La guerre vue de Paris par Étienne de Nalèche, directeur du Journal des Débats : de la correspondance personnelle à la chronique quotidienne (1914-1919)
p. 31-42
Texte intégral
1Les écrits du for privé constituent une source importante, parmi beaucoup d’autres, pour comprendre et écrire l’histoire de la Première Guerre mondiale. Ils permettent notamment d’appréhender deux questions, qui écrit et qu’écrit-on pendant le conflit ? Le cas particulier de la correspondance présentée ici est intéressant à un double titre : l’auteur, Étienne de Nalèche, directeur du Journal des Débats, est à Paris durant presque toute la guerre et donne un point de vue de l’élite parisienne, et d’autre part, la correspondance qu’il adresse, de 1914 à 1919, à Pierre Lebaudy, industriel sucrier, évolue au fil des jours.
2Après le portrait des deux correspondants et la présentation du corpus, seront évoqués l’originalité et l’évolution du statut des lettres (s’agit-il d’une correspondance ou d’une chronique ?) puis les apports de ces écrits : la guerre vue de Paris.
Les deux correspondants et le corpus
3Les correspondants sont deux notables parisiens typiques aux nombreux points communs. Leur père est député. Ils sont camarades d’enfance et de la même génération : nés en 1865, ils ont la cinquantaine au début de la guerre. Mariés, sans enfants, ils partagent des valeurs proches, sont politiquement modérés, au centre, et libéraux au sens économique, et ont le même goût de l’art.
4Ancien diplomate, Étienne de Nalèche, enraciné dans la Creuse, dirige le sérieux Journal des Débats – fondé par les frères Bertin en 1789 – pendant cinquante ans et possède un réseau très étendu dans le Tout-Paris. Son ami Pierre Lebaudy est un grand industriel sucrier, libéral, issu d’une famille originale. Très riche, il possède un yacht et un hôtel particulier parisien, chasse en Afrique, finance la construction de dirigeables pour l’armée et soutient de nombreuses œuvres caritatives ; il est aussi actionnaire et financeur du Journal des Débats.
5Les deux hommes font cependant des choix différents pendant la guerre : tous deux ont dépassé l’âge obligatoire pour combattre, mais Lebaudy, officier de réserve, s’engage et devient capitaine à l’état-major d’une division territoriale d’infanterie1 tandis que Nalèche choisit de rester à Paris.
6En septembre 1914, Nalèche commence une correspondance pour se rapprocher de Lebaudy dont il est séparé. Elle se poursuit jusqu’à la mort accidentelle de Lebaudy en 1929 dans un accident de voiture2. Ses lettres ont été conservées par Lebaudy et ont été rendues à Nalèche, probablement après la mort de son ami. Il y a six cartons de lettres, dans l’ensemble bien classées, se présentant généralement sous forme de quatre pages recto-verso, sur papier marron fragile, presque toujours bien datées. Malheureusement, les lettres de Lebaudy à Nalèche n’ont pu être retrouvées.
7Ce corpus de correspondance a été identifié et utilisé par Jean-Noël Jeanneney pour sa thèse sur l’industriel et homme politique François de Wendel, un des financeurs du Journal des Débats3. Il est conservé depuis 1996 à Sciences Po, qui détient des archives d’hommes politiques et de partis politiques.
8Une édition critique de 1020 lettres de Nalèche à Lebaudy a été préparée, couvrant la période allant de septembre 1914 jusqu’en juin 1919, c’est-à-dire jusqu’au traité de Versailles qui marque la fin de la guerre4. L’ensemble revêt donc une cohérence chronologique.
9Au milieu du foisonnement des correspondances éditées et publiées sur la guerre, celle-ci présente des spécificités dues à la fois à son statut, plus qu’une simple correspondance, et à son contenu, véritable prolongement de l’activité de journaliste de son auteur.
Le statut du corpus : de la correspondance à la chronique
Le pensum : Nulla dies sine linea5
10Pendant la première moitié de la guerre, Lebaudy et Nalèche s’inscrivent dans des espaces différents. Séparés jusqu’à la fin de 1916, tous deux sont ensuite à Paris. Dans la première lettre du corpus, écrite de Bordeaux le 27 septembre 1914, Nalèche se situe, lui, à l’arrière, par rapport à Lebaudy qui est au front :
« Allons, au revoir, mon vieux Pierre. En pensant à toi je suis presque honteux que mon devoir soit si peu glorieux, mais je tâche de le faire de mon mieux. J’aimerais cent fois mieux être auprès de toi, j’y suis souvent par la pensée, et bien fraternellement je t’embrasse » [27 septembre 1914].
