au sein de l’école clandestine du PCE installée sur le territoire est-allemand. Il ne peut mettre sa famille au courant et disparaît donc du jour au lendemain. Il y rencontre son épouse, Palmira, jeune Espagnole vivant en France, envoyée en septembre 1966 par la direction du parti à Paris suite à des complications liées à un travail clandestin à Vigo, en Galicie (En effet, suite à la politique de retour en Espagne, ses parents demandent à cette dernière de chercher un travail en Espagne. Elle est alors employée par l’Alliance française à Vigo. Elle continue cependant à militer pour le PCE et crée un journal de femmes, qu’elle fait circuler au sein de l’institut. Un jour, la concierge la voit cacher les journaux dans son casier et en informe la police franquiste qui fait une perquisition. Elle arrive à passer la clé de son casier à une amie, qui a alors le temps de le vider avant que la police ne le fouille. Elle est cependant arrêtée, mais suite aux pressions du consulat français – Palmira étant de nationalité française – elle est libérée au bout de quinze jours. Elle est alors censée se présenter régulièrement au commissariat. Profitant de cette mise en liberté provisoire, elle prend secrètement le train et rentre en France en juillet 1966. Elle sera jugée par contumace à quatre ans de prison en Espagne. Se retrouvant en plein été à Paris sans rien avoir à faire, le PCE l’envoie donc en RDA pour suivre les cours dispensés par l’école du parti où elle rencontre donc son futur mari, Enrique). Ils se marient en décembre 1966 et Enrique émet le souhait de quitter l’école du parti, ne voulant plus vivre dans la clandestinité. Il reprend son métier d’origine, mécanicien d’aviation, auprès de la compagnie Interflug à Berlin. En 1969, sa femme accouche de leur fille, Nelly (qui était également le nom de code de Palmira à l’école du PCE), et Enrique décide la même année de se spécialiser en suivant une formation d’ingénieur dans la maintenance d’avion à Berlin Schoenefeld. En 1972, il est diplômé. La même année, il reçoit enfin son passeport français et décide de retourner en France avec sa femme et sa fille, toutes deux ayant la nationalité française (sa femme était retournée à cette fin en France pour accoucher). De plus, au même moment, son père et Madeleine rentrent également à Paris (son père apprend après-coup qu’il avait été gracié en 1965 et qu’il pouvait donc, depuis cette date, revenir légalement en France). Peu de temps après son arrivée, il trouve un travail dans l’industrie automobile. En 1988, suite à une rencontre avec Anne Tristan, il s’engage auprès du MRAP, association au sein de laquelle il est aujourd’hui encore actif. Il fait toute sa carrière au sein de la même entreprise et prend sa retraite en 2003. Il vit à Paris, tout comme sa femme, sa fille, ses petits-enfants et Madeleine (son père est décédé en 1998). Son frère aîné, Antonio, vit en Espagne et son demi-frère vit aujourd’hui encore à Berlin.
25Bien qu’il ait vécu toute sa vie en RDA (vingt et une années) et en France (quarante-huit années), il avoue se rapprocher depuis quelques années de son pays d’origine :
« Dernièrement, je me sens plus proche de l’Espagne. Mais de là à dire que je me sens Espagnol… je me rapproche de l’Espagne. Je ne pense pas que ce soit parce que j’approche de la fin… J’ai encore un peu de temps je suppose. Aujourd’hui, 66 ans, ce n’est pas vieux… Mais oui, je me sens plus attachée à l’Espagne16. »
26En 2005, il récupère même la nationalité espagnole et bénéficie aujourd’hui d’une double-nationalité de fait17. Pourtant, il ne passe que ses vacances en Espagne et ne songe pas non plus à s’y installer. Il ne semble pas non plus s’identifier à la RDA. L’interrogeant sur les raisons de ce « désamour », il avance comme explication sa facilité à « tourner la page ». De plus, il semble également qu’il ne se sente pas en adéquation avec ce pays disparu :
« Peut-être que c’est moi aussi, en tant qu’individu, qui ait une faculté, une facilité, qui est plutôt de tourner la page. J’ai quitté quelque chose et bon, je vais vers autre chose. Il y a les souvenirs qui sont là, positifs comme négatifs, mais je dirais que dans la vie, on garde plutôt le positif. Par contre, vous voyez, je suis retourné en 1978 en RDA. Pour les obsèques de ma belle-sœur, en novembre. Et j’ai trouvé Berlin d’une tristesse absolue. Et je me suis dit : “Comment j’ai pu vivre là-dedans ?” Vous voyez… et c’est ça je crois18. »
27Ce jugement négatif sur la RDA, tout comme son rejet actuel de la politique française semble expliquer en partie les raisons qui le poussent à revendiquer une identité tierce, l’identité non-vécue, l’identité rêvée : l’identité espagnole.
28Ces quatre parcours biographiques contiennent nombre de similitudes. Ils se distinguent cependant quant à la définition et la perception que chacun des protagonistes a de lui-même. Comme Michel Oriol en avait fait l’expérience dans le cadre de son étude sur les jeunes issus de l’immigration, « les réponses fournies le plus fréquemment aux questions portant sur leurs sentiments d’appartenance culturelle ou nationale témoignent clairement d’un refus de catégorisations tranchées19 ». Les catégories que nous avons d’ailleurs essayé de construire ici restent mouvantes. Néanmoins en ressortent les caractéristiques de chaque protagoniste : alors que tous ont vécu la guerre civile espagnole, ou en ont du moins subis les conséquences, que l’existence de tous a été bouleversée par l’opération Boléro-Paprika et que tous sont restés plus de vingt années en RDA, comment expliquer que leurs revendications identitaires soient si différenciées ? Quels sont les mécanismes qui conduisent à ces constructions identitaires distinctes ?
L’importance de la filiation dans la construction identitaire
Mémoire d’exil et les obstacles à sa transmission
29La transmission de la mémoire de l’exil dans la famille est au centre de la construction identitaire. Comme le souligne Fanny Jedlicki, « s’il est indéniable que ce n’est pas la même chose de vivre un événement (mémoire “vécue”) que d’en entendre et partager le récit (mémoire “reçue”), la seconde constitue un phénomène tout aussi réel, agissant et légitime que la première20 ».
30Cependant, cette mémoire est transmise par bribes, avec des omissions. En effet, selon les dires de nos interviewés, leurs parents ne racontaient pas aisément ce qu’ils avaient vécu. Cela est par exemple le cas pour Enrique ou Antonio : dans leur famille, c’est le silence qui dominait.
31Antonio B. confie en effet ne posséder que peu d’informations sur les activités communistes de son père en Espagne :
« Je ne sais pas grand-chose de ses activités communistes. Il n’a jamais voulu en parler avec moi… Je lui ai demandé plusieurs fois mais c’était… Complètement zéro. Vous voyez. Il ne voulait pas. Bon, je ne l’ai pas forcé. Il est mort il y a une dizaine d’années à Paris21. »
32Son frère cadet, Enrique B., est également confronté à ce silence et ignore les raisons qui ont conduit à l’expulsion de son père, ou encore celles qui furent à l’origine de leur installation en RDA :
« L’inconvénient dans tout ça, c’est que mon père – et je pense qu’il ne doit pas être le seul –, comme beaucoup d’autres, il n’a pas voulu parler de cela. Comme il m’a très peu parlé de la guerre d’Espagne, il ne m’a pas parlé de ça non plus22. »
33Enrique B. avance cependant une hypothèse intéressante. Selon lui, le militantisme des parents et leur travail dans la clandestinité constituent un frein à la transmission de la mémoire :
« Ce sont des gens qui ont beaucoup travaillé dans la clandestinité, qui ont fait beaucoup de choses… Est-ce que qu’ils n’ont pas, par rapport à ça, été un peu bridés ? Il ne m’a pas beaucoup parlé et je dirai moi-même, je ne lui ai pas posé beaucoup de questions23. »
34Ces omissions et zones d’ombres apparaissent néanmoins encore plus fréquemment dans les familles ayant subi une séparation – temporaire ou définitive24. En effet, en interviewant Fernando L., ce dernier multiplia les anecdotes sur sa famille et ne fut à aucun moment avare de détails, aussi bien en ce qui concerne sa vie en France qu’en Allemagne ; cela semble être dû au fait que sa cellule familiale resta soudée tout au long de l’exil à l’exception de quelques courtes périodes entre février et septembre 1939 et entre septembre 1950 et mai 1951. En revanche, Mercedes A., Antonio B. et Enrique B. n’ont pas bénéficié de cette stabilité familiale. Antonio et Enrique perdent leur mère à la naissance de ce dernier, ce qui constitue selon Enrique un obstacle à la transmission des souvenirs, la mère étant souvent « celle qui raconte ». En effet, ayant de nombreuses zones d’ombre (sur son arrivée à Dresde par exemple), il confia :
« Ça ne m’inquiète pas, mais c’est bizarre que j’ai aussi peu de souvenirs de tout ça. C’est vrai. Mais bon, c’est comme ça… On me dit toujours que comme je n’ai pas eu de mère… En principe, c’est la mère qui raconte, c’est avec la mère que l’on discute de beaucoup de choses, peut-être que ça manque25. »
35De même, il avoue faire un « blocage », ne pouvant par exemple se remémorer son voyage entre Toulouse et Dresde, alors qu’il était âgé de huit ans déjà.
