Conclusion
p. 181-186
Texte intégral
1Cent ans après le début de la Première Guerre mondiale, les papiers privés produits sur le front ou à l’arrière ne sont plus seulement le support d’une mémoire familiale transmise d’une génération à l’autre : ils constituent un patrimoine que l’ensemble des citoyens peut aspirer – et aspire – à s’approprier, une source à partir de laquelle recomposer une mémoire nationale qui laisse place à l’intime, au vécu particulier des événements. C’est cette forme d’appropriation qu’ont visé des opérations telles que la Grande Collecte menée conjointement par les réseaux des Archives et des Bibliothèques, ainsi que la construction du portail Europeana Grande Guerre.
2Les ensembles réunis à cette occasion viennent s’ajouter à un vaste patrimoine dont la plus grande part demeure inédite, et ce nonobstant la parution de plusieurs recueils d’écrits privés qui ont marqué l’année 2014. C’est afin de favoriser la connaissance de ces ensembles que les Archives nationales et la Société des Amis des Archives ont tenus à organiser les rencontres qui donnent lieu au présent recueil. Des rencontres qui entendaient, dans un premier temps, mettre en lumière le travail des institutions, publiques comme associatives, la complémentarité des sources collectées et les actions concertées qui en résultent. La nécessité pour le chercheur, débutant ou confirmé, de localiser les ressources documentaires, de savoir où et comment enquêter, justifiait qu’en préambule à une étude typologique ou thématique des écrits privés de la Grande Guerre la parole soit donnée – et Catherine Dhérent aura magistralement assumé ce rôle de médiateur – à des représentants des différents ministères producteurs – Défense et des Affaires étrangères –, des Archives de France et du réseau des archives territoriales, des Archives nationales, mais aussi de la BDIC et d’organismes privés, savoir l’Association pour l’Autobiographie d’Ambérieu-en-Bugey et sa « cousine » allemande, la Deusches Tagebucharchiv, qui ont vocation à collecter les écrits produits dans l’intimité de gens « ordinaires », autant de traces précieuses d’un quotidien que vient bouleverser le premier conflit mondial.
3 L’attrait de ces papiers privés pour le public est double – de nature mémorielle, certes, mais aussi, indéniablement, historique. Et l’on ne peut manquer d’observer que l’intérêt pluriel de ces sources pour la recherche fait à présent l’objet d’un vaste consensus historiographique. Il reste à cerner la spécificité d’un for privé de la Grande Guerre, spécificité liée au caractère exceptionnel, et vécu comme tel par les contemporains, des événements qui marquent toute l’étendue du conflit, des semaines qui précèdent l’entrée en guerre jusqu’à l’armistice. Face à cette situation d’exception, le besoin d’écrire, de témoigner, se révèle, et ce nonobstant la diversité et la disparité des sources envisagées.
Jeu d’ombres et de lumière, polyphonie des sources privées de la Grande Guerre
4L’ensemble des contributions au présent volume témoigne de l’intérêt, historique, littéraire et anthropologique des écrits privés de la Grande Guerre. Cet intérêt tient, pour grande part, au fait qu’il s’agit de sources en creux et en relief, au fait que le tableau qu’elles dépeignent est de facture caravagesque, contrastes d’ombres et de lumières. Chacun des cas évoqués offre un témoignage qui, pour être partiel, voire partial, a cela précisément de passionnant qu’il rend compte d’une appréciation subjective. Il s’agit bien à cet égard d’un matériau privilégié pour l’histoire culturelle et l’étude psycho-sociologique de populations confrontées dans leur pluralité, leur hétérogénéité même, à la singularité d’un conflit qui se fait « guerre intégrale » – mobilisant chacun, des soldats à ces « poilus de l’arrière » que constituent les travailleurs et les civils, pour reprendre l’expression de Clemenceau lors de son discours à la Chambre du 20 novembre 1917.
5Chacun des récits étudiés constitue un objet d’étude littéraire et linguistique, au nom du principe, assumé par plusieurs des contributeurs de ces actes, qu’un texte parle avant tout de lui-même, de sa genèse, de son intention, de ses conditions de production intrinsèques, avant même d’accéder au statut de témoignage. Objet singulier d’appréciation esthétique, il peut aussi s’envisager comme preuve, matériau pour l’écriture de l’histoire, a fortiori s’il se trouve confronté à d’autres sources de même type ou d’origines et de nature différentes, dans une perspective multiscalaire qu’évoque Fabien Théofilakis.
6C’est pourquoi il importait de réunir en ces rencontres une diversité de scripteurs et de genres d’écriture, l’accumulation et la confrontation nourrissant discussions et réflexion.