11Nalèche prend de son temps, une demi-heure environ, pour écrire quotidiennement à Lebaudy. Il conçoit ses lettres comme une obligation vis-à-vis de Lebaudy et de lui-même. Le terme le plus souvent employé pour parler de cette correspondance est celui de « pensum », utilisé à quatre-vingt-trois reprises. Originellement, le pensum est une « punition à faire, tâche à faire et, au sens propre, le poids de laine que les servantes devaient filer en un jour6 ». Ici, c’est donc le poids de récit quotidien que Nalèche doit fournir à Lebaudy !
« Il est très tard, mon vieux Pierre, et je ne sais si je pourrai arriver au bout de mon pensum comme tu dis » [4 mai 1916].
12Pourquoi Nalèche met-il autant de zèle à remplir cette mission d’information ? Peut-être parce qu’il est un ami proche resté à Paris en qui Lebaudy a confiance et qu’il veut se montrer digne de cette mission. Probablement aussi parce qu’il écrit à l’un des financeurs de son journal, envers qui il se sent redevable. Proche du pouvoir, intelligent et écrivant bien, Nalèche écrit pour remplir un rôle de soutien moral et d’information durant cette guerre où lui-même n’est pas exposé physiquement. Il a gardé trace d’un fragment spécifique de vie, même si on ne trouve pas d’indication d’utilisation personnelle ultérieure. Il n’a pas fait ce que beaucoup de combattants – il n’en était certes pas un – ont accompli après la guerre : rédiger et publier les notes ou carnets écrits pendant le conflit. Il y a tout de même eu une volonté de conservation puisque les lettres sont revenues dans sa famille, même si nous ignorons dans quelles circonstances. Nalèche se rend compte avec lucidité de l’importance de cette guerre pour l’avenir, plutôt que par rapport à lui-même. Cette correspondance n’a pas été rédigée directement pour témoigner, mais pour comprendre et garder trace :
« Peut-être que toutes ces histoires t’embêtent, mon pauvre vieux, mais, malgré tout, elles ont leur petit intérêt pour, un jour ou l’autre, arriver à comprendre comment tel ou tel mouvement est né, où tel ou tel fait prend racine » [9 avril 1916].
13Cette correspondance est à la frontière de plusieurs genres d’écriture et à la croisée de différentes disciplines. Quelques critères aident à en percevoir le statut.
Une correspondance privée ?
14Le statut de ces écrits est, de prime abord, celui d’une « écriture ordinaire7 », de la correspondance privée entre deux amis, pour un usage personnel. Le corpus constitue bien une correspondance au sens défini par Bruno Delmas8. La forme est celle d’une lettre manuscrite. Parmi les quatre usages principaux, on en retrouve deux dans notre ensemble de lettres : privé et para-professionnel. L’action est plus souple puisque les lettres de Nalèche remplissent différentes fonctions définies par Bruno Delmas : « informer » bien sûr, et, la plupart du temps, « relater » aussi un événement à la demande de Lebaudy, « demander », par exemple lorsqu’il souhaite du sucre pour ses nièces9, « répondre » aux missives de Lebaudy, et « transmettre » lorsqu’il renvoie à Lebaudy une autre lettre ou une pièce spécifique. La transmission se fait par la poste aux Armées. Nalèche y fait fréquemment allusion, ainsi qu’à ses retards et à la censure.
15Le scripteur cherche à rester en contact avec son destinataire ; son discours se conforme aux règles implicites de son époque ; sa production est un objet d’écriture et un témoignage intéressant qu’il faut cependant croiser avec d’autres sources.
16Il s’agit de lettres, par leur forme et leur structure. Figurent presque toujours une date, une formule d’adresse, de politesse et une signature. Il y a un auteur, Étienne de Nalèche, et un destinataire, Pierre Lebaudy, même si nous ne disposons pas des lettres de Lebaudy en réponse à Nalèche, faisant ainsi que, pour nous, le dialogue est rompu. Il y a donc interaction entre deux personnes, qui passe par l’écriture. Nalèche est d’ailleurs, en homme de réseaux, un habitué de la pratique de la correspondance, à titre personnel et professionnel, qui trouve pendant la guerre une ampleur encore plus grande.
