Des neutres engagés : les premiers délégués américains de la Commission for Relief in Belgium écrivent leurs expériences de la guerre
p. 91-103
Texte intégral
1Par les écrits intimes, les correspondances dont la lente émergence se poursuit encore un siècle après la fin des combats, l’expérience de guerre des soldats de 14-18 et de leurs proches nous devient familière et sensible. Des témoins neutres, au sens de citoyens d’un pays resté en dehors d’un conflit, ont aussi écrit la Grande Guerre derrière les lignes. Nous les connaissons mal. Notre propos s’intéresse à quelques-uns d’entre eux, observateurs choisissant de s’engager dans des actions de secours aux populations civiles occupées.
2En décembre 1914, quelques jours avant Noël, de jeunes Américains, ayant à peine dépassé leurs vingt ans, arrivaient à Bruxelles. Confortablement installés dans les Colleges d’Oxford où ils poursuivaient leurs études, bénéficiaires pour la plupart de bourses prestigieuses, ils avaient répondu à l’appel de leur aîné, Herbert C. Hoover (1874-1964) d’aider la Commission for Relief in Belgium (CRB) à remplir une mission de ravitaillement auprès des populations, d’abord de la Belgique occupée puis des territoires français envahis. En mai 1915, la CRB sollicitait les témoignages de ses premiers représentants sur le continent, étudiants ou hommes un peu plus âgés engagés dans la vie professionnelle. Tous avaient accepté de divertir quelques semaines de leur temps pour œuvrer aux tâches complexes et délicates de la CRB. Une dizaine de récits a été conservée dans les archives de l’organisation américaine1, ils constituent notre corpus. En moins de deux pages dactylographiées ou en une vingtaine pour le plus long, les premiers délégués de la CRB nous apprennent beaucoup – y compris par les silences – d’eux-mêmes, des premiers mois d’occupation sur le front Ouest et de ce que représentait ce conflit pour des spectateurs engagés qui ne devaient pas être partisans.
3Que choisissent donc de dire ces hommes de leur plongée derrière les lignes ? De leurs échanges avec les populations et les occupants ? Dans quels registres s’expriment-ils ? Pourquoi avoir sollicité leurs témoignages ? Quelles résonances ? Ces quelques dizaines de feuillets personnels dans la masse des archives techniques et politiques de la CRB offrent aux lecteurs de nouveaux fragments de la vie des régions occupées et une réflexion sur l’engagement qualifié aujourd’hui d’humanitaire.
La Commission for Relief in Belgium à la recherche de ses premiers délégués en Belgique occupée, l’appel de Herbert Hoover aux étudiants américains d’Oxford
4Un bref rappel s’impose. La déclaration de guerre, l’invasion de la Belgique, État dont la neutralité était pourtant garantie par l’Allemagne, entraînaient la mise en place par les Alliés de ce que l’on appelle communément le blocus à l’égard des États centraux. Il s’agissait d’une guerre économique reposant sur l’asphyxie progressive des ennemis au moyen d’un embargo sur les marchandises à destination ou en provenance de l’Allemagne dans le cas qui nous concerne. À défaut de pouvoir bloquer directement les côtes allemandes, les Amirautés britannique et française contrôlaient l’accès aux ports neutres de la mer du Nord et de la Baltique. Au blocus allié répondait le refus de l’Allemagne de veiller au ravitaillement des populations civiles qu’elle occupait, responsabilité à laquelle elle était pourtant tenue conformément aux usages et conventions de la guerre. La situation alimentaire de la Belgique, pays densément peuplé dépendant d’importations massives et régulières, devenait en peu de semaines très préoccupante. Aidée par le ministre américain en poste à Bruxelles, une délégation d’hommes d’affaires américains installés en Belgique et mandatés par les édiles de la capitale belge, partait pour Londres début octobre 1914. Leur but : acheter du ravitaillement et le faire parvenir en Belgique. En quelques jours d’intenses négociations entre neutres et belligérants, Herbert C. Hoover, Américain, ingénieur à succès résidant en Angleterre, bâtissait une organisation. Le 22 octobre 1914 la Commission for Relief in Belgium débutait ses activités. Sous le patronage des ministres neutres – américain et espagnol – présents à Bruxelles, elle était autorisée à faire parvenir des vivres aux seules populations civiles de la Belgique occupée. Sans statut, cette organisation non gouvernementale ad hoc, expédiait les premières cargaisons de farine au début de novembre. Débarquées dans le port de Rotterdam, les denrées devaient être acheminées au travers de la frontière puis être distribuées dans les provinces d’un pays totalement désorganisé. Le Gouverneur de la Belgique occupé s’était engagé à ce que l’armée allemande n’effectue aucun prélèvement sur les envois. Encore fallait-il s’en assurer. Aussi, sur place, les organisations belges de secours et de ravitaillement rassemblées dans un Comité National devaient-elles être accompagnées dans leurs tâches par des délégués américains chargés de contrôler la stricte application des engagements allemands et les conditions équitables de la distribution2.
