Conclusion. Un an plus tard, Aigues-Mortes
p. 133-140
Texte intégral
1L’oubli de l’affaire a-t-il été si profond qu’il a permis la réitération d’actes xénophobes, semblables ou pires ? La mémoire des événements du Pas-de-Calais a eu, il est vrai, le souffle court. Les Belges qui avaient subi l’expulsion ne voulaient certainement plus en entendre parler. C’était une humiliation qu’il fallait cacher, pour mieux se fondre dans ce qui apparaîtrait plus tard comme un heureux « creuset national ». Ceux qui, a contrario, l’ont mobilisée ne l’ont pas fait dans le sens actuel d’un « devoir de mémoire ». Dans la conception partagée de l’histoire qui prédominait alors, les événements de 1892 pouvaient servir d’exemple, de leçon. Ainsi, lorsque les troubles d’Aigues-mortes ont lieu en août 1893, un journaliste de La Gazette écrit-il :
« Le maire d’Aigues-mortes a été révoqué, pour sa proclamation. On se demande, à ce sujet, ce qu’il est advenu du maire du Nord – nous ne savons plus le nom de la localité – qui, il y a un an, prêchait si bien la chasse aux Belges. Le président ne l’a pas décoré quand, le jour de sa visite à Lille, il a gracié au nez de l’ambassadeur de notre souverain, les Français condamnés pour avoir maltraité nos compatriotes. La satisfaction était amplement suffisante vis-à-vis de bons Belges, qui ne se fâchent jamais, et à qui on peut tout faire1. »
2Cette réminiscence n’est toutefois que partielle : de l’aveu même de l’auteur, le nom de M. Marquilly et la ville de Wingles ont disparu. Ne subsiste que le souvenir d’un scandale qui, déjà, mettait en cause la République et ses représentants.
3La comparaison des troubles du Pas-de-Calais avec le massacre des Italiens peut cependant aider à mettre un peu d’ordre, et à dégager la spécificité du présent travail2. Les conclusions que Gérard Noiriel apporte à son analyse du massacre pointent l’idée que ce sont les migrants saisonniers (ces « laissés-pour-compte de la République ») qui ont brandi l’étendard de la Nation pour justifier leurs actes, et être ainsi disculpés. Cet argument n’est pas tout à fait absent des événements du Pas-de-Calais. Certes, on pourrait discuter longuement sur les similitudes et les différences de la structure de l’emploi, des méthodes de recrutement, de la concurrence sur le marché du travail, etc. entre les deux régions. Mais il me semble que là où les événements divergent le plus, c’est dans leur relation avec le politique.
4Le conflit d’Aigues-mortes n’engageait pas de syndicat. Il n’engageait pas même de projet politique. Les ouvriers de la Compagnie des Salins du Midi ne se percevaient pas (du moins c’est ce qu’il apparaît) comme les rouages d’un matérialisme dialectique en marche, ou a minima comme une force potentiellement capable de gagner les mairies. Ce qui amène enfin à considérer la plus grosse différence : c’est que, tandis que les émeutiers d’Aigues-mortes ont causé la mort des Italiens, ceux du Pas-de-Calais ne désiraient absolument pas celle des Belges. Certes, il y eut des blessés et un homme faillit perdre la vie : mais si les événements du Pas-de-Calais ont constitué une véritable « affaire », ce n’est pas en vertu de leur violence, c’est surtout parce qu’ils se sont déplacés et fondus dans les strates plus élevées du politique, de l’État, de la Loi.
5Reprenons ici la question de la mémoire. Le souvenir des émeutes d’août-septembre a été mobilisé plus tard comme argument par Maurice Barrès, dans son opuscule de 1893 intitulé Contre les étrangers. Celui qui est alors le député boulangiste de la troisième circonscription de Nancy voit en elles la preuve d’une nécessaire protection de la Nation face à l’étranger :
« La statistique montre le danger, fait voir nettement la hauteur du flot qui s’apprête à submerger notre race […] Déjà brutalement manifestée par les grèves de Liévin et de Lens (août 92), la protestation nationaliste s’exprima parlementairement dans cinq projets que des groupes considérables de députés déposèrent sur le bureau de la Chambre dans cette législature […] Cela est significatif de l’opinion des masses.
Ainsi, parmi les professionnels de la politique, la question des ouvriers est-elle considérée comme passionnant les travailleurs. “Si je ne me laissais pas guider par des préoccupations purement électorales – déclarait le rapporteur internationaliste – je ne tiendrais pas le langage que vous entendez”.