17Ces documents ont aussi un « caractère d’immédiateté et de spontanéité10 » indéniable malgré l’autocensure. Les lettres sont presque toujours datées et quotidiennes. Nalèche rédige de manière structurée mais au fil de la pensée et de la plume, et envoie immédiatement ses missives à Lebaudy. Cela en fait également un document d’archives unique et une source historique fondamentale. Il ne s’agit pas ici d’une réécriture a posteriori mais bien d’un document à chaud.
18Cette correspondance est nettement privée dans la forme, notamment les formules d’appel, par exemple « Mon vieux Pierre » ou « Dear Peter » et de politesse comme « crois à ma vieille amitié » ou « ton affectionné » ainsi que le ton général. La continuation d’une amitié de longue date entre deux hommes qui se tutoient – comme les bons camarades de collège qu’ils sont probablement – est le fil conducteur de ces échanges. Mais leur contenu est para-professionnel pour un journaliste comme Étienne de Nalèche et il n’est pas exempt d’intérêts économiques, financiers et professionnels communs, par exemple autour du Journal des Débats dont Lebaudy est actionnaire et administrateur et qu’il finance largement. Plusieurs sphères s’interpénètrent.
19Très peu d’évocations personnelles et familiales apparaissent au fil des lettres, par choix délibéré. Cela constitue une grande différence avec la plupart des correspondances familiales ou amicales du xixe siècle. Nalèche parle ainsi de manière rarissime de sa santé, de ses sentiments ou de sa famille. Les anecdotes personnelles relatées ont juste une valeur d’exemple. C’est l’intérêt général, politique, diplomatique et militaire qui prime. L’intime n’est pas dévoilé. Le moral de Nalèche se déduit simplement de son ton, presque imperceptiblement. Cette correspondance n’est nullement introspective, même si la situation morale en temps de guerre peut apparaître.
20Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’« écrits du for privé11 », qui incluent souvent une dimension personnelle ou familiale. Le corpus constitue plutôt une correspondance privée amicale et para-professionnelle d’intérêt général.
21Le témoignage de Nalèche est très éloigné de celui des combattants. Ce n’est pas une correspondance de poilu, ni des carnets de guerre12. Il s’agit plutôt d’une correspondance sur la guerre vue de l’extérieur, et en temps de guerre. La censure, plus aléatoire pour la correspondance avec le front que pour un journal imprimé, reste néanmoins très présente et l’autocensure très perceptible, notamment quand Lebaudy est au front, jusqu’en novembre 1916. Cela confirme enfin l’existence de relations régulières entre le front et l’arrière.
Un journal ou une chronique ?
22Finalement, cette correspondance n’est-elle pas aussi ou plutôt une forme de journal ou de chronique, au sens de celle du sire de Joinville13, pour garder la mémoire d’événements perçus et analysés comme importants pour l’avenir ? La parenté avec le journal est nette car Nalèche s’impose une discipline pour écrire quotidiennement son « pensum » : l’étymologie de « journal » comprend bien la pratique régulière, au jour le jour. La périodicité peut varier, dans le cas d’un journal, mais elle s’impose. Celle des lettres de Nalèche change d’ailleurs : de quotidiennes quand Lebaudy est au front, elles peuvent être rédigées tous les deux ou trois jours après son retour. Nalèche lui-même accorde de l’importance à la régularité et à la précision des dates.
Graphique 1. – Répartition des lettres de Nalèche à Lebaudy par année et par mois, 1914-1919.

23Béatrice Didier insiste sur le caractère discontinu du journal, qui est aussi celui de la correspondance. Il peut être rédigé dans des situations exceptionnelles, qui permettent une expérience. C’est le cas ici de la guerre. Le journal n’est pas seulement un « dialogue avec soi-même », mais un « genre ouvert à la présence d’autrui14 », ce qui le rapproche de la correspondance. En tant qu’écrits « pour autrui », notre correspondance se rapproche de ce que Michel Tournier appelle Journal extime15 ou que Béatrice Didier définit comme un « journal externe » ou des chroniques, avec un critère de quotidienneté. C’est le cas de Nalèche qui rend compte quotidiennement des événements à Lebaudy :
« Il est facile de comprendre que tous ces généraux soignent certains hommes politiques et se servent de leurs influences pour se démolir les uns les autres. Nous connaissons hélas tout cela. Tu dois en retrouver fréquemment les traces dans les notes que je te griffonne au jour le jour » [3 juillet 1917].
