La « Grande Collecte » : du bon usage des archives privées de la Grande Guerre
p. 17-20
Texte intégral
1La Grande Guerre est intervenue à une époque de notre histoire où l’usage du papier et de l’écriture était largement répandu ; elle a duré longtemps, touchant une large population, et n’est distante de notre époque que d’un siècle, soit trois générations. Ces facteurs expliquent que la Première Guerre mondiale fut l’occasion d’une intense production d’archives, et que ces archives se trouvent encore conservées en masse, les siècles n’ayant pas fait leur travail inéluctable de tri et d’élimination. Les archives publiques de la Grande Guerre sont, pour la plupart, connues, classées et exploitées. Le sort des archives privées est différent : quelques documents, exceptionnels par leur complétude ou la force de leur témoignage, ont été mis au jour ou exploités dans le cadre de recherches historiques, grâce à la sagacité de chercheurs amateurs ou professionnels. Mais nul ne pouvait, jusqu’à présent, quantifier la masse de ces documents, ni évaluer leur place dans la mémoire des familles françaises. Des opérations ponctuelles de repérage et de collecte d’archives privées ont eu lieu dans l’histoire des Archives, notamment au tournant des années 2000, au ministère de la Défense et des Anciens Combattants ; mais les périodes ou les événements ciblés – en l’occurrence, Résistance et Déportation – n’étaient pas comparables en termes de masse à la Première Guerre mondiale.
2Sans doute une collecte générale se heurtait-elle à des obstacles épistémologiques : à quoi bon récolter des milliers de traces supplémentaires d’un événement déjà largement représenté et documenté ? Que faire de centaines de liasses de papier qui, trop fragmentaires ou trop banales, ne pourraient jamais constituer de véritables « fonds privés », capables à eux seuls d’attirer étudiants et chercheurs ? Ces raisons fort valables expliquent l’absence de collecte organisée des archives privées de la Grande Guerre. Elles ne prenaient pas en compte, cependant, l’évolution des mentalités et du regard porté sur la Grande Guerre, ni l’émergence de moyens de numérisation et de diffusion encore inespérés il y a vingt ans. La force croissante du témoignage individuel, l’importance donnée à l’émotion et à l’expérience, la diversité des mémoires particulières à prendre en compte : ces facteurs, que les historiens constatent depuis quelques décennies sous l’angle histoire/ mémoire, marquent la société contemporaine. Il n’y a plus, pourrait-on dire, d’anonymat des humbles : toute histoire humaine peut prendre une dimension universelle et tout acteur de cette histoire est fondé à réclamer considération et respect. Enter cette relation contemporaine à l’histoire sur le terreau habituel de la recherche n’est pas chose aisée. La recherche historique, traditionnellement, s’accommode mal de l’émotion et du présentisme ; elle implique le recul des siècles et la distance par rapport aux sources.
3La Grande Collecte organisée en France en 2013 puis en 2014 a, paradoxalement, réussi la greffe : elle a provoqué la rencontre harmonieuse des dépositaires d’une mémoire individuelle, matérialisée le plus souvent par quelques souvenirs infimes et parfois dérisoires de la Guerre – un portrait, le texte d’une citation, quelques lettres ou photographies – et des professionnels de la recherche historique. Pour cela, un dispositif ingénieux a été mis en place. Le principe initial de la Grande Collecte, tel qu’il fut conçu en 2010 à l’université d’Oxford, dans le cadre de la bibliothèque numérique européenne Europeana, laissait toute initiative au contributeur : celui-ci pouvait se connecter à une plate-forme numérique sans assistance, à la date de son choix, et y déposer les documents qu’il voulait. La validation des contributions, assurée par l’équipe d’Europeana aux Pays-Bas, était de pure forme. En France, les deux principaux organisateurs du mouvement, la Bibliothèque nationale de France – et en son sein Catherine Dhérent, inlassable promoteur du projet – et le Service interministériel des Archives de France, se sont mis d’accord pour appuyer la collecte sur un réseau structuré de points d’accueil, et la stimuler particulièrement au cours de la semaine entourant le 11 novembre. Un appel à volontariat a été lancé auprès des services d’archives départementales et municipales, ainsi qu’au sein du réseau des bibliothèques. La communication de l’opération a été assurée par la Mission du Centenaire, à l’aide de plusieurs supports : tracts, affiches, dépliants, site internet, et surtout publicité radiophonique et télévisée : un film