Chapitre III. De retour à Ithaque…
p. 97-126
Texte intégral
1« Plus innocents que coupables », les ouvriers belges sont constamment présentés comme absorbés par la passivité, pareils à d’apathiques marionnettes dont les fluctuations, de part et d’autre de la frontière, ne seraient dictées que par la toute-puissante loi de l’offre et de la demande. C’est dire si les rédacteurs du manifeste – ceux-là mêmes qui, plus tard, pencheront soit vers la critique protectionniste du libre-échange, soit vers la critique internationaliste – sont pris dans ce que Nancy L. Green appelle le « modèle spontanéiste » de la mobilité : c’est-à-dire un modèle qui postule une parfaite équivalence entre libre-circulation des marchandises, des capitaux et de la main-d’œuvre, et qui place donc au centre de toute mobilité la volonté individuelle1. Ce libéralisme vorace, présent tant en pensée que dans la consommation, « avec la plus complète “liberté”, n’importe quand et pour n’importe combien de temps », des « ouvriers des deux sexes et de tous âges2 », semblait suffisamment faire système pour que repose sur les démunis la responsabilité de leur état social. Comme l’écrivait ainsi Henri Pirenne :
« Si le prolétariat grandissait sans cesse et si la misère des travailleurs était trop évidente pour qu’on pût la nier, c’était là un mal aussi inévitable dans l’organisme industriel que la maladie dans l’organisme physique. La liberté ne fournissait-elle pas d’ailleurs à l’ouvrier tous les moyens d’améliorer sa condition ? On lui avait donné des écoles ; en sa faveur on avait supprimé les octrois ; des caisses d’épargnes étaient ouvertes ; s’il ne profitait pas de ces avantages, les seuls qu’on pût lui offrir sans le dégrader, à qui pourrait-il s’en prendre, sinon à lui-même3 ? »
2Certes, en 1892, les temps commencent à changer. On envisage d’une façon quelque peu novatrice la question de l’immigration, notamment en la politisant, et en évacuant la seule volonté individuelle au profit de processus socio-économiques structurants, englobants. Cependant, la façon d’envisager cette question se fait principalement de l’intérieur, déterminant en cela une tradition de la pensée migratoire centrée sur le pays d’arrivée, c’est-à-dire là où elle constitue un « problème ». Considérés, par les autorités, plus comme les composantes d’une équation à résoudre, que comme des singularités connaissant un destin commun, il est clair que les archives françaises ne permettent d’établir qu’une histoire très superficielle de la présence des Belges dans le Nord et le Pas-de-Calais. Or, l’État belge, alarmé par caractère massif de l’expulsion, avait commissionné dès la mi-septembre une enquête chez les bourgmestres de toutes les provinces afin d’établir les contours de l’événement et d’en mesurer les conséquences. Si les tâches fondamentales de la gouvernementalité y sont bien présentes (localiser, compter, classer, organiser), elles laissent entrevoir, à rebours, une certaine « agentivité » des migrants, se débattant malgré tout dans le choc de l’expulsion.
3L’objectif de ce chapitre sera donc de restituer ces subjectivités et, par là, d’établir une histoire dont elles ont été doublement dépossédées. D’une part, par une littérature sociale qui, considérant comme inéluctable la téléologie marxienne de l’internationale ouvrière, ne voyait dans les éruptions xénophobes que la manifestation d’une conscience « pré-politique », ce qui avait pour conséquence de produire trois effets majeurs : la relégation de ce type de mouvements à des phénomènes purement économiques, la disculpation des acteurs qui en étaient à l’origine et, éventuellement, leur analyse en termes de « fausse conscience ». D’autre part, et corollairement à cela, par une littérature sur les mobilités ayant tendu à ne privilégier que l’analyse des mécanismes économiques du pays d’arrivée et, par conséquent, de la perspective surplombante de ses politiques migratoires.
Partir
Faire ses valises
4Les émeutes du 14 et du 24 août éclatent comme un coup de tonnerre dans le bassin houiller : ce sont celles qui provoquent les départs les plus massifs. Rodière écrit ainsi au préfet, le 29 août, que « le nombre d’ouvriers belges qui, depuis le 15 août, ont quitté le bassin houiller du Pas-de-Calais pour retourner dans leur pays d’origine s’élève actuellement à 509, c’est-à-dire 325 des mines de Liévin et 184 des mines de Lens4 ». La moitié des migrants prend donc la fuite en deux semaines : c’est dire si la « menace » qui pèse sur eux n’a pas le caractère suranné qu’on lui attribue par ailleurs. Bien au contraire, elle impose aux Belges d’agir dans l’urgence, et se matérialise dans chaque foyer par le rassemblement de certaines affaires, la vente d’autres, la location d’une voiture ou la ruée vers la gare. De la sorte, les premiers jours de l’exode prennent rapidement les contours d’une image qui peut sembler familière : « Des voitures chargées de meubles continuent à se succéder sans interruption dans les rues de Lens. La gare est encombrée », écrit un journaliste du Réveil du Nord le 28 août. Le temps, qui est compté, connaît une inflation dictée par les circonstances : sa cherté vient modifier, dominer voire écraser l’espace de son coût exorbitant et, d’espace de la mobilité, la gare devient ainsi territoire de l’attente5. Du même coup, le temps s’échelonne socialement : le bourgmestre de Hornu raconte par exemple que les voituriers, devant l’explosion subite de la demande de transports, mettent en vigueur des tarifs « exagérés6 ». Aux plus pauvres, l’attente ; au moins misérables, l’échappée. Mais le sursis peut se prolonger, puisque, une fois partis, certains migrants voient leurs meubles arrêtés à la frontière franco-belge, en raison des contrôles sanitaires exigés par l’épidémie de choléra qui sévit alors sur toute l’Europe, et qui inquiète tous les esprits. Les rapports des bourgmestres d’Élouges, d’Eugies et de Houdeng-Goegnies, selon lesquels les meubles de pas moins de cent cinquante personnes sont retenus à Blanc-Misseron et à Feignies – obligeant ces derniers à « coucher sur la paille, les ressources étant très minimes » – ne sont d’ailleurs que la preuve, certes discrète, du rapport ténu qui s’établit entre immigration et santé publique. Les nations, écrit Alan Kraut, persuadées que « les maladies dangereuses et répugnantes sont d’origine étrangère », tendent ainsi à faire de la frontière une barricade contre les épidémies, un gigantesque lazaret7.
5On mesure donc ici à quel point le temps des déplacements est loin d’être linéaire et homogène. Il est au contraire entrecoupé de césures plus ou moins longues qui, chacune, se répercutent en fracturations sur le groupe social des migrants. La première des répercussions concerne, comme cela a été évoqué, leurs moyens financiers. Un article du Flamingant, daté du 4 septembre, attire ainsi l’attention sur le coût exorbitant d’un trajet qui vient accabler des mineurs à qui l’on a ordonné de décamper :
« Nos malheureux compatriotes cèdent à la force, conspués, maltraités, assaillis jusque dans leurs maisons ; ils se hâtent de vendre à vil prix leurs quelques meubles et de revenir au pays d’où la misère les a chassés et où la misère les attend. »
6Ce constat est par ailleurs corroboré par de nombreux témoignages issus de l’enquête menée par les bourgmestres des provinces belges : « Nous ne parlerons pas des pertes de journées qu’ils ont subies, ni des frais de transport de leur mobilier pour le rapatriement et frais de voyage » (lieu inconnu), « Frais de voyage en chemin de fer : 200 francs ; Bagages, [y] compris frais de déménagement et transport en chemin de fer ou par chariot, onze bagages : 220 francs » (Bernissart), « certaines familles ont dû vendre une partie de leur mobilier pour obtenir l’argent nécessaire pour rentrer en Belgique » (Maurage) ; « Les uns sont rentrés à pied, d’autres par chemin de fer, ceux-ci ont dû faire des emprunts pour retirer leur mobilier au chemin de fer » (Dour) ; « Toutes les familles ont subi des pertes relativement élevées pour leur position. Elles se rapportent surtout aux frais de transport des personnes, des mobiliers, des pertes de journées, de rachat d’objets détruits […] Beaucoup de familles sont parties nuitamment, et ont dû payer, pour transporter leur mobilier aux gares, des frais exagérés » (Hornu) ; « La plupart ont fait réexpéditer [sic] leur mobilier en Belgique par chemin de fer. Par suite de la prohibition dont sont frappés les objets de literie, ce mobilier a été refusé à l’entrée en Belgique et retourné au lieu de départ » (Quaregnon) ; « Chargement et expédition précipités de meubles, linges, literies, etc. qui sont encore actuellement retenus à la frontière » (Frameries) ; « ils ont en outre dû payer des frais de retard à la gare de Blanc-Misseron, n’ayant pu enlever à temps de la gare les meubles qu’ils y avaient expédiés et ce parce qu’ils n’avaient pas de place pour les déposer » (Ressaix), etc. Pour la plupart, c’est finalement moins de violences dont ils sont victimes, que du coût anormalement élevé du trajet, parfois à l’origine de leur déchéance. Cependant, pour une autre partie, qui ne s’enfuit que par crainte, voire par soupçon d’une éventuelle attaque, les conditions sont toutes autres. Le départ « volontaire » permet d’anticiper, de prendre le temps, d’élaborer des stratégies migratoires qui envisagent la façon la moins ruineuse de se rendre en Belgique. Par là, il est déjà possible de remarquer que le terme de « stratégie » ne saurait renvoyer à une réalité univoque. La rationalité supposée des acteurs doit nécessairement être mise en relation avec le contexte dans lequel tout calcul s’effectue, et en particulier du temps dont disposent les acteurs pour l’effectuer. Ainsi, bien qu’elles recouvrent la même réalité géographique, les expériences migratoires des Belges sont, on le voit, très diverses. Plus encore, certaines dénotent une absence assez grande de prise sur une possible marge de manœuvre quant au départ. Cela ne veut pas dire que l’action précipitée des migrants soit irrationnelle, mais plutôt que la liberté qui permet cette rationalité est fortement réduite.
