Chapitre II. Échelles et temporalités de la réparation : le politique face à la crise
p. 57-95
Texte intégral
1Jusqu’à présent, il s’agissait de répondre à la question : que s’est-il passé ? Empruntant en partie à l’« histoire au ras du sol » que Jacques Revel appelait de ses vœux en 1989, l’étude de la mobilisation de référents quotidiens, dans le temps et l’espace, par les acteurs paraissait la plus justifiée pour laisser émerger, au cours des actions, les stratégies développées par eux1. Répondre maintenant à la question « pourquoi » ou « au nom de quoi cela s’est-il passé ? » relève d’un enjeu supérieur.
2Supérieur en effet parce qu’il oblige à manipuler avec encore plus de précautions les sources. La métaphore sous-jacente aux archives, souvent anciennes et abîmées, qui sont à la fois des objets matériels et discursifs, est un peu évidente, mais heureuse : il suffit d’un geste trop brusque, trop rapide, pour déchirer le sens du texte et ne plus parvenir à le lire correctement. Deux points de méthode, qui sont également des procédures analytiques, semblent ici nécessaires. Tout d’abord, posons qu’un scepticisme positiviste, nous commandant de mettre en doute la fiabilité des documents, est souhaitable. Et ce, d’autant plus lorsque ce sont des articles de presse qui sont en jeu. Il ne faudrait cependant pas s’y cloisonner : le « noyau d’involontaire », ou le sens plus « profond » du document s’offrent ensuite à l’investigation2. Deuxièmement, disons qu’un scepticisme antipositiviste, qui « s’en prend au caractère référentiel des textes en tant que tels » est, au minimum, envisageable3. Dans la mesure où les documents forment, sinon des reports, au moins des reconditionnements successifs, des ré-encodages textuels et discursifs continus d’une expérience collective qui à de rares moments s’est énoncée comme telle, il semble erroné de « croire » tout bonnement à une transparence entre l’expérience et un discours politique qui se pose comme en étant le résultat final. Autrement, la première partie de cette enquête, attachée au « texte caché » des émeutiers ne servirait absolument à rien, et l’on aurait pu se contenter d’un recueil légèrement critique des revendications exposées par les dirigeants syndicaux et socialistes, telles que contenues dans les archives de la police et dans la presse.
3Car l’affaire du Pas-de-Calais est l’histoire d’un malaise : celui qu’ont éprouvé les porte-paroles des ouvriers devant la distance qui les séparaient de ces derniers. Une distance comparable à celle que l’on trouve chez Platon qui, comparant la Cité à un navire, dévoile dans une riche métaphore la difficile coexistence entre, d’un côté, des matelots enivrés cherchant à s’emparer du gouvernail et, de l’autre, des philosophes-pilotes connaissant le « temps, les saisons, le ciel et les astres », mais que d’aucuns traitent allègrement de « vains discoureurs et de propres à rien4 ». Pourquoi les mineurs, se demandaient-ils, cette « avant-garde » prolétarienne, allaient-ils à l’encontre d’un principe internationaliste désormais discrédité ? Qu’est-ce que motivaient de tels actes contre les étrangers ? D’ailleurs, était-ce vraiment en tant qu’« étrangers » que les Belges avaient été visés ? N’était-il pas nécessaire, précisément, de ré-encoder cette malheureuse expérience en un langage plus proche des revendications classiques du socialisme, à savoir la défense du syndicalisme ? Ou la rapacité des compagnies ? Voire même la défense du travail ? Et fallait-il opter pour une défense du travail, non en général mais « national » ?
Le syndicat au cœur de la cité
La question des ouvriers congédiés
4Très tôt, les dirigeants syndicaux et la presse affiliée vont tenter de dépêtrer le mouvement de ses implications « xénophobes », de démentir l’idée d’un sentiment anti-belge. Le samedi 27 août, soit deux semaines après les premiers soubresauts, Le Réveil du Nord5 publie l’enquête d’un envoyé spécial à Lens. Celle-ci a été rédigée à chaud, le jeudi 25 août, au lendemain des graves troubles de Liévin. Voici ce qu’on y lit :
« La querelle entre ouvriers français et belges […] a pris naissance à la suite de manifestations tapageuses […] organisées aux corons du numéro3 de la société de Liévin. Depuis quelque temps cette dernière compagnie embauchait des ouvriers étrangers en grand nombre. En revanche, elle refusait impitoyablement de donner du travail aux ouvriers français. Le parti pris était évident […] En moins de deux mois, trois cents mineurs belges ont ainsi été attirés dans le pays, alors qu’un grand nombre de nos nationaux étaient inoccupés et ne pouvaient trouver de travail nulle part […] Quel était le but poursuivi par la Compagnie de Liévin ? Les avis diffèrent. Les uns prétendent qu’elle cherchait de la main-d’œuvre à bon marché ; d’autres qu’elle se proposait d’exécuter successivement les ouvriers français syndiqués ou ayant une influence électorale dans la commune, de façon à se débarrasser “des fortes têtes” du syndicat et de recouvrer la prépondérance qu’elle avait toujours exercée jusqu’au 1er mai dernier sur la ville de Liévin dont elle vient d’être dépossédée […] [Ces] fortes têtes du syndicat, elles sont depuis longtemps le cauchemar du directeur Viala. Aussi ne compte-t-on plus à Liévin les renvois injustifiés d’ouvriers auxquels on n’a jamais eu rien de grave à reprocher […] Il existe actuellement en germe – c’est du moins mon avis – le plus formidable mouvement ouvrier qu’on ait encore vu dans le Pas-de-Calais. On ne met pas impunément des travailleurs honnêtes dans l’obligation de défendre le morceau de pain qui les fait vivre […] La compagnie […] déclare qu’elle manque de bras et qu’elle est bien obligée en raison de l’extension qu’elle donne à ses chantiers de faire appel à des mineurs étrangers. C’est une raison. Mais avant de donner du travail aux mineurs belges, il serait logique qu’elle reprenne les Français qu’elle a chassés de ses fosses soit parce qu’ils étaient syndiqués soit parce qu’ils ont été élus conseillers municipaux. »
5Contre toute attente, la crise voit son origine replacée moins dans un antagonisme frontal entre ouvriers français et belges, que dans la récurrence des tensions existant entre compagnies et syndicat. Signé par le même envoyé spécial, l’éditorial du lendemain va même jusqu’à conclure que « la solution du conflit réside tout entière dans la réintégration des congédiés. Lorsque ceux-ci auront du travail, les ouvriers belges retrouveront à Lens et à Liévin les sympathies dont ils avaient toujours profité jusqu’ici6 ». Mais qui sont, au juste, ces « fortes têtes » ? Leur mention est loin d’être isolée : au contraire, la réintégration de ces derniers apparaît comme une des constantes revendications des mineurs et de leurs représentants tout au long des réunions qui ponctuent l’agitation ouvrière. Mais les archives n’en donnent connaissance que tardivement, dans un rapport de police daté du 10 octobre. Celui-ci est primordial, puisqu’il offre le détail du véritable travail d’investigation livré par le commissaire Rodière, avec ses doutes, ses soupçons et ses preuves. Rodière ne cache pas, par exemple, son étonnement devant la récurrence des accusations portées par Émile Basly à l’encontre des compagnies. Elles lui paraissent « au premier abord exagérées ». La piste d’une « vengeance politique » de la part des ouvriers lui semble, au départ, fausse, « étant donné que la plupart des ouvriers du bassin houiller du Pas-de-Calais qui, au 1er mai dernier, ont été investis du mandat de conseiller municipal étaient déjà à cette époque congédiés ». Cependant, ajoute-t-il, les accusations de Basly « ne paraissent pas entièrement dénuées de fondement en ce qui concerne les compagnies des mines de Courrières et de Drocourt ». Le commissaire relate ainsi qu’à la fosse n° 5 de la première, deux ouvriers, Gustave Carpentier et Delplanque ont été licenciés peu de temps après leur élection. Pour quel motif ? Pour le premier, cela ferait suite à « une réponse inconvenante à un porion » ; pour le second, parce que l’on aurait retrouvé « de la dynamite dans la boîte affectée à la poudre comprimée ». Rodière sait pourtant que ce genre d’infraction n’est normalement puni que par une légère amende : en aucun cas, par une démission forcée. Le constat est alors sans appel : « Il va sans dire que […] la compagnie, tenant à les congédier, a fait volontairement surgir les motifs qui ont occasionné leur renvoi. » En ce qui concerne les mines de Drocourt, « dirigées, précise-t-il, par M. Delmiche, sujet belge », ce sont trois ouvriers, également élus conseillers municipaux de la commune de Drocourt, qui sont congédiés : Arthur Ledieu, Nicolas Sommer et Maurice Robasse7. Plus tard, ce sont deux autres : Désiré Lamendin (frère d’Arthur Lamendin, député ouvrier de Béthune) et Oscar Lemal. Les motifs attribués aux licenciements éveillent de nouveau les soupçons du commissaire. Celui-ci a par ailleurs pris soin d’établir une copie manuscrite du règlement intérieur de cette compagnie, afin d’éprouver la justesse de ces décisions8. Arthur Ledieu, à qui l’on reproche – au lendemain même de son élection au conseil municipal ! – d’avoir dépassé de trois jours l’autorisation de s’absenter, du lundi au mercredi de la semaine précédente, avait pourtant déclaré devoir visiter sa femme malade, à Lourches, dans le Nord. Nicolas Sommer, que l’on accuse d’avoir manqué un jour de travail, venait de passer dix-neuf mois irréprochables dans la compagnie. Maurice Robasse, lui, se voit reproché par l’ingénieur des mines (le gendre de M. Delmiche) d’avoir « signé une protestation contre les agissements de certains agents de la compagnie à l’égard de la candidature républicaine de M. Tamboise, conseiller général sortant du canton de Vimy » – en clair, d’avoir fait connaître sa divergence politique avec l’ingénieur. Enfin, Désiré Lamendin et Oscar Lemal sont licenciés peu de temps après avoir annoncé à leur porion qu’ils s’absentaient, un jour seulement, pour distribuer les bulletins de vote… de ce même conseiller général9. « En résumé, conclut Rodière, les ouvriers attribuent ces divers renvois à la rancune politique » des compagnies.