7De la polyphonie de ces écrits que rassemble le vocable commun de for privé se dégagent des ensembles, des traits communs et des variables dont la typologie est rappelée en préambule aux « études de cas » traitées par les contributeurs du volume. S’ils s’inscrivent dans un ensemble chronologique plus vaste, bien antérieur à la Grande Guerre, les journaux, correspondances, carnets contemporains du premier conflit sont le produit immédiat d’une guerre qui motive et justifie le besoin d’écrire, pour soi ou à d’autres. Une écriture différente, différée, en fonction des scripteurs, il est vrai, mais qui sait aussi se métamorphoser ou changer de position en variant ses formes, ses genres et ses supports. La contribution d’Odile Gaultier-Voituriez montre au reste que les frontières entre les genres d’écriture propres au for privé sont mouvantes et perméables, et qu’une correspondance suivie avec un interlocuteur privilégié peut dissimuler une chronique, voire un véritable travail de diariste.
8Pour être suffisamment représentatif, multiplier les focales et les éclairages, le corpus sur lequel se fonde cette approche doit faire la part belle à la diversité des scripteurs, une diversité à la fois sociologique, nationale, mais aussi genrée. D’où parle-t-on, d’où écrit-on, et quand ? Car de ces conditions dépend la nature même du témoignage. Un préfet comme Félix Trépont, haut fonctionnaire subissant l’occupation allemande, son secrétaire général Borromée, ont, pour témoigner des mêmes événements (de juillet 1914 à février 1915), un point de vue qui parfois diverge, tenant à leurs positions respectives comme à leurs sensibilités personnelles, à l’intention qui préside au récit également, selon qu’il est réalisé au jour le jour ou réécrit a posteriori, comme un plaidoyer pro domo. Quantité de variables dont l’historien, et Philippe Verheyde en administre la preuve, a soin de tenir compte.
9Deux femmes, deux mondes, deux destins : quoi de commun entre, d’une part, une femme russe issue de l’aristocratie, engagée auprès du 22e détachement de la Croix-Rouge, ballottée à travers l’Europe, emportant avec elle illusions et désillusions, présupposés idéologiques, mais aussi une vision directe du conflit sur son front oriental et des revirements qui touchent l’armée russe jusqu’à la guerre civile, et, d’autre part, une intellectuelle, issue de la bourgeoisie allemande éclairée, comptant dans son cercle une intelligentsia cosmopolite. Comme le montre Hubert Roland, Théa Sternheim témoigne, par la sensibilité même d’une écriture que nourrissent ses lectures et ses fréquentations, du choc et du basculement presque musilien d’un monde ancien, d’une certaine forme de république des lettres située au-delà des appartenances nationales. Elle est une figure de résistance, et ses journaux sont à cet égard précieux, à contre-courant des tentations du nationalisme qui menace certains de ses proches – au risque de la tragédie, lorsque l’on songe au destin de son ami Walter Rathenau. À la prolixité de Théa répond le silence intermittent d’Élie Halévy, intellectuel en dissidence, adoptant la stratégie d’une forme de repli littéraire face à la guerre, face aux contraintes qu’elle impose, une voix dissonante, en somme, que nous présente Marie Scot. Tout différents sont les choix d’un Étienne de Nalèche, homme de presse demeuré à Paris, loin du front mais informé, au premier chef.
10Évoquons encore la singularité, le regard lucide de ces premiers délégués américains de la Commission for Relief in Belgium étudiés par Clotilde Druelle-Korn, jeunes gens instruits, issus d’un pays pour un temps encore neutre, les États-Unis, et que la situation humanitaire à laquelle ils doivent faire face – avec tous les porte-à-faux qu’elle engendre – plonge dans un désarroi qui n’a d’égal que leur sentiment d’impuissance et d’incompréhension. Quoi de commun entre eux et ces Français de l’arrière dont les préoccupations de tous ordres s’expriment dans les courriers adressés à leurs représentants à la Chambre – ressources infiniment précieuses pour renseigner la vie loin du front, Zénaïde Romaneix nous l’a bien montré ? Quel est en effet le dénominateur commun à tous ces récits, à tous ces écrits ? Est-ce l’émotion qui les caractérise, ce que nous suggère Jay Winter, qui nous a fait l’honneur de présider une des sessions du colloque ? Est-ce la fonction même de témoignage, qui distingue tous ces scripteurs au moment du conflit ? En effet, la guerre et ses dommages “collatéraux’’, comme la captivité étudiée par Fabien Théofilakis, engendrent nécessairement un bouleversement du rapport à soi et à l’écriture.