Un fait se dégage, c’est qu’une fraction importante de la population réclame des mesures de protection. Et j’ajoute que de toutes les revendications ouvrières, celle-là, si énergique, est en même temps la plus sympathique : elle s’accorde avec le sentiment patriotique de toutes les classes et même avec les intérêts de beaucoup de personnes de métiers bourgeois3. »
6 Il y aurait donc une transparence totale entre l’émeute des ouvriers et les projets de « protection du travail national ». Plus encore, Barrès semble décrire la rencontre fortuite entre un mouvement populaire et ses hommes providentiels – la synthèse parfaite d’aspirations jusque-là muselées et la capacité d’action inhérente au pouvoir politique – fût-ce celui d’un simple député. Mais cet extrait, tout comme l’ensemble du texte, est bourré de simplifications extrêmes, dont l’écho n’est pas totalement éteint aujourd’hui : que ce soit dans la vision apocalyptique d’un « flot » d’immigrants prêt à « submerger » la race française, dans la généralisation facile des événements comme expression de l’« opinion des masses », dans l’opportunisme caricatural des élites politiques, enfin dans le fantasme de la fusion de toutes les classes dans le socle national. Pourtant, cet extrait a son intérêt. En posant de façon simple le problème de la trajectoire du discours ouvrier (de la rue à la Chambre des députés), il invite à se questionner sur un aspect laissé quelque peu en suspens. Quels sont, en effet, les mécanismes complexes qui ont porté les émeutes à des conséquences si hautes et si durables ? Qui ont fait que les circonstances et les revendications locales d’un mouvement ont pu servir d’arguments pour l’établissement d’une régulation durable de la main-d’œuvre étrangère ? Car là est tout le paradoxe de l’affaire : celui, pour reprendre le mot de Walter Benjamin, qu’il n’est « pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie4 ».
7La question au centre de la première partie était de savoir ce que représentait l’expulsion pour les mineurs français. Or, l’expulsion comporte au moins quatre temporalités entrelacées. Il y a, tout d’abord, celle du passage à l’acte, de la violence elle-même. C’est un temps comprimé à l’extrême, et obligatoirement ambigu. La question de savoir ce qui motive l’émeutier, par exemple lorsqu’il lance des pierres contre les fenêtres d’une maison Belge, ou lorsqu’il attaque un autre homme relève de réflexions stratégiques, mais engage aussi une certaine philosophie de l’agir. On sait bien que cela ne peut se réduire au slogan qui toutefois l’accompagne, cette implacable ritournelle : « À bas les Belges ! » Cependant, le geste est lui-même pris dans une temporalité qui l’excède : c’est la seconde, celle de l’imitation, de la propagation, du caractère « contagieux » de l’émeute. Troisièmement, comme on a essayé de le montrer, l’expulsion est un geste historiquement situé. Elle est prise dans la continuité d’un répertoire que l’on ne consulte et compose qu’en certaines circonstances, dans un espace social donné. En d’autres termes, les expulsions antécédentes constituent une partie du « champ d’expérience » des émeutiers au moment des faits. Quatrièmement, l’émeute s’oriente paradoxalement vers sa résolution. On a dit qu’elle était une tradition populaire pour obtenir l’attention : autrement dit, elle se projette elle-même dans le futur. Celui-ci est lié, en l’occurrence, à la réparation d’une situation conflictuelle. Mais les moyens de cette réparation sont plus ou moins dépendants des acteurs qui font l’émeute : ce sont là leurs « horizons d’attente5 ».
8C’est précisément là qu’intervient la seconde partie, c’est-à-dire au moment où la pierre tombe dans le lac et produit des ondes concentriques. Sauf qu’en réalité, dans le cas du Pas-de-Calais, les ondes ne se propagent pas de façon continue jusqu’à ce qu’elles atteignent la rive. Elles ont plutôt tendance à avoir un mouvement autonome, parfois s’éloignant, parfois retournant vers le point de chute : la trajectoire du discours ouvrier ne s’établit pas sur un plan fixe et fluide. Les instances à la capacité d’action plus ou moins importante qui s’emparent des événements – pour l’attiser ou le calmer – sont chacune dotées, encore une fois, d’une temporalité propre.