7La restriction de cette marge de manœuvre entraîne toutefois des choix pratiques, eux-mêmes révélateurs de structures sociales complexes. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la façon dont les rapports genrés semblent emboîtés dans les processus migratoires. Le 26 août, le procureur général de Douai écrit ainsi au garde des Sceaux : « [Les troubles du 24 août] ont eu pour résultat de jeter la panique parmi les ouvriers belges qui s’enfuient, laissant à leurs femmes le soin de procéder au déménagement de leur mobilier8. » Cette brève remarque laisse entrevoir la forte masculinité qui caractérise l’activité minière, en particulier au fond (à de rares exceptions près : mais Étienne Lantier ne prend-il pas d’abord Catherine pour un garçon ?). Conflits d’ouvriers-mineurs à ouvriers-mineurs, les hommes belges savent qu’ils peuvent plus directement être visés et attaqués. Cela ne veut toutefois pas dire que, dans le répertoire de l’action collective propre aux conflits intra-ouvriers, les femmes soient absentes. Les jours de marché, au vu et au su de tous, les femmes des « jaunes » constituent une cible privilégiée des multiples tensions qui émanent du code d’honneur de la solidarité ouvrière, du texte caché qui les lie secrètement. Mais dans le cas présent, la masculinité semble visée en ce qu’elle agrège, comme nous l’avons vu plus haut, les aspects négatifs du travail temporaire, conjoncturel, flexible. Dans un tout autre registre, Charles Chincholle, correspondant au Figaro, livre une scène intime, probablement imaginée, entre une femme et son mari, qui s’apprête à partir :
« Je rentre dans un coron habité par des protestants ; ils ont mis sur les murs des écriteaux portant des paroles de la Bible. La femme, qui est française, dit à son mari qui est Belge : “Tu feras bien ce que tu voudras, tu partiras si cela te plaît, quant à moi je resterai”. Je lui montre un écriteau sur lequel sont ces mots : “Je ne te laisserai point, je ne t’abandonnerai point”. Elle se jette en pleurant au cou de son mari : “Tu sais bien, lui dit-elle, que ce que j’en dis ça ne compte pas9”… »
8Scène bien évidemment entachée du cliché misogyne de la femme émotive et fautive, devant plier sous le commandement divin ; mais scène qui n’en renvoie pas moins à la diversité et à la complexité des situations familiales devant l’expulsion. La question des mariages entre Français.e.s et Belges sera abordée plus tard : retenons pour l’instant ce que ce témoignage nous donne, indirectement, à lire. L’opposition homme/femme, travail/ foyer, mouvement/stagnation joue tant chez les migrants venus travailler exceptionnellement dans le bassin minier et s’étant, peut-être, momentanément séparés de leurs conjointes, que dans le cas plus complexe cité ci-dessus, d’unions mixtes. Mais cette opposition tend également à se transformer de façon originale lorsque ce sont des familles entières qui migrent. Ainsi les femmes, semblant destinées à migrer plus tard et étant en charge du rapatriement du mobilier, et de ce qui s’apparente au foyer, combinent-elles à la fois la figure de la mobilité et celle de la stagnation. Enfin, parallèlement à cela, la masculinité des ouvriers, qui constituait auparavant le moteur de la migration, ressemble maintenant au paratonnerre attirant toutes les foudres des ouvriers français : ce qui était perçu jusqu’alors comme normalité est désormais exacerbé.
Recompter les migrant.e.s
9Combien sont, au juste, les ouvriers belges expulsés ? Les historiens ayant commenté, de près ou de loin, les événements d’août-octobre 1892 s’en sont tenus aux chiffres officiels : neuf cent cinq ouvriers, dont cinquante-deux accompagnés de leurs familles10. Ces chiffres proviennent d’un rapport du ministre belge des Affaires Étrangères, rédigé vers fin septembre, qui résume lui-même les renseignements obtenus par l’enquête initiée le 19 septembre, puis transmise sous forme de circulaire aux bourgmestres le 20. Celle-ci, reproduite en annexe, a ainsi permis de collecter un nombre considérable d’informations, souvent très précises, sur la nature et les conditions du départ, et parfois aussi de l’arrivée en Belgique. Les circulaires retournaient ensuite aux hautes instances diplomatiques, et leur ensemble a été compilé dans un dossier sous le titre d’« États affirmatifs non classés » (dossier 2312). Leur classification par arrondissement a par la suite été établie par un autre bureau, qui a donné jour au dossier clB 81-1 ; puis de nouveau par un autre, aboutissant à une version épurée du comptage ne retenant pour ainsi dire que l’essentiel (dossier clB 164 I-II), c’est-à-dire le nombre d’ouvriers rentrés à la suite des émeutes, les pertes subies par eux, et le nombre d’ouvriers demeurant en France. Or, c’est précisément dans ce dernier dossier que se trouve le rapport du ministre. L’extrême diversité des expériences, des témoignages et des façons de témoigner laisse ici place à la froide grammaire du langage administratif :
« Tous ces ouvriers ont quitté la France volontairement :56 effrayés seulement par l’attitude des ouvriers français, 406 à la suite de menaces, 441 pour voies de fait, bris de mobilier, coups, etc. 1 a été renvoyé par son patron, 1 enfui a été expulsé par les autorités pour acte de rébellion contre la police […] On ne peut donc pas dire que les ouvriers ont été renvoyés de France. Ils ont été chassés par la crainte que leur inspirait l’attitude des ouvriers français11. »
10Évidemment, un tel niveau de généralisation est exigé par les circonstances, puisque le gouvernement belge songe à s’engager dans une intervention diplomatique auprès du gouvernement français, et que la question de la réparation et de l’obtention de dommages et intérêts tend, dans les limites de cette rationalité-là, à évacuer celle des subjectivités.
11Le comptage officiel masque cependant des réalités cruciales. Premièrement, parce que la notion de « famille » n’est pas définie : aucun chiffre moyen d’enfants n’est envisagé, alors qu’on trouve çà et là des unités familiales comptant de 2 à 6 enfants. Deuxièmement, parce qu’au moment de l’enquête, tous les expulsés ne sont pas encore arrivés : et, sur la parole seule des arrivants, les bourgmestres se livrent à des hypothèses assez hasardeuses (celui de Saint-Sauveur écrit ainsi le 19 septembre qu’il n’en comptait que 6, mais qu’il en arriverait sous peu 38 supplémentaires ; celui de Quaregnon, le 21 septembre : « 105 se sont déjà présentés, plusieurs n’ont pas encore fait connaître leur retour, nous évaluons à 50 le nombre de ces derniers »). Troisièmement, comme ces témoignages l’indiquent, parce que les machines administratives ne sont pas parfaitement huilées. Firmin Lentacker montre par exemple qu’entre 1841 et 1896, les registres communaux belges n’ont enregistré le départ que de 110000 personnes, quand les recensements français, de 1846 à 1890, font connaître la présence de 350000 étrangers de nationalité belge12. Le caractère extraordinaire des événements pouvait bien avoir amené les autorités locales à s’efforcer d’enregistrer au mieux les retours : toutefois, il est possible que, certains migrants ne faisant qu’une halte dans la ville au moment du décompte, tous n’aient pas été pris en compte. En faisant ainsi l’impasse sur trois aspects essentiels des migrations – la famille, les temporalités, la labilité des procédures administratives –, le rapport ne pouvait pas, de fait, être précis. Si l’on veut maintenant donner une révision de ces chiffres, il faut préciser quelles en ont été les procédures. Tout d’abord, un chiffre « bas » a été calculé, en ramenant une unité familiale à 4 personnes (soit 2 enfants), et en s’en tenant seulement aux migrants effectivement recensés par les autorités. Puis, un chiffre « haut » a ramené l’unité familiale à 7 personnes (soit 5 enfants) et a inclus les prévisions des bourgmestres. On obtient donc, sur la base des « États affirmatifs non classés », les données suivantes : au plus bas, 981 personnes seraient revenues en Belgique à la fin du mois de septembre ; au plus haut, 1285. De la sorte, la moyenne des deux nous ramène à 1133 migrants revenus. Toujours selon le même principe, mais en se fondant cette fois-ci sur les estimations du ministre, on obtient au plus bas 1061, et au plus haut 1217 migrants revenus, soit une moyenne de 1139 personnes.
12La différence n’est pas énorme, mais ce détour est l’occasion d’émettre quelques remarques. Premièrement, l’intégration numérique plus précise des « familles » donnent à voir que celles-ci, regroupant femmes et enfants sans réelle détermination, ne constituent pas moins du quart voire quarante pour cent (selon la nature des estimations) des émigrés revenus. Cette observation est sans aucun doute la plus importante : elle va dans le sens du mouvement, décrit par Firmin Lentacker, allant d’une immigration temporaire d’hommes prolétaires célibataires vers celle de ménages tendant à l’établissement définitif, et donc à la naturalisation13. En même temps, la plus grosse part du contingent garde le caractère des migrations antérieures, celles qui, précisément, sont redoutées par les ouvriers locaux. En effet, les conflits qui surgissaient entre Français et Belges avec une récurrence accrue tout au long du xixe siècle mettaient, en général, en opposition moins des statuts professionnels ou nationaux, que des temporalités multiples. Pour l’ouvrier mineur du Pas-de-Calais de nationalité française, implanté dans le territoire minier depuis que ses parents ou ses grands-parents avaient quitté les métiers à tisser du Nord ou les pénibles travaux des champs de la campagne environnante, progressivement accaparée par les grands fermiers, l’arrivée d’ouvriers venus d’ailleurs pour une durée de temps réduite, ou ne correspondant qu’à une demande ponctuelle de main-d’œuvre, pouvait venir heurter l’appartenance à quelque chose de plus vaste que la profession : ce sens de la communauté, décrit par Joël Michel, ses traditions, sa fierté, ses luttes et ses espoirs. De son côté, l’ouvrier belge, le jeune homme parti du Borinage ne demandait pas, faute de mieux, autre chose que ce caractère provisoire, précaire – qu’il préférait de toute façon à l’assistance de Bureaux de bienfaisance surchargés14.
Des chemins de traverse
13Grâce aux données contenues dans les archives diplomatiques belges, Firmin Lentacker et Natsue Hirano ont établi une cartographie des retours en Belgique, successifs à l’expulsion (annexe 6). Les déplacements ne sont pas seulement tributaires d’une proximité géographique – quoique les Ardennes connussent depuis le début du siècle de fréquentes migrations de travailleurs saisonniers, ce qui n’allait pas sans remous15. « Frontière absurde peut-être, frontière créatrice à coup sûr », la délimitation artificielle qui sépare la France de la Belgique autorise de nombreux va-et-vient qui n’ont toutefois rien de « spontané », rien du « débordement » d’un liquide sur une surface plane. Les chemins de traverse qui se dessinent entre France et Belgique ne sont pas pavés par autre chose que l’histoire.