36Cette hypothèse, imputant à l’absence de la mère des lacunes quant à la transmission de la mémoire au sein de la famille, est soutenue par Florence Guilhem : « La mémoire de la mère est ordinairement qualifiée de vive et personnelle, alors que celle du père est appréhendée comme mémoire collective à caractère historique26. »
37Antonio B. semble avoir néanmoins été très imprégné par la vie de son père puisque l’interrogeant sur sa vie depuis sa naissance (question très générale), il fait immédiatement le lien entre l’année de sa naissance et l’engagement de son père du côté républicain : « Je suis né en 1936 à Madrid et mon père était syndiqué et déjà au parti communiste27 » est en effet sa première phrase. Ceci est également le cas pour Mercedes, née en 1935, qui débute elle-aussi son récit par le déclenchement de la guerre civile espagnole et l’engagement de son père :
« Je suis née en 1935. Un an après a débuté la guerre civile, la guerre civile espagnole. Mes parents… Enfin mon père, surtout, s’est tout de suite impliqué, il était membre du parti communiste28. »
38Tout comme Fernando L., né en 1936. Cependant, ce dernier l’étaye de plus nombreux détails :
« Je suis né le 21 mai 1936. Et mi-juillet, la guerre espagnole a commencé. Plus exactement le 17 juillet. Euh… Les nuages… Il y avait un grand ciel bleu. Ce sont les fascistes qui ont attaqué et c’est là qu’a commencé le soulèvement. Je suis donc – pour ainsi dire – un enfant de la guerre. Je suis né et j’ai grandi avec cette chose-là. Ma famille – avec le travail de mon père – il était mécanicien. À l’époque, il avait une entreprise à Madrid. Mais il s’est engagé dès 1936, comme beaucoup d’Espagnols, pour la République, contre le fascisme et il a rejoint l’armée républicaine. Et je crois que juste après – je crois que c’était en 1936 – il est entré au parti communiste29. »
39Comme nous pouvons le voir, il ne mobilise pas que ses propres souvenirs mais aussi ce qui lui a été raconté (en effet, il semble difficile de croire qu’il se rappelle du temps qu’il faisait à Madrid lors du coup d’état franquiste, n’étant âgé que de quelques mois). Il souligne par ailleurs que son père lui racontait souvent des histoires sur la guerre civile : « Il nous racontait des anecdotes. Mon père était comme ça… il nous racontait ça en le prenant à la rigolade, alors que c’était tout de même des choses sérieuses30. » Fernando L. mobilise avec force les renseignements qu’il a accumulés sur son histoire. Il raconte par exemple de manière très vivante son arrivée sur le territoire français :
« Tout le train était rempli de réfugiés républicains. Que des émigrés républicains. Tout était organisé à partir de Barcelone, à partir de la gare de Sants je crois… C’était organisé… Tous les trains qui partaient pour la France étaient destinés aux émigrés, aux réfugiés républicains qui allaient vers la France. Nous sommes arrivés à Port Bou et tout le monde est descendu […] Nous avons été accueillis par les baïonnettes. C’est triste mais c’est la réalité. […] Ma mère avait peur bien sûr, elle faisait son possible pour que nous restions tous ensemble. Nous étions tous fatigués. Les hommes ont été tout de suite sortis du groupe et mis d’un côté, et de l’autre côté, il restait les femmes et les enfants31. »
40La transmission de la mémoire de l’exil passe également par les récits faits par le frère aîné, né en 1925, et la sœur aînée, née en 1929, âgés respectivement de onze et sept ans lors du déclenchement de la guerre civile et de quinze et dix ans au début de leur exil en France. Du fait de leur âge, ils ont tous deux des souvenirs, des images, qu’ils peuvent dès lors transmettre à leur plus jeune frère. Fernando L. a donc la possibilité de faire appel à de multiples sources pour s’informer sur sa trajectoire et sur les événements qu’il ne vécut que de manière passive. Ceci est moins vrai pour Mercedes A., Antonio B. et Enrique B.. Tous trois, à la différence de Fernando, ne peuvent s’appuyer sur une structure familiale forte, propice à la transmission mémorielle.
41En exil, la structure des familles se complexifie (l’absence du père32 ou le décès d’un des deux parents étaient des phénomènes fréquents, tout comme la séparation au sein des fratries, ce qui constitue autant d’obstacles à la transmission mémorielle).
42En septembre 1937, Mercedes A., alors âgée de deux ans, est envoyée en Union soviétique et vit séparée de ses parents jusqu’en mai 1946, date à laquelle elle retrouve son père et sa mère à Toulouse. Elle est de plus séparée de ses deux frères, pourtant eux aussi envoyés en Union soviétique mais hébergés dans un foyer espagnol, alors qu’elle est hébergée dans un foyer russe. Néanmoins, elle est plutôt bien informée sur le parcours de ses parents, et ses sources sont multiples : ses parents, sa tante (également envoyée en Union soviétique pour accompagner les enfants espagnols) mais aussi ses propres recherches sont à l’origine de ses connaissances sur le parcours familial. Cependant, sa mémoire reste approximative. L’interrogeant sur les raisons qui ont poussé sa mère à la laisser seule en Union soviétique, sa réponse ressemble plus à la formulation d’une hypothèse qu’à celle d’une certitude :
« Elle devait faire un travail assigné par le parti à Moscou, je n’ai jamais su exactement quoi… Je vais essayer l’année prochaine de chercher dans les archives mais je ne pense pas trouver ce renseignement car c’est une histoire complètement illégale. Je sais juste que – enfin, c’est ce qu’elle m’a raconté… Je le crois aussi… Qu’elle devait aller à Moscou pour y faire quelque chose pour le parti et comme je n’avais que deux ans, elle ne pouvait pas me laisser seule en Espagne car mon père était probablement très engagé dans toute cette guerre et donc, elle m’a emmenée avec elle. Ce qu’il s’est passé, c’est que soudain, elle a dû partir de Moscou pour des raisons que je ne connais pas non plus et donc, elle m’a emmenée au foyer pour enfants et leur a dit qu’elle me laissait ici et qu’elle reviendrait me chercher bientôt – mais entre-temps, il s’est passé neuf années33. »
43Il semble incroyable que Mercedes A. ne connaisse pas les raisons exactes qui ont fait qu’elle passa toute son enfance dans un pays étranger, sans contact avec ses parents. De même, interrogeant Mercedes A. sur le parcours politique de son père ou sur son expulsion de France, elle évoque le besoin de consulter des « documents » afin de répondre à certaines questions :
« Je ne sais plus. Je veux reprendre les documents de mon père – il y en a beaucoup écrits à la main – car je dois les envoyer à mon frère et ensuite, je veux aller aux archives à Madrid, dans les archives du parti. J’aimerais par exemple savoir pourquoi il a été expulsé du comité central34. »
44Cette volonté d’en savoir plus répond d’abord de la volonté d’inscrire son histoire dans l’Histoire, et de répondre à des questions laissées sans réponse. Il est ici à souligner que la personne ayant bénéficié de la « meilleure » transmission de la mémoire de l’exil (Fernando), du fait d’une structure familiale relativement stable, est également celle qui s’identifie le moins à l’Espagne.
45Enrique B. se retrouve une première fois seul, avec son frère Antonio B., entre septembre 1950 et mai 1951, et une deuxième fois en 1953, lorsque son père est envoyé à Berlin. Il finit tout d’abord son année scolaire avant de l’y rejoindre. En arrivant à Berlin, il est néanmoins séparé de son frère, qui étudie à l’ABF et qui reste à Dresde jusqu’en 1956. D’ailleurs, il souligne ne pas vraiment avoir eu de vie de famille et se considère comme un « électron libre » :
« Si vous voulez, ce n’est pas quelque chose qui me pèse, mais je n’ai pas eu de vie de famille. À cause de la mort de ma mère, étant après dans une famille d’accueil […] Et même plus tard… J’ai deux frères [son frère cadet est né en RDA, d’une deuxième union], mais je n’ai pas vécu avec mes frères. Vous voyez, j’étais quand même l’électron relativement libre35. »
46En revanche, son frère aîné, Antonio B., évoque très peu ses relations avec la famille. Lui non plus n’a pas connu la vie au sein d’un foyer. À la mort de sa mère, il est seulement âgé de six ans et est également pris en charge par la famille voisine. L’année de ses quatorze ans, son père est expulsé de France. Il ne vivra que quelques mois avec son père et son frère à Dresde (entre 1951 et 1953), avant de « vivre sa vie ». D’ailleurs, en 1975, il choisit de se rendre en Espagne, alors qu’il n’y a aucune famille et que son frère et son père vivent en France. L’interrogeant sur ce choix, il mettra en avant des possibilités de carrière plus grande en Espagne qu’en France pour justifier sa décision.