6Plusieurs niveaux de lecture se dégagent ce rapport. Tout d’abord, il est vrai, la tentation est grande de pointer la spécificité des mines de Drocourt : fondées en 1877 par des propriétaires de charbonnages de la région de Charleroi, elles emploient en 1892 80 % de Belges10. Les postes les plus hauts ou ceux, intermédiaires, comme les porions, sont occupés par des Belges. L’idée que cette implantation était injuste, ou illégitime, en raison de la nationalité étrangère des chefs et des contremaîtres – contre qui les mineurs éprouvaient, de façon structurelle, une certaine aversion –, avait pu germer dans l’esprit des ouvriers français. Mais de là à en déduire que c’est de ces derniers qu’est parti le mouvement semble en revanche dénué de toute vraisemblance. Les mines de Drocourt n’ont-elles pas, en effet, été les plus épargnées par le mouvement ? Deuxièmement, on ne saurait réduire les troubles à la seule opposition entre une compagnie tenue par des Belges et des ouvriers français syndiqués, en raison du fait qu’en 1892, cent quinze mineurs étaient conseillers municipaux dans la région, dont soixante-cinq dans le seul de Pas-de-Calais. Or, si l’on trouve dans les sources le nombre maximal de quatre cents ouvriers congédiés11, rien ne permet de prouver que c’est bien le syndicalisme ou l’engagement politique qui en était la cause. Troisièmement, et pour nuancer cet ensemble d’affirmations, il serait probablement plus juste de se pencher sur la question de ce que pouvaient représenter symboliquement, pour les mineurs, ces engagements en politique.
Le champ de bataille municipal
7En 1892, la possibilité de se voir concéder, même à un échelon infime, une responsabilité politique locale, représentait un acquis d’une certaine importance pour les mineurs. Surtout, cet acquis était récent, et par conséquent fermement défendu : en effet, 1884 n’est pas seulement l’année qui voit la naissance des syndicats professionnels, avec la loi Waldeck-Rousseau, c’est aussi celle qui instaure l’élection du conseil municipal au suffrage universel, et l’élection du maire par le conseil municipal (loi du5 avril). Cette conjoncture devait avoir une influence particulière sur les mineurs du Pas-de-Calais qui, relativement peu attentifs aux sirènes du socialisme révolutionnaire, croyaient « fermement à la République héritière de la Révolution et à son action sociale bienfaisante12 ». Le syndicalisme qui s’y développe sous l’égide d’Émile Basly dans les années 1880 est lui-même tributaire de ce double héritage républicain et radical (en particulier de la doctrine de Michel Rondet13). « Pragmatisme, cohésion, isolationnisme, corporatisme, recours à l’action parlementaire » : tels sont les maîtres-mots employés par Jacques Julliard pour décrire ce syndicalisme des mineurs du Pas-de-Calais qui, encore fragile en 1890, n’en voit pas moins l’issue des conflits dans un nécessaire arbitrage de l’État, et l’efficacité de toute lutte dans l’action parlementaire14. Néanmoins, la figure d’un « député-maire » servant de courroie de transmission entre les mineurs et l’État, dans le cadre de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal », n’apparaît pas de suite15. Les années 1890 sont plutôt celles des « députés-mineurs » Émile Basly et Arthur Lamendin qui, lors des événements, sont étroitement en lien avec le syndicat (le premier en est le président, l’autre son secrétaire général). En revanche, la mairie reste un champ de bataille extrêmement instable. Ainsi celle de Lens était-elle administrée, en 1892, par Auguste Frémincourt. Avec Émile Basly, ils se connaissaient bien : ils avaient tous deux appartenu au Parti Radical de Clemenceau, et fréquenté les mêmes cercles républicains et franc-maçonniques du Pas-de-Calais et du Nord. Le 21 février 1891, lors des élections pour la circonscription de Lens-Carvin, ce dernier avait soutenu Émile Basly contre Alfred Wagon, un autre républicain en lice. Cependant, les électeurs locaux en avaient décidé autrement, et élu Frémincourt. Celui-ci avait refusé, et s’était retiré momentanément : dès lors, Basly avait remporté haut la main le scrutin. Lorsqu’éclatèrent les troubles, Frémincourt, qui était alors absent de la ville, n’en avait pas moins réitéré sa position sur une question brûlante à l’époque, à savoir l’intervention de l’armée lors des mouvements ouvriers16. À son retour, apprenant qu’une majorité de conseillers municipaux hostiles à sa présence s’était constituée durant son absence, il avait démissionné le3 septembre, laissant sa place de maire vacante jusqu’à la prise de fonctions d’Alfred Wagon courant octobre17. Rien n’était donc joué pour les municipalités ouvrières, et l’on peut même se demander si cette fragilité politique locale a pu influer sur le déroulement des émeutes.
8Mais Lens est peut-être un cas exceptionnel. Ailleurs, là où la marge de manœuvre des mineurs était plus faible, l’influence des compagnies avait, de la même manière que le syndicat, des ramifications politiques profondes. Que la lutte entre compagnies et mineurs se soit déplacée sur le terrain municipal ne fait, quoi que l’on n’en ait que peu de traces dans les archives, que peu de doutes. Et que les mineurs aient été engagés dans un rapport de force municipal dans lequel ils avaient néanmoins le dessous – au moins provisoirement – est tout aussi vraisemblable. Toutefois, au vu des éléments de contexte présentés ci-dessus, il est loisible d’imaginer que l’engagement politique des mineurs, même à l’échelon le plus bas, constituait une percée symbolique dans un monde duquel ils (sinon eux, au moins leurs parents) avaient pendant longtemps été exclu. C’était une forme d’empowerment qui obéissait à des règles certes précises, mais n’en permettait pas moins l’essentiel de l’activité politique, à savoir la projection de soi. Charles Chincolle, journaliste du Figaro enquêtant à Wingles le 14 septembre, écrit ainsi :
« J’ai profité du chômage pour interviewer les mineurs […] Ils ne veulent pas davantage que “la mine aux mineurs”. Que demandent-ils donc ? C’est un peu compliqué, mais cela ne manque pas d’intérêt : “Voilà déjà, disent-ils, que nous sommes maîtres des municipalités, des conseils généraux et de nos sièges législatifs. Dans un laps de temps qui peut être long, mais que nous verrons certainement s’écouler, la Chambre aura une majorité socialiste qui sera bien forcée d’exaucer les vœux de nos conseils généraux. Alors nos députés ou leurs successeurs rappelleront à la majorité que la propriété des mines, bien que concédée, appartient toujours à l’État. La Chambre sommera à l’État de la reprendre […] l’État redevenu seul propriétaire, ce sont pour ainsi dire nos députés qui nous administreront18”. »
9Réciproquement, le fait de licencier les mineurs qui tentaient cette expérience, et donc leur couper tout moyen de subsistance, pouvait apparaître comme une façon lourdement symbolique de la décrédibiliser ; ou pire, de l’empêcher d’exister. Enfin, et surtout, le fait de voir arriver un contingent important de travailleurs belges non-naturalisés qui, eux, n’avaient pas le droit de vote, constituait une amputation de leur puissance politique : à cette insulte, ils répondaient par l’interdiction du droit de cité.
Un syndicalisme mis à mal par l’immigration ?
10Que les Belges aient réellement constitué une menace pour le syndicalisme est cependant discutable, d’un point de vue historique. Revenons un instant sur l’enquête de l’envoyé spécial du Réveil du Nord, citée plus haut. Les tropes de la xénophobie ouvrière ne sont pas absents de son discours – quoiqu’ils apparaissent de façon un peu obscure, molle, incertaine, comme une somme d’anxiétés populaires diffuses, liées à l’embauche d’étrangers. On trouve ainsi, en premier lieu, la crainte de la sous-concurrence salariale : les étrangers font baisser les salaires, ou bien travaillent plus d’heures, et créent ainsi une concurrence déloyale. En second lieu, se lit l’angoisse liée à la perte de la marge de manœuvre syndicale. En apparence, les compagnies semblent seules responsables de l’équilibre de cette marge de manœuvre : l’envoyé spécial n’établit aucun lien de causalité entre le licenciement de mineurs français syndiqués et l’embauchage d’ouvriers belges. Ou plutôt un lien unidirectionnel : les ouvriers syndiqués ont été licenciés, puis on les a remplacés par des ouvriers belges. Or, le rapport des Belges au syndicalisme est loin d’être évident. Il ne se cantonne d’ailleurs pas qu’à ces derniers, mais affecte toutes les populations migrantes non-naturalisées qui arrivent en France et se retrouvent sous le coup de la loi du 26 juin 1889. En ce qui concerne le passage et le séjour, on peut dire que cette loi offre une certaine souplesse : elle autorise des migrations frontalières, journalières, voire plus étendues. Mais elle se révèle particulièrement intolérante vis-à-vis des étrangers dès lors qu’ils constituent un « danger pour l’ordre public » : c’est-à-dire principalement lorsqu’ils sont socialistes ou anarchistes. Tenir des propos injurieux à un représentant de l’ordre, faire grève, et parfois même être au chômage19 peuvent déclencher l’activation du couperet. Le syndicalisme fait éminemment partie de ces griefs qui occasionnent un aller simple vers le pays d’origine. Cependant, on aurait tort d’adopter une vision manichéenne de l’engagement des ouvriers étrangers. En l’occurrence, l’exemple belge tendrait même à prouver le contraire de ce qui vient d’être dit.