14Or, bien que l’existence de trajets migratoires soit attestée sous l’Ancien Régime, leur caractère massif était éminemment tributaire des importantes mutations qui avaient récemment affecté la Belgique. On observe ainsi que 91,7 % des expulsés rentrés en Belgique se sont dirigés vers le Hainaut, dont 67 % d’entre eux vers l’arrondissement de Mons. Les conditions migratoires, mais aussi de l’enregistrement de ces données, peuvent expliquer cette surreprésentation : les expulsés ont pu être enregistrés alors qu’ils n’étaient là que dans l’attente d’un nouveau départ vers leur province d’origine, qui dès lors nous échappe. Cependant, nous l’avons dit, le métier de mineur exigeant une connaissance technique spécifique, il est clair que la plupart d’entre eux venaient effectivement de la région minière du Borinage, située en grande partie dans l’arrondissement de Mons, à l’ouest du sillon de Sambre-et-Meuse. Or, si l’on en croit le géographe Christian Vandermotten et l’historien Jacques Nagels, l’économie wallonne était entrée depuis le début des années 1870 dans une phase « déclinante », marquée par un ralentissement de la croissance16. À l’origine, écrivent-ils, le développement du secteur charbonnier en Belgique avait été redevable du considérable transfert de capitaux vers la métallurgie et la sidérurgie, suite à la crise de l’industrie linière flamande, entre 1834 et 1848. Il s’agissait alors d’établir un pôle industrialo-énergétique conséquent au sud du pays, mais cet objectif ne fut que partiellement rempli puisque, tandis que la croissance des fabrications métalliques se réalisait là où existait déjà une tradition artisanale (Liège, Charleroi), « le Borinage, où cette condition n’était pas remplie, (restait) essentiellement charbonnier17 » : cela explique en outre que la mono-activité charbonnière ait créé une dépendance, et en même temps une vulnérabilité aux mouvements du commerce international. Ce risque n’était toutefois pas perçu dans la phase « ascendante » de l’économie wallonne, de 1840 à 1870 environ, qui voyait la Wallonie porter la Belgique vers la seconde place des pays du monde à s’être engagés dans la révolution industrielle, selon Jacqueline Lebrun et Hervé Hasquin18. Mais, lorsque la Belgique fut entrée, comme les autres pays européens (à l’exception, en partie, de l’Angleterre), dans la « grande dépression », les pans de l’économie wallonne les plus vulnérables furent frappés de plein fouet. Les charbonnages du Hainaut, qui employaient selon Pascal Delwit quelque 86000 ouvriers vers 1870, ne parvinrent pas à trouver les crédits nécessaires pour relancer une innovation technique qui avait pourtant été le fer de lance de la région : fonçage à niveau plein, cuvelages en fontes résistants, perforation mécanique à air comprimé, perfectionnement de l’aération des cages, etc.19. Or, c’est là, écrit Firmin Lentacker, que les houillères françaises entrent en scène. Aidées par des agents recruteurs appartenant le plus souvent aux compagnies, elles organisèrent l’émigration d’ouvriers mineurs belges. Ces derniers offraient en effet à leurs yeux un double avantage : d’une part, elles espéraient profiter de leur misère sociale pour, suppose-t-on, leur proposer un salaire moins élevé que celui des locaux ; d’autre part, elles entendaient intégrer l’avantage d’un savoir-faire issu d’une connaissance plus ancienne qu’en France de l’extraction et, comme cela a été dit, de la maîtrise d’innovations techniques inédites côté français. En ce qui concerne le tracé des routes migratoires, il devient donc très clair que celles-ci ne sont pas nées par génération spontanée : les compagnies jouèrent un rôle actif dans leur édification.
15Tenant absolument à trouver un coupable à accuser pour l’embauchage massif des ouvriers belges, un journaliste du Réveil du Nord évoque non sans raison la question des « agents spéciaux » :
« Je puis vous affirmer, écrit-il, que la compagnie envoyait en Belgique et y entretenait des agents spéciaux chargés de recruter des travailleurs et de les diriger sur Liévin. On me cite le cas d’un commerçant de Liévin qui fit plusieurs voyages dans ce but. La compagnie lui servait une commission de cinq francs par tête de mineur belge embauché20. »
16L’« armée de réserve de travailleurs » serait donc composée de mercenaires… Cette question, sur laquelle les documents sont assez discrets, est centrale en ce qu’elle laisse imaginer l’existence d’une organisation réticulaire pouvant déléguer le recrutement à des subalternes, comme ce « commerçant de Liévin » cité plus haut. Supervisant la chaîne migratoire d’amont en aval, les compagnies fixaient ensuite ces populations dans des baraquements construits spécialement. Un journaliste de l’Écho du Nord s’étonne ainsi, en septembre 1880, des efforts déployés par ces dernières en faveur des ouvriers étrangers, pour qui elles établissent « entre Lens et Pont-à-Vendin plusieurs cantines pour la nourriture et le logement21 ».
17Tout porte ainsi à croire que, vers 1890, on en était parvenu à la réalisation du songe prémonitoire qu’avait adressé, en 1859, le président du conseil d’administration des mines de Lens au préfet du Nord :
« Le bassin du Pas-de-Calais ne réussira à développer son exploitation qu’avec l’aide des mineurs belges : plus il en entrera, plus il deviendra possible de remplacer dans la consommation la houille belge par la houille française, plus vite aussi nous pourrons former nos propres ouvriers22. »
18Le calcul des compagnies relevait d’une rationalité productiviste, attentive aux tenants et aux aboutissants du commerce international. Or, dans le contexte de la « grande dépression » des années 1870-1890, et dans une phase de repli des politiques économiques vers le protectionnisme, on imagine aisément que ces compagnies aient cherché à maximiser le profit qu’elles pouvaient tirer des migrations professionnelles : une main-d’œuvre abondante permettant de faire rivaliser leur production avec les autres grands centres miniers et de participer au développement endogène du couple activité extractive-industrie française, notamment face au voisin anglais. Cette perspective d’un « nationalisme de marché », comme l’écrit David Todd, n’avait pourtant rien qui devait la rapprocher de la xénophobie populaire à moins, ajoute-t-il, que le contexte d’émergence de cette doctrine n’ait également été un moment de clivage politique fort, en l’occurrence les années 1848 : c’est-à-dire, avant même que ne se mette en place un embryon de pensée internationaliste à gauche. Alors, les divers représentants de la gauche (fouriéristes, babouvistes, proudhoniens, socialistes chrétiens, voire populistes comme Charles Dupin et son Association pour la défense du travail national) avaient pu se rallier au protectionnisme, soit pour ses supposées vertus égalitaires, soit par rejet du modèle social britannique, en grande partie déterminé par le libre-échange23. De ce fait, les tenants du protectionnisme social percevaient leur propre doctrine comme l’irruption de la classe ouvrière dans le domaine dans la pensée macroéconomique. Mais dans la réalité, cette dépense de temps, d’énergie et de paroles ne servait surtout que des intérêts électoralistes, puisque les Pradon, les Pieyre et éventuellement les Basly ne brassaient que du vent aux frontières, les compagnies étant véritablement maîtresses de l’agencement, la gestion, l’organisation de ces migrations.
19Enfin, on ne saurait oublier que, côté belge, ces mouvements de population posaient également un épineux problème à résoudre : à savoir, comment endiguer la fuite24. Près de 250000 personnes avaient été touchées par la crise de l’industrie linière flamande de 1845-1850, causée en grande partie par l’introduction du filage mécanique et par le développement de l’industrie textile anglaise25. Or, la très grande majorité d’artisans ruraux du lin (87,5 %), qui avaient connu cette crise, avaient vu se rajouter celle, plus terrible encore, de l’agriculture entre 1844 et 1847 : alors qu’un hiver vigoureux avait détruit la quasi-totalité du colza, la pomme de terre plantée en remplacement avait été affectée dès l’été 1845 par le mildiou, ravageur dans une région qui était alors la principale productrice agricole de la Belgique. Si la misère des Flandres, écrivait Guillaume Jacquemyns en 1929, « était devenue proverbiale26 » avant même 1845, elle devint, ajoute Édouard Ducpétiaux, « permanente, héréditaire et, dans certaines localités, elle semblait être passée à l’état chronique27 » – tandis que typhus et choléra venaient compléter ce tableau des grandes plaies, et faucher les plus démunis. Des dizaines de milliers de familles flamandes étaient alors venues peupler le sud de la Belgique, le nord de la France, et dans une moindre mesure les États-Unis : cette expérience migratoire matricielle avait ainsi contribué à tracer des chemins de traverses franco-belges, cependant que le « petit peuple de journaliers, de fileuses, de tisserands et tisserandes, de dentellières, de tricoteuses, d’artisans chapeliers et cordonniers répartis dans le plat-pays et dans les villes comme Bruges, Tournai, Courtrai, Gand, Anvers et Bruxelles28 » connaissait un destin relativement incertain. Si la plupart d’entre eux pouvaient réinvestir leur savoir-faire dans des villes en mutation, mais qui n’en restaient pas moins attractives et productives, le reste semblait plutôt invité à se rendre au Bureau de Bienfaisance le plus proche. Dans ce cadre, le fait de migrer n’était pas inévitable, mais il devenait une option envisageable pour qui avait des contacts préétablis dans les bassins d’emploi du Nord ou du Pas-de-Calais.
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Œil pour œil, dent pour dent
20Une fois la frontière passée, la première chose que font les ouvriers expulsés est de raconter. L’impératif du témoignage passe même avant un repos que ces derniers, ruinés et parfois privés de leurs meubles, savent perdu. Dans les lieux de la sociabilité et de l’écoute, les mineurs répudiés se mettent en scène : « Dans les cabarets, écrit un journaliste de la Chronique, ils racontent leurs aventures ; là-bas, la nuit, des bandes venaient tapager leurs demeures, casser les carreaux et les volets ; on assaillait les maisons, on exigeait de l’argent et, le soir, au retour des fosses, les Belges étaient roués de coups. » On exhibe blessures et cicatrices, comme ces deux ouvriers revenus à Élouges, sur qui « les marques des sévices dont ils avaient été l’objet se voyaient encore29 ». Rapidement, le témoignage circule, la parole se dissémine. Très tôt, le ministre belge des Affaires Étrangères s’inquiète d’un éventuel contrecoup en Belgique. Or, ses craintes sont justifiées puisque, le 22 août, La Réforme rapporte des troubles s’étant déroulé la veille, à la suite du retour des deux ouvriers cités précédemment :
« Lorsque la population ouvrière a été mise au courant de leur mésaventure, une vive surexcitation s’est manifestée.
Une bande nombreuse de mineurs d’Élouges a promené hier matin un drapeau rouge sur lequel se trouvait cette inscription : “Mort aux Français !” Un groupe a arrêté sur la route de Quiévrain deux ouvriers français qui ont été bousculés et dépouillés d’une partie de leurs vêtements. Les défroques ont été rapportées à Élouges et exhibées comme trophée.
Les Français établis dans la région (ils sont une cinquantaine à Élouges seul) ont été injuriés et menacés. Ces menaces visent aussi les cultivateurs français qui ont leur ferme sur le sol belge. Plusieurs ont reçu des lettres exigeant leur départ […] La bande qui a circulé hier à Élouges a fait des démonstrations hostiles devant les maisons habitées par les Français. Les manifestants criaient qu’il fallait chasser les Français !