47Les séparations au sein des familles peuvent, comme nous venons de le voir, avoir un impact important, parfois même traumatique, chez ces enfants d’exilés. Il semble cependant que l’âge à laquelle ces séparations se produisent joue un rôle sur la manière dont les enfants la perçoivent et sur le ressentiment qu’ils éprouvent à l’égard de leurs parents. C’est ce qu’avance Mercedes A. :
« Mes frères… J’ai deux frères, qui avaient sept et huit ans, ils l’ont vécu aussi mais d’une autre manière, parce que, naturellement, quand tu es séparé de tes parents à six ou sept ans, c’est différent de quand tu as deux ans – ils n’ont jamais digéré la séparation d’avec leur mère et jusqu’à leur mort, il y a un an, ils le lui ont reproché. Moi, je l’ai mieux digéré, c’était la vie. Quand j’ai atteint l’âge d’être scolarisée, j’ai pu intégrer un foyer d’enfants espagnols – avant, j’étais dans un foyer d’enfants russes et pour moi, c’était la vie normale, je ne savais pas qu’il y avait une autre manière de vivre. […] Mais il ne faut pas le prendre de manière dramatique, tu ne peux pas vraiment regretter quelque chose que tu n’as jamais connu. Tu regrettes seulement quelque chose que tu as connu consciemment et à laquelle tu dois tout à coup renoncer36. »
48Si cette séparation ne semble donc pas lui avoir posé de problèmes particuliers, ne regrettant pas ce qu’elle n’avait jamais connu, les retrouvailles furent plus compliquées, puisqu’elle ne connaissait pas ses parents et devait s’habituer à une nouvelle manière de vivre. Une vie de famille à Toulouse puis Paris succède en effet à une vie en foyer en Union soviétique. Son inclusion dans « un monde complètement différent » l’amène à faire des comparaisons, à remettre en question le comportement attendu par ses parents et à revendiquer les règles selon lesquelles elle avait jusqu’alors toujours vécu. Néanmoins, elle estime que cette phase d’adaptation ne dura que peu de temps. D’ailleurs, elle est compréhensive par rapport aux choix faits par ses parents, qu’elle relie à leur militantisme au sein du PCE et à la situation internationale, ses parents estimant qu’en cette période troublée elle était bien plus en sécurité en Union soviétique qu’avec eux, en exil.
49Cependant, elle est également sujette aux trous de mémoire, avouant oublier « consciemment » certains aspects de son passé en Union soviétique et avouant avoir développé une « stratégie » pour évacuer les souvenirs déplaisants et ce, depuis sa plus tendre enfance :
« À côté de cela, il y a une sorte de mécanisme que je pense avoir développé pour supprimer les souvenirs douloureux, ceux que je ne voulais pas “enregistrer” et que j’ai peut-être, par besoin, développé depuis toute petite […]. Chez moi, c’est très clair, il y a de nombreuses choses dont je ne me souviens pas et la plupart d’entre elles sont désagréables37. »
50Malgré ces « traumatismes » causés par les choix faits par leurs parents, ils insistent sur le fait que ces derniers pensaient faire au mieux et mettent en avant le poids de l’engagement politique de leurs parents, dont ils revendiquent l’héritage.
Militantisme et héritage idéologique
51Tout au long de leur exil, leurs parents continuent à s’engager au sein du PCE et poursuivent leur combat contre le franquisme au nom d’idéaux qui les ont justement conduits à vivre en exil. Leur engagement n’aurait cependant peut-être pas été aussi fort s’ils ne s’étaient pas retrouvés en RDA, à la suite de nombreux coups du destin. Peu d’entre eux occupaient des postes à responsabilité au sein du PCE, et il est légitime de penser que leur engagement se serait estompé – comme cela fut le cas pour leurs compatriotes restés en France, qui commencent au début des années 1960 à concevoir leur pays d’accueil comme leur seconde patrie et décident, petit à petit, de s’y installer, renonçant par la même occasion à un retour en Espagne38. Cette option ne semble pas avoir été prise en considération par les Espagnols installés en RDA, encadrés au sein de groupes du PCE et dont l’objectif principal restait – comme nous l’avons vu à de multiples reprises – le retour en Espagne. La fidélité au PCE semble également avoir été sans limite. Mercedes A. confie que les membres du collectif ne critiquaient jamais le parti. Cette soumission était-elle due à une conviction profonde ou à une peur des représailles, les modalités de leur accueil en RDA étant profondément liée à leur appartenance au PCE ? Mercedes A. pense que cette soumission s’explique par leurs convictions : « Ils étaient tous convaincus, je ne pense pas qu’ils aient eu peur, parce que… Qu’aurait-il pu leur arriver ? Je crois qu’ils se donnaient complètement au parti et le parti avait toujours raison39. »
52Néanmoins, sans cet encadrement, cette vie au sein du collectif et cet isolement, l’activité militante aurait-elle peut-être été moindre, les Espagnols vivant en RDA étant, comme Mercedes A. le décrit si bien, « des personnes tombées dans le temps », victimes des coups du destin.
53Ce militantisme, même s’il est admiré par les enfants d’exilés, est également jugé préjudiciable à la vie de famille et les enfants ont parfois le sentiment d’avoir été sacrifiés par leurs parents au nom du parti : « Mon père n’avait pas été beaucoup là parce qu’il militait. Ça, c’est… Je ne dirai pas le maillon faible… Le point faible de tout enfant de militants. Je ne pense pas avoir été le seul à en souffrir40. » En effet, le temps passé par les parents aux réunions du parti, les séparations mais aussi les multiples déplacements sont une conséquence de l’engagement militant qui, même s’il est perçu comme légitime, pèse sur les relations parents-enfants.
54Paradoxalement, cet engagement est souvent reproduit par les enfants des exilés espagnols. Par exemple, Enrique B., installé en France depuis 1972, membre du MRAP41 depuis 1987, s’engage pour les personnes sans papiers menacées d’expulsion, et plus particulièrement, pour les enfants. Enrique B. a conscience du parallélisme entre son propre passé et son engagement actuel, mais ne pousse pas plus loin l’analyse :
« C’est marrant si on fait le rapprochement : en définitive, je défends des enfants qui se retrouvent dans le même cas de figure que moi, qui… – parce que c’est ça qu’il se passe aujourd’hui. On expulse des parents et les enfants restent sur le carreau42. »
55Cependant, il avoue que cet engagement pèse également sur sa vie de famille et qu’il reproduit donc en partie ce que lui-même reprochait à son père :
« C’est très compliqué de faire militer les gens, parce que, quand on milite, c’est quand même un sacrifice. Vous faites l’impasse sur la vie de famille, sur les enfants, sur les petits-enfants. C’est un choix, et des fois, on vous le reproche. C’est justifié. »
56Sur les quatre personnes interviewées, Enrique B. ne constitue en aucun cas une exception.
57Même si tous ne sont plus membres du PCE depuis plus ou moins longtemps, Mercedes A. et Antonio B. continuent eux aussi à s’engager à l’échelle citoyenne. En effet, si Antonio B. et Mercedes A. ne militent pour aucun parti, ils agissent au sein de leur société respective. Mercedes A., par exemple, défile encore aujourd’hui dans les rues de Berlin pour protester contre certaines mesures gouvernementales ou s’engage dans des actions citoyennes, comme pour la conservation du train du souvenir43. Antonio B. lui travaille dans une association d’aide aux personnes âgées dans son quartier, tout en soulignant ne vouloir s’engager pour aucun parti. Fernando L. constitue une exception : premièrement, s’il devait s’engager à nouveau, il ne le conçoit qu’au sein d’un parti politique et non pas au sein d’une association (qu’il estime trop nombreuses et dénuées de poids). Deuxièmement, selon lui, ce n’est plus à lui de s’engager, mais à la génération future :
« En ce moment, je n’en ai pas besoin [d’un engagement militant]. J’en ai déjà tellement fait dans ma vie, j’ai vécu tellement de choses… Donc, je dis “non”. C’est à votre tour… C’est ta génération qui doit faire quelque chose maintenant. Nous, on l’a déjà fait, dans le passé. Guerre civile, Seconde Guerre mondiale, ne rien avoir à manger, prison, camps d’internement et ceci et cela… On a combattu le fascisme autant qu’on le pouvait. J’étais encore jeune, mais mes parents… C’était dans mon lait maternel. C’est à votre tour maintenant44 ! »
58Bien que ce soit celui qui se soit politiquement engagé le plus longtemps, ayant été membre du PCE jusqu’en 1996, c’est le seul de nos interviewés à rejeter tout nouvel engagement citoyen, estimant avoir déjà fait son temps. De plus, le passé de ses parents l’a tellement imprégné qu’il le revendique pour lui-même. Il s’identifie complètement à la génération de l’exil et s’estime par là même dédouaner de tout engagement, en ayant – de par l’action de ses parents et sa destinée particulière – en avoir assez fait.