24Pierre-Jean Dufief évoque la proximité entre journal et correspondance en raison du statut du destinataire : ce n’est pas ici une écriture intime car Nalèche n’est pas en prise directe avec son Moi. Ces lettres jouent plutôt un rôle de transmission, d’intermédiaire entre la société et Lebaudy, voire au-delà. Mais il s’agit vraiment d’une correspondance car Nalèche tient compte de son ami destinataire. Il envoie aussi à Lebaudy des informations « confidentielles » qu’il ne peut publier de manière ouverte dans le Journal des Débats.
25Ne pas posséder la correspondance croisée renforce le sentiment que nous avons affaire à un journal externe, surtout à la fin de la période. C’est un fragment de dialogue, une forme de journal à deux voix dont l’autre s’est éteinte. Cela accentue l’impression que certaines lettres n’attendent pas de réponse, d’autant plus qu’elles ont de moins en moins de formule d’adresse, comme si Nalèche écrivait à un correspondant muet ou fantôme. Les raisons de tenir un journal rejoignent celles pour lesquelles Nalèche écrit à Lebaudy. En revanche, Nalèche ne possède plus ses lettres, qui sont entre les mains de son ami. Elles lui échappent. Il ne peut pas les relire, car il ne semble pas en avoir conservé de brouillons, même si c’est finalement sa famille qui les a récupérées. Dans le cas d’un journal, la possession physique de l’objet demeure.
26Le corpus s’apparente aussi à des mémoires au sens de ceux du xviiie siècle qui ont peu de conscience du soi privé. Si Nalèche a conscience de soi, ce n’est pas ce qu’il a choisi de faire passer dans sa correspondance. Il emploie l’expression « témoin oculaire » à cinq reprises mais ne s’y inclut pas16. Il est néanmoins une sorte de témoin moral pendant la guerre au sens où l’entend Jay Winter17.
27Par la pratique et le tempérament de Nalèche, sa pratique épistolaire est encore une pratique du xixe siècle. Il s’agit finalement d’une écriture ordinaire en temps extraordinaire.
L’évolution chronologique du statut
28À la lumière des critères présentés, nous constatons qu’une évolution chronologique est perceptible dans le corpus et qu’elle implique finalement une différence de statut selon la période. La correspondance n’a pas tout à fait la même forme et le même contenu quand Lebaudy est au front et quand il revient définitivement à Paris fin 1916 et que les deux amis se voient régulièrement. Durant les permissions de Lebaudy, les lettres s’interrompent deux fois quinze jours en avril et juillet 1916. En revanche, au retour de Lebaudy, en congé à partir du 10 novembre 1916, l’échange épistolaire continue alors que les deux amis se voient ou s’appellent au téléphone, mais glisse vers la conservation d’une trace écrite en raison de l’intérêt de la période, pour garder mémoire des événements survenus. Nalèche continue son « pensum » pour « noter la date ».
29Parfois, il n’a pas le temps d’écrire un jour et il regroupe sous deux ou trois dates son récit. Il insiste lui-même sur la différence avec la période où Lebaudy était au front, et sur le fait que Lebaudy à Paris est aussi bien – voire mieux – informé que lui.
30Une autre évolution apparaît dans le rapport entre les deux hommes, plus direct puisqu’ils se voient régulièrement. Les formules d’appel et de politesse, très présentes dans la première période, disparaissent progressivement à partir du retour de Lebaudy à Paris en novembre 1916. Elles deviennent plus courtes, plus sobres et moins nombreuses à partir d’août 1917. Dès octobre 1917, les formules d’appel disparaissent souvent et la formule de politesse se résume à un bref « À toi ». À partir de juillet 1918, la formule d’appel a totalement disparu.
Graphique 2. – Les formules d’appel dans les lettres du corpus, 1914-1919.