Lorsque le cortège est arrivé sur la Grand’Place, le bourgmestre et les gardes champêtres ont sommé les ouvriers de se disperser ; mais les manifestants ont refusé d’obéir. On a dû les menacer de requérir la gendarmerie de Quiévrain30. »
21Comme chez les mineurs français, l’émeute reprend les formes traditionnelles de la contestation de rue. Un groupe se forme, se pare d’attributs, suit un parcours qui l’amène devant les cibles directes du mécontentement (les maisons des Français) et enfin aux espaces publics de la réparation (la Grand’Place). Cette analogie est d’ailleurs remarquée, avec amertume, par le journal socialiste Le Peuple, qui déclare que c’est « prostituer le drapeau rouge que de l’arborer avec une inscription souhaitant la mort d’autres travailleurs31 ». Sans ajouter de commentaire, l’article est repris mot pour mot par le journal national-populiste France le 25 août. Le même jour, la République française ajoute :
« Les scènes qui se sont passées à Lens […] ont provoqué de l’autre côté de la frontière des représailles […] Des bandes se sont promenées dans le Borinage, portant des drapeaux rouges avec cette inscription “Mort aux Français !” À Dour, la maison d’une personne que l’on croyait français a été envahie et mise à sac ; à Quiévrain, les Français ont été houspillés et menacés32. »
22De semblables scènes se répètent entre le samedi 27 et le lundi 29 août : le 27 au soir, à Wasmes, un « membre de la fédération boraine du parti ouvrier s’est rendu dans un atelier de cette localité où habite un ouvrier charron d’origine française » pour lui déclarer « qu’il ne pouvait plus travailler en Belgique et devait retourner en France, s’il voulait éviter un mauvais parti ». Le lendemain, vers onze heures du soir, une bande de cinq à six personnes lancent des pierres sur les maisons de deux familles françaises. Des faits identiques se produisent à Péruwelz. Le lundi soir, dix-huit ouvriers de Bernissart adressent au bourgmestre une lettre demandant le renvoi des ouvriers français33. La requête est également portée, comme le relate Le Peuple, devant le directeur des charbonnages :
« Bernissart, 31 août – Hier et avant-hier, les ouvriers de Blaton et de Bernissart qui travaillaient en France sont revenus, chassés par les travailleurs français. Ils ont parcouru la commune en criant “À bas les Français !” […] Ils ont demandé à la direction de les renvoyer, sinon que la grève serait déclarée immédiatement. La direction s’est refusée à entrer dans cette voie. Pendant la soirée et la nuit du 30 au31, une troupe d’une centaine d’ouvriers s’est formée et a parcouru Bernissart en poussant des cris hostiles aux Français34. »
23Tout porte à croire que, plus encore que les gestes usuels de la contestation, les émeutes anti-français reprennent ceux exécutés auparavant dans le bassin houiller du Pas-de-Calais. Les autorités et la presse ne s’y trompent d’ailleurs pas, en qualifiant les événements de « contrecoups » ou de « représailles ». C’est une vengeance collective, froide et formelle, dans le sens où elle n’implique pas de justification exogène (concurrence sur le marché du travail, etc.), et n’obéit qu’à une rationalité qui lui est propre, celle du « talion ». Son caractère populaire lui confère en même temps un aspect « moral35 » : émanation d’une norme collective infra-politique, elle implique en effet un certain degré d’organisation, de mobilisation, de gestion même. Elle ne vise pas à la contagion incontrôlée, mais choisit ses lieux, ses cibles, ses moments. Ses objectifs, enfin, sont doubles : d’une part, combler une différence, un tort ; de l’autre, recréer une différence – plongeant ainsi, en théorie, les acteurs impliqués dans le cycle éternel de la vendetta. C’est très précisément ce à quoi croient assister les forces de l’ordre françaises lorsque, face aux émeutes du 6-7 septembre, elles en font remonter l’origine au retour du « sieur Pantigny, ancien délégué du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais, revenant de Belgique, qui a raconté à ses camarades les scènes qu’il a eu à subir dans les charbonnages36 ».
24De part et d’autre de la frontière, on a donc le sentiment d’assister à un maelström humain, réassignant hommes, femmes et enfants à leur « origine », sans qu’ils soient pour autant pleinement conscients de ce qui les pousse à partir. Cette impression de chassé-croisé, où les expériences se frôlent et se côtoient, toujours dans les mêmes lieux, sans se comprendre, est attestée par le récit que donne un envoyé spécial de l’Étoile Belge de son enquête à Bernissart, début septembre :
« En descendant à Blaton, j’avise un grand chariot accolé à un wagon à marchandises, sur une voie de garage. Le chariot attelé de deux bœufs est chargé d’objets mobiliers formant pyramide. Tout au haut un homme passe les chaises, les tables, tiroirs d’armoires et paquets de literie à un ouvrier qui les range dans le wagon. On me dit que c’est un Français qui déménage. Je m’approche. L’homme répond à mes questions sans interrompre sa besogne.
– Je retourne en France, parce qu’on m’embête ici. Je travaillais à Bernissart.
– On vous a renvoyé ?
– Pas les chefs, les ouvriers.
– Comment ça ?
– Ils sont venus une quarantaine avant-hier, vers dix heures du soir, faire du boucan devant ma porte. C’est ce qu’on appelle de la crapule ; je ne veux pas attraper de mauvais coups.
– Mais on les a renvoyés de France, eux aussi ?
– Il paraît.
– Avez-vous des compatriotes qui s’en vont également ? – Oui, il y en a déjà un de parti avant moi et ce n’est pas fini.
– Avez-vous de la famille ? – Une femme et quatre enfants. Nous partons demain à Billy-Montigny où j’espère trouver de la besogne.
Près de la gare on me montre une femme qui est à la recherche d’un logement et qui ne parvient pas à en découvrir un de disponible. Elle arrive de Lens avec son mari, ses enfants et son pauvre mobilier. On les a chassés de là-bas. Elle le regrette parce que le salaire y était bon : six francs pour huit heures de travail. Ils sont partis d’ici il y a quelques mois, à l’époque où l’on était venu de France embaucher des ouvriers belges. Récemment, on leur a fait toutes sortes d’avanies, et des Belges ont été gravement maltraités. Il y a dans la station de Blaton trois wagons en destination de Bernissart, chargés de mobilier de ménages belges réfugiés en France37. »
25Mais l’agitation s’estompe rapidement côté belge. L’absence de revendications clairement définies envers les Français joue pour beaucoup dans cette mise à terme. D’autant que la presse et les pouvoirs publics calment le jeu par différents moyens. Soit, comme La Réforme, à l’aide d’histoires exemplaires, comme celle de ce houilleur de Hornu, Désiré Drapier qui, en rentrant de son travail, s’enivre avant de s’en prendre à la maison d’un Français, Jules Huart. Mais le journal conclut : « Une circonstance qui montre bien que nos ouvriers n’en veulent pas aux Français pour leur nationalité, c’est qu’un houilleur borain, récemment expulsé de France (cet homme donne d’ailleurs raison aux Français d’avoir protesté contre l’embauchement d’ouvriers travaillant à prix réduit) a aidé à terrasser le forcené et à la maintenir38. » Soit, comme les autorités diplomatiques, en demandant aux bourgmestres des localités émeutières de minimiser l’importance des troubles. Ainsi, interrogé le 25 août sur les récents troubles survenus en sa localité, celui d’Élouges transmet au ministère des Affaires Étrangères le témoignage direct d’un ouvrier mineur fraîchement rentré du Pas-de-Calais :
« Je soussigné Broher, résidant à Liévin depuis 6 ans, 10e coron, n° 237. Dans le courant de la semaine dernière, la fenêtre de la maison que j’habite fut pulvérisée par des ouvriers français ameutés contre les ouvriers belges. Je fus menacé de mort, ainsi que ma femme et mes enfants. Tous mes confrères ont subi les mêmes traitements. Un certain Juvénal, dit le Quette, fut très maltraité et reçut des coups, il dut rester au lit plusieurs jours, des suites de ses blessures. Le rédacteur du Réveil du Nord se plaît à rédiger des articles fulminants et mensongers sur des faits imaginaires qui se seraient passés dans les environs de Charleroi ainsi qu’à Élouges, dans le but d’exciter les ouvriers français contre ceux de la Belgique39. »
26Le lendemain, c’est le bourgmestre lui-même qui rend compte au gouverneur de province de l’insignifiance des faits :
« Le dimanche 21, dans la journée, un de ces ouvriers belges [expulsé] s’est promené dans le village en battant du tambour ; il était accompagné de sa femme qui portait un drapeau tricolore avec une pancarte où étaient écrits ces mots : “À bas les Français, Vivent les Belges, Encore vingt-quatre heures pour chasser les Français”. Naturellement, ils ont été immédiatement suivis par une bande de gamins qui leur a fait cortège pendant toute la promenade, mais cette manifestation est restée à peu près inaperçue du public qui ne s’en est nullement ému […] Quant aux dispositions soi-disant hostiles aux étrangers, elles n’existent pas, tout au moins en ce qui concerne les ouvriers français travaillant dans les charbonnages d’Élouges40. »
27Pour discréditer l’hostilité anti-français, Broher mobilise l’argument d’une presse mensongère et cherchant à faire feu de tout bois ; tandis que le bourgmestre, en sa qualité de chef de l’ordre, invoque l’attroupement anarchique de ces éternels et indomptables « gamins ». Cependant, le voile jeté sur les représailles sert un objectif tactique, qui ne se révèle que dans la suite de leurs témoignages. Tous deux mettent en effet en cause le rôle de la police française dans le retour des ouvriers belges : c’est-à-dire la force publique dont le gouvernement belge peut le plus sérieusement exiger des comptes.
Les carabiniers d’Offenbach
« Nous sommes les carabiniers
La sécurité des foyers
Mais par un malheureux hasard
Au secours des particuliers
Nous arrivons toujours trop tard41. »
28À qui, en effet, demander des comptes pour les dommages matériels subis ? À peine arrivés, les expulsés ne jouissent pas nécessairement des sympathies de leurs compatriotes, et recourir au pouvoir des instances diplomatiques paraît hors de portée. Il faut alors procéder avec les minces moyens dont les expulsés, qui ne connaissent pas les noms des inculpés français, disposent. Ainsi Broher, et la dizaine d’ouvriers mineurs belges qui signent la réclamation adressée au bourgmestre d’Élouges, pointent-ils l’incurie des forces de l’ordre, et par conséquent celle des maires. Derniers maillons de l’État, c’est à partir d’eux que les Belges vont tenter d’actionner l’engrenage diplomatique :
« Avant de terminer, écrit Broher, je dois vous signaler l’attitude du maire et de la gendarmerie, en protégeant les leurs et en arrêtant les Belges qui avaient le malheur de se défendre. Chassez-les, disait-il, le maire, ces sales Belges, et surtout ne frappez pas. »
29Une copie ultérieure du document donne une fin alternative, dans laquelle il est écrit que le maire et les gendarmes « rient, encouragent les méfaits au lieu de les calmer42 ». Commentant le courrier que le même bourgmestre lui a adressé, le gouverneur de la province du Hainaut écrit au ministre belge des Affaires Étrangères que, malgré le calme, « une certaine émotion règne parmi les ouvriers renvoyés de France qui se trouvent maintenant privés d’ouvrage ; ils en veulent surtout aux autorités françaises et ils prétendent avoir droit à recevoir du gouvernement français une indemnité pour les faits dont ils se trouvent avoir été les victimes43 ». Membre de la légation belge à Paris, et fervent représentant du camp catholique, le baron Eugène Beyens prend très à cœur l’affaire. Début septembre, il parvient à avoir une entrevue avec le ministre français des Affaires Étrangères, Alexandre Ribot. Ce dernier lui promet de porter aussi rapidement que possible la question des troubles au Conseil des Ministres. Cependant, remarque Beyens, « quant à l’attitude de certains maires auprès desquels les mineurs belges n’ont pas éprouvé la protection qu’ils réclamaient, le ministre a été assez embarrassé de l’expliquer : élus par les ouvriers, ils sont trop portés, sans doute, m’a-t-il dit, à épouser leurs passions44 ». Au lendemain des troubles du 6, 7 et 8 septembre, la question de la non-intervention des forces de l’ordre fait surface cette fois-ci dans la presse, puissante vectrice de scandale. Le 11 septembre, La Flandre libérale écrit :
« Se sentant encouragés par l’action tardive des autorités françaises, les perturbateurs ont repris à Lens le cours de leurs exploits.