9Premièrement, le syndicat agit sur le plan local du bassin minier et des relations avec les compagnies. S’il est censé s’en tenir à la simple restriction des violences, on voit néanmoins qu’il a ensuite un rôle de catalyseur du mécontentement, qu’il oriente vers sa propre défense. Mais ce mouvement n’est pas si imposé qu’il le parait. Les leaders syndicaux ne font pas que redresser la barre : les objectifs de protection du syndicat et de l’occupation des mairies sont des revendications clairement affichées par les mineurs français. En revanche, ce que le syndicat manque de voir, c’est que ces derniers ne sont pas figés dans une relation dialectique unique avec les compagnies. En effet, il existe en parallèle une dialectique de la nationalité. Sans les Belges, les Français n’auraient pu proclamer leur expulsion. Sans leur présence ancienne, ils n’auraient pu déplacer le problème (politique) des élections municipales et (professionnel) de l’existence de délégués syndicaux, vers celui de la citoyenneté française. Sans la résistance à la naturalisation défendue par certains d’entre eux, et l’arrivée conjoncturelle d’ouvriers borains, ils n’auraient pu les exhorter à se fondre de façon brutale dans la nation. Or, l’existence et l’importance de ce lexique-là sont tributaires de l’État, la seconde instance en jeu. Ce qui, précisément, fait le lien entre les deux, c’est le personnage d’Émile Basly. C’est en effet son carriérisme qui l’amène se présenter à la Chambre des députés comme l’Atlas portant sur son dos la misère des mineurs, et à propos de laquelle l’État est sommé de prendre des mesures. On a essayé de montrer que la témérité de ce protagoniste l’entraînait parfois vers des équivalences assez douteuses. Ainsi, au départ, Basly ne procède-t-il qu’à une défense du travail dans les mines : mais le rêve de « nationalisation » se décline rapidement en désir de nationalisme. Plus tard, ce n’est pas seulement ce secteur d’activité dont il défend la protection, mais l’ensemble du territoire français. Or, cet emballement est, me semble-t-il, inhérent au temps porté par l’État : c’est-à-dire celui de la loi, de la décision, d’une exception qui se pose comme règle. En clair, d’un temps qui s’impose à tous, mais est seul responsable de sa propre limite.
10Enfin, on trouve deux instances transnationales qui, quoique très différentes dans leurs moyens, n’en visent pas moins la même fin : la paix. Il y a tout d’abord les cabinets diplomatiques des deux pays. Ceux-ci se situent, on le voit, sur le plan de relations commerciales et politiques qu’ils cherchent à préserver. Lors de l’affaire, ils ne communiquent toutefois que brièvement. D’ailleurs, leurs échanges servent surtout à se référer à d’autres cabinets ministériels nationaux, en particulier ceux de la Justice ou de l’Intérieur. En second lieu, il y a l’Internationale ouvrière. Certes, il s’agit plus d’un projet que d’une instance à l’autorité et à l’influence puissantes (et le projet est lui-même quelque peu chancelant). Mais c’est précisément cette dimension-là qu’il faut questionner. Ce qu’il y a d’éminemment original dans l’internationalisme des dirigeants syndicaux et socialistes, c’est leur foi en une coopération qui ne prend vie que lorsqu’elle se réalise.
11Clarifions. On voit bien que c’est principalement face aux attaques réactionnaires contre un « internationalisme de papier » que Volders, Basly, Lamendin, Maroille, Cavrot et Callewaert décident de passer à l’acte. Contre des insultes et une discréditation jugées insupportables, ces derniers élaborent un plan qui cherche avant tout à prouver à la face du monde que l’internationalisme n’est pas une idée vaine. C’est d’ailleurs un succès, puisque la publication du manifeste s’accompagne de la fin des émeutes. Mais cette preuve n’est pas adressée qu’au dehors des cercles militants. Elle sert aux militants eux-mêmes, et auto-alimente l’espoir d’un futur sans frontières, sans nations, où les ouvriers auraient repris la main sur l’organisation capitaliste de leur travail. Malheureusement, il faut dire que ces hauts faits sont rares. Le futurisme qui caractérise le projet internationaliste pâtit précisément du fait qu’on peut le remettre « à plus tard » pour, en attendant, se focaliser sur des enjeux nationaux plus urgents, plus présents.