59Engagés ou pas, nos interviewés revendiquent fièrement l’héritage idéologique de leurs parents, militants de toujours45. Dans cette transmission, il s’agit d’avantage de valeurs fondamentales, d’une certaine sensibilité, d’une manière de voir le monde que de strictes idéologies. Ils en appellent à un humanisme, à une idéologie de « gauche », à un certain comportement qu’ils estiment en voie de disparation dans les sociétés modernes, les « sociétés de consommation ». Ils critiquent l’individualisme de leurs concitoyens, s’estimant différents. Ils ont assimilé une certaine mémoire, certaines images, transmises par leurs parents. En ce qui concerne Enrique B. par exemple, l’idéal de solidarité est profondément ancré en lui. Pour lui, la meilleure expression en est la constitution des Brigades internationales, mouvement qui n’a trouvé aucun équivalent depuis : il transforme cet engagement solidaire en norme – percevant du même coup la situation actuelle comme anormale. L’interrogeant sur l’engagement militant, il critique le manque de solidarité au sein de la population française qui détourne le regard plutôt que de s’engager en faveur des sans-papiers :
« C’est pas du tout la même configuration, mais quand je pense à la solidarité qui s’est exprimée envers le peuple espagnol avec les brigades internationales et tout ça, des gens qui allaient mourir dans des pays qui n’étaient pas le leur pour des idéaux… La solidarité existait… Cette solidarité, on ne la retrouve pas aujourd’hui, ou on ne la retrouve que chez un certain nombre de personnes qui croient encore à cette solidarité-là. Mais c’est peu, c’est très peu46. »
60Bien que l’héritage idéologique des anciens militants soit souvent revendiqué par la génération suivante et soit constitutif de leur identité politique, les enfants peuvent être critiques envers le monolithisme de leurs aînés, comme lorsque Mercedes A. critique le pro-soviétisme inconditionnel de la génération de ses parents ou la primauté du parti sur tous les courants de pensée. En vieillissant, elle prend d’ailleurs ses distances avec le PCE : « J’avais déjà abandonné cet idéal du communisme. Il y a eu 1968 et ensuite, au fur et à mesure, je me suis aperçue que cela ne deviendrait jamais réalité. » Cette désillusion, cette perte de foi dans le communisme concerne principalement la seconde génération, la première génération ne pouvant admettre la défaite de leurs idéaux.
61Comme le souligne Fanny Jedlicki dans son étude sur les exilés chiliens et l’affaire Pinochet, « enfants et parents appartiennent à deux générations socio-historiques, socialisés en des époques et des espaces différents, ils cultivent ainsi un regard politique dissemblable, si ce n’est contrasté47 ». Ceci est également valable pour notre étude.
62Seul Fernando L. continue à penser selon le matériau téléologique de l’appareil communiste48 : pour lui, le monde s’organise autour d’un antagonisme irréductible. Il porte aux nues le socialisme, synonyme de bonheur pour l’humanité entière et voue aux gémonies le capitalisme et l’impérialisme, cependant que l’État et la démocratie, si elle existe, ne sont que des superstructures au service de la classe dominante :
« Tu peux oublier le mot démocratie… Aujourd’hui, sous le capitalisme, il n’y a ni démocratie, ni liberté. Oui, démocratie pour la classe supérieure, pour les capitalistes, pour les consortiums, et la liberté, que pour eux également. Mais pour les simples travailleurs, pour nous les ouvriers, non. La démocratie n’existe pas49. »
63Sans vouloir verser dans l’anachronisme, ce discours tenu en 2009 aurait également pu être tenu par les militants du PCE en 1950, en pleine édification du socialisme.
Étrangers pour toujours ?
Une intégration identificatoire déficiente en RDA ?
64Le rapport de nos interviewés à la RDA est relativement complexe à définir. À leur arrivée, alors encore enfants, l’image que nos exilés se font de l’« Allemand » oscille entre celle du « nazi » et du « communiste », cette dernière semblant cependant prendre rapidement le dessus. D’ailleurs, les réfugiés politiques espagnols approuvent le régime instauré par le SED et soutiennent le gouvernement lors de moments charnières, comme 1953 ou 1961. Néanmoins, aujourd’hui, tout en soulignant les bienfaits que la RDA a pu leur apporter, ils condamnent, plus ou moins durement et a posteriori, la politique menée dans ce pays sans pour autant rejetter leurs idéaux.
65Aussi, à leur arrivée en RDA, les enfants d’exilés étaient-ils imprégnés d’une certaine image de l’Allemand : le « fasciste », qui avait aidé Franco à détruire la République Espagnole, le « nazi », que leurs parents avaient combattu. Cette figure de l’ennemi était profondément ancrée chez ses enfants baignant dans une culture communiste et ils perçurent ce nouvel exil en partie négativement. Lorsque Fernando L. se remémore le moment où il apprit que son père et son frère se trouvaient en Allemagne et que sa famille et lui allaient le rejoindre, il se souvient avoir eu des sentiments mitigés. D’un côté, il se réjouissait que sa famille soit à nouveau réunie et, par esprit d’aventure, de découvrir un nouveau pays ; mais d’un autre côté, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver certaines réticences :
« Ce qui ne me plaisait pas, c’était… L’Allemagne, les Allemands… Et tu vas rire, mais avant que je parte, mes amis d’école – pas ceux qui me connaissaient bien, mais ceux de l’école – ils m’appelaient “le boche”. Tu sais ce que c’est… Pour moi, cela n’avait pas d’importance parce que je savais que je devais quitter la France et ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient mais… Euh… J’avais quand même une certaine incertitude, une certaine insécurité… Les larmes aux yeux, parce que le boche, le nazi… On s’était battus contre eux et maintenant, je devais vivre avec eux […]. Je suis venu en Allemagne avec des sentiments mélangés50. »
66Pour Mercedes A., cela va encore plus loin puisque, selon elle, cette perception négative de l’« Allemand » a provoqué une certaine forme de résistance à toute identification à l’Allemagne, alors que c’est dans ce pays qu’elle a passé la plus grande partie de sa vie :
« Je suis arrivée en Allemagne en 1951 et j’y suis restée jusqu’en 1977, à Dresde et à Berlin. Donc, plus de vingt ans. […] La plus grande partie de ma vie, c’est ici que je l’ai vécue. Ce que je souligne toujours, c’est que ce qui m’a imprégnée… C’est qu’en principe, je suis contre les Allemands, du fait de mon enfance dans la guerre, aussi bien en Union soviétique qu’en France. En France, c’était le boche, et en URSS, Njemez. Jusqu’à mes dix-sept ans, j’ai été imprégnée de ce sentiment “anti-allemand”… C’est pour ça qu’il y a ce conflit en moi. En même temps, je dis toujours aux Espagnols “Je connais les Allemands comme si je les avais faits”… Je reconnais aussi toutes les bonnes choses chez les Allemands… Mais c’est pour cela que j’ai tendance à toujours minimiser l’importance de l’Allemagne dans ma construction personnelle. Alors que j’ai tendance à faire l’inverse avec la France bien que je n’y ai vécu que de 1946 à 195151. »
67Elle souligne également que ses frères, tous deux en Union soviétique, ne pouvaient s’imaginer s’installer en RDA :
« Mes deux frères vivaient en Union soviétique, ils sont venus tous les deux plusieurs fois ici, il trouvait que la RDA était un paradis en comparaison avec l’Union soviétique – en ce qui concernait les marchandises… Bon, ils ne se seraient quand même pas installés ici car ils avaient quelque chose contre l’Allemagne. Quand on vivait en Union soviétique… La guerre jouait encore un rôle important dans les esprits52. »
68En revanche, la génération des parents percevait la RDA comme la « bonne Allemagne », l’Allemagne communiste et faisait donc une distinction entre « nazis » et « Allemands de l’Est », ce qui encouragea certainement les enfants à faire de même. Mercedes confie par exemple que ses parents ne percevaient pas leur arrivée en Allemagne de la même manière qu’elle : « Mes parents n’ont pas perçu cela comme l’Allemagne, mais comme la RDA, le socialisme. » Elle souligne cependant que la première génération critiquait parfois les Allemands et que ces critiques portaient principalement sur ce qu’ils considéraient être des traits de caractère typiquement « allemand », tel que le poids de la bureaucratie ou l’emploi de l’impératif, dénué de toutes formes de politesse. Néanmoins, l’attribut « communiste » semble avoir primé sur le reste :