31Ce graphique nous fait percevoir que, à une correspondance réelle, aux attributs bien définis (formules d’appel) au début de la période, quand Nalèche et Lebaudy sont éloignés, a succédé progressivement une forme plus proche de la chronique ou du journal externe, pratiquement sans formule d’appel, parfois au contenu regroupé sous plusieurs dates. D’autre part, la dimension affective disparaît peu à peu des lettres au cours de la période. Du début de la guerre, où nous sommes en présence d’une correspondance d’un ami à un ami éloigné, nous passons à la fin de la période au Journal d’un bourgeois de Paris…
Les apports de cette correspondance : la guerre vue de Paris
32L’intérêt de l’édition critique de cette correspondance entre 1914 et 1919 est de proposer au public une source originale, différente de la correspondance des poilus, qui permette de comprendre la guerre vue de Paris. Nalèche a un réseau très important au service de son journal et il connaît toute l’élite parisienne : diplomates, hommes politiques à qui il sert d’intermédiaire, écrivains, académiciens, directeurs de journaux, hommes d’affaires, autres notables et Tout-Paris, etc.
33Dans sa correspondance comme dans son journal, Nalèche a une bonne plume, celle d’un journaliste sérieux, qui a de l’humour, du recul et une grande capacité d’observation et de transmission. Son style est enlevé, expressif et très agréable à lire. Il maîtrise l’art de la description comme celui du portrait. La capacité de Nalèche à brosser des scènes touchantes ou poignantes s’illustre par exemple ici, avec sa description des Serbes chassés mourant d’épuisement :
« [Un ami18] m’a fait une peinture affreuse de l’arrivée des Serbes à Durazzo. Il en a vu venir 10 000 et des jeunes recrues se traînant le long des routes, n’ayant sur eux qu’une espèce de manteau des plus grossières étoffes, sans chemises, car les Albanais les leur avaient prises en échange de pain et ils s’aidaient dans leur marche de longs bâtons sur lesquels ils s’appuyaient. Beaucoup d’entre eux, épuisés, s’asseyaient le long de la route et sans un soupir, sans un cri, s’éteignaient comme des lampes à huile. Il a compté 35 cadavres sur un parcours d’un kilomètre » [12 juin 1916].
34À la manière de La Bruyère, Nalèche dresse fréquemment dans ses lettres un portrait vivant et fourmillant de détails des personnages qu’il croise, au physique et au moral. Il émaille ses lettres d’anecdotes croustillantes ou étonnantes qui peuvent constituer la chute d’un récit, rendent la correspondance très vivante et servent d’exemple et d’illustration au propos. Elles cherchent également à retenir l’attention du destinataire et à le distraire.
35Nalèche est lucide et voit l’importance d’un événement, comme les conséquences du bolchevisme. Il touche de près à l’histoire, quand il raconte le cercle formé autour de Guynemer couvert de médailles19. La scène décrite est presque une image d’Épinal.
36Les lettres sont d’un grand intérêt et d’une richesse extrême car leur contenu est d’intérêt national. Nalèche se confond avec son métier de directeur de journal. Il est un observateur extérieur et lucide de la guerre. L’étude du contenu des lettres, passées au crible d’un logiciel d’analyse de texte, dénommé Alceste20, permet de dégager de grandes catégories lexicales – appelées « classes21 ». La correspondance n’aborde que les sujets « nobles » et absolument pas la famille ou les sentiments personnels. Nalèche estime que les thèmes importants et sérieux sont les affaires du pays, la conduite de la politique intérieure et extérieure et la guerre, en priorité. Suivent l’économie et l’aspect social.
37Avant analyse, le corpus de lettres a été délimité en tranches chronologiques successives (1914-1916, 1917 et 1918-1919) en fonction du volume. Les classes de vocabulaire ont donc été déterminées à l’intérieur de chacun de ces sous-corpus. Des éléments stables durant toute la période se dégagent et d’autres indiquent une évolution chronologique. Pour la tranche 1914-1916, (six derniers mois de 1915 et 1916), quatre classes apparaissent. Une première classe regroupe le vocabulaire des formules d’appel et de politesse et des dates. Une deuxième concerne la politique intérieure, le gouvernement et le Parlement et les principaux hommes politiques et militaires22. La troisième rassemble le vocabulaire à dimension internationale et militaire (pays et nationalités23, lieux de bataille et termes militaires). La dernière classe a trait à la dimension propre de la guerre et de ses conséquences sanitaires et économiques24.