5Où trouver des Américains immédiatement disponibles, prêts à se rendre derrière les lignes allemandes à l’automne 1914 et de plus disposant de compétences linguistiques en français et/ou allemand pour conduire à bien leur mission ? Herbert C. Hoover, aidé d’une poignée de volontaires, eut l’idée de faire appel aux étudiants d’outre-Atlantique présents à ce moment-là en Angleterre. Il télégraphiait au président de l’American Club d’Oxford. Un petit comité se formait dans la ville universitaire, 25 Américains offraient immédiatement leurs services. La sélection s’opérait sur des critères de disponibilité, de caractère et de langues parlées. Parmi les noms retenus figurent de jeunes hommes fraîchement arrivés des États-Unis ou déjà engagés dans leur troisième année d’études, ainsi que deux lecteurs3. Le séjour en Belgique devait durer 6 semaines, soit la période entre deux sessions universitaires, les volontaires bénéficiaient de la prise en charge de leur transport et de modestes frais de séjour.
6Le 2 décembre 1914, sur une première liste de 10 candidats au départ, on relève 8 Rhodes Scholars. Le choix paraît particulièrement judicieux. L’homme d’affaires et politicien sud-africain Cecil Rhodes (1853-1902), avait imaginé dans les années 1890 un legs prenant la forme d’un programme de bourses internationales liant les différentes parties de l’Empire britannique, les États-Unis puis plus tard l’Allemagne, à Oxford, lieu de sa propre formation. Elles commencèrent à être attribuées en 1903. Les critères, outre l’excellence universitaire, exigent des bénéficiaires les qualités morales nécessaires pour aider par leurs actions dans la société à rendre la guerre impossible en promouvant la compréhension entre les grandes puissances4. Ces qualités concordaient parfaitement avec la mission que la CRB allait leur confier. On peut penser que Herbert Hoover fut sensible aux termes bien connus du testament de Cecil Rhodes. Certes pas un impérialiste, Hoover partageait avec Rhodes l’ambition de promouvoir concrètement la paix. Le futur Président des États-Unis a été profondément marqué par son éducation au sein de la Société des Amis. Août 1914 a déclenché chez Hoover un engagement personnel, ce que les Quakers appellent le concern : un sens profond et inspiré de la responsabilité individuelle à agir face à une situation ou à un besoin5.
7Dès le 7 décembre, un premier groupe d’étudiants quittait Londres pour Bruxelles via Rotterdam. En mai 1915, le directeur de la CRB en Belgique sollicitait leurs témoignages. Nous reviendrons dans un dernier temps sur les motifs de la demande. Les papiers de la CRB conservent une dizaine de réponses, notre corpus6. Nous ignorons si davantage de réponses sont parvenues ou s’il s’agit d’un choix opéré. Nous penchons vers la conservation de tous les témoignages reçus à l’été 1915. Ils se présentent sous forme de feuillets qui paraissent avoir été retranscrits intégralement à partir de lettres manuscrites ou dactylographiées.
L’expérience partagée des étudiants d’Oxford derrière les lignes : une palette de témoignages
8Bien que poursuivant des études différentes, il est probable que les étudiants américains se connaissaient d’Oxford. Ils forment d’une certaine manière un groupe homogène. L’un d’entre eux, Charles R. Clason, s’inquiète même de la monotonie, de l’uniformité (remarkable sameness) dont le lecteur va prendre conscience en lisant leurs témoignages. Soucieux d’épargner son destinataire, Clason prend cette précaution de langage signifiant que pour lui les membres d’un groupe impliqués dans une même mission ne peuvent rapporter que de façon similaire leurs expériences. Il n’en fut rien.
9Les délégués ne paraissent pas étonnés de la requête qui leur est faite. Ils y répondent avec une certaine déférence mais aussi avec liberté. Il y a des points communs dans les réponses reçues que l’on pourrait résumer ainsi une attitude « pro-American, pro-neutral and particularly pro-Belgian7 ». Ces qualificatifs sont ceux utilisés pour son propre compte par Oscar T. Crosby, directeur pendant quelques mois de la CRB à Bruxelles. On peut les étendre aux délégués. Ils caractérisent bien l’ensemble des récits. Cependant, ce qui est le plus sensible à la lecture ce sont bien les différences dans le type d’informations sélectionnées et le ton adopté.