12Peut-on finalement répondre à la question initiale, qui était de savoir pourquoi l’enjeu politique en était venu à avoir un lien aussi ténu avec la nationalité ? L’historiographie considère trop souvent comme acquise la diffusion de l’idée nationale dans la société. En 1983, Ernest Gellner avait proposé une fable anthropologique, celle des « Ruritaniens » dans l’« Empire de Mégalomanie6 » : cela en dit beaucoup, à mon sens, sur la façon dont le « fait national » a longtemps été traité, c’est-à-dire d’en haut. Or, pour les acteurs historiques qui se mouvaient sur la scène turbulente des années 1890, la nation n’était pas l’évidence que nous connaissons. C’était un phénomène en cours de formation, qui distillait sa volonté d’hégémonie en de nombreux enjeux qui faisaient sens, non à l’échelle de l’État tout entier, mais à celle des acteurs eux-mêmes. En opérant des distinctions entre Français et étranger, l’État-nation établissait des privilèges et des peines. Dans le cas du Pas-de-Calais, les mineurs savaient ce qu’il coûtait d’être Français. Cela impliquait, pour les hommes, de payer entre autres impôts celui du « sang », de quitter pendant quelques années foyer et travail. Mais cela permettait aussi de voter, de représenter son syndicat, de poursuivre un projet collectif qui, quoique réaliste et pragmatique, n’en était pas moins pensé comme salvateur.
13L’étranger, en étant exclu de la citoyenneté, représentait dès lors une menace pour l’émancipation – dont il était acquis qu’elle passerait par l’État et le politique. C’est pourquoi les Belges étaient certainement moins visés en tant qu’avatars du capitalisme industriel (en clair, comme des esclaves des compagnies qui consentaient à la sous-concurrence ouvrière), que comme des absentéistes notoires au banquet fraternel que devaient se livrer les travailleurs ici et maintenant. C’était donc la quête d’une solution rapide et présente au problème de la fragilité du syndicat et du vote ouvrier qui avait posé une équivalence entre participation à la vie politique, citoyenneté, et nationalité. Enfin, lorsque les Belges sont revenus (du moins ceux qui le voulaient), ils n’ont pas été repoussés. Ils ont accepté que les règles du jeu soient quelque peu modifiées, et que la lutte dût avant tout passer par la naturalisation, qui les rendait égaux. Mais à quel prix ?
*
14Les circonstances actuelles exigent probablement que nous nous sentions visés par ce passé proche. Que les événements d’août-septembre ne soient pas les fragments supplémentaires d’une histoire des vaincus que l’on aurait tôt fait d’assimiler, le cas échéant, à ses penchants les plus vils et les plus méprisables, ceux de la xénophobie et, plus tard, du racisme.
15On aura suffisamment vu ici comment la xénophobie, prise comme un affect politique, est redevable d’une expérience et d’un ré-encodage idéologique. Sauf qu’à l’expérience touffue et complexe des mineurs, dont la communauté est traversée de préoccupations diverses – l’organisation de ses membres, du travail, la question du service militaire, la survie du syndicat, l’aspiration à l’auto-organisation, etc. – ne répond qu’un discours à la rationalité économe et visant à l’efficacité : la dénonciation de l’étranger, et par conséquent la préférence nationale dans l’emploi. C’est cette thèse que l’on a pu appeler la « protection du travail national », ou le « protectionnisme social ».
16Cette thèse s’est actualisée dans la législation française sous plusieurs formes : par la loi du 8 août 1893, par les décrets Millerand de 1899, par la loi du 10 août 1932 – cependant que le secteur minier connaissait, de l’intérieur, sa mue, sous la pression des mineurs ou au gré de circonstances exceptionnelles, comme lors de la Première Guerre mondiale, ou au lendemain de la Seconde, lorsque le gouvernement consentit à la nationalisation des mines. D’une certaine manière, le ré-encodage mobilisant la nation, la frontière et l’immigration n’a jamais été totalement absent du discours de ceux qui se sont adressés aux mineurs, voire plus généralement aux ouvriers. Olivier Milza l’a bien montré7 : que ce soit en 1936 ou en 1981, l’espoir porté par la gauche vis-à-vis de l’intégration des étrangers s’est généralement vite éteint, les crises économiques et/ou politiques ramenant en général à un statu quo dans ce domaine, avant que ne se produisent des dérapages incontrôlés – Vitry, puis Dreux en 1983 :
« Gestionnaire traditionnelle de la défense des opprimés, la gauche a opposé à ceux qui, hier comme aujourd’hui, stigmatisaient “métèques” ou “bougnoules”, un discours militant et œcuménique. Cette verbalisation souvent excessive des réalités l’a amenée tout naturellement, une fois aux affaires, à agir davantage dans les textes que sur le terrain […] Une fois installée au pouvoir et confrontée au prosaϊsme des faits et des comportements, elle ne pouvait que décevoir en usant à son tour des recettes qu’elle avait tant condamnées : arrêt de l’immigration, critique idéologique des réactions adverses, etc.8. »
17Sauf qu’Olivier Milza manque probablement de pointer le fait que les « crises » sont moins des exceptions qu’il n’y paraît : leurs conséquences survivent à un prétendu retour à la normale, elles instaurent à chaque fois un régime nouveau qui tend à se perpétuer, et laissent une marque indélébile dans les comportements politiques.