Graphique 3. – L’évolution lexicale dans la correspondance de Nalèche à Lebaudy, 1914-1919 (les données chiffrées sont indiquées en pourcentages par période, la somme faisant 100).

38Le vocabulaire repéré par le logiciel n’est pas exactement le même d’une tranche chronologique à l’autre. L’évolution thématique dans le temps est visible à plusieurs traits : en 1917, une classe spécifique vient s’ajouter, consacrée au vocabulaire des affaires journalistico-financières. Les sujets se diversifient encore par la suite puisque six classes sont présentes en 1918-1919, dont une catégorie non négligeable consacrée aux anecdotes (20 %), peut-être liée à la fin de la guerre. Elle ressemble en partie au vocabulaire des scandales de 1917, mais l’ironie se fait plus légère. Une autre classe est tournée vers les enjeux socio-économiques de la guerre25. La catégorie concernant les relations internationales est aussi de plus en plus orientée vers le lexique de la paix. La part relative de la dimension proprement militaire augmente légèrement. Bien entendu, le vocabulaire lui-même évolue, comme les noms de fronts et de batailles, les nationalités et les pays cités en fonction de la situation militaire, et les hommes politiques les plus présents selon les changements politiques26. La part du vocabulaire ayant trait aux lettres diminue et est intégré au champ lexical de la méthode de travail (1918-1919), ce qui confirme l’analyse sur la diminution des formules d’appel et de politesse et le changement de statut de la correspondance.
Conclusion : le rapport de Nalèche à sa correspondance et l’intérêt des lettres
39Nalèche se confond avec son métier de directeur de journal. Il est un observateur et un intermédiaire de premier ordre. Il a un réseau très développé au service des Débats et connaît tout le monde à Paris : diplomates, hommes politiques, écrivains, académiciens, etc.
40L’intérêt des 1 020 lettres adressées par le directeur des Débats à son ami Lebaudy tient à la fois au statut original et évolutif de la correspondance, qui passe de missives privées et para-professionnelles à une chronique gardant la trace lucide de l’importance de la Première Guerre mondiale pour l’avenir, mais aussi au contenu évoquant tous les sujets d’importance première, vus de Paris par de nombreux informateurs et enfin à l’art d’écrire et de décrire de Nalèche, directeur de journal et « gentilhomme » à la frontière de deux siècles.
Notes de bas de page
1 Archives nationales, Dossier de Légion d’honneur L 1511090. Service historique de la défense, 5Ye 92857, dossier de Pierre Lebaudy pendant la guerre de 1914-1918 et croix de guerre.
2 Curieusement, Pierre Lebaudy, mort accidentellement dix ans après la fin de la guerre, est représenté en combattant mourant de la Première Guerre, assisté d’un aumônier et d’un brancardier militaires, dans un vitrail offert par sa veuve à l’église de Saint-Maur (Cher), village où l’accident est survenu.
3 Jeanneney Jean-Noël, François de Wendel en République : l’argent et le pouvoir, 1914-1940, thèse, René Rémond (dir.), Université Paris-X Nanterre, présentée le 12 mars 1975, Atelier de reproduction des thèses, Lille-III, Honoré Champion, 1976, 3 vol., 1510 p.
4 Gaultier-Voituriez Odile, Le « Pensum » : édition critique de la correspondance d’Étienne de Nalèche, directeur du Journal des Débats, à Pierre Lebaudy, industriel sucrier, 1914-1919, thèse de doctorat, histoire, Jean-Noël Jeanneney (dir.), IEP de Paris, janvier 2011, 5 t., 2626 p.
5 En latin : « Pas un jour sans une ligne. »
6 Ernout Alfred et Meillet Antoine, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1951.
7 Chartier Roger et Hébrard Jean, « Conclusion : Entre public et privé : la correspondance, une écriture ordinaire », Chartier Roger (dir.), La correspondance, les usages de la lettre au xixe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 451-458.
8 Delmas Bruno, « Correspondre : esquisse d’une typologie des formes individuelles et collectives de la communication écrite », Albert Pierre (dir.), Correspondre jadis et naguère, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1998, p. 13-29.