Voyages et accueil en Belgique
10À l’exception d’un seul, les Oxfordiens débutent leur relation par les conditions de leur voyage depuis l’Angleterre. Ils utilisent le « nous » (we), sauf un « je » assez révélateur de la personnalité et des ambitions du délégué. Cependant, dans le détail, ce qu’ils choisissent de dire et de taire de ces premières heures et jours varie sensiblement alors qu’ils ont voyagé ensemble. Clason, toujours, relate un épisode dont il dit pourtant qu’il a effrayé tout autant ses camarades. Dans le train les conduisant à Folkestone, leur accompagnateur – dont il ne donne pas le nom – décrit à loisir les atrocités commises par les Allemands en Belgique, ils en frémissent tous. Autre événement marquant évoqué par trois d’entre eux, l’accueil reçu à Bruxelles. À leur arrivée dans la capitale le groupe est accueilli par le ministre des États-Unis en poste, protecteur du ravitaillement de la CRB. Brand Whitlock est grave et solennel, il fait part des grands dangers encourus par ces jeunes hommes. Un compatriote de leur âge aurait été exécuté la semaine précédente par une sentinelle allemande. Le ministre leur demande de veiller à laisser toutes les informations permettant de contacter leurs proches en cas de nécessité. Maniant la litote, Oliver C. Carmichael écrit « First impression to put it midly was not altogether favourable ».
11Après cette réception, les nouveaux représentants gagnent les capitales provinciales et les zones qui leur ont été attribuées. Ils sont en général deux par poste. Certains rejoignent un premier délégué, ingénieur ou homme d’affaires de l’entourage de Hoover, un peu plus âgé, venu installer dans l’urgence les premiers bureaux de la CRB. En fonction des régions dans lesquelles ils sont envoyés, urbaines ou rurales, industrielles ou plus agricoles, ayant vécu le passage destructeur des armées allemandes ou au contraire à l’écart et épargnées et, enfin, selon qu’ils surveillent l’application des dispositions dans le cadre du Gouvernorat général civil, plus accommodant, ou dans les zones des Étapes uniquement contrôlées par les Commandants des Armées, la guerre, ses traces et conséquences sont plus ou moins présentes dans les témoignages.
12Concrètement, les délégués de la CRB bénéficient d’une automobile, grand privilège. Ils peuvent se déplacer assez librement sauf dans les zones des Étapes très réglementées. Leur rôle consiste en premier lieu à visiter les villes et les centres de distribution dans lesquels opèrent les organisations liées au Comité National d’alimentation belge, de s’assurer du respect des règles de distribution, de l’absence de prélèvement par les Allemands tout autant que des fraudes sur l’usage des denrées et leur revente, de transmettre aux bureaux de la CRB tous les éléments de nature à ajuster les commandes et les mécanismes complexes d’acheminement et de distribution. Si besoin est, ils participent à la logistique des opérations depuis Rotterdam.
Les relations avec les occupants et les occupés, imprudences
13Dans l’ensemble, les relations avec la population belge sont bonnes, tout comme celles avec l’occupant. « Cordiales », « d’une grande aide » ainsi sont décrites les relations avec les occupants, « unusually accomodating » écrit Carmichael. Charles Hawkins rend régulièrement visite aux autorités civiles allemandes de la province. Il n’observe pas de prélèvements sur les vivres de la CRB. Quand tel est parfois le cas, ils sont redonnés dès que le fait est signalé. Un seul souligne les vexations existantes à l’égard de la population. Le danger mentionné par le ministre américain n’est pas au cœur des récits. Là encore les zones des Étapes sont les plus dangereuses. Un pistolet est pointé sur la tête de Carmichael, on le croit anglais et de fait l’arrestation d’un tel citoyen donne droit à une prime au soldat allemand qui en serait l’auteur. Plus dangereux, l’épisode qui aurait pu se terminer fort mal pour lui : avec une grande imprudence il a accepté de faire passer en Hollande et de poster depuis ce pays à destination de l’Angleterre, une lettre personnelle qui lui a été remise par l’éditeur du Cardinal Mercier. Elle contient une copie autographe de la lettre pastorale du Cardinal lue à Noël 1914, Patriotisme et Endurance. Le jeune homme n’a pas immédiatement conscience qu’en ayant accepté ce service il bafouait la neutralité des délégués. Arrêté à la frontière avant son passage en Hollande, il faut un exceptionnel concours de circonstances pour que la fouille ne soit pas plus précise et que les soldats se rendent compte de l’auteur de la missive.