« Je crois qu’ils se disaient que c’était l’endroit où on construisait le communisme. Il y avait tout de même des réflexions, à propos des règles et de choses comme ça. Mais comme les dirigeants étaient communistes, c’était accepté. […] De plus, la RDA soulignait très souvent ce combat antifasciste et la participation des Allemands au combat contre le fascisme. Ils ont vécu cela de manière très positive. Et les gens de la RDA qui les entouraient, c’était des gens qui s’étaient battus contre le nazisme53. »
69Cette primauté du communisme s’applique également à la manière dont nos interviewés perçoivent des dates charnières, tel que juin 1953 ou août 1961. D’ailleurs, nous disposons d’informations relatives aux réactions de la première génération face à cette thématique : alors que les citoyens est-allemands étaient parfois divisés quant à l’attitude à adopter face aux crises internes du régime, il semble que les Espagnols ne se posaient que très peu de questions et se rangeaient alors automatiquement du côté du SED. Cette thèse est confirmée par les rapports émis par la direction du collectif de Dresde. En ce qui concerne le soulèvement de juin 1953 par exemple, la direction du collectif ne le mentionne qu’une fois dans son rapport et ce, pour annoncer que les travaux de la direction du parti en ont été ralentis54. L’attitude positive des Espagnols est soulignée par le département « relations internationales », ce dernier demandant à la VS une aide supplémentaire à l’attention des émigrés politiques à Dresde : « Il ne s’agit presque que de bons ouvriers travaillant dans la production, et qui ont particulièrement fait preuve de leur bonne attitude durant les journées de juin55. »
70L’attitude des parents face à de tels événements a probablement influencé les personnes issues de la seconde génération. Aussi, pour appuyer ce propos, aucun d’entre eux ne condamne la répression du soulèvement du 16 juin 1953 : Enrique B. qualifie par exemple cette insurrection ouvrière de « putsch » (l’emploi des guillemets est de lui), reprenant ainsi le vocabulaire employé à l’époque par les autorités est-allemandes. Mercedes A., elle, ne livre aucune impression personnelle et se réfère uniquement au positionnement de son père lors de cet événement et rattache cette insurrection aux problèmes des normes :
« Cela a été vu comme une provocation contre la RDA… Ils étaient tous… Mon père en tête. La raison principale, c’était les normes. Et les Espagnols, ils faisaient le double de ce que les normes demandaient. Ils voulaient montrer qu’ils étaient de vrais révolutionnaires. »
71Pas un mot sur la répression ni les emprisonnements qui lui succédèrent.
72Fernando L. reprend à son compte les théories de complot de l’époque annoncées à grand renfort de propagande pour justifier cette répression : l’insurrection du 16 juin 1953 aurait été selon lui organisée par le FBI, la CIA et l’Allemagne de l’Ouest : une centaine d’agents secrets travaillant pour ces organisations auraient infiltré les ouvriers et les auraient poussés à se soulever contre l’État est-allemand56. Pour lui, juin 1953 est le résultat d’un complot mené par « les forces impérialistes ».
73La construction du mur en août 1961 donne lieu à des réactions plus mitigées. Bien qu’a posteriori la majorité d’entre eux perçoivent cela comme une erreur (et ce, pour diverses raisons), tous estiment que la RDA devait entreprendre quelque chose contre la fuite de sa population. En effet, selon Antonio B., qui est habituellement plutôt prompt à critiquer la RDA, la construction du mur avait ses raisons : il se souvient par exemple que nombre de ses collègues au sein de l’entreprise de commerce extérieur profitaient de leur séjour à l’Ouest pour « disparaître57 ». Son frère, Enrique B., souligne quant à lui le fait que ces passages à l’Ouest coûtaient de l’argent à l’État est-allemand, qui se devait alors d’agir :
« Il y avait des écoles qui devaient fermer parce qu’il y avait trop de professeurs qui passaient à l’ouest. C’était quand même… Bon, après coup, on réfléchit, on mûrit, mais c’est vrai que, quand même, ils formaient des ingénieurs, tout ça, et ils partaient tous à l’ouest… Ils fermaient des écoles. Ça, c’est quand même… Ça coûte de l’argent. C’était quand même une période très particulière58. »
74Mercedes A., elle, se rappelle que les membres du collectif approuvaient également la construction du mur, estimant que « l’hémorragie », préjudiciable au « socialisme », devait être stoppée. Cependant, elle-même estime que la construction du mur n’était pas la bonne solution et que l’État est-allemand aurait mieux fait d’accorder la liberté de voyage, persuadée que les citoyens seraient alors retournés d’eux-mêmes en RDA :
« S’ils avaient reçu un visa de sortie et de retour, je suis sûre que beaucoup seraient partis, mais ils seraient aussi revenus. J’en ai toujours été persuadée. Si les citoyens de la RDA avaient su qu’ils pouvaient partir, puis revenir, puis repartir… Bon d’accord, quelques centaines de milliers ne seraient pas revenues. Mais bon, nous avons eu deux millions d’Espagnols qui sont partis pour la RFA et le pays n’a pas sombré. Et une fois que tu es en Allemagne de l’Ouest et que tu ne trouves pas de travail, tu rentres de toute façon. C’était une faute politique, soviétique… Cet emprisonnement des gens… Et du coup, ils n’avaient pas à se donner du mal pour améliorer le système, puisque tu étais enfermé à l’intérieur59. »
75Fernando L. analyse différemment la construction du mur, estimant que la RDA n’avait pas le choix et que c’était le seul moyen de se défendre contre la RFA, même s’il est conscient que les conséquences de cette décision furent, sur le long terme, néfastes à l’État est-allemand :
« C’était bien parce que c’était nécessaire à l’époque, mais les conséquences qui en résultent, c’est autre chose… Mais c’était nécessaire. Parce que ça empirait. L’Ouest, avant le mur, n’arrêtait pas d’attaquer la RDA. Sans cesse. Parce que l’Amérique… Les camarades allemands devaient faire ça pour sauver la RDA. On peut dire ça comme ça. […] Je n’aurai peut-être pas construit de mur, juste imposé certaines restrictions. Mais ce n’était déjà plus possible parce que les gens n’arrêtaient pas de partir. Ils se sont vu obliger de faire ça. […] Chaque État, même s’il vient juste d’être créé, a le droit de se défendre, de mettre en place des mesures qu’il juge nécessaire, et c’était le cas60. »
76Encore plus révélatrices sont leurs réactions face à la réunification : tandis que Fernando L. regrette ouvertement la chute du mur (ce qui n’est pas surprenant si l’on se penche sur son parcours et sur ses convictions idéologiques), Mercedes A., Enrique B. et Antonio B. s’en réjouissent, tout en éprouvant une certaine nostalgie pour cet État aujourd’hui disparu et regrette que le système, pour lequel ils s’étaient engagés et auquel ils avaient cru, ait échoué. Aucun d’entre eux ne croyait cependant à la permanence de cet État et ce, pour des raisons différentes.
77Pour Fernando L., le déclin de la RDA est dû au boycott imposé par le bloc de l’Ouest :
« Je l’ai vu, je l’ai vécu : à l’époque de la Wende, la RDA était maraude, elle n’assurait plus, c’est vrai. Naturellement, des erreurs ont été commises. Tout le monde fait des erreurs, pas seulement la RDA, la RFA aussi. Nous avons eu de nombreuses difficultés, non pas en ce qui concerne la projection mais en ce qui concerne la réalisation de ce que nous projetions parce que nous, en RDA, nous n’avions pas de matières premières, nous n’avions pas les machines dont nous avions besoin pour notre technologie parce qu’ils ne voulaient pas nous les vendre, ils nous ont boycottés… Que ce soit l’Angleterre, la France, la RFA… […] Pour avoir une machine, ça prenait des mois. Il y avait des freins partout. C’était un embargo, un blocus61. »
78Enrique B., ainsi que son frère Antonio B., se remémorant leur séjour en RDA à la fin des années 1970 et au début des années 1980, soulignent l’État de « tristesse absolue » dans lequel se trouvait la RDA, ce qui pour eux annonçait la non-viabilité du système. Aussi critiquent-ils certains aspects de la politique menée par le SED, tel que le manque de liberté dans les déplacements (« Les gens, ils réclamaient la liberté de circuler », Enrique B.) ; la surveillance de la population (« une oppression horrible de la population, de la part de Stasi », Antonio B.) ou le manque de démocratie (« En RDA, on disait que si les gens pouvaient réellement voter, les dirigeants trembleraient. Mais comme ils savaient qu’ils allaient être de toute manière élus, ils n’avaient pas besoin de se donner du mal », Mercedes A.).