9 Lettre du 1er août 1916.
10 Bergamasco Lucia, « Postface », Mireille Bossis et Lucia Bergamasco (dir.), Archive épistolaire et histoire, Paris, Connaissances et Savoirs, 2007, p. 346.
11 « Les écrits du for privé, aussi appelés ego-documents, sont des textes non-littéraires produits par des gens ordinaires. Ils vont du simple livre de raison ou livre de famille aux formes plus complexes du diaire, de l’autobiographie, des mémoires historiques, et de toutes les sortes de journaux (intime, militaire, de voyage, diplomatique, médical, etc.). », définition donnée par le groupe de recherche GDR 2649 (CNRS) qui associe archivistes et historiens sur les écrits du for privé, malheureusement pour nous jusqu’en 1914 seulement [http://inventaire.ecritsduforprive.fr/]. Voir aussi Foisil Madeleine, « L’écriture du for privé », Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Perrot Michelle (dir.), De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1987, 636 p., p. 331-369.
12 Cazals Rémy, « Éditer les carnets de combattants », colloque de Carcassonne, 24-27 avril 1996, Traces de 14-18, 13 p. [http://www.imprimerie-d3.com/actesducolloque/editercarnets.html]. Cazals Rémy, Rousseau Frédéric, 14-18 : le cri d’une génération : la correspondance et les carnets intimes rédigés au front, Privat, 2001, 160 p.
13 Le sire de Joinville (1224-1317), dans les Mémoires de Jean, sire de Joinville, ou Histoire et chronique du roi très chrétien saint Louis, relate sa vie auprès de saint Louis de manière sincère et désintéressée. Quand les sources peuvent être croisées, son témoignage est fiable.
14 Didier Béatrice, Le Journal intime, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 24.
15 Tournier Michel, Journal extime, Paris, Gallimard, 2004, 262 p.
16 Dulong Renaud, Le témoin oculaire : les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, EHESS, 1998, 237 p.
17 Winter Jay, « Le témoin moral et les deux guerres mondiales », Histoire et sociétés, n° 8, 4e trim. 2003, p. 99-115.
18 Il s’agit d’Alfred Grandidier (1836-1921), scientifique, géographe, grand voyageur, membre de l’Académie des sciences.
19 Lettre de [décembre 1915].
20 Alceste est « un logiciel d’analyse de données textuelles issu du CNRS et propriété de la société IMAGE, qui continue à le développer et à le commercialiser depuis 1986. C’est un outil fondamental d’aide à l’analyse automatique des données textuelles. […] L’objectif est de quantifier un texte pour en extraire les structures signifiantes les plus fortes, afin de dégager l’information essentielle contenue dans les données textuelles » [http://www.image-zafar.com/index_alceste.htm].
21 Le logiciel découpe les lettres en unités correspondant à la taille moyenne d’une phrase, puis compare les mots employés : il regroupe alors les phrases qui emploient les mêmes mots et sépare celles dont le vocabulaire diffère. Il dégage des ensembles de phrases qui se ressemblent et des ensembles de mots qui sont souvent employés dans les mêmes phrases. Le logiciel indique les phrases qui, statistiquement, apparaissent les plus typiques de chaque classe de vocabulaire.
22 Constitution des cabinets ministériels et des combinaisons possibles, des discours, des interpellations et des débats à la Chambre des députés et au Sénat et du comportement des parlementaires, des ministres et du président du Conseil, rivalité entre pouvoirs politique et militaire et entre généraux, fonctionnement du Grand Quartier général, de la censure et de la Maison de la Presse et des services de propagande.
23 Belgique, Italie, Espagne, Grande-Bretagne, Grèce, Moyen-Orient et pays d’Europe centrale puis Russie et États-Unis.
24 Offensives sur les différents fronts, forces en présence, pertes humaines et matérielles, moral des troupes, services de santé, maladies (syphilis et grippe espagnole), œuvres en faveur des blessés, effets de la guerre sur la vie à l’arrière, dimension technique (avions, zeppelins, gothas, hydravions, bateaux, sous-marins, trains, automobiles blindées, chars, canons, mitrailleuses ou obus).
25 Grèves et coût des matières premières.
26 On passe ainsi par exemple de termes concernant la Roumanie en 1914-1916 à un vocabulaire beaucoup plus important numériquement à propos de la Russie et des États-Unis, liés à la révolution russe et à l’entrée en guerre des États-Unis.
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