Noblesse de la mission et sens de l’aventure
14Les étudiants sont sensibles à la noblesse et au sens de la mission qui leur est confiée. Celle-ci est plus ou moins explicitement teintée de morale chrétienne. Un des délégués, Hollmann, utilise le terme « missionary ». Jeunes hommes, ils ne sont pas indifférents à l’aventure. Hollmann, affecté quelques semaines dans le Hainaut, mentionne une expérience qui lui procure satisfaction et plaisir « pleasant experience », à savoir d’avoir dirigé pendant une semaine une équipe allemande chargée de désencombrer la gare de triage de Mons. Les épisodes dangereux mentionnés supra sont rapportés d’un ton presque léger dans lequel on peut discerner l’excitation rétrospective d’un danger auquel on a échappé.
15Dans la liste des volontaires établie à Oxford, les langues pratiquées sont mentionnées mais pas les études dans lesquelles étaient engagés les volontaires. À deux reprises au moins, les récits laissent voir explicitement des goûts, des formations voire des caractères. Le Rhodes Scholar Charles F. Hawkins est chimiste. Il est le seul à délaisser le « nous » pour le « je ». Dans sa relation circonstanciée et factuelle, il laisse poindre dans les toutes premières lignes un contentement quelque peu narcissique de jeune homme doué. Il a été envoyé dans la province belge du Luxembourg. Le Comité National y est dirigé par le baron Evence Coppée, industriel puissant du pays. Hawkins ne résiste pas au plaisir de relater qu’il est logé dans des châteaux, qu’il fréquente l’aristocratie de la région, les baronnes et les comtes. Ces derniers s’étonnent de son jeune âge. Le baron Coppée rassure ses interlocuteurs répondant que le jeune délégué a été rigoureusement sélectionné. Aussi le lendemain, lorsque Hawkins se présente, on le félicite comme s’il avait reçu le prix Nobel de chimie « Next time I went around I was greeted as a winner of a Nobel prize in Chemistry. Where they had received that idea, I fail to understand. » Cette anecdote nous paraît révélatrice de l’ambition d’un jeune homme, compétent mais manquant parfois de sensibilité. À son arrivée il s’est arrêté brièvement à Louvain, cependant pas un mot sur le sort de la cité détruite fin août 1914 et en partie brûlée, dont la célèbre bibliothèque de la cité, ce qu’il ne pouvait ignorer. Son séjour le conduit à certains moments dans le sud de la province dont il a la charge. Le spectacle est là bien différent et la population y a beaucoup souffert du passage des armées. Il termine sa relation par une note plus empathique en se demandant ce que serait le sort des populations sans intervention de la CRB, pour en conclure « It is almost enough to justify our remaining neutral ». Parti six semaines, il demeure en Belgique jusqu’en avril 1915, tirant une grande fierté de son expérience et se promettant d’y repartir si cela était possible.
Une relation sensible et une vocation littéraire
16Le témoignage de Scott M. Paradise se situe presque à l’opposé en termes d’émotion et de ton, Une rapide recherche nous apprend qu’il enseignera toute sa carrière la littérature à la Philips Academy, célèbre école préparatoire située à Andover (Massachussetts). Sa vocation littéraire est déjà évidente dans son récit intitulé Belgium in 1915. Pas de détail factuel sur le voyage ni sur les tâches accomplies, mais la description sensible d’une atmosphère, la présence de la guerre, la misère des êtres et la tristesse des âmes. Son long récit débute ainsi :
« It is dark, and cold, and raining, and it is rough riding in an Overland car on these stone-paved roads. They are not smooth at best, have had no repairs since the German artillery, wore great hollows in them last August, and too frequent interval the back wheels skid off the slippery cobble stones into the slough of mud and water at the side with a most unpleasant lunch. […] Sometimes one dimly descries the shattered, roofless walls of houses, like the mutilated bodies of homes from which the soul has fled, bearing mute testimony to the merciless reprisals which the modern soldier inflicts upon the civilian who dares oppose his progress… »
Interroger les apparences de la normalité
17La variété des situations locales conduit à ce que certains Américains ne voient pas les ravages et conséquences de la guerre, ou alors très ponctuellement. En dehors des zones des Étapes tout paraît normal, il faut du temps pour réaliser ce que change l’occupation derrière l’apparence. Surtout il faut parvenir à s’imaginer ce que l’occupation va changer sur le temps long si elle se prolonge. Dans ce registre, des récits évoquent la surprise entre une attente de voir un pays détruit, de retrouver les images véhiculées par les journaux britanniques et américains, et la relative normalité rencontrée. Le décalage est troublant, d’autant que pour certains il s’agit de leur premier séjour en Belgique, voire sur le continent, et que les points de repère manquent. Dans ce registre aussi, Scott Paradise fait preuve d’une grande finesse d’observation. Plutôt que d’entrer dans les détails du ravitaillement, il analyse et note les formes et gestes de résistance des civils belges, y compris ceux qu’un étranger pourrait trouver dérisoires. Ponctuellement il s’arrête aussi sur l’occupant, en particulier un régiment de cavalerie allemand composé de jeunes gens de son âge. Il ne reconnaît pas en eux les Uhlans décrits par l’imagination de la presse alliée.
