Marie-Claire Bancquart (Textes choisis, présentés, établis et annotés par), Écrivains fin-de-siècle
Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2010, 382 p.
p. 203-205
Texte intégral
1Marie-Claire Bancquart livre ici une série d’extraits d’œuvres de la fin du xixe siècle, proposant comme limites à son approche 1880 et le début du xxe siècle : romans ou « proses », ayant eu alors succès et exercé une influence. Limites restrictives, peut-être, compte tenu de l’éventuelle homogénéité du contenu. Et très large échantillon, s’il s’agissait de tout prendre. Une anthologie oblige à faire des choix ; à écarter le cas échéant ce qui est trop connu ou ce qui n’est pas assez bon, ou ce qui n’est pas suffisamment conforme à une caractérisation plus ou moins exhaustive des textes. Dans les deux optiques le projet reste imprécis. Des éléments de cohérence sont en revanche suggérés en ce qui concerne une mouvance « fin-de-siècle », plutôt que « décadente », cette dernière dénomination ne permettant pas de rendre compte des inclinations anarchistes ou mystiques de plusieurs auteurs. Les grandes tendances des écrivains « fin-de-siècle » seraient en gros les suivantes : pessimisme foncier, désintérêt de la vie politique au lendemain de 1870, aspiration à une spiritualité élargie alors que les croyances traditionnelles sont ébranlées par les progrès de la science, besoin d’un « ailleurs » aux modalités variables, en rupture, éventuelle, avec les normes morales, l’homme s’autorisant notamment de nouveaux « possibles » dans le domaine sexuel ou par la pratique de la drogue, ambigu enrichissement... Rupture, aussi, avec les normes classiques de l’écriture, au niveau du style : « espèce de préciosité » privilégiant néologismes et libertés syntaxiques dans la ligne de « l’écriture artiste » héritée des Goncourt ; et des techniques romanesques (monologue intérieur, prose dégagé du récit...), ouvrant la voie aux procédés du siècle suivant comme en seraient présagées les angoisses existentielles. Excluant la poésie de son champ d’étude, Mme Bancquart renvoie fort hâtivement à nos yeux à l’anthologie des Poètes du Chat noir présentée par André Velter (Poésie Gallimard, 1996) : toute la fin de siècle n’est pas passée par le cabaret, et beaucoup y sont passés qui n’étaient pas forcément d’esprit fin-de-siècle.
2On ne saurait au demeurant prétendre établir la liste des auteurs décadents ou « fin-de-siècle » (ou naturalistes, ou symbolistes...), le talent, heureusement, fuyant les écoles. Mais au regard des définitions nécessairement très floues ici mises en avant de la fin de siècle, la référence à la décadence nous paraît plus pertinente. Le paradoxe intrinsèque de la décadence, dénoncée, assumée, cultivée tour à tour ou à la fois, et dont A rebours est comme l’archétype, est bien le nœud crucial de tout un flux romanesque à la fin du xixe siècle et au-delà, dont les affinités sont patentes avec l’idéalisme (et le mysticisme, et le nihilisme, ne citons que Villiers), et nullement étrangères non plus à des auteurs notoirement naturalistes : Huysmans, Hennique, Céard, Lemonnier, Zola lui-même... et vouloir qu’ils soient tantôt naturalistes tantôt décadents (J. de Palacio) est mésestimer leur intégrité, tout autant qu’il est réducteur de retenir trop exclusivement comme décadentes des œuvres d’un réalisme exacerbé et d’une outrance morbide.
3Des cinq romanciers réputés naturalistes que nous venons de citer, un seul est ici présent, Henry Céard, et c’est chose heureuse tant il est méconnu. Mais Hennique aurait mérité le même honneur (Un Caractère est plus qu’un « roman spirite » ainsi qu’il est ici fugitivement avancé au détour d’une notice sur un autre écrivain...) et Lemonnier (L’Hallali, bien plus que L’Homme en amour réédité dans la Petite bibliothèque décadente, etc.). Autre génial inconnu, Francis Poictevin, dont il est fort bien venu de produire des extraits non seulement de Ludine, son œuvre la plus connue, mais d’écrits sans doute plus attachants, Songes, Heures : Presque ou Ombres ne sont pas moins suprêmement lyriques et profonds, et mystiques ! Élemir Bourges aussi, que Robert de Montesquiou, pénétrant critique de la fin de siècle, rapproche à juste titre de Raymond Roussel dont il fut le découvreur. À Fumée d’opium de Claude Farrère, il était possible de préférer Fumeurs d’opium de Jules Boissière, et tellement axé sur la décadence, vue et vécue.
4Certaines œuvres me paraissent un peu marginales à la « fin-de-siècle », si fuligineuse qu’en soit l’acception. C’est le cas de l’excellent Les lauriers sont coupés de Dujardin, même si le héros en est un personnage replié sur soi. C’est le cas des Vies imaginaires de Schwob (sur quoi M. Bruno Fabre vient de publier chez Champion un remarquable ouvrage issu de sa thèse). Ce l’est aussi des forts beaux textes de Maeterlinck. Les extraits, opportunément exhumés, de l’œuvre de Mécislas Golberg ressortissent à la poésie (ou au théâtre), et la solitude de l’homme qu’il chante en offrande à l’univers entier, loin d’être crépusculaire, a les clartés de l’aube. Un certain préjugé de modernité me paraît, pour ces choix, avoir parlé. Plus contestable me paraît celui d’Escal-Vigor de Georges Eckhoud, la revendication du « droit à la différence » n’étant pas essentielle à la fin de siècle. C’est faire beaucoup d’honneur à Catulle Mendès que d’avoir retenu les rêveries bien prosaïques de Roi vierge. Idem pour les complaisances antiquisantes de Pierre Louÿs, sans parler du sommet de la médiocrité ampoulée atteint par le malheureux Jean Lombard dans Byzance : un frère d’Anatole Baju, le mémorable directeur du Décadent, et de son collaborateur Paterne Berrichon, auteur de vers « lamentablement décadents, au sens le plus péjoratif du terme », selon l’expression de Noël Richard dans Le Mouvement décadent...
5Je déplore d’autant, outre ceux déjà évoqués, des absences, à commencer par celle de Laforgue : les Moralités légendaires sont-elles trop célèbres ? Adolphe Retté, l’auteur de Thulé des brumes n’avait pas échappé à Jean Pierrot (la décadence ou la fin de siècle, c’est aussi un imaginaire, à confronter avec celui des écrivains de l’époque baroque, ou même des auteurs latins chers à des Esseintes...), de même qu’Édouard Rod (La course à la mort). Et Rodenbach ? (Bruges la morte, mais aussi Le Carillonneur, etc.). Et plusieurs autres.
6J’arrête là une critique elle-même fort fragmentaire, il est bien difficile de rendre brièvement compte d’une anthologie. Et plus encore, sans doute, de la composer. La première qualité qu’elle puisse avoir, comme c’est le cas de celle-ci, nourrie d’une belle érudition, c’est de donner à connaître ou d’inciter à étendre la connaissance, de suggérer des correspondances, ou de marier artistement les tons.
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