18Les circonstances actuelles imposent que l’on se demande pourquoi et chez qui la thèse du protectionnisme social opère. La tendance ouvriériste et protectionniste que semble avoir adopté le Front National depuis 2011, lors du passage de relais de Jean-Marie Le Pen à sa fille Marine, et qui selon certains rencontrerait un accueil particulièrement favorable dans les régions du Nord-Pas-de-Calais et du Grand Est9, nécessite une prise de recul. Car le ré-encodage proposé par ce parti qui se prétend être « des masses » doit peut-être l’adhésion qu’il suscite, non seulement à des facteurs géographiques et sociologiques, mais aussi historiques : et si le protectionnisme social frontiste était la réactivation d’un courant souterrain né dans les années 1880, et dont 1892 serait l’an 0 ?
19Il est possible qu’en août 1892 s’origine la méprise ayant rendu politiquement vraisemblable l’adhésion, en certaines circonstances, du monde ouvrier à la nation comme principe régulateur de la vie sociale. En d’autres termes, si nous voyons bien le syndicat réformiste des mineurs du Pas-de-Calais faire intervenir un acteur tiers, l’État, dans le conflit opposant, en principe, les mineurs et les compagnies, c’est moins pour ses vertus conciliatrices que pour la thérapie de choc qu’est censé animer son corollaire, le sentiment national. Il ne faudrait pas, en effet, sous-estimer le potentiel de confusion politique que pouvaient mobiliser d’ambitieux députés à leurs fins : or, en amalgamant la citoyenneté (comme condition de participation à la vie politique et au militantisme syndical) avec la nationalité (posée comme condition supérieure de la citoyenneté, en particulier depuis le tournant de la loi du 26 juin 1889), Basly et ses collègues détournaient probablement les mouvements sociaux du but que leur assigneraient plus tard les socialistes, en infléchissant le sens de la lutte vers la nation plutôt que vers les rapports de classe. Mais le mal était peut-être déjà fait : et, tandis qu’une fraction de populistes, de gauche comme de la droite barrésienne, pensaient cette inflexion comme la véritable irruption de la classe ouvrière dans la vie politique (le décalque enfin trouvé entre les deux sens du mot « peuple »), la gauche guesdiste voyait s’accumuler devant elle la montagne de débris théorique qu’elle tenta constamment de surmonter, mais finit le plus souvent par contourner.
20Les circonstances actuelles appellent enfin à penser la façon dont cet obstacle à une vision commune du bonheur laisse émerger sa ligne de crête. En faire remonter l’accusation à la gauche républicaine ou aux radicaux n’a par ailleurs que peu d’intérêt. Percevoir que ce qui ne devait être qu’un discours de crise chez eux s’est finalement posé comme norme ; comprendre que les arcanes du protectionnisme social aient souvent pu être présentés comme une option valable par ceux qui s’adressaient aux mondes ouvriers ; et refuser, enfin, que l’histoire de l’adhésion de ces mondes-là à cette option-là soit celle de noces immédiates et heureuses : voilà, je l’espère, ce vers quoi peut ouvrir ce texte.
Notes de bas de page
1 La Gazette du 24 août 1893.
2 C’est précisément ce que fait Gérard Noiriel dans la conclusion de son enquête, lorsqu’il compare les événements d’Aigues-mortes à ceux d’Hautefaye (16 août 1870) et de Charonne (8 février 1962). Voir Noiriel Gérard, Le massacre des Italiens. Aigues-mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010, p. 249-253.
3 Barres Maurice, Contre les étrangers. Étude pour la protection des ouvriers français, Paris, Grande Imprimerie Parisienne, 1893, p. 8-9.
4 Benjamin Walter, Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 433.
5 J’emploie ici le vocabulaire de Reinhart Koselleck, dans Koselleck Reinhart, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
6 Gellner Ernest, Nations et nationalisme, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque historique Payot », p. 88 sq.
7 Milza Olivier, « La gauche, la crise et l’immigration (années 1930-années 1980) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 7, 1985, p. 127-140.
8 Ibid, p. 139-140.
9 Fourquet Jérôme, « Front du Nord, Front du Sud », IFOP Focus, n° 92, 2013 ; Gombin Joël, « Les trois visages du vote FN », Le Monde Diplomatique, décembre 2015 [https://www.monde-diplomatique.fr/2015/12/GOMBIN/54357].
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