18Son propos est toujours d’interroger les apparences. En témoigne cette citation dans laquelle il dénonce certains articles mettant en évidence la bonne santé de la population belge à l’hiver 1914 :
« In fact, Horace Fletcher8, the great advocate of mastication, a merry, rosy little old gentlemen, comfortably ensconced in Brussels, attributes the unusually good health which prevails in Belgium this winter, to the necessity for sleeping much, and eating little, and chewing that little very much; and is quite jubilant over this conclusive vindication of his theories. To a visitor making a hurried tour of Belgium it would seem as if the pathetic tales of suffering heard in American had been greatly exaggerated. He would see the windows of pastry shops full of attractive cakes […]. Shortly, however he would realize that all this brave show is backed up by very little substance. The whole stock of the pastry shop is probably in the window and has been there for many days… »
Entre malaise, incompréhension et enthousiasme pour l’efficacité américaine, les témoignages critiques des représentants aguerris
19À côté des délégués étudiants, notre corpus rassemble trois témoignages d’hommes plus âgés, ayant au moins quelques années d’expérience dans le monde des affaires. Ils sont venus prêter mainforte à Hoover et à la CRB dans les premières heures. Ils ont souvent plus de responsabilités que les novices d’Oxford. Leurs témoignages présentent des différences d’avec les précédents.
20Plus critiques, ils pointent des questions sensibles, n’hésitant pas à interroger la pertinence des campagnes médiatiques dont CRB est à l’origine aux États-Unis et en Angleterre, ou à s’insurger contre les critiques entendues à l’égard des Américains. Du fait de leur passé ou de leur formation, leurs préconisations se font plus précises pour améliorer le fonctionnement de l’organisation.
21W. H. Chadbourn rejoint l’organisation en février 1915. Circulant dans l’ensemble des territoires occupés, il est le premier représentant de la CRB en France, basé à Charleville auprès du Grand Quartier Général allemand. Il pointe précisément le malaise que ressent un délégué peu après son arrivée en territoires occupés. Son impression, dit-il, est très différente de ce qu’il avait anticipé :
« The situation has generally been pictured to most of us as being one of the great misery, distress, want and suffering, so that at first thought they are entirely unable to realize why we are here. There is no doubt that the actual conditions have been much exaggerated on the outside, but on the other hand, we must not forget that were if not for the activities of the CRB, conditions would be distressing for the population […]. I cannot approve however of some of the methods heretofore used on the outside and I believe satisfactory results would be secured without misrepresenting true conditions […]. The attitude of the German Authorities toward the relief work has been to me somewhat of an enigma. I am inclined to believe that they desire the work to go on for many reasons […]. I should feel inclined to insist on somewhat more freedom of action and movement on the part of the American delegates and would like to see more confidence displayed on the part of the military authorities in us as individuals as well as in our work. »
22Lewis Richards, arrivé en janvier 1915, a tout comme Chadbourn été affecté en Belgique et en France, dans son cas dans les districts français de Valenciennes et de Lille. Toujours en poste à l’heure où il écrit fin juin 1915, il est en mesure tant d’apprécier l’action de la CRB que de rendre compte d’une attitude des occupés dont il se plaint amèrement. Le ravitaillement américain est mal compris, l’attitude mercantile immédiate ou différée des Américains est constamment avancée :
« It has been my experience also to note the fact that our work is very little understood. I do not mean this to be taken in the sense of a lack of expression of gratefulness, for first of all, although that is exactly what we do not desire, let me say that our Belgian friends have been most thorough in their remerciements. But the people as a mass do not understand us, and I think that is a great pity. In France, conditions are even worse. Of course there is more excuse here that they should be so, for we have no newspapers nor is there any way for the people to be instructed as to the exact nature of our work […]. The popular belief is that the Americans, as always, have been extremely clever, and that while their profits for the time being may be comparatively small, still ‘think of the work they are accomplishing for their markets in the future’. This systematic argument, which has been presented to me hundreds of times, has hurt me so much, that personally, I have become absolutely convinced that we should for a certain time actually stop the shipments of food-stuffs at least until the leaders could accomplish that which they should only be too glad to do, namely to let the people know exactly what the Commission for Relief in Belgium means and just why – and by what means – it is in existence… »
23L’exaspération de Richards contraste avec ses louanges à l’égard de l’efficacité du dispositif de la CRB et de ses membres. Sa fierté d’être américain est sensible. Horace Fletcher, décrié par Scott Paradise, est ici loué.
