Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1En ces années d’intense commémoration du centenaire de la Grande Guerre, les publications scientifiques, manifestations artistiques ou productions audiovisuelles de tous genres foisonnent. La Société des amis des archives de France a souhaité prendre part à cet effort commun, mais avec une ambition bien délimitée. Délaissant délibérément les problèmes relatifs à la stratégie militaire, aux relations politiques, aux négociations internationales, elle a choisi tout naturellement les archives comme angle d’attaque et plus précisément les archives privées. Les Archives nationales se sont aussitôt associées à ce programme, en partenariat avec la Fondation Singer-Polignac qui, selon une tradition déjà ancienne, apporte son soutien aux entreprises de la SAAF. Le colloque organisé conjointement par les trois partenaires les 22 et 23 janvier 2015 est à l’origine du présent ouvrage.
Pourquoi les archives privées ?
2Si l’Ancien régime s’était déjà préoccupé des archives privées, c’était seulement dans la mesure où elles pouvaient comporter des papiers publics, source de droits pour l’État. Vers la fin du xixe siècle, historiens et archivistes se préoccupent également du sort des archives des familles nobles. Mais c’est seulement en 1949 que Charles Braibant, alors directeur des Archives de France, en créant le « service des archives privées » aux Archives nationales, donne une forte impulsion à une politique de préservation et de collecte de fonds privés souvent remis comme « dépôts » aux services d’archives publics. Ce n’est pas un hasard si la loi du 3 janvier 1979 sur les archives donne de celles-ci une définition extensive : « Ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de son activité » (art. 1). Un titre de cette loi est ainsi consacré aux archives privées définies par opposition aux archives publiques. Aujourd’hui, la plupart des services d’archives disposent d’un département, d’une cellule ou d’un agent dévolu aux archives privées.
3Suivant un chemin parallèle, la discipline historique s’est progressivement attachée de plus en plus à « sonder l’intime1 », à comprendre et analyser le quotidien du citoyen lambda sans plus se concentrer prioritairement sur l’action des dirigeants et des notables. Désormais, à côté de « l’histoire vue d’en haut » plus ancienne mais toujours très vivante, se développe, s’oppose parfois, une « histoire vue d’en bas2 » s’attachant à l’histoire des individus ou des groupes sociaux les plus divers, y compris quand il s’agit de la Grande Guerre.
4En même temps, si pour comprendre cette Guerre, dite pour la première fois mondiale, cette tragédie européenne, une approche multilatérale des événements s’est imposée aux historiens depuis longtemps, ce n’est que récemment qu’ils se sont tournés vers la comparaison du « vécu des populations ». Comparer la perception du conflit par un enfant, vivant à Berlin, comme Sebastian Haffner la décrit dans son Histoire d’un Allemand3 et celle d’un habitant des zones de combat en France ou en Belgique donne des approches très différentes.
5Loin de rester hexagonal, le colloque s’est attaché à une vision internationale. Plusieurs articles traitent ainsi des institutions ou des sources des différents pays belligérants : Marlen Kayen bénévole au Deutsche Tagebucharchiv, à Emmendingen en Allemagne présente son expérience menée avec l’Association pour l’autobiographie ; dans la deuxième partie, la plus internationale, la Belgique est représentée par Hubert Roland qui fait revivre avec le journal d’une allemande, Thea Sternheim, l’ébullition intellectuelle internationaliste. Ludmilla Evdokimova, directeur de recherche à l’institut de littérature mondiale à Moscou retrace de manière très vivante la vie quotidienne tout à fait romantique racontée par Sophie Ilovskaya, jeune fille noble engagée sur le front sud-ouest russe en été 1917. Enfin, Fabien Théofilakis, professeur invité à l’université de Montréal, traite de manière transversale et comparative de l’écriture des prisonniers de guerre en France et en Allemagne.
6« Pour honorer la génération perdue, la République a élaboré un ensemble tragique : unité de temps, le 11 novembre ; unité de lieu, les monuments aux morts ; unité d’action, la cérémonie commémorative4 ». À présent, s’ajoute à ces manifestations très visibles décrites par Antoine Prost la collecte et la mise en valeur des traces restées cachées dans les caves et les greniers que sont les souvenirs, journaux intimes, correspondances, petits objets dispersés sur l’ensemble du territoire. Une bonne partie de ces épaves, longtemps oubliée, reste encore en mains privées, une autre maintenant non négligeable étant confiée à des institutions, publiques ou privées. L’apport de l’opération dite « Grande Collecte » est mis en valeur sous différents aspects au point qu’il apparaît qu’elle a probablement été à l’origine d’un tournant, d’un point de départ remettant en cause les habituels corpus de sources et certaines définitions archivistiques classiques. C’est ainsi que l’historien Jay Winter, qui participait aux travaux, propose par exemple de définir les archives privées comme les « archives de l’émotion ».