Police et gendarmerie, prévenus aussitôt, sont accourues, sinon beaucoup trop tard, selon la pratique adoptée depuis le commencement des troubles et reprise des carabiniers d’Offenbach, du moins assez tard pour permettre aux émeutiers d’accomplir leur œuvre […] Il semble que les autorités françaises ne se décideront à intervenir que lorsque la dernière habitation belge à Lens et à Liévin aura été évacuée. »
30L’incurie est également attestée dans d’autres articles (Le Patriote du 3 septembre, Le Précurseur du 19 septembre, etc.), ainsi que dans les déclarations issues de l’enquête du 20 septembre. Il ressort souvent de ces témoignages que les mineurs sont rentrés en Belgique moins par crainte des violences elles-mêmes, que par la peur de ne pas en être protégés. Dernier exemple, enfin : à la mi-septembre, un envoyé spécial de La Gazette réalise une enquête à Lens. Il se rend à la gare et, embarquant avec les expulsés, raconte :
« L’une des familles belges se compose du père et de deux enfants ; l’autre composée de quatre enfants, est conduite par la mère seule ; tous portent des paquets, des paniers où s’entassent les objets de ménage […] [Un homme] éclate, il entreprend le gendarme qui est assis devant lui ; “C’est-il permis, ça. On nous fout à la porte pour rien. Moi j’ai sept enfants ; il y a deux ans que je suis à Liévin. On m’a menacé, on a donné un coup de hache à un camarade qui était avec moi. Et quand je suis allé demander à la mairie qu’on me protège, on m’a dit : “Vous n’avez qu’à partir” […] Comme je demande [au gendarme] si on ne peut pas défendre les Belges, il m’explique qu’ils sont là une soixantaine de gendarmes éparpillés dans les corons, que c’est insuffisant, que la surveillance, la nuit, est presque impossible. “ – Mais pourquoi ne fait-on pas venir la troupe ? – Depuis Fourmies, il paraît que M. de Freycinet ne veut plus45”. »
31Nous avons vu dans le premier chapitre que le territoire minier constituait, en certaines occasions, un champ de bataille entre émeutiers et forces de l’ordre, et où chacun des camps possédait sa propre rationalité spatiale. Il apparaissait également que les forces de l’ordre peinaient quelque peu, du moins dans les premiers temps des troubles, à intervenir. Les facteurs évoqués plus haut, auxquels on ne saurait retirer l’influence contemporaine du drame de Fourmies, viennent enfin appuyer la thèse d’une forme d’impuissance, plutôt que d’un réel laisser-aller, voire d’une complicité effective. Cependant, l’immixtion de la presse dans la question d’une intervention diplomatique, jusqu’alors latente, va grandement accélérer le processus de culpabilisation des pouvoirs publics français.
Repartir ?
La presse et l’affaire « Marquilly »
32Avisée des répercussions que peuvent produire les émeutes, la presse met en garde les élites du risque de contamination politique de l’affaire. Ce trait est particulièrement saillant, comme nous l’avons vu, en ce qui concerne la « protection du travail national ». Mais on s’inquiète aussi de leurs possibles effets sur une strate supérieure de la vie des États, alors cruciale : celle des relations diplomatiques46. Prenant très au sérieux les violences qui éclatent de part et d’autre de la frontière, le quotidien libéral français L’Écho du Nord écrit, le 29 août : « le patriotisme même des mineurs [doit] leur conseiller de ne point se livrer à des manifestations dangereuses pour le maintien de nos bonnes relations avec l’étranger », qui feraient « d’un petit conflit local, [qui] peut être réglé à l’amiable, un conflit international, [c’est-à-dire] une épineuse question de principes aussi facile à faire naître que difficile à résoudre ». Cependant, rares sont les journaux ayant la délicatesse de L’Écho : et l’on a vu plus haut comment l’argument belliciste pouvait être mobilisé en certains cas.
33Il ressort pourtant de la lecture des archives que la prise de position en faveur d’une intervention gouvernementale ne semble pas imposée « d’en haut ». Tout se passe comme si, dans les premières semaines de l’affaire, il existait un antagonisme d’intérêt entre des ouvriers expulsés cherchant réparation et un gouvernement belge quelque peu frileux : or, cette impassibilité ne manque pas d’être relevée par la presse de tous bords. Dès le 3 septembre, le journal catholique belge Le Patriote questionne durement l’absence d’écho que paraissent susciter les événements chez les élites diplomatiques : « Nous payons chèrement une légation à Paris. Qu’a-t-elle fait en l’occurrence ? Et le ministère des Affaires Étrangères a-t-il bougé ? » Pareille critique d’une apparente insouciance est adressée par L’Économie ou La Chronique au baron Beyens, que l’on accuse de ne faire que « voltige[r] de bals en banquets, de fêtes en fêtes, de spectacles en garden partys47… » Toutefois, ajoute le premier :
« Il importe que des représentations soient faites officiellement au gouvernement français […] Qu’on ne vienne pas dire que la Belgique est impuissante, que mieux vaut ne pas protester, ne pas réclamer quand on ne peut pas appuyer ses paroles à l’aide d’une armée de deux millions d’hommes. »
34Que ce dernier monte quelque peu en épingle les implications du conflit ouvrier ne fait pas de doute : toutefois, il témoigne de la crainte de voir la force se substituer au droit. Enfin, la désaffection de la question sociale (et par extension de la réparation) ne concerne pas que le baron Beyens et ses homologues français. Du moins est-ce l’argument avancé par nombre de commentateurs pour, en retour, attaquer idéologiquement le camp ennemi. Le Patriote écrit ainsi : « Nos pauvres ouvriers n’ont été défendus par personne. Les socialistes et les radicaux d’ici ne se sont souciés que de couvrir contre de trop légitimes indignations les chefs socialistes du Nord et du Pas-de-Calais qui ont poussé ou aidé à ces violences lâches et féroces » ; tandis qu’à l’autre extrémité de l’hémicycle, La Flandre libérale clame : « Ah ! Quelle Belgique nous fait le cléricalisme, et comme on se sent fier d’être Belge sous la direction tutélaire de M. Beernaert ! »… Ce jeu d’accusations réciproques prend cependant un tournant plus grave à partir de la mi-septembre. On lit ainsi dans un article du quotidien français Le Temps :
« La presse belge, depuis le Courrier de Bruxelles jusqu’à l’Étoile, se montre un peu nerveuse au sujet du conflit éminemment regrettable qui est survenu dans certaines régions du Pas-de-Calais […] À en croire nos confrères de Bruxelles, le gouvernement du roi Léopold aurait le droit et le devoir d’intervenir auprès du gouvernement de la République pour obtenir une protection plus efficace des mineurs belges en France. Une pareille démarche n’aurait une ombre de justification qu’au cas où il serait indispensable de rappeler les autorités d’un pays voisin et ami au sentiment plus net ou à l’acceptation plus efficace de leurs responsabilités.
Or, c’est là un point sur lequel il nous sera permis de dire que la France ne saurait véritablement, dans le cas actuel, admettre même un commencement de discussion48. »
35Le journaliste affirme ensuite qu’à l’encontre des accusations qui leur sont adressées, les autorités du Pas-de-Calais n’ont en rien manqué à leur devoir, et qu’au contraire, « en matière de justice répressive, le tribunal de Béthune vient de rendre des sentences qui ne pèchent pas par leur excès d’indulgence ». « Devant ces faits acquis, poursuit-il, la presse belge aurait mieux à faire que de provoquer des démarches diplomatiques auxquelles le bon sens du cabinet de Bruxelles n’aura certes garde de se porter… » L’article provoque un tollé en Belgique, auquel Le Précurseur, La Patrie, La Chronique et La Réforme répondent par la nécessité d’une intervention diplomatique ; tandis que La Flandre libérale rappelle à la France son devoir de « dignité » et de respect des traités franco-belges49.
36Mais la plus grave secousse provient d’un article rédigé par l’envoyé spécial du Figaro, Charles Chincholle. Au lendemain des troubles de Wingles, et alors que le soupçon commence à peser lourdement sur la responsabilité des maires du bassin houiller, ce dernier se dépeint en observateur d’une effervescence qui, on va le voir, prend un tour malheureux :
« J’assiste à un spectacle extraordinaire. Ai-je une vision ? Fais-je encore partie d’un voyage présidentiel ? Voici M. le maire [de Wingles] et son conseil municipal au grand complet, voici l’éternel enfant avec ses gants blancs et son bouquet tricolore, on joue la Marseillaise, seulement au lieu d’acclamer Carnot, on acclame Basly […] et c’est ainsi entouré qu’il se dirige vers la salle de bal où doit avoir lieu la réunion.
Le maire, M. Marquilly, ouvre la séance :
– Citoyens, dit-il, il se passe ici des choses dont il faut que je vous parle. S’il y a parmi les Belges d’honnêtes garçons avec qui nous avons de bons rapports, et qui ne demandent qu’à être Français, il y en a d’autres qui sont plus Belges que mineurs.
Ceux-là auraient voulu devenir les maîtres des corons, et comme ils n’ont pu y parvenir, ils manifestent l’intention de se venger. On m’a tenu des propos que, comme maire, j’ai le devoir de vous répéter (Vive monsieur le maire ! Vive Marquilly)
Il y a des Belges qui avant de déguerpir voudraient emporter des souvenirs. L’un d’eux a dit “Il me faut les oreilles du porte-drapeau.” Car c’est surtout le porte-drapeau de notre syndicat qui est menacé. Je compte sur vous tous pour le faire respecter (Oui ! Oui !). Douze femmes belges auraient dit aussi qu’elles emporteraient les cheveux de douze Françaises, ayez l’œil. Quand à moi, je suis prêt à serrer la main aux bons Belges, mais qu’un mauvais me flanque une gifle, et malgré mes cheveux blancs il verra si je ne la lui rends pas50. »
37Ces propos sont aussitôt repris et diffusés par la presse belge : ils apparaissent dans Le Bien pensant du 13 septembre, La Gazette, Le Précurseur et Le Courrier de Bruxelles du 14 septembre. Ce dernier quotidien commente d’ailleurs amèrement : « Ce maire est un misérable qui déshonore la magistrature communale. Nous espérons bien que l’autorité préfectorale saura rappeler à la raison ce forcené et lui infliger une peine disciplinaire. » Abondamment lu, cet épisode provoque une pénible impression dans le pays. En France, en revanche, il reste lettre morte : alors même que les faits relatés proviennent d’un journaliste français, il est considéré comme douteux – produit de fiction plus que récit de vérité. C’est en tout cas ce que met en question L’Étoile Belge dès le surlendemain de sa parution : « Faut-il croire les paroles insidieuses prêtées par le Figaro au maire de Wingles […] ? Ou bien faut-il considérer cette information comme une fantaisie d’un correspondant à court de nouvelles ? » S’étant rendus au ministère de l’Intérieur, à celui des Affaires Étrangères et devant la légation belge en France, les rédacteurs du billet affirment n’avoir rencontré nulle part connaissance de ces propos. Ils les communiquent alors à Alexandre Ribot qui, selon ces derniers, « s’en est ému et a demandé à son collègue, M. le ministre de l’Intérieur, ce qu’il y avait de vrai dans cette information51 ». Toutefois, il n’est pas impossible que les rédacteurs de L’Étoile Belge aient cherché à s’attribuer les lauriers de la réconciliation, car les archives diplomatiques belges attribuent plus volontiers cette démarche au baron Beyens lui-même. Ayant rencontré Alexandre Ribot le 17 septembre, il écrit au ministre belge des Affaires Étrangères, Auguste Beernaert, que ce dernier « n’avait eu connaissance [du discours de M. Marquilly] que par le Figaro ; il a avoué qu’il n’y avait pas attaché beaucoup d’importance ». Et lorsque Beyens réplique qu’en Belgique, au contraire, « cette exhortation à la haine avait fait plus de bruit et excité une plus grande irritation que toutes les nouvelles déplorables parvenues ces derniers temps sur la triste situation de nos mineurs dans le Pas-de-Calais », le diplomate français répond : « “Je vais prier M. le ministre de l’Intérieur de s’assurer que ces paroles ont réellement été prononcées par le maire de Wingles” […] “Et si elles sont reconnues exactes ?”, ai-je demandé, “Dans ce cas, je vous ferai part des mesures que M. Loubet [le ministre de l’Intérieur] aura cru devoir prendre52”. »
38Émile Loubet est immédiatement contacté le 17. Sans réponse, Alexandre Ribot le relance le 23 septembre. Enfin, le verdict tombe le 6 octobre : « J’ai immédiatement fait procéder à une enquête minutieuse sur les faits signalés. Il résulte des renseignements qui m’ont été fournis que les paroles incriminées n’ont pas été prononcées par le maire de Wingles, mais bien par un sieur Cartigny […] Le maire présidait mais n’a fait aucun discours. C’est un ouvrier dont le nom ressemble à celui du maire qui a parlé avec violence contre les Belges53. » L’affaire Marquilly est donc classée sans suite. De même, et malgré l’insistance répétée des journaux, la question des dommages et intérêts reste-t-elle dans le flou jusqu’à son abandon, constaté lors d’une séance parlementaire belge du 1er décembre 1892 :
« M. Hanssens – Les dommages ont-ils été réparés ?