79Cependant, ayant bénéficié d’un statut spécial en RDA en tant que « Polit’ Migranten », même s’ils reconnaissent les défauts du régime est-allemand et condamnent le manque de liberté qui y régnait, ils défendent « ce pays qui n’existe plus » et avancent régulièrement les bienfaits que cette terre d’accueil leur a procurés. Antonio B., qui ne peut s’imaginer retourner vivre en Allemagne, confie :
« Moi, j’ai bien vécu en RDA. J’avais… Ma femme travaillait, on avait nos deux salaires, on vivait bien, on avait une vie normale, les enfants allaient à l’école… D’ailleurs, ce que je trouve qui était incroyable en RDA, c’était le système éducatif62. »
80Son frère éprouve la même reconnaissance à l’égard de la RDA : « Moi, personnellement – je ne sais pas si on peut le dire comme ça – mais je dois quand même beaucoup à la RDA, j’y ai appris un métier passionnant, l’aviation, j’ai pu y faire des études. »
81Ils minimisent par ailleurs tous les éléments qui ont contribué à faire de la RDA une dictature (terme d’ailleurs qu’aucun d’entre eux ne prononce) et particulièrement, le rôle joué par la police politique – estimant n’avoir « rien vu, rien su ». Fernando L. se démarque encore ici, éludant les questions relatives à ce sujet lors de l’entretien. En revanche, Mercedes A., Antonio B. et Enrique B. ont le même type de discours à ce propos, estimant que les personnes suspectées par la Stasi devaient l’avoir cherché : « Je me dis, les gens qui ne voulaient pas… qui ont eu des problèmes avec la Stasi… ils ont dû faire quelque chose j’ai toujours dit. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, mais ils ont dû faire quelque chose63. » Son frère partage cet avis : « Si les gens ne se mêlaient pas de politique entre guillemets, s’ils ne s’attaquaient pas au régime en place ou ne critiquaient pas les dirigeants du SED, les gens vivaient tout à fait normalement64. » Cependant, il se contredit quelques lignes plus loin, évoquant l’histoire de l’un de ses camarades de classe qui possédait des bandes dessinées ouest-allemandes et qui avait disparu du jour au lendemain : « Bon, ça, vraiment, c’est un cas de répression classique. » La condamnation du régime ne se fait donc qu’à demi-mot.
82Il semble que ce ne soit pas tant la fin de la RDA qu’ils regrettent, que l’échec du communisme et de la mise en pratique de leurs idéaux :
« Je regrette qu’en RDA, comme ailleurs, comme en Union soviétique, qu’on ait pas su faire les réformes nécessaires et tenir les promesses qui avaient été faites – que tout était fait pour les hommes et que, malheureusement, une certaine caste en ait profité, pas le peuple dans son ensemble. Je ne renie pas du tout cette idéologie-là, parce que dans le fond, c’est quand même ça être communiste : c’est être là pour les autres et faire progresser les choses. Même si je ne suis plus au parti communiste, ces idéaux-là restent les miens65. »
83La chute de la RDA ne se résume donc pas seulement à la disparition d’un pays dans lequel ils avaient grandi, mais aussi à la disparition de la mise en pratique d’un idéal pour lequel la génération de leurs parents s’était battue, lutte transmise à leurs enfants. Comme le résume si bien Mercedes A., 1989 ne signifiait pas seulement la fin du socialisme, mais également de toutes ses utopies66.
84Ne se considérant pas comme Allemand, le processus de réunification n’évoque aucune continuité pour eux et ils sont par ailleurs relativement critiques à son égard. Mercedes A. la perçoit d’ailleurs comme un « Anschluss », une annexion de la RDA par la RFA, la nouvelle Allemagne ayant fait selon elle disparaître toute survivance de la RDA, n’en gardant aucun élément – ni négatif, ni positif67. Enrique B. estime que la réunification fut trop rapide et comprend que certaines personnes aient pu avoir du mal à s’intégrer dans un système qui n’était pas le leur, qu’ils n’avaient jamais connu. Son frère pense également qu’une partie de la population n’a pas su s’adapter, refusant de reconnaître la défaite du communisme et estime que certains souffrent d’un « DDR-Koller » (littéralement, vertigo de la RDA), phénomène qui semble se rapprocher de l’« Ostalgie », fortement médiatisé outre-Rhin : en effet, il y a aujourd’hui au sein de la population est-allemande une revalorisation des acquis socioculturels de la RDA, qui peut être interprétée comme l’une des conséquences de la déception suscitée par la politique et l’économie ouest-allemande.
85Cette attitude semble signifier le rejet du jugement souvent porté sur la RDA « qui consiste à réduire la société de la RDA au seul État-SED répressif au mépris des parcours individuels68 ».
86En effet, Fernando L. ne cherche pas à (re)nier le système est-allemand et regrette même ouvertement la chute du mur du fait de son parcours particulier :
« Les événements de 1989, ça m’a laissé froid. Cette euphorie, cette stupidité “Nous sommes un peuple”… La seule chose que j’ai approuvée, que j’approuve encore aujourd’hui, est que cette “Wende” a été une révolution pacifique. Révolution, on ne peut pas vraiment dire… Ce bouleversement. […] Tout ce que j’avais prédit à l’époque c’est vraiment produit. J’avais dit : “Ils vont le regretter. On verra les choses différemment dans quinze ans, et leur liberté, leur foutue liberté… Ils vont se retrouver comme des cons.” Oui, ils ont l’argent de l’Ouest, mais ils n’ont même pas de travail. Dis-moi maintenant : il n’y a pas de travail, il y a la crise financière, la réforme des retraites… C’est passé où ce “nous sommes un peuple” ? Elles sont où les grandes gueules de l’époque ? S’ils avaient agi différemment… »
87Il est le seul à porter ce type de jugement sur la réunification – mais c’est également le seul à avoir décidé de rester vivre en Allemagne aussi bien avant qu’après la chute du mur. Cette manière de penser semble être liée au déclassement et à la perte de statut social succédant à la réunification. Non seulement il perd son travail – perte qui a un impact encore plus important que dans d’autres types de société lorsque l’on connaît la place centrale qu’occupait le travail dans l’idéologie communiste – et ait envoyé en pré-retraite, mais il perd également son statut d’« Espagnol communiste ». Tout son réseau créé au sein du SED disparaît en même temps que le mur. Ce jugement ne semble donc pas être spécialement lié à son statut d’exilé politique, ardent défenseur du communisme, mais bien plus à son imbrication dans le système du parti-état est-allemand.
88Pour les autres, même si la chute du mur les rend quelque peu nostalgiques et bien qu’ils éprouvent une certaine amertume du fait que le pays dans lequel ils ont grandi ne soit plus qu’un souvenir et que cet état des choses soit lié à l’échec d’un système en lequel ils avaient profondément cru, leur vie personnelle et professionnelle n’était plus liée à cet État et il semble donc plus facile pour eux d’accepter sa disparition.
Rentrer en Espagne : un désexil ?
89« La volonté de rentrer en Espagne était grande, car en tant qu’enfant d’exilés politiques, tu es élevé avec la valise prête, la valise avec laquelle tu vas rentrer69 » : cette phrase, prononcée par Mercedes A., reflète de manière assez fidèle l’état d’esprit des exilés espagnols en RDA, jugeant leur exil temporaire, persuadés de la chute imminente de Franco et donc d’un retour rapide en Espagne.
90Bien que Mercedes A., Fernando L., Antonio B. ou Enrique B. furent les premiers à faire entrer la langue allemande au sein du foyer et investirent davantage leur trajectoire individuelle en délaissant progressivement les structures communautaires, donnant ainsi le signe d’une installation en exil, dès que cela leur fut possible, ils quittèrent la RDA (à l’exception de Fernando L.), n’hésitant justement pas à repartir avec leurs valises qu’ils avaient conservées ouvertes jusqu’ici.
91Que le retour en Espagne fut temporaire (vacances, retour avorté) ou définitif, ceux qui décidèrent de « rentrer au pays » furent confrontés à la distance qui existait entre eux et ceux restés en Espagne. Mercedes A. l’exprime de manière claire : le retour était associé à deux éléments. D’un côté, elle souhaitait mettre un terme à sa vie en exil, et d’un autre côté, elle voulait enfin devenir Espagnole afin de clôturer « sa recherche identitaire ».