24Efficacité et fierté, participation à une expérience hors du commun, figurent aussi en bonne place dans les propos de George S. Jackson, arrivé dès novembre 1914. Le sens de la communauté d’expérience se lit dans sa formule de dédicace :
« For those of us ‘who have been there’, it needs no description of what the problem are or how the work is carried on. […] Each of us has asked himself and the others: “Is the work being done in the best way” ? »
25Il l’estime à 75 %, ce qui n’est pas suffisant : « But we are Americans and we should like to have it 100 % ». Le long témoignage de Jacskon révèle son expertise du substrat économique de l’organisation du ravitaillement.
26Ces hommes expérimentés peuvent aussi être tentés par l’aventure. C’est le cas de E. Coppee Thurston. Il se porte volontaire pour 6 semaines avec deux motifs :
« To help in a good work, and for the interest and excitement of penetrating behind the German lines in what the newspapers pictured as the war-ravaged land of an innocent little nation that had the puck to stand bravely for a principle ».
27Son témoignage mêle lieux, réalisations pratiques de ses missions, recommandations et souvenirs plaisants.
Usages et résonances des témoignages de la première génération de délégués CRB
28Pourquoi avoir sollicité les témoignages des premiers représentants et dans quels buts ? On émet l’hypothèse que Oscar T. Crosby, ingénieur et homme d’affaires nommé à la tête du bureau de la CRB à Bruxelles en mai 1915, a souhaité se faire une idée plus personnelle du travail des représentants et de leurs sentiments. Faire le point, améliorer les dispositifs, sans aucun doute. D’autres raisons peuvent aussi l’avoir incité à solliciter les délégués encore en poste ou déjà repartis. Au printemps 1915, la mission de la CRB a six mois d’activité et un statut précaire. Les conventions signées par elle avec l’Allemagne et celles non écrites régissant ses rapports avec les neutres et Alliés sont révocables à tout moment. En octobre 1914, il s’agissait de permettre aux populations civiles belges de passer l’hiver alors que les prélèvements, saisies, destructions et manque d’importations menaçaient la subsistance d’une partie notable de la population. Le dispositif est ensuite étendu à la France au début de 1915. Au printemps c’est la question des récoltes à venir qui se pose. Comment les estimer ? À qui reviendront-elles selon les régions envahies ?
29Le nouveau Gouverneur Général de la Belgique, von Bissing, cherche à revenir sur les facilités offertes à la CRB par son prédécesseur von Göltz. Ponctuellement, des populations sont soumises à des réquisitions et des amendes contrevenant aux engagements de l’occupant. Sur place, les denrées CRB font l’objet de revente et trafics totalement interdits. Aussi les Britanniques menacent-ils de revenir sur l’assouplissement du blocus auquel ils consentent si les forces d’occupation d’une part, les Comités locaux d’alimentation aidés par les délégués d’autre part, ne mettent pas fin aux entorses rapportées.
30Autre enjeu, sensible, interne cette fois-ci à la CRB : le décalage entre les articles rapportant dans la presse alliée et américaine les récits de vie dans des territoires occupés totalement ravagés où survivent des populations civiles dans la plus totale détresse, alors que les situations rencontrées par les délégués sur le terrain sont plus contrastées. Tant les jeunes représentants que les délégués aguerris rapportent le fait. Faut-il continuer à encourager, voire suggérer la parution de tels articles que l’on sait exagérés ? Avec comme justification de maintenir l’intérêt à l’égard du programme d’aide charitable provenant des donateurs américains ? À cette date, les gouvernements belge et français participent pour une très large part au financement du ravitaillement de leur population respective au travers de la CRB. La crise ouverte, Herbert Hoover estime cependant la poursuite des campagnes de presse nécessaire pour maintenir en alerte une opinion publique internationale. Les belligérants sont prompts à instrumentaliser le ravitaillement et à compromettre selon lui la survie des populations civiles occupées, il faut donc maintenir une pression publique. La divergence sera à l’origine du départ de Crosby à l’automne 1915.