11La Belgique, comme le rappelle Gérard Noiriel, avait connu un développement plus précoce que la France de la grande industrie, et les organisations de défense des salariés y avaient vu le jour dès le début du xixe siècle, comme le Vooruit de Gand. Ainsi :
« Sous le Second Empire, ce sont des immigrants belges qui ont mis en place les premières organisations ouvrières dans le Nord. À Roubaix, dès 1857, ils organisent des collectes de fonds pour soutenir les grévistes des usines textiles de Gand […] Les Belges joueront aussi un rôle central dans la grève de 1877-1878 […] À la fin du xixe siècle, Édouard Anseele, l’un des fondateurs du syndicalisme dans la région du Nord, tout en déplorant la montée de xénophobie dans les rangs socialistes, rappellera le travail accompli par des militants venus de Belgique pour créer les bases du syndicalisme local20. »
12L’enquête du Réveil du Nord fait quelque peu état d’une méconnaissance de cette histoire récente de la circulation des idées, dans un département limitrophe21. Mais, au fond, l’intérêt de ce texte réside dans sa capacité à nous transmettre une réalité essentielle : la prépondérance du syndicat des mineurs. Alors que le syndicat des mineurs du Nord allait mettre près de vingt ans à se relever de l’échec de la grève de 1884, celui du Pas-de-Calais était entré, victorieux, dans l’histoire ouvrière en octobre 1889. Pilotée par Arthur Lamendin, qui suivait la même ligne républicaine et réformiste (ou radical-socialiste) que Basly à Anzin, la chambre syndicale s’était ralliée à la Fédération des mineurs, ayant elle-même adhéré à la Fédération nationale des syndicats en 1887 : or, c’est sous son action que la révolte passe au statut de grève victorieuse, puisque les mineurs, arguant de la reprise du commerce et de l’élévation des prix du charbon, réclament et obtiennent une augmentation de 10 % sur leurs salaires. Puis, en 1891, lorsque la conjoncture charbonnière se renverse et que l’on commence à se plaindre d’une baisse sensible des salaires, le militantisme reprend, organisé, en novembre : cette fois-ci, Basly a rejoint Lamendin, qui reste sur le terrain tandis que le premier intervient à la Chambre afin de demander un arbitrage au gouvernement Clemenceau. Le 30 novembre 1891, après que les mineurs aient désigné cinq arbitres, ceux-ci rencontrent cinq représentants des compagnies à l’hôtel Univers d’Arras, où les conventions collectives éponymes sont signées. Si les concessions sont minimes (la prime de vingt pour cent demandée par les mineurs sera maintenue « le plus longtemps possible », mais elle n’est pas réellement accordée), cet événement acte la reconnaissance par les compagnies du fait syndical22. En 1892, fort de ses vingt-cinq mille membres, le syndicat des mineurs du Pas-de-Calais était l’un des plus riches et des plus puissants de France23 : la conscience de cette réalité-là pouvait suffire à en écraser toute autre. C’est peut-être en ce sens que le journal belge La Patrie écrivait, non sans ironie :
« En réalité, si on lit attentivement la prose du sieur Basly, on s’aperçoit que la “chasse aux Belges” n’est qu’un épisode de la lutte entre les Compagnies et le Syndicat. Ce qu’on reproche aux Belges, c’est beaucoup moins d’être Belges que de ne pas faire partie du syndicat des mineurs. Voilà le grand mot lâché24 ! »
Y a-t-il des Belges dans la salle ?
13Supervisées par les dirigeants syndicaux, de nombreuses réunions ont lieu au cours des six semaines d’émeutes. Leur but est simple : il s’agit d’établir une liaison entre les revendications des ouvriers et les réponses que sont en mesure d’apporter les compagnies. La première réunion a lieu à Liévin, le mardi 23 août, et rassemble mille cinq cents mineurs25. Elle est présidée par le maire de la commune, M. Defernez, deux délégués mineurs (Dernoncourt et Lebrun), ainsi que par Florent Evrard, secrétaire général adjoint du syndicat des mineurs. Comme pour nombre de réunions, la procédure est la suivante : entendre les réclamations des mineurs, fustiger les compagnies en s’en remettant à l’action bienfaitrice du « Parlement », puis désigner une délégation qui devra se rendre auprès des compagnies. L’expérience se renouvelle dans la même ville, le samedi 27, cette fois-ci devant un parterre de deux mille mineurs. Basly y assiste et, comme attendu, promet de porter la question « à la tribune de la Chambre26 ». Le dimanche 28, les réponses des compagnies sont publiées : Eugène Reumaux, ingénieur en chef des mines de Lens, déclare que « les ingénieurs de la société embauchent toujours de préférence les ouvriers français et [que] c’est seulement lorsque la main-d’œuvre spéciale faut défaut […] que nous acceptons les services des ouvriers de métier de nationalité belge ». De son côté, Alain Simon, ingénieur divisionnaire des mines de Liévin, affirme que la compagnie « donnera toujours la préférence aux ouvriers français ». Néanmoins, « en ce qui concerne la reprise des ouvriers français renvoyés, la compagnie examinera individuellement les divers cas qui se présenteront27 ». On trouve ainsi du côté des compagnies un mea culpa franchement protectionniste vis-à-vis de l’embauchage de Belges. Ce à quoi Evrard, Lamendin et Basly répondent que sur ce point, les Français ont déjà obtenu réparation, puisque bon nombre de Belges ont déjà pris la fuite. En retour, les compagnies s’efforcent de contourner la question des ouvriers syndiqués, quand ces mêmes leaders syndicaux y concentrent tous leurs efforts.
14Sur le terrain, cependant, cette stratégie d’évitement mutuel produit un certain malaise. Ainsi, le 4 septembre, une réunion animée par les délégués mineurs Castel et Paris28 a lieu à Hénin-Liétard. Sur trois cents mineurs, elle en rassemble cent de la compagnie de Drocourt. À la fin de la discussion, Castel termine en déclarant ne pas vouloir soulever « la question des mineurs belges occupés en grand nombre dans cette usine ». Objection de Paris : si aucune observation n’est portée à leur égard, alors il faut « pour demeurer dans la logique les convoquer à une réunion, les questions venant d’être soumises les intéressant au même titre que les Français ». Le contexte est encore tendu, mais l’auditoire approuve29. Entre-temps, la situation empire, avec les événements de la nuit du 6 au 7 septembre. Dans une réunion agitée tenue à Hénin-Liétard le mercredi 7, Evrard ne trouve rien de mieux à dire aux mineurs français (d’où fusent nombre de « À bas les Belges ! ») : « Ne vous livrez pas à leur égard à des violences, donnez-leur le temps de déménager30. » Evrard ne condamne pas explicitement l’expulsion – tout au plus l’euphémise-t-il. Dans la nuit du 8 au 9 septembre, les violences reprennent à Liévin et se déplacent à Courrières et Sallaumines. Malgré tout, la réunion qui a lieu à Drocourt le vendredi 9 rassemble beaucoup de Belges. Florent Evrard, qui l’anime, sait qu’il doit tenir un discours conciliateur. Face à la demande de renvoi des ouvriers belges, qui avait été adoptée à la dernière réunion, il déclare qu’il faut la retirer de la liste des revendications. Celui-ci fait d’ailleurs remarquer « l’incorrection d’une telle proposition et l’impossibilité d’obtenir satisfaction sur ce fait ». Cela veut-il dire que s’il avait existé un recours légal en ce sens, il aurait été envisagé ? Evrard n’en dit pas plus. Quelque peu condescendant, il se pose comme le seul à même de connaître le jeu de la realpolitik, comme seul technicien et praticien du social. Puis, il poursuit en engageant « en outre les mineurs français à cesser les violences à l’égard des Belges, après avoir toutefois recommandé à ces derniers d’éviter de travailler à meilleur compte que les Français31 » (!). Émile Basly, de son côté, se garde de tels ambages, et déclare plus simplement aux ouvriers : « Si j’étais comme vous, je ne m’en prendrai pas aux Belges32. » Ce député à l’influence politique plus certaine se charge d’ailleurs, avec Arthur Lamendin, de rencontrer directement le président du conseil d’administration des mines de Lens, M. Danel, qui leur promet « d’étudier avec soin la question ayant trait à la réintégration dans la mine des ouvriers congédiés33 ».
15Les négociations entre représentants syndicaux et ingénieurs ou directeurs des compagnies durent jusqu’à la fin du mois de septembre et, on le sait grâce au rapport du 10 octobre, aboutissent in fine à la reprise des ouvriers licenciés. Cependant, un indice assez discret permet de jeter le doute sur toute cette vaste entreprise de réintégration. Le mardi 13 septembre, Rodière rédige un bref rapport destiné au sous-préfet. Il y décrit le calme relatif régnant sur le bassin houiller. Y compris, ajoute-t-il, à la fosse n° 7 des mines de Lens, située à Wingles, où il a appris la veille, « à la dernière heure », et « d’une source peu autorisée, il est vrai » qu’une réunion avait lieu. À celle-ci, où il se rendit, se trouvaient quatre cents mineurs : cependant, aucune mention ni d’Evrard, ni de Basly, ni de Lamendin, ni d’aucun délégué syndical. Les ouvriers y décident d’adresser une lettre à l’ingénieur en chef des mines de Lens, lui « demandant le renvoi des employés porions et surveillants étrangers occupés à la dite fosse, ainsi que celui des mineurs belges ayant moins de dix années de présence dans les travaux de la compagnie34 ». La version est corroborée par un article de La République Française, daté du 15 septembre. Or, là où ce témoignage – par ailleurs unique en ce qui concerne ces dispositions – sème le doute, c’est sur les motivations réelles qui animent les mineurs. Si, dans l’intimité percée de justesse par Rodière, les ouvriers français en viennent à envisager de telles mesures, cela laisse se profiler l’ombre d’un certain décalage entre celles-ci et l’impératif de réintégration ressassé par les représentants syndicaux. Ou, pour le dire autrement : que l’expulsion et la préférence nationale constituent un texte caché inacceptable, que les représentants syndicaux tentent constamment de ré-encoder dans un texte public acceptable. Par là, exposer tout ce qui a été dit plus haut à la lumière de cet enjeu permet ainsi d’en avoir une lecture, certes différente, mais finalement assez nette. Plutôt que de concevoir les réunions syndicales comme la progression linéaire d’une négociation en marche, il devient possible d’y voir des rapports de force constants entre les ouvriers et leurs représentants. Le discours à géométrie variable de ces derniers – qui, dans l’entre-soi des travailleurs français, accepte la motion d’expulsion des Belges, puis la rejette lorsqu’ils se trouvent face à ces derniers – en est la preuve. Dès que les Belges sont absents, la proposition refait surface. Et dès que les syndicats sont absents, elle devient centrale. Elle n’est finalement jamais absente que lorsque ces derniers tentent de la minimiser, voire de la réorienter, comme négativité, vers la lutte positive du syndicat contre les compagnies. D’autre part, la mention des « dix années de présence » dans les compagnies renvoie aux conditions requises… pour la naturalisation : les Belges qui étaient en mesure d’accomplir cette procédure pouvaient rester, tandis que les autres devaient être soumis à l’expulsion.