M. Beernaert – Je ne le pense pas ; mais d’après moi, ce n’est là l’affaire ni du gouvernement français, ni du gouvernement belge. On nous aurait répondu, comme nous aurions répondu nous-mêmes, que lorsqu’un dommage est causé, c’est, d’après la législation française, à l’auteur du dommage qu’il faut s’adresser et qu’en cas de troubles les municipalités qui n’ont pas réussi à maintenir l’ordre sont civilement responsables. Il s’agit là d’un ordre de réclamations de droit privé qui n’est pas du domaine du gouvernement54. »
39Évacuée, donc, la question financière, au profit d’un pouvoir répressif que l’on laisse s’organiser en France.
Retrouver une place en Belgique…
40Il y a néanmoins cela de curieux que toutes ces démarches fastidieuses semblent n’avoir que peu de prise sur la conscience des ouvriers expulsés puis rentrés. Une fois passée la colère des émeutes anti-français, c’est au futur qu’il faut penser. Or, deux options se présentent : rester ou repartir.
41Pour nombre d’ouvriers expulsés, rester en Belgique ne se présente pas comme un choix. Ayant pour la plupart tout perdu (attaches, travail, argent, meubles parfois), ils n’ont d’autre solution que de trouver une aide sur place, une compensation immédiate à leur malheur – d’autant que comme l’écrit La Chronique, « ils savent l’atroce misère qui les attend dans nos pauvres corons en détresse, le travail rare, les salaires bas, le crédit impossible55 ». On s’en remet alors aux trop connus et trop fréquentés Bureaux de bienfaisance, comme à Bernissart, où le bourgmestre déclare que ce dernier établissement est « intervenu pour une somme de 87 francs ». Il ajoute : « D’autres secours en nature sont accordés aux plus nécessiteux. Une famille ne trouvant pas de logement doit être abritée dans une dépendance d’un bâtiment communal approprié à cette fin et suffisamment spacieuse et bien aérée56. » En revanche, « la direction du charbonnage de cette commune refuse du travail aux treize ouvriers et même le logement, bien qu’elle ait plusieurs maisons inhabitées57 ». Soumis une première fois à l’infamie, il arrive que des ouvriers voient leur peine redoublée par des patrons qui, méfiants, soupçonnent des motifs mauvais derrière leur retour. On apprend ainsi que si le directeur des charbonnages de Bernissart ne reprend pas ces ouvriers, c’est parce qu’ils sont « de mauvais ouvriers qu’il avait été obligé de renvoyer après la grève de l’année dernière58 ». Mais plus important peut-être est le fait de voir se déployer des réseaux d’entraide, se créer une solidarité ouvrière à l’occasion – faute d’espérer une indemnité qui ne viendra jamais.
42Le premier cercle mobilisé est donc celui d’une assistance publique locale (bien que de nature étatique), que la misère d’une grande partie du prolétariat belge avait rendu familière dans les années 1840-185059. À l’échelle locale, le second cercle concomitant est celui du secours spontané des pairs, parfois aussi celui des familles. Enfin, le dernier cercle touche aux associations culturelles et politiques. Un article du Patriote signale ainsi que le comité éditorial de La Réforme lançait, le 2 septembre, un appel au réembauchage et à l’aide des expulsés :
« Que si les Belges revenus de France sont malheureux, et ils le sont, il faut aller à leur secours, les aider en attendant le travail, s’efforcer par tous les moyens de leur procurer ce travail ; puiser même, s’il le faut, dans les ressources constituées pour d’autres prévisions60. »
43Plus tard, c’est au centenaire de la fondation de la République française que la colonie française de Bruxelles décide également, à l’improviste, d’organiser une collecte en faveur des ouvriers belges : « Nous avons éprouvé un serrement de cœur en voyant de pareils faits se produire dans notre pays et nous devons protester énergiquement », déclare M. Rolland, président de l’association : « faisons ici immédiatement une collecte en faveur de ces Belges chassés de France et à la place de qui nous devons nous mettre pour juger de ce qui a été fait dans le Pas-de-Calais avec la complicité de députés qui voulaient avant tout sauvegarder leurs mandats ». Cent cinquante-six francs sont récoltés. « Ce qui importe le plus ici, c’est la démonstration », conclut La Réforme, qui relate la soirée61. De leur côté, la Société Ouvrière Catholique d’Anvers (« Vrede »), la Ligue Démocratique Belge, la Société d’Ouvriers Catholiques de Tournay et de nombreuses associations flamandes font pression auprès du gouvernement belge pour obtenir une meilleure protection des ouvriers belges en France. À la suite de ces requêtes, un meeting de protestation (en grande partie organisé par des associations flamandes) a lieu à Bruxelles le dimanche 23 octobre. Deux cents personnes sont présentes. L’ordre du jour suivant y est adopté : « 1) Insister auprès du président de la République pour que nos compatriotes trouvent en France une protection efficace ; 2) Faire les démarches nécessaires pour obtenir l’application de la loi du 10 vendémiaire an IV, relative aux indemnités à accorder aux victimes d’émeutes et à la responsabilité des communes ; 3) Empêcher l’immixtion des Français dans les luttes politiques des Belges, en employant les moyens que la loi met à notre disposition62. »
44Bien que discrets, des soutiens existent donc. Mais ce n’est pas l’élément essentiel que les archives nous invitent à lire. Au contraire, il semble que le phénomène majoritaire ait été l’expression d’une volonté de retour – volonté qui impliquait par ailleurs la naturalisation.
… ou retourner en France ?
45Les États affirmatifs résultant de l’enquête du 20 septembre font plusieurs fois apparaître des témoignages allant en ce sens. Ainsi, à Péruwelz, « beaucoup d’ouvriers établis au Pas-de-Calais nous demandent les pièces nécessaires pour leur naturalisation en France » ; à Maubray, « un ouvrier du nom de Cacoir Émile travaillant à Oignies dans les charbonnages est venu réclamer des papiers afin de faciliter sa naturalisation en France. Il a déclaré que sans cette formalité, il ne pouvait plus travailler dans ce pays » ; à Wasmuel, « plusieurs familles […] résident en France depuis de longues années [et] réclament leurs pièces pour se faire naturaliser63 ». Ces cas-là mettent en avant une stratégie claire de francisation qui se projette dans le futur (éviter la réitération des troubles, écarter toute forme de distinction propre à susciter la discrimination – se rendre invisible en somme). Mais il s’agit toutefois de versions pacifiques de la migration, où la liberté de mouvement est explicite, et où celle de choix affleure. Inversement, dans d’autres récits, la contrainte est bien plus sensible. Ainsi, à Bernissart, « [les] ouvriers ne purent obtenir la protection des autorités françaises […] Rentrés misérables en Belgique, ils durent être secourus à leur arrivée. Ceux qui ont une résidence de plus de 10 ans en France peuvent y demeurer sous les conditions de se faire naturaliser et de satisfaire dans ce pays aux lois de la milice » ; à Élouges, les ouvriers « ont été chassés de la France comme des bandits, poursuivis la menace au poing. D’autres ont été mis en demeure de réclamer de l’état civil les pièces nécessaires à leur naturalisation comme français » ; à Wiers enfin, « ayant refusé de signer une déclaration de naturalisation que leur avait présentée le député Basly, et craignant d’avoir à endurer les traitements cruels et barbares qu’ont eus à endurer nos nationaux […] les sieurs Dornet et Lemoine susdits se sont vus dans l’obligation de fuir le territoire français64 ». Il pourrait paraître étrange de constater que ces exhortations à la naturalisation, proférées par les ouvriers français, connaissent une adhésion quasi-immédiate et assez large chez des Belges qui ont pourtant eu à subir de désagréables scènes de violences, de pillage et de retour forcé. En réalité, tout ceci serait incompréhensible si l’on ne plaçait pas la présence belge dans le bassin houiller en perspective avec une implantation plus vaste en France, non seulement dans le Pas-de-Calais mais aussi et surtout dans le Nord, les Ardennes et à Paris.
46En 1892, un recensement commissionné par le ministère des Affaires Étrangères et réalisé par les agents consulaires de Belgique indiquait la présence de 499034 ouvriers belges en France65. De leur côté, les recensements français montrent une progression constante du nombre de Belges (ouvriers ou non) entre le milieu du xixe siècle et le début du xxe siècle, où la tendance se retourne : alors qu’ils sont 128103 en 1851, 275888 en 1866, 374498 en 1876, 432265 en 1881, 486000 en 1886, 465860 en 1891, on descend à 323390 en 1901, et ils ne sont plus que 287126 en 1911 (les Italiens les ont alors dépassés, avec 419234 individus66). Ainsi, pour s’en tenir à la conjoncture démographique de 1891-1892, il est très clair que le millier de Belges expulsés du Pas-de-Calais ne représente qu’une goutte d’eau dans cet océan d’étrangers, dont les « flots » auraient « envahi » la partie septentrionale de la France67. Les élites politiques belges étaient d’ailleurs bien conscientes de l’importance de ce mouvement transfrontalier, qui constituait pour elles le déversoir d’un excédent démographique dont on rechignait à prendre soin. Frère-Orban ironisait ainsi en 1883 : « Le Belge n’est pas porté aux entreprises d’outre-mer ; il n’aime pas à émigrer et, dut-il le faire pour assurer sa subsistance, il a à sa portée une colonie qui lui suffit largement : c’est la France, où des milliers de compatriotes vont s’établir68 » – comme par exemple à Roubaix, étudiée en précision par Chantal Pétillon69.