31Les témoignages recueillis, destinés à demeurer dans le cercle restreint de l’organisation, ont permis d’encadrer les comportements et règles prudentielles que devaient respecter les délégués pour leur propre sécurité et la continuité d’un ravitaillement constamment menacé. En 1916, les nouveaux envoyés reçoivent un vade-mecum d’une quinzaine de pages encadrant strictement leur mission9. Hoover ne voudra jamais limiter la CRB au rôle de simple intermédiaire, il définit des buts humanitaires de distribution qui ne manquent pas d’agacer les belligérants et les acteurs locaux du Comité National belge. Il s’agit pour lui d’éviter de prêter le flanc aux critiques. Enfin, autre utilisation plausible des témoignages qu’il n’est cependant pas possible de vérifier matériellement, offrir au département Publicité de la CRB installé à Bruxelles et à New York, une réserve de « vignettes » anonymes pouvant être mises à la disposition de journalistes américains chargés d’alimenter régulièrement des articles sur le rôle de la CRB en Europe.
Conclusion
32La poignée de récits de délégués de la CRB rédigés au printemps 1915 donne à lire une expérience partagée et déclinée en une variété d’écritures. Le corpus étudié est trop restreint pour se lancer dans une typologie. Cependant on devine qu’un plus grand nombre de témoignages n’aurait fait qu’abonder les types que l’on voit se dessiner : littéraire, administratif, expert, par exemple. La CRB a sollicité de sa première génération de représentants les témoignages de leurs expériences. Destinés à demeurer dans un cadre restreint, la liberté de ton et la personnalisation des écrits sont pourtant variables. Ceux déjà engagés dans une vie professionnelle tendent à être plus assertifs que les étudiants d’Oxford. C’est une forme de « bourrage de crâne » qu’ils dénoncent, demandant à ce que les modes de communication publique de la CRB soient reconsidérés. Mais était-il possible de maintenir les opinions publiques et leur générosité en alerte dans la durée et de contraindre les belligérants à respecter leurs engagements sans recourir à des campagnes de presse tendant à noircir un tableau qui, s’il n’était pas toujours aussi sombre que décrit pour toutes les régions occupées, l’était incontestablement pour des parties d’entre elles ?
33Fondée dans l’urgence, la CRB poursuit jusqu’en juin 1919 le ravitaillement des civils de la Belgique et de la France occupées. Il n’était pas dans ses objectifs de prendre en charge l’intégralité du ravitaillement de toutes les populations, mais, et c’est déjà considérable, d’assurer un minimum de subsistance permettant aux civils de ne pas succomber massivement à la faim et aux maladies de carence. Elle est parvenue à livrer, y compris après l’entrée en guerre des États-Unis, 5 millions de tonnes de marchandises, en premier lieu des vivres, textiles et médicaments, destinés à plus de 9 millions de civils. Des milliers de Belges, Français, Britanniques, Américains ont été associés bénévolement à son œuvre. Parmi eux, environ 150 délégués américains en zones occupées, tous volontaires, chargés de contrôler officiellement sur le terrain l’application des conventions signées et l’équitable répartition des denrées. Notre propos s’attachait à ce que l’on peut considérer comme la première génération. D’autres suivront jusqu’au printemps 1917, puis de nouveau à partir de l’automne 1918.
34Dans leur majorité les délégués CRB sont des jeunes gens éduqués, encore à l’université ou à peine sortis de leur Colleges. Leur expérience dans les territoires occupés de France et de Belgique a été à la fois décisive, sinon structurante et formatrice. Partis pour six semaines, nombre d’entre eux prolongent pendant plusieurs mois leur engagement. D’autres, comme Perrin G. Galpin ou Tracy B. Kettridge ou encore Maurice Pate10, arrivé en 1916, qui ne sont pas évoqués ici, deviennent en quelque sorte des permanents de l’organisation ; ils s’y forgent une vocation. Plusieurs délégués intégrés dans l’armée américaine au printemps 1917 reviennent sur le continent comme officier et demandent, une fois les combats achevés, à être mis à la disposition de la CRB au sein de laquelle ils poursuivent leur travail dans les régions désormais libérées où tout est à réorganiser sinon à reconstruire.