Le « protectionnisme ouvrier » ou la tentation du national
Des chefs étrangers
16Comme nous allons le voir, une des revendications portées par les ouvriers a été, jusqu’ici, volontairement omise. La raison en est que les représentants syndicaux n’en ont pas fait leur affaire : soit parce qu’elle engageait des intérêts trop locaux, soit parce qu’elle ne figurait pas sur leur agenda politique… les inconnues sont multiples. Murmuré par les ouvriers mineurs sans qu’il soit pris en compte par leurs chefs, le texte caché d’une sorte de protectionnisme subalterne allait pourtant devenir central.
17De la réunion du 4 septembre à Hénin-Liétard, le commissaire de police rapporte les diverses requêtes émises par les ouvriers : « 1) Renvoi du chef porion Abrassart, sujet belge, 2) Réorganisation de la caisse de secours d’après le système établi aux mines de Dourges, 3) Renvoi du médecin Thellier qui néglige son service35. » À celle du 9 septembre, dont les revendications visent toujours la même compagnie, celle des mines de Drocourt, on exige : « 1) Renvoi du chef porion et des porions belges, du garde des corons et du médecin, 2) Organisation de la caisse de secours sur les bases établies aux mines de Dourges, c’est-à-dire proportionnellement aux versements, 3) Réintégration des ouvriers congédiés36. » Le jeudi 15 septembre, M. Delmiche, directeur de la concession de Drocourt, donne enfin une réponse à la délégation : il « refuse de faire droit aux revendications formulées concernant le renvoi du chef porion, des porions d’origine belge, du docteur de la compagnie et du garde particulier des corons », ainsi que la demande de réorganisation de la caisse de secours37. Comme cela a été évoqué plus haut, le désir d’expulsion des porions belges exprime plusieurs choses, que l’on ne saurait cependant segmenter en idées ou sentiments distincts. Tout d’abord, elle émane de la récurrence des tensions internes au groupe ouvrier. Certes, il serait réducteur, tant il existe de divisions correspondant aux tâches de la mine, de n’en faire qu’une opposition bilatérale entre ouvriers et porions : néanmoins, le poste, bien payé et difficile d’accès, suscite les convoitises. De plus, de par leur fonction de « contremaîtres du fond », ces derniers n’attirent en général guère les sympathies38. Ce sentiment est redoublé par l’attention portée à la nationalité. Leur extranéité semble venir accabler une position déjà douteuse. Mais lire cette double stigmatisation en des termes trop généraux, n’y voir qu’un ouvriérisme teinté de xénophobie, est tout aussi douteux, puisque cela condamne à passer à côté d’une justification bien plus complexe : celle afférant à leur légitimité dans ce monde-là du travail, ce monde-là de la mine. Qu’est-ce en effet que les renvoyer, sinon signifier qu’ils n’ont pas leur place ici ?
18Enquêter sur la cosmologie des mineurs, émettre des hypothèses sur la ou les places qui pouvaient être assignées aux travailleurs étrangers dans ce cadre, semble dès lors pertinent. François Simiand notait en 1907 qu’« à tous moments, dans la vie industrielle moderne, il se trouve certaines sortes de main-d’œuvre (femmes, enfants, et aussi, dans certains cas, ouvriers étrangers) qui, pour des raisons étrangères, au moins pour une grande part, à la nature du travail et à la spécialisation nécessaire, sont comparativement moins payées39 ». C’est là un trait bien connu dans l’historiographie et la sociologie du travail industriel. La raison de cette dévalorisation salariale – au moins en ce qui concerne les ouvriers étrangers –, y est systématiquement ramenée à l’instabilité de ces derniers sur le marché de l’emploi et à la menace constante d’expulsion qui pèse sur eux40. Dans le cas qui nous occupe, cet argument est, osons le mot, objectivement faux. Mais il l’est aussi subjectivement, dans la mesure où il est le témoignage d’une crainte, à laquelle il est toutefois loisible d’opposer une conception heureuse, optimiste, positive de l’ouvrier immigré. Écrivant sur les événements d’août dans L’Économiste Français, Paul Leroy-Beaulieu développe, dans un article intitulé « Belges et Français. Les droits d’immigration et la naturalisation », le plaidoyer assimilationniste suivant :
« À l’heure actuelle, l’immigration étrangère en France […] nous apporte souvent certains éléments de travail qui nous manquent, l’aptitude à de rudes labeurs, comme ceux de terrassement, de démolitions, etc. ou encore les plus pénibles tâches dans les sucreries, les huileries, etc. Ces immigrés étrangers ont, d’ordinaire, aussi des habitudes de sobriété et d’épargne, quelquefois des mœurs un peu farouches et un peu sauvages, mais qui, s’ils viennent plus tard à se fondre dans la population française, forment un utile alliage avec nos qualités plus fines et notre caractère qui tend à perdre, par le développement du bien-être, quelque chose de sa fermeté et de son énergie41. »
19La feinte est vite dissimulée, et le vernis de l’éloge laisse rapidement la place au double calcul porté sur l’apport de l’immigration : à la fois comme solution à la crise de la natalité française, à la fois comme garantie d’occupation des postes les plus dégradants – et, par conséquent, comme possibilité d’ascension sociale et morale des nationaux. Ce faisant, Leroy-Beaulieu, dans sa version « libérale » du problème d’économie politique représenté par l’immigration, ne livre que l’avers d’une médaille unique – à savoir celle qui se le figure comme n’étant le fait que d’une classe d’immigrés-prolétaires. Pourtant, on le sait au moins depuis Michael Piore et son Birds of Passage, il n’y a pas qu’une « armée de réserve de travailleurs », non-qualifiée et précaire, qui passe les frontières42. Cela a été suggéré plus haut, certains patrons font parfois appel à un personnel étranger en vertu de ses compétences, de son savoir-faire dans un domaine ou une technique particulière.
20Que comprendre, dès lors, de la volonté d’expulsion des porions belges ? Il est permis de penser, au moins en ce qui concerne Drocourt, que ces derniers représentaient non une menace pour les salaires d’ouvriers qui, de toute façon, gagnaient du simple au double selon leur poste ; mais pour l’espoir d’une ascension professionnelle, ou pour l’imaginaire de la fière détention de responsabilités ou de savoirs-faire qui – dans une communauté « insulaire » comme celle des mineurs, voyant généralement d’un mauvais œil l’arrivée d’un « étranger » prétendant mieux faire ou mieux savoir – étaient d’une importance capitale43.
Élèves du protectionnisme…
21Toute représentation du monde a pour corollaire une façon de s’y projeter. Jusqu’à présent, la cosmologie des ouvriers mineurs n’a été envisagée que sous l’angle quasi-exclusif des rapports socio-économiques. La lecture marxienne sous-tendue ici donnait ainsi à voir qu’en dernière instance, la place des Belges dans la mine pouvait n’être déterminée que par une logique ne débordant pas du cadre rigide du marché du travail. Une version extrême de cette lecture amènerait même à penser qu’aucune altérité n’était en jeu dans l’expulsion ; tandis que dans une version plus « modérée », les indices, soigneusement sélectionnés, d’une pression palpable d’un Autre économique dans la Cité, convergeraient vers l’identification d’une intersectionalité entre statut professionnel et nationalité.
22Dans un article intitulé « Le travail national » publié le vendredi 26 août 1892, le journal boulangiste France, persuadé que la situation s’est apaisée, déclare sans attendre que « le devoir du syndicat général des mineurs du Pas-de-Calais […] peut être terminé ». En revanche, « celui du gouvernement commence ». Quelle tâche lui assigne-t-on ? Protéger le travail national :
« Après le vote des nouveaux tarifs douaniers, la protection du travail national apparaît d’autant plus naturelle et légitime. Puisque, au bénéfice presque exclusif des patrons, vous avez protégé les produits de l’industrie et de l’agriculture, étendez les “bienfaits” de votre système aux ouvriers et aux travailleurs des champs44. »
23Le ton est on ne peut plus clair dans un article qui paraît deux semaines plus tard, et qui oppose ouvriers et patrons dans le plus socratique des dialogues :
« Ce qui semble choquer le plus [les Compagnies] dans la conduite des mineurs français, c’est l’absence de logique de leur conduite. Comment, disent-elles, vous, des cosmopolites en matière sociale, vous faites appel à tous les travailleurs de toutes les nations, et quand ces travailleurs répondent à votre appel, vous les massacrez ! À ce sophisme, les ouvriers n’ont qu’une réponse à faire […] : Comment, vous êtes dans un régime de protection, vous protégez dites-vous l’agriculture et le travail national, vous frappez de droits exorbitants tous les objets de consommation que la concurrence du marché nous donnerait à meilleur compte, et la seule chose que vous ne protégez pas c’est la main-d’œuvre nationale, c’est l’individu ; vous protégez la production et vous ne protégez pas le producteur. La plus lourde des importations étrangères, c’est l’étranger lui-même, et puisque vous vous piquez de logique, appliquez donc le système Méline aux mineurs français45. »
24Établissant un lien transparent entre les compagnies et le vote des tarifs Méline, le populisme décomplexé de ces articles fabrique une opposition nette entre compagnies et mineurs, dominants et dominés, avec pour seul horizon la quête du pouvoir. En sous-texte, ils pointent néanmoins l’importance du discours protectionniste dans la France des années 1890. Or, il ne s’agit pas là que d’une ligne de conduite politique dictée par l’idéologie du journal. Ce constat est également éprouvé par d’autres organes, comme le quotidien libéral belge La Réforme :
« Les incidents du Pas-de-Calais sont d’une part, comme nous l’avons dit, le produit de la lutte des classes […] Cette querelle économique a pris la forme d’une querelle politique sous l’influence de deux courants que l’on a eu le tort en France de laisser déborder : le chauvinisme et le protectionnisme […] après avoir isolé politiquement la France, on a tenu à l’isoler économiquement ; on a hérissé la frontière de droits protecteurs qui renchérissent les objets nécessaires à la vie et permettent à quelques industriels de réaliser de très gros bénéfices au détriment de leurs compatriotes. Le tout au nom de l’industrie nationale et pour préserver la France de l’inondation de produits étrangers. Quoi de plus naturel que de voir les ouvriers appliquer eux aussi ce protectionnisme et ce chauvinisme qu’on leur a enseigné, à écarter la concurrence des ouvriers belges ? Et ce mouvement est si inconscient, si peu raisonné, qu’on les voit s’écrier : “Que les Belges se fassent naturaliser s’ils veulent continuer à travailler chez nous46”. »
25À l’influence du protectionnisme vient donc s’ajouter celle du nationalisme, les deux étant étroitement imbriquées dans cet « inconscient » dont semblent imprégnées les couches populaires de la société française, et qui l’agitent comme un étendard légitime de leur révolte. Loin, pour le moment, de mettre à l’épreuve la réelle pénétration de ces courants chez les mineurs, remarquons toutefois que ce dernier extrait soulève un problème interprétatif d’une ampleur considérable. En effet, quoiqu’il considère avec une certaine délicatesse l’idée qu’il ait pu exister un contentieux économique entre Français et Belges, il n’en suggère pas moins que c’est à cause du climat protectionniste régnant en France, à cause de son langage, à cause d’un nationalisme portant son obsession sur la frontière et la nationalité, que les ouvriers français en seraient venus à formuler leurs revendications en des termes n’ayant rien à faire avec une quelconque tension socioéconomique, mais en ceux de la « naturalisation », de l’assimilation – bref, comme résultat, comme effet de l’idéologie dominante. Par là, la querelle économique en vient in fine à disparaître, puisqu’elle ne vient en rien déterminer la revendication des ouvriers. L’idée soulevée ici est intéressante mais hautement problématique : elle pose que ce n’est pas l’expérience qui, en dernière instance, détermine la conscience ; mais que c’est le politique (le langage de ses lois, ses normes qui perforent l’espace social, ses pratiques aussi : recensement, anthropométrie, expulsions d’étrangers émanant de l’exécutif…) qui détermine la conscience47.