47C’est pourquoi les 15000 Belges du Pas-de-Calais pouvaient bien y être considérés comme des étrangers, mais non comme des intrus. D’autre part, et au-delà de l’argument géographique qui tend à relativiser l’impact de l’expulsion, cette présence est suffisamment ancienne pour qu’il existe des réseaux au sein de cette population répartie dans seulement deux ou trois arrondissements limitrophes, pouvant être activés lorsqu’il s’agissait de se trouver un emploi. C’est ainsi dès les années 1850 que s’étaient établis les premiers ébénistes du faubourg Saint-Antoine, mécaniciens des usines textiles lilloises, abatteurs des mines d’Anzin, etc.70. Parallèlement, s’amplifiait le phénomène de migrations moins techniques et moins lointaines aussi, celui des migrations saisonnières aux champs du Nord, où les Belges gagnèrent leur surnom de « pot d’beurres » (du fait du pot de beurre qu’ils emportaient avec eux, pour la journée ou la semaine), mais aussi la réputation, partagée avec les Italiens, de porter des coups de couteau dans le dos ou de nuit…
48Enfin, être présent depuis longtemps n’est pas tout : la communauté belge est aussi ouverte. Les mouvements de la population enregistrés à Lens et ses environs en 1892 l’attestent : à Liévin, sur 96 mariages, 9 résultent de l’union d’un homme français avec une femme belge et à Lens, sur 9 mariages, 6 résultent de l’union entre un homme belge et une femme française. Dans une moindre mesure, ce même mouvement est observé (toujours la même année) dans d’autres villes comme Billy-Montigny, Loos, Sallaumines, Wingles, mais aussi en campagne, comme à Fouquières-les-Lens, Vendin-le-Vieil et Hulluch71.
49Cette permanence des liens, qui va grandement déterminer le processus de naturalisation, pose toutefois la question : pourquoi ne l’avaient-ils pas fait avant ? Les journaux ne manquent pas, d’ailleurs, de remarquer le retour des « anciens » : « on voit rentrer les vieux ouvriers établis là-bas depuis vingt ou trente ans, et qui ne veulent pas se naturaliser », écrit La Chronique ; « les “vétérans” qui travaillent dans la région charbonnière française depuis de longues années commencent à retourner à leurs anciennes résidences », ajoute La Réforme72. Ce même quotidien précise, en reprenant des chiffres fournis par le France que « dans le Nord, sur 280000 Belges, 20000 seulement se sont fait naturaliser » – le reste « s’est bien gardé, à sa majorité, de réclamer la nationalité française73 ». Ces derniers sont donc soupçonnés de ne pas mener à terme les procédures relatives à un séjour de longue durée en France, afin d’échapper à la conscription et à l’imposition. Mais y gagnaient-ils vraiment ? Ou du moins autant que ce que la presse nationaliste tendait à le faire croire ? Non-naturalisés, ces travailleurs ne pouvaient s’engager en politique, ne serait-ce qu’en votant à l’élection du conseil municipal, et encore moins dans le syndicat. Du point de vue de leur engagement dans le métier qui les faisait vivre, le refus de la naturalisation n’apportait donc aucun gain.
50Or, c’est précisément sur cette corde que vont jouer Émile Basly et Arthur Lamendin, en faisant du syndicat un des organes d’accélération des procédures. Encore une fois, le reportage de Charles Chincholle est à cet égard éclairant :
« Deux membres du syndicat m’accompagnent. Je cherche avec eux d’autres Belges, il y en a une centaine ici. Comme j’ai un chapeau haut de forme, une femme me prend pour Lamendin :
– Monsieur le député, me dit-elle, sauvez-nous de cela. Mon mari est Belge, mais voilà vingt et un ans qu’il travaille à Wingles.
– Pourquoi ne s’est-il pas encore fait naturaliser ?
– Il y a plus de trois ans qu’il a demandé.
Pourquoi est-ce si long mon Dieu ! D’autres femmes m’entourent qui presque toutes sont Françaises mais mariées à des Belges. Si leurs maris sont braves, elles se montrent assez peureuses ; puis il va falloir pour s’en aller tant d’argent, et on n’en a pas de trop, hélas !… […] Et je n’entends que ce mot : “Qu’on nous naturalise !”
– Pardi, fait une femme, je ne peux pas emporter mes six enfants dans
un panier.
Il faut rendre justice au syndicat. Il renseigne volontiers les Belges sur les formalités à remplir pour la naturalisation. Il prend tous les frais à sa charge, et l’agitation aura cet avantage que la France y gagnera des citoyens. Ce matin, rien qu’en s’habillant, les députés socialistes ont reçu une quarantaine de demandes accompagnées de dossiers. Comme ces mineurs sont très prolifiques, ils nous vaudront un assez grand nombre de soldats74. »
51Mais on lit encore, dans un reportage de La Gazette :
« J’ai la chance de trouver tout de suite en débarquant le député socialiste, M. Basly, qui déjeune avec l’aristocratique Figaro, représenté par M. Chincholle, dans un café, devant la gare :
– Mais on prétend, Monsieur, que les Belges travaillent ici à des conditions inférieures.
– Oui ! Nous ne pouvons le prouver, mais nous le savons ; alors que le salaire moyen est ici de 5,26 francs, ils ont été engagés, pour trois ans, à quatre francs par jour, et ils travaillent douze heures, alors que la journée moyenne n’est que de neuf heures. Devant cette situation, les Belges qui sont ici depuis longtemps et travaillent au tarif du syndicat, ont protesté comme nous.
– Ces Belges-là, les laisse-t-on tranquilles ?
– Malheureusement, non. On les a tous un peu confondus. Mais la plupart s’empressent de me remettre une demande de naturalisation, dont je leur donne un récépissé qui les met à l’abri. J’en reçois tellement que j’ai dû faire confectionner des formules imprimées. Depuis trois semaines, j’en ai reçu deux cents ; aujourd’hui j’en ai déjà dix75. »
52En réalité, c’est bien plus la secousse causée par les événements d’août-septembre qui semble accélérer le processus de naturalisation et de francisation, que l’action du syndicat lui-même. Il apparaît surtout comme intermédiaire. La question se reformule alors : pourquoi les ouvriers passent-ils principalement par lui ? Ceux-ci disposaient, de fait, de plusieurs options pour se faire naturaliser. Avant 1889, toutefois, la simple possibilité d’obtenir la nationalité française était réservée à une élite. En 1867, note Firmin Lentacker, certains devaient s’acquitter d’un droit de sceau pouvant aller jusqu’à deux cents francs – soit quatre à cinq mois de salaires pour un ouvrier mineur. À Roubaix, seuls les membres de la bourgeoisie locale y avaient accès76. Cela explique en partie qu’un grand nombre d’ouvriers, en particuliers ceux établis depuis dix ans et plus, et qui avaient toujours connu ce régime, aient rechigné à faire les démarches nécessaires, et se soient cantonnés au statut d’« admis à domicile ». Mais la loi sur la nationalité du 26 juin 1889 avait été par la suite décisive77. Selon Gérard Noiriel et Firmin Lentacker, cette mesure avait eu un effet immédiat, en accélérant, pour le premier, « le mouvement [de stabilisation des immigrés] en transformant brutalement des milliers d’entre eux en citoyens français » ; ou, pour le second, en permettant de « consacrer l’assimilation des colonies belges », en particulier dans l’arrondissement de Lille et de Roubaix78. Or, si ces analyses sont cruciales, elles n’expliquent pas en quoi le syndicat pouvait être au centre du processus de francisation.
53Pour le comprendre, il faut prendre un peu de recul sur les événements politiques récents. Après les violentes émeutes en Belgique de 1886, le Parti Ouvrier Belge avait connu une percée politique qui avait rencontré un fort écho en France, en particulier chez les ouvriers du textile lillois et roubaisiens – qui avaient déjà, par ailleurs, l’expérience d’une solidarité ouvrière transfrontalière79. La prise de conscience d’une possibilité effective de changement s’y était diffusée, non seulement par le truchement de leaders socialistes ou syndicalistes prompts à traverser la frontière pour organiser discussions et meetings, mais aussi chez des ouvriers immigrés qui gardaient toujours un œil sur l’actualité de leur pays d’origine. Seulement, en France, on se rendait également vite compte que la condition de cette possibilité de changement résidait dans la participation et le soutien des ouvriers au syndicat du lieu où ils travaillaient. Pour les Belges du bassin houiller, cela correspondait donc au syndicat des mineurs du Pas-de-Calais – ce qui explique, en somme, que des ouvriers mineurs français fortement influencés par leur syndicat, et dont ils craignaient la déliquescence, aient pu prendre l’initiative d’une exhortation violente à l’assimilation – et, d’un autre côté, que les Belges se soient adressé directement à lui pour accélérer ce processus. Ces derniers, qui constituaient alors la « deuxième génération » d’immigrés belges en France, formeraient ainsi la « colonne vertébrale » d’un mouvement ouvrier qui gagnera en effet, en un temps record, un grand nombre d’adhérents80.
Notes de bas de page
1 Green Nancy L., Repenser les migrations, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien », 2002, p. 81.
2 Marx Karl, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre premier, Le procès de reproduction du capital, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 335.
3 Pirenne Henri, Histoire de Belgique. Des origines à nos jours, t. 5, livre II, De 1848 à la mort de Léopold Ier, Bruxelles, La renaissance du livre, 1975, p. 101.
4 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, Rodière, 29 août 1892.
5 Cette expression fait écho au colloque international tenu à l’université de La Rochelle du 9 au 11 décembre 2014, intitulé « Sociétés, mobilités, déplacements : “les territoires de l’attente dans les mondes américains (xixe-xxe siècles)” ». Ensemble de conférences disponible sur [http://portail-video.univ-lr.fr/Debat-6-Les-territoires-de-l].
6 AMAEB, n° 2312, « Enquête sur les violences subies par les ouvriers belges. États affirmatifs non classés ». Sauf indication contraire, toutes les citations futures relatives à l’enquête et aux bourgmestres proviendront de ce dossier. Pour éviter de surcharger les bas de pages, les dates ne seront pas précisées. Leur mention n’est pas indispensable : précisons toutefois que leur rédaction s’est effectuée entre le 20 et le 28 septembre 1892.
7 Kraut Alan, Silent Travelers : Germs, Genes, and the « Immigrant Menace », Baltimore, John Hopkins University Press, 1995, p. 28. Voir également, du même auteur : « Immigration, Ethnicity and the Pandemic », Public Health Reports, n° 125, suppl. 3, 2010, p. 123-133. À noter par ailleurs que c’est aux États-Unis que cette liaison est la plus sérieusement éprouvée, du fait du flot continu de migrants juifs quittant Hambourg pour New-York au sommet de l’épidémie de 1892. Voir Markel Howard, Quarantine ! East European Jewish Immigrants and the New York City Epidemics of 1892, Baltimore, John Hopkins University Press, 1997.
8 ANF, BB24 905, procureur général de Douai au garde des Sceaux, 26 août 1892.
9 Le Figaro du 12 septembre 1892.
10 En particulier par : Dantoing Antoine, Une manifestation de défense ouvrière contre le travail des étrangers dans les mines du Pas-de-Calais en 1892. Approche de l’opinion publique belge et française, mémoire de licence, université catholique de Louvain, 1973 ; Hirano Natsue, « Le retour des immigrés belges à la suite des événements de Lens et Liévin en août-septembre 1892 », Belgisch Tijdschrift vorr Nieuwste Geschiedenis, n° 37, vol. 3-4, 2007, p. 307-323 et Lentacker Firmin, La frontière franco-belge. Étude géographique des effets d’une frontière internationale sur la vie des relations, thèse de doctorat, université de Lille 3, 1973.