35Étonnante école de formation et d’engagement que la Commission for Relief in Belgium. La guerre terminée, une association active et solide maintient les liens entre les anciens délégués et les réseaux locaux en Europe. À l’heure du second conflit mondial puis de la reconstruction, les anciens de la CRB sont nombreux à répondre une nouvelle fois à l’appel de Herbert Hoover. À bien des égards la CRB a constitué le terreau de l’engagement humanitaire au xxe siècle11.
Notes de bas de page
1 Commission for Relief in Belgium Records (1914-1930), Hoover Institution Archives, Stanford University. (591 manuscript boxes, 49 oversize boxes, 17 card file boxes – 274 linear feet).
2 Pour une histoire par les acteurs de la CRB, voir. Gay George et Fisher H. H., Public Relations of the Commission for Relief in Belgium, Stanford University Press, Stanford University, California, 2 vol., 1929.
3 Commission for Relief in Belgium Records (1914-1930), Hoover Institution Archives, Stanford University, box 15, lettre Perrin G. Galpin à CRB London, 29 novembre 1914, 3 p. Les deux lecteurs sont Perrin G. Galpin et Tracy B. Kittredge. Ils partent un peu plus tard et rejoignent pour plusieurs années la CRB.
4 « The object is that an understanding between the three great powers will render war impossible an educational relations make the strongest tie. » Voir le site de la fondation [http://www.rhodeshouse.ox.ac.uk/history].
5 Sur l’incidence de l’éducation Quaker de Hoover, voir Nash Lee (ed.), Herbert Hoover and World Peace, Lanham University Press of America, 2010, et les tomes 2 et 3 de la biographie de Hoover, Nash George H., The Life of Herbert Hoover, The Humanitarian, 1914-1917 et Master of Emergencies, 1917-1918, 1988 et 1996, Norton & Cie.
6 Commission for Relief in Belgium Records (1914-1930), Hoover Institution Archives, Stanford University, box 126 : Témoignages de E. F. Hollmann (2 p.), Charles. F. Hawkins (6 p.), George S. Jackson* (11 p.), W. H. Chadbourn* (3 p.), Lewis Richard* (7 p.), Charles R. Clason (6 p.), Oliver C Carmichael (8 p.), Scott H. Paradise (9 p.), E. Coppee Thurston* (24 p.). Jackson, Chadbourn et Thurston sont déjà engagés dans une vie professionnelle.
7 Commission for Relief in Belgium Records (1914-1930), Hoover Institution Archives, Stanford University, box 12, Lettre 16 février 1916 de Oscar T. Crosby à Herbert Hoover p. 4. Né en 1861, ingénieur du corps de l’Armée formé à West Point, Crosby mène une longue carrière dans l’électrification des chemins de fer. Directeur de la CRB à Bruxelles d’avril à octobre 1915, adjoint du Secrétaire au Trésor américain en décembre 1917, il est envoyé spécial des États-Unis en Europe en juillet 1918, Special United States Commissionner of Finance in Europe.
8 Horace Fletcher (1849-1919), spécialiste américain de la nutrition, grand défenseur de santé par la mastication. Il a connu un succès certain répandant sa théorie lors de tournées en Europe.
9 Commission for Relief in Belgium Records (1914-1930), Hoover Institution Archives, Stanford University, box 44.
10 Westerman Thomas D., « Touring occupied Belgium : American humanitarians at “work” and “leisure” (1914-1917) », in First World War Studies, vol. 5, n° 1, March 2014. La contribution présente le journal tenu par Maurice Pate, diplômé de Princeton en 1915, rejoignant en 1916 la CRB ainsi que celui de Robert Withington, tous deux conservés à la Hoover Library, Special Collections, Stanford. À noter que Maurice Pate devient en 1947 le premier directeur général de l’UNICEF, organisation dans laquelle Herbert Hoover s’est beaucoup impliqué.
11 Voir en particulier Cabanes Bruno, The Great War and the Origins of the Humanitarianism, 1918-1924, Cambridge University Press, 2014. Little Branden., « An Explosion of New Endeavours : Global Humanitarian Responses to Industrialized Warfare in the First World War Era », in First World War Studies, vol. 5, n° 1, mars 2014. Little, Branden, Band of Crusaders : American Humanitarians and the Remaking of the World, 1914-1964, à paraître.
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