… et enfants de la Nation
26Ce renversement instaure un régime d’analyse qui attribue une forte matérialité au discours, au détriment certain de l’expérience. Mais il n’est pas dénué d’intérêt. Allons, provisoirement, dans son sens : ce qui va nous intéresser ici, c’est l’examen de ce contexte protectionniste, de ses extensions possibles dans le champ du social, et de ses ramifications politiques. Dans Immigration, antisémitisme et racisme, Gérard Noiriel montre bien comment on assiste, dans les années 1880-1890, à ce qu’il appelle une « politisation des conflits du travail48 », où la main-d’œuvre immigrée fait une entrée fracassante à la Chambre des députés. Or, celle-ci doit beaucoup aux radicaux, qui vont progressivement se démarquer de républicains fermement opposés à toute forme d’exclusion. C’est ainsi le député radical de l’Ain, Alphonse Pradon, qui rédige en 1883 un opuscule de quinze pages intitulé Une taxe sur les étrangers, dans lequel il propose d’établir « une taxe de séjour perçue […] sur les étrangers établis dans notre pays à titre provisoire ou définitif49 ». Quelques mois auparavant, Adolphe Pieyre, député du Gard, avait soumis un projet de loi similaire à la Chambre : Pradon lui emboîte le pas. L’originalité du rapport qu’il présente est de « [reprendre] à son compte tous les thèmes que les journaux ont commencé à diffuser massivement dans l’opinion au même moment » en leur donnant un sens « politique50 ». Un an plus tard, en 1884, le Parlement se saisit de ce qui entre-temps s’est constitué comme « problème », et réalise une vaste enquête « sur la situation des ouvriers de l’agriculture et de l’industrie en France et sur la crise parisienne ». Cette enquête, rajoute Gérard Noiriel, est d’une importance capitale, en cela qu’elle joue « un rôle essentiel dans le processus que les sociologues appellent un “effet d’imposition”. L’État républicain s’est tourné vers les citoyens français pour leur demander : “Vous avez mal où ?” Et dans le même temps, il leur a fourni le langage qu’il fallait qu’ils utilisent pour nommer leurs symptômes51 ».
27La porte est alors ouverte à ce que l’on va appeler le « protectionnisme ouvrier52 » : entre 1883 et 1914, une soixantaine de projets de loi proposant de taxer les étrangers sont déposés à la Chambre des députés (Pieyre, Thiessé et Pradon en 1885, Steenackers et Pradon en 1888, Lalou et Brincard en 1889, etc.). L’historien français avance ensuite une réflexion qui trouve toute sa place dans la démonstration suivante. Avec du recul, constate-t-il, l’entrée en politique de l’immigration est en réalité inséparable de la politisation du travail lui-même :
« L’irruption de la question ouvrière dans le paysage social et dans le débat public a créé un enjeu inédit pour les militants qui tentaient de capter les suffrages du peuple. Le langage de la taxe a été privilégié car il offrait une possibilité de nommer le malaise ouvrier, de trouver des responsables et donc des solutions53. »
28Les syndicats pouvaient, il est vrai, sembler à des années lumières de ces considérations et de l’agitation permanente de la Chambre et du Parlement… à moins que leurs représentants n’aient eux-mêmes eu un siège à la Chambre, et aient donc considéré la classe ouvrière non seulement comme la grande famille qu’ils défendaient, mais aussi comme un enjeu électoral – ce qui était le cas d’Émile Basly. En effet, le syndicat des mineurs du Pas-de-Calais aspirait grandement à devenir une force parlementaire, à asseoir son ancrage communal, municipal, régional pour être représenté au niveau national. Cependant, Basly, en bon républicain, proche à ses heures des socialistes, semblait fermement opposé au « mélinisme ». De même l’était-il à toute forme de socialisme nationaliste de type boulangiste, qui existait pourtant dans le Pas-de-Calais54. Mais son rapport au protectionnisme devient tout de suite plus ambigu, dès lors qu’il s’agit des ouvriers-mineurs de son syndicat, et qui forment en même temps sa base électorale.
29Le 20 avril 1892, un rapport de la Chambre avait reconnu la nécessité de légiférer sur la situation des étrangers en France, sans pour autant reconnaître la constitutionnalité du principe de taxation55. Suite aux événements du Pas-de-Calais, Basly intervint à la Chambre et se saisit du rapport. Une dépêche du Journal des débats du 12 septembre fait ainsi savoir que :
« Ce que les uns cherchent à obtenir par la violence, d’autres songent à le demander à la loi. On annonçait, il y a quelques jours, que M. Basly allait porter au gouvernement l’ultimatum des ouvriers du Pas-de-Calais. Parmi ces revendications figurait, si nous ne nous trompons pas, le dépôt d’un projet de loi ayant pour but la protection du travail national par l’exclusion ou, tout au moins, la limitation du nombre des ouvriers étrangers56. »
30Émile Basly avait effectivement expérimenté et rodé son discours devant des ouvriers attentifs aux résolutions qu’on leur proposait. À la réunion syndicale du 10 septembre qui se tenait à Lens, le député avait ainsi fait part aux ouvriers de son intention de porter aux compagnies la réclamation visant à ce que « le personnel dirigeant des exploitations minières, lesquelles sont en somme des monopoles émanant de l’État, soit Français, étant donné que les événements, guerre ou autre, peuvent se produire au moment où l’on y pense le moins57 ». Façon, peut-on penser, de combler les attentes idéologiques supposées des ouvriers, en leur parlant de protectionnisme et de guerre58.
31Un article plus tardif du Journal des débats tend cependant à prouver que la rhétorique visant à créer un lien indéfectible entre industrie et nation était au centre de l’argumentaire du député, et qu’il ne suffisait pas de l’exposer qu’aux compagnies mais aussi à l’État. Comme nous l’avons vu, Émile Basly se ressaisit assez rapidement du projet de loi sur la protection du travail national, quelque peu laissé en jachère du fait de son caractère anticonstitutionnel. Or, il en allait de sa légitimité de député-mineur tout autant que de ses alliances politiques, de ne pas abattre la même carte que les boulangistes prônant une limitation pure et simple du nombre d’étrangers en France. C’est pourquoi il en vint à dire à la Chambre, le 18 octobre :
« Je demanderai enfin que l’on n’emploie plus des ingénieurs étrangers et que la direction de nos mines soit exclusivement confiée à des ingénieurs français. Cette mesure de haute police a été appliquée à la construction et à l’exploitation des chemins de fer, considérés comme service national en temps de guerre. La houille apportant sa contribution à la défense nationale, j’estime que le même régime doit lui être appliqué. Enfin, voici l’ordre du jour que je proposerai : “La Chambre, en raison des conflits qui ont eu lieu dans l’arrondissement de Béthune entre ouvriers et mineurs français et ouvriers étrangers, invite le gouvernement à prendre des mesures pour préserver à nos nationaux la priorité dans l’exploitation de nos mines de houille59”. »
32La translation opérée ici par le représentant syndical est impressionnante, au regard des réalisations futures de ce qui apparaît, à rebours, comme une prophétie autoréalisatrice : décrets Millerand de 1899, loi du 10 août 1932, puis nationalisation des mines en 1946. Translation discursive, d’abord : la contingence du conflit, des émeutes, ces temps de violence arrachés à l’écoulement des jours, est épinglée à la grande question de la défense du territoire, et les revendications premières (expulsion des Belges arrivés récemment dans le bassin minier du Pas-de-Calais, renvoi des porions, réorganisation de la caisse de secours) se transforment en une bulle gonflée par l’exagérée éloquence de Basly. Saut d’échelle, ensuite : Basly actualise dans ce discours l’idée que le secteur charbonnier est devenu stratégique pour l’ensemble de la nation, pour ses trains, ses bateaux, son électricité, ses fours à coke, son armement. Le risque de guerre est agité afin d’alerter l’opinion des députés sur une éventuelle rupture des échanges houillers internationaux, ce qui contraindrait la France à n’avoir accès qu’à son propre charbon, d’où la nécessité d’en protéger l’extraction. Or, protéger l’extraction signifie surtout, chez lui, protéger les mineurs et leur syndicat – un syndicat qui, précisément, nous l’avons vu, tend à gagner en puissance du fait même de la dépendance des sociétés au charbon et de l’aspect stratégique de cette ressource. Ainsi le militantisme houiller ne doit-il plus se restreindre à de petites victoires ponctuelles : cette démonstration doit placer les mineurs en position de force dans les luttes professionnelles, la satisfaction de l’aspiration la plus communément partagée – la mine aux mineurs – n’étant plus qu’une affaire de jours. Changement de régime, enfin, car le mythe de la mine aux mineurs, devient dans la bouche de Basly l’option de la mine aux mineurs français. Le spectre de la guerre rejoue ici à un autre niveau, celui de la vulnérabilité à laquelle s’expose le secteur, par l’emploi d’une main-d’œuvre étrangère qui viendrait à manquer en temps de guerre et nuirait ainsi au maintien de l’extraction. Ce travail acharné de confusion entre les questions de représentativité ouvrière, de protectionnisme et de nationalisme l’amenant finalement à cette translation non négligeable : le passage de la nationalisation des mines au nationalisme minier.