« Je ressentais de plus en plus le besoin de fermer le cercle de l’exil et de devenir enfin – comme je le dis – une « Espagnole normale », qui vit ou pas en Espagne, mais en l’ayant décidé moi-même, sans que cela soit imposé par les circonstances de l’exil des parents70. »
92Or l’identité elle-même ne peut s’imposer une fois rentrée au pays, et cette recherche se solda par une déception : « Je suis retournée en Espagne pour devenir Espagnole, et avec le temps, j’ai compris que je ne le serai jamais… Je penserai toujours différemment71. »
93Aussi, la deuxième génération cultive-t-elle une relation ambivalente à l’Espagne. D’un côté, il y a ce pays de rêve dont l’image est exacerbée par la nostalgie et le récit magnifié des parents ; de l’autre, il y a un sentiment d’injustice, un conflit mémoriel, lié à la non-reconnaissance officielle des préjudices subis. Enrique B., qui a choisi de rentrer en France, critique la transition et le manque de condamnation du régime franquiste :
« Alors là, tout ce qui est lié à la mémoire, tout ce qui est en cours aujourd’hui, pour récupérer les corps des républicains assassinés… Attendez ! Il a fallu combien d’années ? […] Alors moi, la transition, je suis frustré… Un parti, comme le PCE, qui s’est battu contre le franquisme et à l’extérieur et à l’intérieur pendant la présence de Franco et de sa politique, par le fait de la transition, n’a pas récolté les fruits de son engagement par rapport au parti socialiste ouvrier espagnol, qui s’était engagé aussi, mais nullement de la même manière72. »
94De même, il trouve que trop d’éléments ont été passés sous silence et regrette que les familles des victimes n’aient pas reçu la reconnaissance qu’elles méritaient du fait de la transition et du parti pris de ne pas rouvrir les blessures du passé :
« Partant du fait que c’était une guerre civile, qu’on ne voulait pas rouvrir des plaies qui avaient eu du mal à cicatriser, […] on a caché beaucoup de choses qu’on aurait pas dû cacher. […] Moi je pense sincèrement que c’est un devoir de mémoire et que l’on doit au moins ça aux familles73. »
95Cette déception face à la transition est également partagée par son frère, Antonio, qui a tout de même décidé de rester vivre en Espagne. Ce dernier reproche au PCE d’avoir été trop souple lors de la transition et d’avoir sacrifié certains de ses idéaux afin d’être légalisé. Il est également déçu par la loi sur la mémoire historique74 et éprouve une haine farouche envers le Parti Populaire (PP), dont les membres sont selon lui les successeurs de Franco. Cependant, personne n’est épargnée, qu’il s’agisse des communistes :
« La transition, elle a été faite de manière trop rapide, il y a des choses qui ont été laissées de côté, même par les communistes… J’accepte certaines parties, mais pas tout. Ils voulaient être à tout prix légalisés et ils ont accepté des choses que moi, je n’aurai pas acceptées »,
96des socialistes :
« La mémoire historique [loi sur la mémoire historique, initiée par Zapatero, chef du gouvernement et membre du PS espagnol], il fallait la faire, mais les lois, elles sont trop… un peu… C’est ni café, ni lait, c’est un peu chocolat au lait, parce que les socialistes, ils auraient aussi la possibilité et le devoir… […] Les socialistes, ils ont aussi fait des compromis avec leur histoire, ils ont aussi une histoire politique, et je ne sais pas pourquoi ils n’osent pas exiger aussi ce qu’ils leur doivent à eux, par rapport aux gens qui ont été tués, assassinés, comme nous »,
97ou des conservateurs :
« Le PP, s’il le pouvait, il ferait une politique encore plus de droite que la CDU [parti chrétien démocrate allemand] ou que Sarkozy… Tous, ce sont des gens qui viennent du régime antérieur, franquiste, tous, tous, tous. Et Aznar [chef du gouvernement espagnol de 1996 à 2004, PP], c’est un salaud pour moi. […] Maintenant, vous avez encore les symboles franquistes… Et c’est comme… Je ne comprends pas pourquoi on n’exige pas de les enlever. Il y a une loi qui exige de les enlever. Dans les communes où il y a le PP, ils sont toujours là75. »
98Fernando L., qui a décidé de rester en RDA, juge quant à lui que le processus de la transition s’est plutôt bien passé. En revanche, il critique les gouvernements passés et l’actuel, même s’il est plus clément envers les socialistes (et plus spécialement envers José Luis Zapatero) qu’envers le parti populaire (il appelle en effet José Maria Aznar « le petit Adolf »), qui sont selon lui à l’origine du déclin de l’Espagne. Il estime en effet que l’Espagne n’a pas su saisir sa chance en 1975 et a pris un mauvais chemin :
« Quand tu prends 1975… Bon, le processus était pas mal, ça s’est bien passé… Mais quand tu regardes par la suite, quand tu compares avec les autres pays, ils ne sont pas allés très loin en comparaison avec les autres pays européens. L’Espagne, c’est l’un des pires pays de l’Union européenne. Au niveau social, ils ont un taux de chômage de 18 %, le plus élevé d’Europe76. »
99Mercedes A., qui a quitté l’Espagne en 1990 pour revenir s’installer en RDA, est, à la différence d’Antonio B. et d’Enrique B., moins critique envers la transition et la loi sur la mémoire historique, satisfaite que cette dernière apporte enfin une reconnaissance aux enfants de la guerre.
100Malgré leur trajectoire et leur passé commun, nous voyons donc que nos interviewés perçoivent tout de même distinctement la situation en Espagne et le travail du gouvernement espagnol, étant selon les cas plus ou moins critiques.
101Aux problèmes d’identification à l’Espagne liés principalement aux décisions politiques postfranquistes s’ajoute, qu’ayant grandi dans un autre pays, baignés dans une autre culture, n’ayant pas vécu sous la dictature franquiste mais sous une dictature socialiste, nos interviewés admettent avoir parfois du mal à comprendre leur société d’origine et avouent avoir eu quelques problèmes à s’y adapter.
102Fernando L. semble être celui qui eut le plus de mal à accepter cette différence de culture, de mode de vie. En effet, la vie en Espagne est bien différente de la vie en Allemagne de l’Est, aussi bien au niveau des comportements que de la mentalité et il déclare ne pas se sentir à l’aise en Espagne :
« Comme je l’ai dit, je suis allé plusieurs fois en Espagne… au moins une fois par an. Et le contact… Les contacts avec les Espagnols, les discussions que j’ai eues, la manière de vivre… Je préfère ici, la culture allemande que celle des Espagnols… Ils ont une grande gueule et… et… je ne m’y sens pas bien77. »
103Cette préférence accordée à la culture allemande n’apparaît que dans le cas de Fernando. Bien que les autres interviewés confient eux aussi avoir eu quelques problèmes à s’adapter au style de vie « espagnol », ils ne se sentent pas pour autant plus à l’aise en RDA.
104Antonio B. critique uniquement l’individualisme qui selon lui règne dans la péninsule ibérique :
« Les gens, ils sont eux. Eux, les enfants, la famille, et le reste, ils s’en foutent. Le monde est complètement à part. Il n’y a pas de compassion sociale. Et aujourd’hui, encore plus qu’avant. Parce qu’avant, tout le monde était encore sous l’esprit de l’oppression franquiste, il n’y avait pas cette liberté de dire “moi”… mais maintenant, surtout ces dernières années, où il y a eu un développement immense de la société pour le bien-être, ça, ça fait que… L’adaptation au prochain, ça n’existe pas. C’est ‘moi’et puis le reste, on verra […]. La vie est de la porte d’entrée vers l’intérieur, ce qu’il y a au dehors, ça n’intéresse pas78. »
105Cette critique ne semble pas être uniquement adressée à la société espagnole mais bien plus à la société moderne actuelle. Il aurait peut-être eu un raisonnement différent s’il n’avait pas vécu dans une autre société avec laquelle comparer. En effet, lui demandant quelques instants plus tard s’il y a des éléments de sa vie en Allemagne de l’Est qui lui manquent, sa réponse est immédiate : les contacts avec d’autres personnes, la vie en collectivité. Il tend, dans ce cas précis, à reconstruire une société est-allemande solidaire, communautaire, qu’il oppose à l’Espagne contemporaine.