7La première partie du volume est consacrée aux organismes acteurs de la collecte de ces documents. Isabelle Aristide-Hastir, pour les Archives nationales, et Emmanuel Pénicaut, pour le réseau des Archives de France, reviennent sur ce « projet mémoriel interactif ». Une annexe rend compte des informations collectées par Catherine Dhérent auprès des représentants de nombreux organismes exerçant l’activité de traitement, de conservation et de mise en valeur des documents collectés, attestant notamment de l’intérêt que les institutions (administrations publiques, organismes privés, associations, très anciennes ou récemment créées, consacrés à la Première Guerre mondiale ou à un champ plus large) portent de plus en plus aux fonds privés.
8Les deuxième et troisième parties invitent à découvrir des auteurs-témoins-scripteurs et leurs écrits. Qui écrit ? Qu’écrit-on ? Une équipe d’historiens et de chercheurs en archivistique a repris le concept de for privé, forgé en 1986 par Madeleine Foisil pour l’Histoire de la vie privée5 et a, depuis le début des années 2000, rassemblé un corpus de ces écrits personnels6 dont ils ont précisé la typologie et les usages du Moyen Âge à l’époque contemporaine7. Autobiographies, journaux, chroniques, témoignages, correspondances épistolaires nourrissent les archives privées de la Grande Guerre.
9Les journaux sont personnels mais écrits le plus souvent comme une chronique d’événements dans un but de transmission. Ce sous-ensemble est illustré par les contributions, ci-dessus évoquées, d’Hubert Roland qui présente les journaux de Théa Sternheim, allemande en Belgique, de Ludmilla Evdokimova qui étudie le journal de Sophia Ilovaskaïa dans la Russie en guerre entre 1915 et 1917, et de Philippe Verheyde relative à la chronique engagée du préfet Trépont entre 1915 et 1918.
10Les correspondances impliquent étymologiquement (cum, spondere pour dicere, précédé de la particule itérative re) une relation, une communication de pensées entre des personnes placées à distance : demandes appelant des réponses, comportant dits et redits entre les auteurs. Étienne de Nalèche, le directeur du Journal des Débats et Pierre Lebaudy, son ami, industriel sucrier, échangent un peu à la manière des philosophes et littérateurs des xviie et xviiie siècles et Odile Gaultier-Voituriez montre bien que cette correspondance se rapproche d’une chronique quotidienne. Élie Halévy, « intellectuel en guerre », renonce à écrire publiquement mais Marie Scot révèle l’intérêt de ses analyses et de ses interprétations même s’il les réserve à ses proches. Bien différentes sont les lettres, présentées par Zénaïde Romaneix ; adressées en grand nombre aux députés, elles émanent de tous les rangs de la société pour exprimer intérêt, doléances, opinions et même parfois sentiments intimes. Dernier cas de figure, les lettres écrites par les prisonniers de guerre, étudiées par Fabien Théofilakis, qui se distinguent des autres catégories par leur masse, permettant d’établir des séries et de déterminer des pratiques d’écriture.
11Pour compléter ce panorama typologique, la communication de Clotilde Druelle-Korn prend appui sur ce qu’elle caractérise comme des « témoignages », récits envoyés par les premiers américains de la Commission for Relief in Belgium pour rendre compte de leur action à l’organisation d’aide humanitaire pour laquelle ils œuvrent.
12Certes, le fait que les archives soient conservées pour servir de sources à la recherche historique au moins autant que pour la justification des droits est aujourd’hui devenu une évidence alors que, jusqu’à une période très récente, elles étaient plutôt associées aux notions de « trésor » et de secret8. Les désirs paradoxaux exprimés par l’opinion générale de voir les archives devenir accessibles à tous mais en même temps de protéger la vie privée des individus ont longtemps entravé la recherche historique, aussi bien dans les archives publiques que privées. S’agissant de la Grande Guerre, cette attitude ambivalente des autorités publiques comme des familles et des individus, qui répugnent pendant un temps plus ou moins long à mettre sur la place publique les écrits intimes de leurs proches, craignant de les jeter en pâture aux critiques, explique peut-être en partie le relatif silence des historiens.