33Cette prise de position lui sera éminemment reprochée par la presse belge de tous bords, comme nous le verrons. Basly paraissait à leurs yeux avoir encouragé les troubles – ou du moins, n’y avoir pas posé explicitement son veto. Les critiques les plus acerbes viendront des socialistes, qui ne manqueront pas d’accuser ce dernier de n’avoir que trop fidèlement « porté » une parole ouvrière entachée, malgré elle, de chauvinisme et de nationalisme, dans la sphère du politique. Ces divergences entre socialistes se révéleront par ailleurs lors de la discussion de l’interpellation d’Émile Basly à la Chambre des députés, le 27 octobre 1892. Émile Basly, plaçant au centre du débat la question du syndicalisme, affiche clairement son identité de député-syndicaliste : les mineurs, dit-il, constitués en syndicat en 188360 n’avaient pu, malgré le vote de la loi Waldeck-Rousseau le 21 mars 1884, se constituer en force collective car les compagnies refusaient toute atteinte à la production, dans une phase de baisse des prix. Le retournement de cette conjoncture, avec l’afflux de commandes vers 1884-1889 avait obligé les compagnies à réembaucher les quelques 7751 ouvriers mis sur le pavé auparavant, sauf ceux qui, en 1889, participèrent à l’importante grève du bassin houiller. La nouvelle baisse des prix du charbon en 1889-1891 avait failli exposer les mineurs à de nouveaux licenciements, mais le précédent de 1889 et l’organisation ouvrière qui en avait résulté avaient permis l’obtention du recours à l’État, qui avait concédé les conventions collectives d’Arras en 1891. Ne pouvant donc les attaquer sur le terrain syndical, les compagnies, poursuit-il, s’étaient portées sur le champ de bataille municipal, comme nous l’avons vu, en attaquant les conseillers municipaux syndiqués : dans cette optique, l’appel à des ouvriers belges non syndiqués, antisocialistes ou « enrôlés dans les patronages catholiques » devait permettre d’affaiblir l’organisation syndicale du bassin houiller, et à plus long terme la représentativité de ses adhérents au niveau municipal. Par ailleurs, alors que la productivité des mineurs avait fortement augmenté (de 135 bennes en 1860 à 300 en 1890), le salaire était resté fixe (autour de 4,90 francs) et les actions des compagnies avaient largement profité de cet envol. La situation était, de l’aveu de Basly lui-même, favorable à un mouvement : or, celui-ci advint lorsque les réservistes durent partir pour les « vingt-huit jours », le 14 août 1892, c’est-à-dire lorsque se réactiva l’argument de l’« impôt du sang », impayé par des travailleurs immigrés qui venaient par ailleurs servir de main-d’œuvre d’appoint, afin que les compagnies puissent maintenir l’extraction. Sauf que, au lieu de mentionner l’expulsion elle-même, Émile Basly revient plutôt sur les licenciements abusifs des compagnies, avant de préconiser la solution suivante :
« Enfin, si nous envisageons la question au point de vue de la défense nationale, n’y a-t-il pas un véritable danger à laisser envahir le bassin du Pas-de-Calais par un si grand nombre d’étrangers ? Comment ! il y a à Drocourt une usine dont toute l’administration appartient à la Belgique, dont le personnel, jusqu’à concurrence de 75 %, est de nationalité belge ! Mais si, malheureusement, une guerre venait à éclater, pourriez-vous compter sur ce personnel étranger pour vos approvisionnements ? Et ne prévoyez-vous pas le cas où ces ouvriers seraient mobilisés dans leur pays ? Je dis que la houille est un élément indispensable à la défense nationale, et cela a été reconnu par tous. Dans les chemins de fer, qui sont aujourd’hui considérés comme du matériel de guerre […] on ne peut plus occuper d’étrangers […] Vous pouvez prendre les mêmes mesures en ce qui concerne les compagnies minières, puisque l’exploitation de la houille est un instrument de guerre. »
34Toutefois, la volonté de protection sectorielle d’une main-d’œuvre « nationale » se heurte à l’opposition de députés qui refusent de généraliser ce principe de sélection : à vrai dire, les libéraux, qui siègent en majorité à la Chambre, ont adopté la doctrine assimilationniste développée dans les années 1880 par Paul Leroy-Beaulieu, et sont réticents à l’application à la lettre de ce protectionnisme social. La seconde option est représentée par Paul Lafargue, alors député guesdiste du Nord, dont le discours est nettement plus stéréotypé (complot des capitalistes contre le suffrage universel, volonté d’affaiblissement de la classe ouvrière française…), mais qui n’en est pas moins intéressant par la proposition de loi qu’il entend soumettre à l’Assemblée :
« Mais puisque la question des ouvriers étrangers est soulevée et puisque je crois que M. Thellier de Poncheville viendra ici demander qu’il soit mis un impôt sur les ouvriers étrangers, nous ne demandons pas, nous, qu’on mette un impôt sur les ouvriers étrangers, mais nous en proposerons un sur les patrons français qui emploient des ouvriers étrangers… :
“Art. 1er. – Les industriels et les entrepreneurs de travaux employant des ouvriers étrangers paieront une patente de 2 francs par chaque ouvrier étranger employé. Ils paieront, en outre, une somme représentant la différence entre les salaires payés à l’ouvrier étranger et les salaires qu’ils auraient dû payer si pour le même travail ils avaient employé des ouvriers français, lequel salaire de l’ouvrier français sera fixé par la chambre syndicale et, à son défaut, par les conseils des prud’hommes et le juge de paix.
Art. 2. – Les sommes ainsi prélevées serviront à constituer la caisse de retraite de la vieillesse”. »
35Or, ce transfert de responsabilité est aussitôt combattu, non seulement par la droite, représentée par un Albert de Mun récemment rallié à la République, mais aussi par la tendance broussiste des socialistes, incarnée par Jean-Baptiste Aimé Lavy. Le légalisme dont il fait preuve, en réfutant la proposition de Lafargue sans s’encombrer de justifications, et en voyant dans celle de Basly un risque vis-à-vis des conséquences que pourrait avoir une telle restriction sur la situation des travailleurs français à l’étranger, détermine une troisième option : en se posant comme « partisan du droit au travail pour tous dans notre pays » et en laissant à l’État seul l’autorité de contraindre les compagnies à ne pas jouer le jeu des sous-concurrences ouvrières, Lavy déplace la capacité d’action du côté de la régularisation juridique des étrangers61. Or, cette intervention est décisive, puisqu’elle accélère les procédures parlementaires et aboutit, presqu’un an plus tard, à la fameuse loi du 8 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national ». Celle-ci, qui vient renforcer le décret du 2 octobre 1888 (qui imposait pour la première fois aux étrangers résidant en France de se déclarer à la mairie dans les quinze jours de son arrivée), institue un registre d’immatriculation des étrangers dans chaque commune. Le texte prévoit en effet que « tout étranger non admis à domicile arrivant dans une commune pour y exercer une profession, un commerce ou une industrie, devra faire à la mairie une déclaration de résidence en justifiant de son identité, dans les huit jours de son arrivée ». Il ne s’agit pas, comme avec les mesures précédentes, de simplement contrôler les flux de populations sur le territoire du législateur : le souci d’orienter « utilement » l’activité économique de l’étranger préside à ce que Gérard Noiriel appellera plus tard « la première étape dans la formation du travailleur immigré des temps modernes62 ».
Belges et Chinois
36La comparaison peut, en certains cas, permettre de percevoir avec plus d’acuité ce qui fait l’originalité d’une séquence historique. Dix ans avant l’affaire du Pas-de-Calais, la Californie connaissait une vague d’émeutes xénophobes dirigée contre les travailleurs chinois, aboutissant au Chinese Exclusion Act de 1882. Les faits sont les suivants : à partir des années 1850, la côte Ouest des États-Unis voit arriver de larges contingents d’ouvriers chinois, recrutés par les compagnies d’exploitation aurifère ou de chemins de fer. Au début des années 1870, bien que présents à hauteur de seulement 0,2 % sur le territoire national, ils se concentrent en Californie, où ils représentent 25 % de la population. Assez rapidement, un mouvement anti-chinois, diffus, est relayé par des sociétés secrètes et des clubs « anticoolies » qui craignent le retour d’un travail « sous contrat », véritable menace pour le marché du travail. En 1877, le mécontentement de la base est relayé par le Workingmen’s Party of California (fondé par Dennis Kearney, un militant socialiste irlandais). Contraint d’intervenir face aux fréquentes émeutes, parfois meurtrières, et poussé en ce sens par le Workingmen’s Party, le Conseil Constitutionnel vote en 1882 la loi d’exclusion des Chinois : celle-ci interdit pour dix ans l’accès au territoire étatsunien à tout Chinois qui ne soit pas marchand, médecin, juriste ou étudiant63. L’affaire est par ailleurs connue en Europe. Les socialistes belges du Peuple, suivant de près les événements du Pas-de-Calais, s’essaient eux-mêmes à la comparaison, dans un article intitulé « Les ouvriers étrangers » :
« On parle de faire voter une loi taxant les ouvriers étrangers qui travaillent en France. Cette loi sera sans effet, car le taux que l’on propose est insignifiant, et, de plus, si la France vote une loi semblable, les autres pays suivront son exemple. Aux États-Unis, le même problème s’est posé à diverses reprises. Une loi a été votée protégeant les travailleurs indigènes contre les embauchages d’ouvriers étrangers faits par les patrons. De plus, les Américains ont eu à se défendre contre l’immigration des Chinois. Ceux-ci se contentent, pour vivre, d’un peu de riz, et si les travailleurs américains n’avaient pas montré les dents, les capitalistes américains auraient eu vite fait de remplacer leurs ouvriers par des Chinois. Les ouvriers américains se sont défendus et ils ont bien fait, car là-bas le danger était autrement redoutable qu’il ne l’est en Europe entre ouvriers de différents pays64. »
37Sans désapprouver l’action des ouvriers blancs américains contre le « péril jaune », qui bientôt deviendra un leitmotiv dans les manifestes sociaux-protectionnistes, Le Peuple signale toutefois l’incommensurabilité des situations. Mais pour l’auteur du billet, le geste qui anime Américains et Français est, au fond, le même : il s’agit d’une forme d’auto-défense.