106Enrique B., qui a fait le choix de vivre en France, a lui aussi quelques préjugés contre le mode de vie espagnol – mais souligne que cela ne joue aucun rôle dans le fait qu’il ait décidé de ne pas rentrer au pays :
« Je ne dirai pas que c’est ça qui ne me fait pas retourner en Espagne, mais c’est vrai que le mode de vie, il n’est pas le même. Et à la limite, quand je suis en vacances en Espagne, c’est très bruyant… Et c’est vrai que j’ai du mal à m’habituer au bruit. Et puis, j’ai beaucoup bossé en Espagne pour l’industrie automobile et, vous voyez, les Espagnols, ils sont très… – comment dire en français ?… Ils ne vous racontent pas des blagues, mais ils peuvent tout vous promettre, “ma maison est la tienne” et ce genre de blabla, c’est monnaie courante79. »
107Nos interviewés entretiennent une relation ambivalente à l’Espagne : leurs parents leur ont longtemps parlé de ce pays pour lequel ils ont sacrifié leur vie, et cette image de « terre d’origine » se trouve à certaines occasions mise à mal lorsqu’elle est confrontée à la réalité. Mercedes A. l’exprime de manière très claire dans l’extrait qui va suivre. L’interrogeant sur l’image qu’elle entretenait de l’Espagne et la réalité vécue, elle raconta son arrivée en Espagne, en 1975, peu de temps après la mort de Franco, se trouvant à la recherche d’une identité perdue, dans un pays qui essayait également de se redéfinir :
« C’était paradoxal. D’un côté, les Espagnols m’étaient étrangers. J’étais toujours étonnée par leur manière d’exagérer, leur manière théâtrale, en Andalousie particulièrement mais à Madrid aussi. D’un autre côté, je trouvais ça agréable cette période… C’était la période de la transition, où des choses assez fortes se passaient mais de manière progressive. […] J’étais très enthousiaste pour la nouvelle Espagne, bien que je ne fus pas royaliste naturellement, mais au fur et à mesure, il [Juan Carlos] m’a convaincu. Il a fait attention à ce que tout se passe de manière pacifique. Ensuite, le PCE a été légalisé… Avec le temps, je dois dire que… Je suis retournée en Espagne pour devenir espagnole et avec le temps, j’ai compris que je ne le serai jamais. Je penserai toujours différemment80. »
108Dans le cas de Mercedes A., le processus de désexil semble donc avoir échoué.
*
109Les enfants de réfugiés font appel à de véritables stratégies identitaires et bricolent entre leurs différents héritages socioculturels et les sentiments ambivalents qui les unissent à l’histoire parentale. Ils ne sont donc ni Espagnol, ni Allemand, ni Français mais tout et rien à la fois. Leur aisance linguistique symbolise cette culture multiple, qui consacre une identité plurielle. Aucun ne semble s’interroger sur son allégeance et son appartenance nationale de façon existentielle ; bien au contraire, ils semblent investir positivement cette mixité socioculturelle, prenant le meilleur, délaissant le pire. Ceci peut expliquer qu’ils évitent tout conflit identitaire en se déclarant tout simplement « citoyens du monde ».
Notes de bas de page
1 Bolzman C., Sociologie de l’exil : une approche dynamique. L’exemple des réfugiés chiliens en Suisse, Zurich, Éditions Séismo, 1996, p. 231.
2 Oriol M. (dir)., Les variations de l’identité : étude de l’évolution de l’identité culturelle des enfants d’émigrés portugais en France et au Portugal, Nice, Rapport final de l’ATP CNRS 054, vol. 1, 1984, et vol. 2, 1988.
3 Camilleri C., Kastersztein J. et al., Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1997, p. 30-32.
4 Bolzman C., Sociologie de l’exil : une approche dynamique, op. cit., p. 113.
5 Oriol M., « L’ordre des identités », in Revue européenne des Migrations Internationales, vol. 1, no 2, 1985.
6 Toutes les biographies présentées dans ce chapitre ont été construites à partir des entretiens conduits avec les différents protagonistes et à partir de l’ensemble des archives consultées.
7 Jedlicki F., « Les retours des enfants de l’exil chilien. L’empreinte du politique dans les parcours d’insertion », in V. Petit (dir.), Migrations internationales de retour et pays d’origine, Rencontres, Paris, Collection du CEPED, 2008, p. 193-205.
8 Entretien avec Mercedes A., Berlin, décembre 2007.
9 Bolzman C., Sociologie de l’exil, une approche dynamique, op. cit., p. 258.
10 Entretien avec Antonio B., Barcelone, octobre 2009.
11 Entretien avec Fernando L., Berlin, juin 2009.
12 Entretien avec Fernando L., Berlin, juillet 2009.
13 Entretien avec Fernando L., Berlin, juillet 2009.
14 Fibbi R., D’Amato G., « Transnationalisme des migrants en Europe : une preuve par les faits », in REMI, vol. 24, no 2, 2008, p. 7-22.
15 Entretien avec Fernando L., Berlin, juin 2009.
16 Ibid.
17 En effet, il n’existe pas d’accord entre la France et l’Espagne.
18 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
19 Oriol M., « L’ordre des identités », op. cit., p. 172.
20 Jedlicki F., « Les retours des enfants de l’exil chilien », op. cit., p. 194.
21 Entretien avec Antonio B., Barcelone, septembre 2009.
22 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
23 Ibid.
24 Angoustures A., « Transmissions familiales chez des enfants de réfugiés politiques espagnols en France », in Enfants de la guerre civile espagnole. Vécus et représentations de la génération née entre 1925 et 1940, Centre d’histoire de l’Europe du xxe siècle, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 111-113.
25 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
26 Guilhem F., L’obsession du retour, op. cit., p. 100.
27 Entretien avec Antonio B., Barcelone, octobre 2009.
28 Entretien avec Mercedes A., Berlin, décembre 2007.
29 Entretien avec Fernando L., Berlin, mars 2009.
30 Ibidem.
31 Ibid.
32 La séparation temporaire toucha la totalité des familles au centre de notre étude. Une première séparation intervint en 1939, une deuxième en 1950.
33 Entretien avec Mercedes A., Berlin, décembre 2007.
34 Entretien avec Mercedes A., Berlin, avril 2008.
35 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
36 Entretien avec Mercedes A, Berlin, décembre 2007.
37 Alvares M., Quevedo N., Ilejania – Unferne, op. cit., p. 48.
38 Guilhem F., L’obsession du retour, loc. cit.
39 Entretien avec Mercedes A., Berlin, avril 2008.
40 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
41 Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.
42 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
43 Exposition itinérante sur la déportation qui est passée dans plusieurs villes et capitales d’Europe en 2008.
44 Entretien avec Fernando L., Berlin, juillet 2009.
45 Tournier V., « Le rôle de la famille dans la transmission politique entre les générations », in Politiquessociales et familiales, no 99, 2010.
46 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
47 Jedlicki F., « Les exilés chiliens et l’affaire Pinochet. Retour et transmission de la mémoire », in Cahiers de l’Urmis, no 7, 2001.
48 Lazar M., « L’invention et la désagrégation de la culture communiste », in : Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 44, 1994, p. 11-12.
49 Entretien avec Fernando L., Berlin, juillet 2009.
50 Entretien avec Fernando L., Berlin, mars 2009.
51 Entretien avec Mercedes A., Berlin, avril 2008.
52 Ibid.
53 Ibidem.
54 Korrespondenz zwischen Joaquim R. und Grete Keilson, Abteilung Internationale Verbindungen beim Zentralkomitee der SED (25-08-1953), SAPMO BArch, DY 30/IV 2/20/271.
55 Korrespondenz zwischen die Abteilung Außenpolitik und Internationale Verbindungen beim Zentralkomitee der SED und dem Zentralausschuss der Volkssolidarität (15-12-1953), SAPMO BArch, DY 30/IV 2/20/272.
56 Entretien avec Fernando L., Berlin, juillet 2009.
57 Entretien avec Antonio B., Barcelone, octobre 2009.
58 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
59 Entretien avec Mercedes A., Berlin, avril 2008.
60 Entretien avec Fernando L., Berlin, juin 2009.
61 Ibid.
62 Entretien avec Antonio B., Barcelone, octobre 2009.
63 Entretien avec Antonio, Barcelone, octobre 2009.
64 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
65 Ibid.
66 Entretien avec Mercedes A., Berlin, décembre 2007.
67 Ibid.
68 Guittard G., Vilmar F., La face cachée de l’unité allemande, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1989.
69 Entretien avec Mercedes A., Berlin, décembre 2007.
70 Alvarez M., Quevedo N., Ilejania – Unferne, op. cit., p. 111.
71 Entretien avec Mercedes A., Berlin, avril 2008.
72 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
73 Ibid.
74 La loi sur la mémoire historique, officiellement appelée Loi pour que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature, visant à reconnaître les victimes du franquisme, a été adoptée le 31 octobre 2007. Elle inclut la reconnaissance de toutes les victimes de la guerre civile espagnole et de la dictature franquiste, l’ouverture des fosses communes ou encore le retrait des symboles franquistes dans les espaces publics.
75 Entretien avec Antonio B., Barcelone, octobre 2009.
76 Entretien avec Fernando L., Berlin, juin 2009.
77 Ibid.
78 Entretien avec Antonio B., Barcelone, octobre 2009.
79 Entretien avec Enrique B., Paris, décembre 2008.
80 Entretien avec Mercedes A., Berlin, avril 2008.
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