13La dernière partie de l’ouvrage, « Usages et résonance », ouvre des horizons multiples. Les communications démontrent à quel point ces fonds d’archives privées, en ne se liant en propre à aucune chaîne ou réseau d’usage, en restant neutres à l’égard de toutes les utilisations possibles, gardent pour fonction de les permettre toutes.
14C’est tout d’abord Philippe Lejeune qui se livre à une étude de l’œuvre d’André Pézard, combattant, en comparant le journal tenu par lui pendant les combats à Vauquois et la publication dès 1918 de son ouvrage « Nous autres à Vauquois ». Puis Benjamin Gilles analyse comment Norton Cru, dès 1929, publie son célèbre ouvrage Témoins à partir de 300 récits déjà édités à l’époque. Il retrace l’histoire de cet ouvrage, controversé, un temps oublié, mais toujours référence incontournable. Rémy Cazals, qui a dirigé récemment la publication de 500 témoins, en écho à l’ouvrage de Cru, se livre à une réflexion sur la relation entre les documents privés et les archives publiques à partir des Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, devenu un des best-sellers de ces dernières années. Philippe Henwood, enfin, présente, avec une compétence érudite et une émotion de petit-fils, sa publication des écrits de guerre du zouave Eugène Henwood, remarquable par ses qualités d’écrivain et un peu touche à tout dans sa vie…
15Cet ouvrage original est le fruit d’un travail collectif atypique, mené devant des « amis des archives », entre institutions publiques et privées, entre historiens, conservateurs, chercheurs professionnels ou amateurs.
16Une idée forte les cimente : la concurrence a aujourd’hui fait place à la coopération. Le dialogue est dorénavant amical entre les représentants d’institutions qui se vivaient autrefois comme concurrentes et œuvrent aujourd’hui dans la complémentarité. Archives des administrations aux divers niveaux de l’État, institution pionnière comme la BDIC créée pour recueillir des papiers de la Grande Guerre, Historial de la Grande Guerre à Péronne où se rejoignent muséographie et recherche fondamentale, Associations pour l’autobiographie en France ou en Allemagne se sont présentés et ont dialogué sur leurs richesses, leurs caractéristiques et leurs projets, menés le plus souvent en coopération. Le temps n’est pas si loin où les uns et les autres intervenaient en ordre dispersé, pratiquaient des méthodes non compatibles, n’appliquaient pas les mêmes règles de conservation, de classement, d’inventaire et de communication. Mais, devant l’étendue et la diversité des problèmes à affronter, le partage des tâches et des ressources est désormais indispensable. Pendant le colloque, Antoine Prost, qui présidait une séance, insistait sur un point névralgique : les inventaires toujours incomplets, insuffisants et dont la réalisation implique des moyens dont ne disposent ni les uns ni les autres. Il faut souhaiter que, ultérieurement, des contributions complémentaires traitent aussi de la numérisation, de l’indexation et de la conservation à long terme de ces documents dont l’exploitation ne fait que commencer.
17Dans Ceux de 14, un camarade de Maurice Genevoix exprimait une crainte : « J’entrevois, disait-il, un malheur pire que ces massacres… Peut-être ces malheureux seront-ils très vite oubliés… Sur ces entassements de morts, on ne verra que les derniers tombés, pas les squelettes qui seront dessous. »
18Chacun à sa manière, les auteurs de cet ouvrage, qui ont appuyé leurs travaux sur des sources privées, quelles que soient leur origine et leur nature, contribuent à lui répondre.
Notes de bas de page
1 Vidal-Naquet Clémentine, Couples dans la grande Guerre, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
2 Soutou Georges-Henri, La Grande illusion, Paris, Tallandier, 2015.
3 Haffner Sebastian, Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933, Paris, Actes sud, 2002.
4 Prost Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 15.
5 Foisil Madeleine, « L’Écriture du for privé », dans Histoire de la vie privée, 3. De la Renaissance aux lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 333-369.
6 Base de données disponible sur [http://inv.ecritsduforprive.huma-num.fr].
7 Bardet Jean-Pierre et Ruggiu François-Joseph (dir.), Les écrits du for privé en France de la fin du Moyen Âge à 1914, Paris, CTHS, 2014.
8 Duchein Michel, « Mythes et contradictions de la publicité des archives : l’exemple français », dans Michel Duchein, Études d’archivistique, 1957-1992, Association des archivistes français, Paris, 1992.
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