38Revenant, quelques trente années plus tard, sur son analyse du mouvement anti-chinois, Alexander Saxton détaille dans un article très personnel l’évolution de ses problématiques et de son rapport à l’interprétation : « Le vrai problème, écrit-il, n’était pas de comprendre ce qui était arrivé, mais pourquoi c’était arrivé de cette façon. » Comme cela a été le cas pour notre enquête, « la plus attractive des théories du conflit était celle qui offrait une place centrale à l’argument économique de la compétition sur le marché du travail », car « mis à part sa puissance explicative présumée, l’argument de la compétition offrait l’avantage idéologique d’exonérer les ouvriers blancs d’une quelconque forme de préjudice racial. Leurs actes étaient justifiés au nom d’une auto-défense, rationnelle d’un point de vue économique ». Cependant, pour des raisons inhérentes au contexte californien, cet argument se révélait faux : l’apport constant d’ouvriers chinois avait plutôt tendance à créer un effet de frontière, qui maintenait les salaires élevés. Ce n’est qu’à partir de la dépression de 1873 que la compétition sur le marché du travail se fit sentir : or, le ressentiment anti-chinois préexistait à cet événement économique. « Je devais alors expliquer pourquoi tant d’ouvriers américains d’origine européenne emportaient avec eux un racisme latent en Californie. Je mettais alors en forme un argument qui de prime abord ne me paraissait que politique » : l’influence du parti Jacksonien, diffusant un catéchisme moral qui affirmait la supériorité des blancs, mais aussi le fait que nombre d’ouvriers européens arrivaient par l’est, et avaient de ce fait séjourné parfois deux ou trois générations dans des états esclavagistes. Ce tout constituait un « bagage idéologique » que les ouvriers emportaient avec eux. Mais en quoi l’idéologie pouvait-elle être facteur de changement historique ? « La valeur heuristique de l’idéologie réside dans la façon dont elle porte son attention sur une classe (ou sur un groupe social) comme un élément dynamique de socialisation, et par là de la formation d’une conscience individuelle et collective […] Sans le concept d’idéologie, on se retrouverait vite démunis face à la pure contingence des rapports entre, d’un côté, les déterminismes historiques, de l’autre, les actes héroϊques ou destructeurs d’individus isolés ». L’idéologie, dès lors, « pourrait être vue comme un effort constant pour justifier les objectifs à court terme et parfois égoϊstes émanant des intérêts d’une classe ou d’un groupe, en les raccrochant de façon plus large à un objectif moral collectif65 ».
39Là où Alexander Saxton introduit une réflexion non négligeable, c’est en ce qui concerne la faculté de projection des acteurs sociaux dans le temps. La proposition selon laquelle l’idéologie serait un artefact se construisant au fur et à mesure qu’il est raccroché à des situations présentes est séduisante : toutefois, elle est critiquable en ce qu’elle manque de préciser qui sont les sujets qui manipulent ces catégories. En effet, est-il si juste que ça de parler de « court terme » des revendications ouvrières, alors que le Chinese Exclusion Act prévoit l’expulsion des Chinois sur dix ans ? Les ouvriers blancs des États-Unis, comme les mineurs français du Pas-de-Calais, pouvaient bien ne s’être projetés, lors des émeutes, que dans un futur proche envisagé comme simple retour à la normale (si tant est que l’immigration ait jamais été quelque chose d’anormal). Mais lorsque leurs gestes et leurs revendications parviennent dans la sphère de l’État, le temps change : il s’allonge en vertu de son déplacement dans le temps de la loi. D’autre part, opposer le « court terme » des ouvriers et le « long terme » du politique ne trahit-il pas une certaine condescendance envers ces derniers ? Encore aujourd’hui, cette interprétation tend à prévaloir dès lors qu’il s’agit d’expliquer un vote ouvrier en apparence irraisonné, puisque contraire à ses intérêts ou à une supposée « culture ouvrière ». Or, cela a été dit plus haut, les ouvriers du Pas-de-Calais ne formulaient pas que des revendications à court terme : l’exemple du mythe de la mine aux mineurs en est la preuve. Mais la distinction la plus cruciale ne réside certainement pas dans l’assignation d’une essence aux acteurs ou aux institutions. En réalité, la capacité de formuler des projets – et parfois de les réaliser – est tributaire d’une façon de manipuler le temps, c’est-à-dire d’une praxis. Temps du projet, court terme et long terme ne sont pas des sphères séparées : elles coexistent, et les informations contenues dans l’une peuvent passer à l’autre, selon que l’on utilise les outils de l’une ou de l’autre. Les événements du Pas-de-Calais ne montrent pas autre chose que des allers et retours incessants entre ces temporalités : le temps du protectionnisme économique est remanié et mobilisé par des acteurs dans une situation, pour être finalement réinvesti dans le politique, etc.
40Pour conclure, disons que cette posture pragmatique a pour principal avantage de se désencombrer de difficiles débats autour des notions d’« hégémonie » et de « fausse conscience ». D’un point de vue historique, il fait peu de doute que les marxistes les plus farouchement opposés au nationalisme, comme les guesdistes du Parti Ouvrier Français, étaient loin d’investiguer sur les « appareils idéologiques d’État » – quoique, comme le note Robert Stuart, ceux-ci aient proliféré à leur époque66. D’autre part, accepter de dé-essentialiser les groupes sociaux en présence permet d’obtenir une théorie du conflit plus riche, plus soucieuse de rendre aux acteurs le temps qui leur appartient. C’est par exemple James C. Scott qui, réfutant les théories de l’hégémonie dans La domination et les arts de la résistance, écrivait : « Il se peut que le groupe dominé ait appris, dans de situations ne relevant pas de rares combats dont l’issue se joue au tout ou rien, à habiller leur résistance et leurs provocations dans des rituels de subordination servant à la fois à déguiser leurs objectifs et à leur fournir une voie de retrait susceptible de rendre moins périlleuses les conséquences d’un éventuel échec67. » Il me semble que les événements du Pas-de-Calais gagneraient à être lus de cette façon. La question du langage protectionniste dans lequel les mineurs paraissaient s’exprimer ne se réduirait ainsi pas à, d’un côté, une adhésion sans faille à l’hégémonie culturelle de l’économie politique du nationalisme, ni, de l’autre, à la trop lourde matérialité d’un langage, capable à lui seul d’imposer une forme discursive à la conscience et aux éventuelles revendications politiques. Il s’agirait sans doute d’un peu de tout cela à la fois : mais le composant primordial, celui qui permettait de lier les éléments entre eux, n’était autre que ces hommes et ces femmes, leurs stratégies et leurs inconscients, leurs rationalités et leurs histoires.
L’épineuse « Internationale »
Le spectre de la guerre
41Dans l’Europe du xixe siècle, les migrations entretiennent un double rapport d’attraction-répulsion avec le développement de la pensée internationaliste : tantôt elles constituent un moteur, tantôt un frein. L’émigration massive de travailleurs belges en France, les voyages de leaders socialistes de part et d’autre de Quiévrain, enfin la collaboration commune à des revues font partie des vecteurs d’influences réciproques dans la formation des socialismes belge et français, repérés par Daniel Ourman68. D’un autre côté, les fréquentes rixes xénophobes viennent entacher le lent développement d’une pédagogie cosmopolitique de l’ombre du discrédit, en ramenant (dans les colonnes de la presse antisocialiste en particulier) l’« union internationale des travailleurs » à des vaines paroles. C’est que, explique Georges Haupt, le marxisme a tendance à faire prévaloir cette union sur l’élaboration d’une solide pensée de la question nationale : « Souvent liée aux circonstances, entachée de généralisations prématurées, marquée par des polémiques acerbes, la trajectoire de cette élaboration a été celle d’une recherche où la clarification, la progression de la problématique se sont faites dans la divergence, dans des confrontations violentes entre les représentants des divers courants de la pensée marxiste69. » Lors des événements du Pas-de-Calais, le discours internationaliste émane de la frêle reconstitution de la seconde Internationale à Paris, trois ans plus tôt : et, de fait, ce discours ne compte plus ses ennemis. Nombreux sont les éditoriaux qui, avec ou sans ironie, mettent en doute la validité du projet au regard des troubles anti-belges suscités par les mineurs, ces parangons du mouvement social. Tirant à boulets rouges sur des « socialistes » envisagés sans réelle distinction, leurs attaques résonnent de prises de positions franchement acerbes et fielleuses vis-à-vis de l’étranger.