11 AMAEB, clB 164 I, « Enquête des gouverneurs ».
12 Lentacker Firmin, op. cit., p. 412.
13 Lentacker Firmin, op. cit., p. 408 : « Avant 1860, la population belge en France présentait un taux de masculinité très affirmé ; elle comprenait une forte proportion de jeunes célibataires, masculins en majorité, et des hommes mariés qui laissaient en Belgique femmes et enfants dans l’attente d’une installation éventuelle en France. Vers 1890, la composition des ménages belges en France était devenue presque normale, signe d’un établissement “définitif” de familles constituées, ce qui allait permettre une assimilation graduelle au sein de la population française. »
14 Pascal Delwit note qu’en 1841, un quart de la population belge reçoit l’aide des bureaux de bienfaisance. Voir Delwit Pascal, La vie politique en Belgique de 1830 à nos jours, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, coll. « UBlire », 2010, p. 47. La misère qui touche une large partie de la population belge est attribuée, de façon structurelle, à la pression démographique. Mais cet argument est, comme nous le verrons plus loin, bien insuffisant. Voir Chlepner Ben Serge, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Éditions de l’université Libre de Bruxelles, 1983 ; Jaumain Serge, Industrialisation et sociétés (1830-1970). La Belgique, Paris, Ellipses, 1998 ; Leboutte René, Puissant Jean, Scuto Denis, Un siècle d’histoire industrielle. Belgique, Luxembourg, Pays-Bas. Industrialisation et sociétés, 1873-1973, Paris, SEDES, 1998.
15 Voir Lentacker Firmin, op. cit., p. 360-386 en particulier. L’auteur insiste sur le fait que, spécialement dans les Ardennes, les phénomènes populaires d’expulsion, de renvoi à la frontière, ou d’interdiction d’entrée en France concernaient surtout les travailleurs transfrontaliers saisonniers ou temporaires.
16 Vandermotten Christian, « La production dans l’espace industriel belge : 1846-1984 », Hommes et terres du Nord, n° 2, 1985, p. 100-109, et Nagels Jacques, « La situation économique de la Flandre et le mouvement flamand », Cahiers économiques de Bruxelles, vol. 45, n° 4, 2002, p. 95-136.
17 Vandermotten Christian, art. cit., p. 105.
18 Lebrun Jacqueline, Banque et crédit en Hainaut pendant la révolution industrielle belge, Bruxelles, Palais des Académies, 1999, p. 28, et Hasquin Hervé, La Wallonie, son histoire, Bruxelles, Éditions Luc Pire, 1999, p. 121.
19 Delwit Pascal, op. cit., p. 46. Voir Henneaux-Depooter Louise, Misères et luttes sociales dans le Hainaut, 1860-1869, Bruxelles, université Libre de Bruxelles, Centre d’histoire économique et sociale, 1959.
20 Le Réveil du Nord du 27 août 1892.
21 L’Echo du Nord du 25 septembre 1880.
22 ADN, M 174-3, lettre du 4 février 1859.
23 Todd David, L’identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme (1814-1851), Paris, Grasset, 2008.
24 Lentacker Firmin, op. cit., en particulier p. 417-428.
25 Voir Jacquemyns Guillaume, Histoire de la crise économique des Flandres (1845-1850), Bruxelles, Lammertin, 1929 ; Verhaegen Benoît, Contribution à l’histoire économique des Flandres (1846- 1910), Louvain-Paris, Nauwelaerts, 2 t., 1961 ; Sabbe Étienne, De Belgische Vlasnijverheid, 2 t., Courtrai, Éditions du Musée National du Lin, 1975 ; Gubin Éliane et Scholliers Peter, « La crise linière des Flandres. Ouvriers à domicile et prolétariat urbain (1840-1900) », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 74, n° 2, 1996, p. 365-401.
26 Jacquemyns Guillaume, Histoire de la crise économique des Flandres (1845-1850), Bruxelles, Lammertin, 1929, p. 296.
27 Ducpétiaux Édouard, Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres, Bruxelles, université Libre de Bruxelles, 1850, p. X.
28 Ibid., p. 414.
29 La Réforme du 22 août.
30 Ibid.
31 Le Peuple du 24 août 1892.
32 France et La République française du 25 août 1892.
33 Informations contenues dans AMAEB, n° 2312, lettre du ministre de la justice au ministre des Affaires Étrangères, Bruxelles, 2 septembre 1892.
34 Le Peuple du 2 septembre 1892.
35 C‘est très précisément ce que l’on nomme, à l’époque, une « vindicte publique », par opposition à la vengeance d’un particulier, qui est un acte criminel. Voir Bouillet Marie-Nicolas, Dictionnaire Universel des sciences, des lettres et des arts, Paris, Hachette, 1884, quatorzième édition, p. 1171. Voir également Bourdin Jean-Claude, Chauvaud Frédéric, Gaussot Ludovic, Keller Henri, Faire justice soi-même. Études sur la vengeance, Rennes, PUR, 2010, en particulier p. 7-20.
36 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial de Lens au ministre de l’Intérieur et au préfet à Arras, 7 septembre 1892.
37 L’Etoile Belge du 2 septembre 1892.
38 La Réforme du 14 septembre 1892.
39 AMAEB, n° 2312, Lettre de Broher au bourgmestre d’Élouges, 25 août 1892.
40 Lettre du gouverneur de la province du Hainaut au ministre des Affaires Étrangères, 26 août 1892.
41 Extrait des Brigands, opéra-bouffe d’Offenbach (1869).
42 AMAEB, n° 2312, lettre de Broher au bourgmestre d’Élouges, 25 août 1892.
43 Lettre du gouverneur de la province du Hainaut au ministre des Affaires Étrangères, 26 août 1892.
44 AMAEB, n° 2312, lettre du baron Beyens à M. Beernaert, président du conseil et ministre des Affaires Étrangères ad interim, 9 septembre 1892.
45 La Gazette, 15 septembre 1892.
46 Voir Girardet Raoul, « L’influence de la tradition sur la politique étrangère de la France », La politique étrangère et ses fondements, Cahier 55 de la Fondation nationale des sciences politiques, 1954 ; Villate Laurent, La République des diplomates. Paul et Jules Cambon, 1843-1935, Paris, Science Infuse, 2002 ; Dasque Isabelle, A la recherche de Monsieur de Norpois : les diplomates de la République (1871-1914), thèse de doctorat en histoire, université Paris Sorbonne, 2005 ; « Pour une histoire culturelle de la diplomatie. Pratiques et normes diplomatiques au xixe siècle », Histoire, économie et société, 33e année, vol. 2, 2014.
47 La Chronique du 8 septembre 1892.
48 Le Temps du 13 septembre 1892.
49 Le Précurseur et La Patrie du 14 septembre, La Flandre libérale du 15 septembre et du 19 septembre, La Chronique du 16 septembre, La Réforme du 19 septembre (1892). La Flandre libérale fait très certainement référence à la convention franco-belge de décembre 1852, qui facilite l’admission en France de tout ouvrier ayant un livret en règle, et plus généralement la libre-circulation des biens, marchandises et main-d’œuvre entre les deux pays.
50 Le Figaro du 12 septembre 1892.
51 L’Étoile Belge du 15 septembre 1892.
52 AMAEB, n° 2312, lettre du baron Beyens au ministre des Affaires Étrangères, 17 septembre 1892.
53 AMAEF, 13ADP/14, lettre d’Émile Loubet, ministre de l’Intérieur, à Alexandre Ribot, ministre des Affaires Étrangères, 6 octobre 1892.
54 AMAEB, A3414, Annales parlementaires, Chambre des représentants. Séance du 1er décembre 1892.
55 La Chronique du 12 septembre 1892.
56 On reconnaît là l’influence de l’hygiénisme, et en particulier des théories de l’aérisme, chez les élites locales. Sur la diffusion de l’hygiénisme en France et en Europe au xixe siècle, voir Bourdelais Patrice, Une peur bleue. Histoire du choléra en France, Paris, Payot, 1987 ; Jorland Gérard, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au xixe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2010.
57 AMAEB, n° 2312, « États affirmatif non classés », 19 septembre 1892.
58 AMAEB, n° 2312, lettre du ministre de la justice au ministre des Affaires Étrangères, 2 septembre 1892.
59 En 1841, un quart de la population belge reçoit l’aide de ces Bureaux de bienfaisance (Delwit Pascal, op ; cit., p. 47).
60 Le Patriote du 10 septembre 1892.
61 La Réforme du 24 septembre 1892.
62 Le Patriote du 24 octobre 1892.
63 AMAEB, n° 2312, « États affirmatifs non classés ».
64 Ibid.
65 AMAEB, clB 164-I. ce nombre inclut la juridiction du consul à Nancy (département des Vosges, de Meurthe-et-Moselle, de Haute-Marne, du Doubs et de la Haute-Saône), du consul à Lille (département du Nord), à Givet (département des Ardennes), à Maubeuge (arrondissement d’Avesnes), à Roubaix (canton de Roubaix), à Valenciennes (arrondissement de Valenciennes), à Tourcoing (canton de Tourcoing), enfin celle du consul à Boulogne-sur-Mer (département du Pas-de-Calais). Le département de la Seine n’est donc pas inclus.
66 Schor Ralph, Histoire de l’immigration en France, de la fin du xixe siècle à nos jours, Armand Colin, coll. « U Histoire », 1996, p. 14.
67 Il est d’ailleurs remarquable que, dans une enquête commissionnée par le ministère des Affaires Étrangères belge auprès de ses agents consulaires en France, aucune répercussion des événements ne soit constatée là où un grand nombre de Belges cohabitent avec des Français. Voir AMAEB, clB 164, « Résumé des renseignements fournis par des agents consulaires de Belgique en France sur la situation faite aux ouvriers belges travaillant dans leurs juridictions consulaires ».
68 Cité par Lentacker Firmin, op. cit., p. 413.
69 Voir Pétillon Chantal, La population de Roubaix. Industrialisation, démographie et société, 1750-1880, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006. Au début de la IIIe République, 55 % de la population y est belge.
70 Lequin Yves (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Paris, Larousse, coll. « Références Larousse Histoire », 1992, p. 327.
71 ADPDC, M3469, « Mouvements de la population. États affirmatifs de Lens et Laventie, 1892 ».
72 La Chronique du 12 septembre ; La Réforme du 14 septembre 1892.
73 En vertu de la loi du 26 juin 1889. La Réforme du 28 octobre 1892.
74 Le Figaro du 12 septembre 1892.
75 La Gazette du 12 septembre 1892.
76 Lentacker Firmin, op. cit., p. 476.
77 Journal Officiel du 28 juin 1889. Pour une analyse détaillée, voir Weil Patrick, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002.
78 Noiriel Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2007, p. 173 ; et Lentacker, Firmin, op. cit., p. 477.
79 Lentacker Firmin, op. cit., p. 471-475.
80 Noiriel Gérard, ibid.
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