de quelques secondes fut diffusé sur les chaînes de France Télévision dans les semaines précédant l’opération. Plus de deux cents services publics ont accepté de recevoir les contributeurs, et se sont organisés en conséquence, en aménageant des espaces d’accueil, de commentaire des pièces déposées, et de numérisation. La collecte s’est ainsi trouvée encadrée et accompagnée, pour la plus grande satisfaction des contributeurs. Près de 15000 personnes, dans la France entière, ont participé à l’opération en 2013. Ce chiffre modeste en soi est à mettre en regard de la fréquentation quotidienne des services d’archives : à cette aune, il représente un indéniable succès, d’autant plus qu’il s’est accompagné d’une forte couverture médiatique. La presse et la télévision locales se sont aussitôt emparées du sujet, qui est ainsi devenu le premier des grands rendez-vous commémoratifs de la Guerre. Tous les milieux sociaux ont été touchés, si l’on en juge par la grande diversité sociologique des contributeurs : descendants de généraux ou de militaires du rang, personnes simples ou notables. L’âge moyen des participants était relativement élevé : nombre d’entre eux avaient reçu de leur père ou grand-père des témoignages directs de la guerre. Mais beaucoup aussi sont venus accompagnés de leurs enfants et petits-enfants.
4Quelles furent les suites des journées de collecte de 2013 ? Il y eut d’abord près de 250000 vues numériques collectées, et des milliers d’histoires personnelles ajoutées à la plate-forme numérique Europeana 14-18. Il y eut aussi un sentiment de satisfaction des citoyens contributeurs vis-à-vis de la chose publique : les manifestations de sympathie et les compliments ont été innombrables. Il y eut enfin, dans de nombreux départements, un lien particulier créé entre les contributeurs et les services d’archives. Dans tel service, c’est le préfet qui a assisté au cocktail de remerciements des contributeurs ; dans tel autre, c’est une exposition itinérante qui a mis en valeur les principaux fonds reçus ; dans tel autre encore, un document particulièrement remarquable a permis d’ajouter des précisions importantes à l’histoire locale du conflit. Mais le principal effet restera sans doute imperceptible, dans la mesure où il ressort de l’intimité des familles : la Grande Collecte a provoqué non seulement une prise de conscience de la valeur des archives privées, mais aussi une remémoration historique personnelle et familiale. Quoique sur un mode différent, elle a atteint le but que se fixe tout historien lorsqu’il publie un livre : faire partager au plus grand nombre la nécessité de la conscience historique, qui permet à chacun de préparer l’avenir en prenant conscience du passé.
5Le renouvellement de la Collecte, dès la fin du premier épisode en 2013, avait fait l’objet d’intenses discussions. Une seconde opération rencontrerait-elle le succès de la première ? De nouveaux contributeurs se déplaceraient-ils sur le même thème, alors même qu’une certaine saturation pourrait naître de la multiplication des commémorations ? Pour éviter une simple répétition, les Archives de France et la BnF choisirent d’organiser une collecte plus encadrée, axée principalement sur l’incitation au don et au dépôt d’archives. Un nouveau site internet, lagrandecollecte.fr, distinct de la plate-forme Europeana 14-18, proposait en ligne un échantillon des documents les plus significatifs. Le nombre de participants fut inférieur, comme cela était attendu. En revanche, près de mille fonds d’archives familiales ont rejoint à cette occasion les collections publiques. L’effet de cette seconde collecte fut donc jugé encourageant, à tel point que de nouveaux projets germèrent : une collecte espacée mais régulière, portant sur d’autres thèmes, et tenant lieu de rendez-vous annuel des Français avec leur histoire. L’avenir dira ce qu’il en est.
6De cette expérience originale de collecte d’archives privées, on retire cependant une impression très positive. Lancée à la veille du début des commémorations, la Grande Collecte a placé les Archives au premier plan des opérateurs du centenaire. Elle a servi d’introduction aux multiples activités de valorisation proposées durant l’année 2014 : portail du Grand Mémorial, conférences, expositions, lectures d’archives, projets numériques variés… En rapprochant les contributeurs des services d’Archives, la Grande Collecte a renforcé les liens entre les Français et leur histoire : ce fut une façon originale d’illustrer l’importance à la fois civique et culturelle du réseau des archives publiques en France.
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