11L’étendue, la variété de ces témoignages demeurent bien sûr la partie émergée d’un iceberg qui requiert et requerrait de nouvelles et multiples investigations. Car d’autres figures de témoins se dessinent en creux, aux marges des contributions publiées : témoins écrivant durant le conflit, pendant le temps de la guerre, et l’on pense évidemment aux 500 Témoins de Rémy Cazals ; témoins rédigeant ex post, et sur la foi de leurs notes, comme Maurice Genevoix, Henri Barbusse, Ernst Jünger, John Dos Passos, ou au prix d’une recréation poétique qui ne cède rien à la puissance d’évocation chez un Guillaume Apollinaire ; témoins qui prennent la plume bien après la guerre, comme Blaise Cendrars dans La main coupée.
12Plus ou moins illustres, ces femmes et ces hommes, en particulier ceux dont la Grande Guerre a accompagné le passage à l’âge adulte, sont autant de représentants de la « génération perdue » que Gertrude Stein reconnaissait en Hemingway, Steinbeck et fitzgerald – mais il faudrait, et c’est ce que Philippe Lejeune nous invite à faire, en étendre la portée à des auteurs et autobiographes comme André Pézard. Chez Pézard en effet, le souvenir du conflit, la mort et la perte des amis disparus marque durablement l’œuvre et les engagements à venir d’un homme de lettres érudit, résolument en prise avec son temps mais toujours hanté par le rêve (le cauchemar ?) de la guerre. Une génération perdue qui fonde le xxe siècle, au plan littéraire, politique, économique, dans l’Europe des puissances belligérantes comme Outre-Atlantique.
Regain(s) et métamorphoses de l’intérêt pour les sources privées de la Grande Guerre
13Force est de reconnaître, à la lumière de toutes les contributions qui forment ces actes, que l’intérêt de ces sources ne se dément pas, qu’il va même croissant. Du moins l’usage, les usages, de ces écrits privés de la Grande Guerre se sont-ils graduellement déplacés.
14Mémoire des combattants, au sortir de la guerre, la part publiée de ces récits offre des points d’ancrage collectifs, permettant aux acteurs de revivre en exorcisant partiellement un passé commun, qu’ils ne cessent de passer au crible d’une lecture toujours attentive à la véracité des faits. Norton Cru met un nom et offre une voix à cette exigence, avec l’écriture de Témoins, œuvre pionnière, admirée, contestée, suscitant débats et controverse. La préparation de l’ouvrage constitue un exercice historiographique dont l’intérêt, majeur, a été mis en lumière par Benjamin Gilles. Entre devoir de mémoire et éthique historique, le travail de Cru, jusque dans ses jugements et ses appréciations les plus discutables, fait le lien entre une première efflorescence de témoignages et l’impact qu’ont ces écrits sur l’écriture de l’histoire. Un impact dont la constitution de la BDIC et le travail d’une de ses grandes figures, Pierre Renouvin, rendent compte. Un impact appelé au statut même d’objet d’études, lorsque, au sein d’une nouvelle génération d’historiens nés ou grandis durant le second conflit mondial, un Antoine Prost s’emploie à mesurer la portée et la réception de tels récits au sein de ces communautés de témoins plus ou moins silencieux que constituent les Associations et les Amicales d’Anciens combattants. Mémoire partagée, mémoires divergentes, puis mémoire réappropriée alors même que la Grande Guerre a résolument basculé du côté de l’histoire, que ses témoins sont tous morts, que « le souvenir de leurs amours s’efface ».
15Car l’on ne peut que constater (sans s’en étonner) la multiplication des publications, le succès de ces paroles de poilus qui résonnent chez les libraires, dans la presse et les médias. Lointaines et proches, les voix chères qui se sont tues, celle d’André Pézard pour Philippe Lejeune son filleul, celle, réinventée d’Eugène Henwood pour son petit-fils, Philippe, s’adressent aujourd’hui à tous. Et ce, à l’heure où des milliers de particuliers ont fait la démarche de partager, voire de donner aux institutions en charge de la conservation du patrimoine historique ces papiers privés pieusement conservés dans les familles durant près d’un siècle, papiers évoqués par Isabelle Aristide et Emmanuel Pénicaut, tous deux impliqués au premier plan de cette grande collecte qui a marqué la fin de 2013 et toute l’année 2014. La postérité de ces écrits, ceux de Louis Barthas en sont un bel exemple, témoigne à tout le moins d’une mutation de la mémoire. Cette mutation épouse une ambivalence sémantique qu’il est toujours éclairant de rappeler, puisqu’elle est contenue dans le terme même de patrimoine : bien privé, hérité des pères, des ancêtres ; héritage partagé, et ce d’autant mieux qu’il est tissé d’une multitude de voix, étoffe d’une histoire qui parle à tous.
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