Préface
p. 7-8
Texte intégral
1Une micro-histoire de l’Europe est-elle possible ? Les histoires de l’Europe ont la réputation de se limiter à une analyse des phénomènes à l’échelle macro. Elles produisent des récits qui sont généralement mal reçus par les populations et qui ne font pas sens pour la plus grande majorité d’entre elles, car elles ne correspondent pas à une expérience vécue ou connue. Tout au mieux, elles arrivent à rendre compte des contextes extrêmes de rencontres dans le cadre d’une guerre, d’une occupation, de violences de masse ou d’une expulsion forcée.
2Cependant, l’historien allemand Michael Geyer attire l’attention sur le fait que pour les minorités « mobiles », l’Europe a très tôt représenté un espace de circulation, d’expérience et de survie et, ce faisant, elle constitua une chance et une ressource1. Paradoxalement, cette caractéristique propre à l’Europe s’est également affirmée à l’époque du « Rideau de fer », au cours de cette confrontation entre les démocraties et les différentes formes du totalitarisme.
3L’étude d’Aurélie Denoyer sur les émigrés espagnols en RDA raconte une micro-histoire des appartenances, des engagements et des loyautés, mais également des réorientations et des hybridations politico-culturelles telles qu’elles se sont produites sur ce continent durant la seconde moitié du xxe siècle. Elle nous parle certes de biographies exceptionnelles, mais de biographies ancrées à un moment et en des lieux exceptionnels.
4Le livre s’ouvre sur l’Espagne de la retirada avant que l’auteur ne conduise le lecteur en France à l’époque du gouvernement de Vichy et de la Résistance. Le début de la Guerre de Corée en 1950 constitue le véritable point de départ du drame de l’exil est-allemand d’une trentaine de familles républicaines qui ont combattu au cours de la guerre d’Espagne. La France déporte alors les étrangers communistes devenus indésirables, utilisant l’Allemagne encore occupée, sous contrôle de l’ancien allié soviétique, où il est aisé de s’en débarrasser. Ce qui s’ensuit – l’intégration dans la société est-allemande, l’internationalisme dans une province est-allemande reculée, le double contrôle par le parti communiste espagnol et est-allemand, jusqu’à la « fin de l’illusion » (Furet) ressentie par les descendants de nombre de ces familles d’émigrés communistes –, toutes ces épreuves et rencontres, ces ruptures et nouveaux départs que les exilés ont eus à surmonter dans le cadre de l’édification du socialisme à l’allemande, font partie, eux aussi, de l’histoire vécue de l’Europe durant la Guerre froide. En se focalisant de manière étroite sur ce petit « collectif espagnol », Aurélie Denoyer propose une application parfaite du paradigme classique de Ginzburg, selon lequel la culture d’une époque peut se reconstruire à partir du vécu intime d’un seul individu. Cette histoire a pu « fonctionner » uniquement parce que les forces favorables au projet européen ont été plus fortes que la menace de division du continent – et ce notamment du fait que les Européens avaient le temps et la possibilité au cours de ces longues décennies de paix militarisée, de s’appuyer sur elles.
5Les Européens n’ont que peu d’occasions de se rendre compte, au travers d’expériences concrètes et individuelles, de l’historicité de leur appartenance commune, riche en frictions et en contradictions. Les histoires, comme celle relatée par Aurélie Denoyer, se perdent généralement dans l’étendue des considérations générales.
6En se penchant de façon précise sur ce sujet, il apparait clairement que le soi-disant « tout » doit être constitué à partir d’une accumulation d’éléments particuliers si l’on désire comprendre comment ce continent a fonctionné par le passé et fonctionne encore aujourd’hui comme un ensemble civilisationnel, comme une collectivité politique, économique et culturelle.
7Qu’il s’agisse, comme dans l’étude d’Aurélie Denoyer, d’un « collectif » de résistants communistes, né des circonstances de la Guerre froide, d’enfants juifs envoyés en Grande-Bretagne, de soldats de l’armée polonaise « échoués » dans la Belgique de l’après-guerre, ou plus tard de boat-people vietnamiens ayant trouvés refuge en République fédérale d’Allemagne – tous ces « petits » collectifs partagent cette expérience d’avoir été soumis aux grands événements les propulsant dans un environnement inconnu, auquel il ont dû – et ont pu – s’adapter.
8Bien avant que l’actualité s’enflamme autour des débats en grande partie hypocrites sur la capacité des États-nations européens à accueillir des populations en souffrance venant d’états voisins, « l’époque des extrêmes » était, elle-aussi, marquée par un leitmotiv relativement discret se résumant à « Nous allons y arriver ». L’étude d’Aurélie Denoyer nous montre non seulement les efforts et les privations, les espoirs et les déceptions liés à un « exil dans la patrie », mais également les espaces d’action et les marges de manœuvre qui s’offraient aux individus pour gérer la tension entre des « identités » prétendument immuables, des normes collectives et le défi de la constitution d’une société moderne au cœur de l’Europe.
Notes de bas de page
1 Geyer M., « The Subject(s) of Europe », in Konrad H. Jarausch, Thomas Lindenberger (éd.), Conflicted Memories : Europeanizing Contemporary Histories, Berghahn, New York-Oxford, 2007, p. 254-280.
Auteur
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