42En traitant du protectionnisme ouvrier, ce n’est en réalité qu’une partie émergée du nationalisme qui a été envisagée. Certains journaux n’hésitent pas, en effet, à tirer vers des conséquences bien plus désastreuses le conflit ouvrier du bassin houiller, comme par exemple le Calais qui, dénonçant dans un premier temps la volatilité des appels internationalistes, pointe ensuite la menace toujours planante de la guerre :
« Ce qui se passe aux mines de Lens et de Liévin, ce soulèvement des ouvriers français contre les ouvriers belges qui viennent leur faire concurrence, montre clairement une fois de plus qu’en socialisme les théories sont une chose et les intérêts particuliers en sont une autre. Quand il s’agit de manifestations sentimentales dans les congrès et les fêtes, on fraternise avec entrain : on supprime les frontières, on abolit la Patrie, on professe le cosmopolitisme le plus pur et le plus généreux […] M. Guesde et M. Lafargue font des discours enflammés en faveur de l’Internationale des travailleurs, et parlent de substituer aux luttes des nationalités une seule guerre, celle de tous les prolétaires unis et soulevés dans tous les pays contre les bourgeois. Ô vanité de cette éloquence et de cette sagesse !…
Des représailles s’exerceront forcément et l’Europe entière se trouvera, par la concurrence même du travail, plus divisée, plus partagée en groupes ennemis qu’elle ne le fut jamais au temps même de la féodalité. La guerre future, que tout le monde redoute, renaîtra non pas d’anciennes causes politiques […] mais de ces rivalités et de ces conflits des travailleurs qui représentent encore aujourd’hui, à l’état le plus aigu, l’éternelle bataille des appétits humains70. »
43Bien qu’exagérés, de tels propos sont incompréhensibles s’ils ne sont pas mis en perspective avec la dimension centrale que pouvait occuper la question de l’Alsace-Lorraine au sein de l’échiquier politique français des années 1880-1890. De leur côté, les guesdistes, note Robert Stuart, répudient le rêve de revanche sans lequel le nationalisme français des années 1880-1890 n’aurait sans doute jamais été aussi virulent. La seule revanche qui compte pour eux, c’est celle de la Commune, des milliers d’ouvriers massacrés par la bourgeoisie71. Pour autant, si Guesde et Lafargue sont présentés comme antipatriotes, cette tournure d’esprit n’est, selon Michel Winock, que purement défensive : « C’est une protestation passionnée contre le détournement d’un sentiment populaire et naturel, nourri de glorieuse histoire, à des fins conservatrices et antisocialistes72. » Fermement convaincus de l’impératif de conciliation entre, d’un côté, la lutte des classes, de l’autre, la paix, les socialistes se meuvent dans une délicate position où le nationalisme n’équivaut pas au militarisme.
44Mais cette posture est également délicate dans la mesure où elle instaure une certaine distance entre socialistes et classes populaires, entre base et avant-garde. Le patriotisme, ponctuellement ravivé dans des discours enflammés ou lors de scandales nationaux (comme ce sera le cas avec l’Affaire Dreyfus), est en effet fermement ancré dans les esprits. « Sans même questionner leur propre fanatisme stupide, écrit Georges Crépin en 1886 dans Le Socialiste, les gens deviennent patriotes. Pourquoi ? Ils ne le savent pas. Tout le monde est comme ça73. » Le soupçon constant d’invasion et d’espionnage est particulièrement acéré dans les départements limitrophes du Nord et des Ardennes (voire même dans le Pas-de-Calais) où les forces de l’ordre suspectent en permanence les migrants transfrontaliers (Belges, Luxembourgeois, Allemands parfois) de colporter des « idées allemandes ». Lorsqu’en novembre 1891 Jean Volders, figure de proue du Parti Ouvrier Belge, se rend par soutien dans un bassin houiller en pleine effervescence, le conseiller d’État du département fait part de ses inquiétudes au ministre de l’Intérieur puisque, selon toute vraisemblance, « il y a lieu de croire que Volders est soudoyé par l’Allemagne74 ». Plus « étrangers » que les Wallons francophones, les Belges de Flandre occidentale sont même dits « réputés pour avoir des opinions allemandes » par le commissaire spécial d’Halluin en 189275.
Les mineurs, internationalistes ?
45Malgré tout, et pour contrevenir aux attaques idéologiques portées à la gauche, la presse socialiste s’empresse de déjouer les accusations de chauvinisme dont sont taxés les mineurs, par ce qui relève parfois du tour de force rhétorique. Dans un éditorial du Réveil du Nord, Camille Lespilette (également connu pour ses pages dans la Revue Socialiste) entend réfuter les manœuvres discursives opérées par diverses fractions de la droite. Ainsi, à l’argument social-nationaliste qui voit dans les émeutes une justification du protectionnisme ouvrier, Lespilette répond que, malgré la logique « inattaquable » dont font preuve ceux qui mettent en avant l’influence du contexte méliniste, « les progrès réalisés au point de vue intellectuel par le prolétariat moderne » ne sont pas suffisamment développés pour « attribuer à un raisonnement aussi élevé les considérations qui ont fait agir les mineurs français ». Une condescendante ironie lui permet donc de protéger ces derniers d’intentions basses, contraires aux vues des internationalistes. Puis, dans un second temps, à ceux qui pensent que les événements ne sont en rien l’œuvre « de la lutte du capital contre le travail, encore moins l’entente internationale des ouvriers contre les patrons, mais une guerre acharnée, violente, d’ouvriers contre ouvriers, de nationaux contre étrangers, c’est-à-dire non seulement la négation de l’internationalisme mais la lutte ouverte contre lui », l’éditorialiste donne une longue réponse :
« C’est une erreur de prétendre que les mineurs syndiqués du Pas-de-Calais n’ont rien de commun avec les aspirations du socialisme moderne, qu’ils ignorent et qu’ils veulent ignorer la doctrine de l’internationalisme, qu’ils considèrent comme une vaste fumisterie la fraternité des peuples travailleurs.
Nos houilleurs ont plus peut-être que les ouvriers des autres corporations l’absolue persuasion que seule une entente internationale des prolétaires de tous les pays est capable de résoudre non seulement la question sociale, mais encore les problèmes d’ordre purement professionnel que l’industrie machinisée pose à notre temps…
Et la preuve que cette certitude existe profondément ancrée dans les esprits, c’est que le syndicat n’a jamais manqué de manifester en corps au 1er mai, c’est qu’il n’a jamais cessé d’être en rapports suivis avec toutes les corporations étrangères, c’est que, depuis 1880, il s’est fait représenter officiellement à tous les congrès internationaux des mineurs, à Jolimont, à Carmaux, à Paris, à Londres, à Cologne, etc. Faut-il rappeler, en outre, qu’en toutes circonstances, le syndicat du Pas-de-Calais a toujours prêté, dans la limite de ses ressources, son appui aux mineurs étrangers en grève ? […] C’est de l’internationalisme, cela, c’est de la fraternité aussi, et il est surprenant qu’après de tels exemples donnés, on en arrive à écrire sérieusement “que les mineurs du Pas-de-Calais entendent ne pas s’occuper de ce qui se passe ailleurs de chez eux76”. »
46L’action des mineurs est donc loin d’être réduite à une vision à court terme du changement, ou bien à de l’égoϊsme. La seule justification qui tienne, chez Lespilette comme chez d’autres, c’est celle de la défense du syndicat. Car celui-ci, conclut-il, avait trois moyens de réagir face à l’embauche grandissante de Belges : « Informer par une note officielle les mineurs belges de ce qui se passait en France, et les inviter à ne pas quitter leur pays ; décréter la grève générale ; ou forcer l’attention du gouvernement et des Chambres par des manifestations tumultueuses. » Par la force des choses, néanmoins, il dut choisir le dernier : « On a donc cassé des carreaux et enfoncé des fenêtres. Les ouvriers belges se sont retirés. La situation s’est ainsi simplifiée. »
47En se faisant l’avocat des mineurs français, Lespilette parle pour les accusés. Or, comme dans tout procès, la défense s’opère sur un terrain auquel les protagonistes n’ont, souvent, pas accès : ici, c’est celui de la presse, de la communication. Cela ne veut pas dire que l’internationalisme du Réveil du Nord ou de La Réforme ne soit que purement « de papier », une performativité ayant depuis longtemps signé son divorce avec la base77. En revanche, il est très clair que l’internationalisme fervent dont se voient investis les mineurs doit être nuancé.
48Comme le remarque Marion Fontaine, « les mondes miniers de la fin du xixe siècle offrent, au moins en apparence, l’un des soubassements les plus adéquats pour une action internationale », en particulier du fait de l’importance du phénomène migratoire dont ils sont traversés. Michel Rondet rêve d’ailleurs, en 1890, d’une alliance « où l’Anglais mettrait sa volonté et sa science pratique, l’Allemand sa ténacité, le Français son courage et son énergie78 ». Le congrès international des mineurs de Jolimont, en 1890, dont parle Lespilette, est la première expérience de ce genre79. Cependant, les discussions y sont principalement axées sur des questions d’organisation nationale des syndicats et des débats internes au syndicat des mineurs britanniques. Très tôt, on s’aperçoit que les années 1891-1893 sont, comme l’écrit Joël Michel, celles d’« illusions vite dissipées ». De nouveau réuni à Paris en 1891, le congrès relance la proposition d’une grève européenne en faveur de la journée de huit heures. Même si aucune décision n’est prise, la discussion réactive une « agitation latente dans la Ruhr et surtout dans les bassins belges travaillés par la propagande pour le suffrage universel80 ». Le 24 avril, la grève est votée à Essen. Le 26, la Fédération des Mineurs Belges prend le relais « pour faire acte de solidarité internationale ». Le 4 mai, écrit Joël Michel, « toute la Wallonie a déserté les fosses » :
« Mais c’est à ce moment même que la grève allemande échoue piteusement : la jonction ne s’est pas faite et les Belges reprendront le travail fin mai en n’ayant bénéficié que du soutien moral du syndicat des mineurs du Nord de la France, qui menace de cesser le travail en cas d’exportations massives vers la Belgique […] L’échec porte un coup sévère aux illusions entretenues, notamment en Belgique, par les premiers congrès internationaux. En novembre 1891, la grève du Pas-de-Calais, d’ailleurs désapprouvée par le syndicat qui y met rapidement fin, ne suscite que des proclamations de solidarité platoniques. Dans les congrès, la fièvre retombe […] Le temps des menaces bruyantes et irréalisables est passé, au grand regret des journaux qui ne se résignent pas immédiatement à abandonner un sujet si propre à faire frissonner le lecteur81. »
49Enfin, s’il est un trait que l’on a insuffisamment questionné c’est précisément celui – tout aussi insaisissable que lorsque l’on a affaire au nationalisme – de l’adhésion des mineurs à l’internationalisme (l’équivalence entre les deux n’est d’ailleurs posée, souvent, que par une presse de droite peu soucieuse des divergences profondes existant au sein du socialisme français ; ou, comme nous l’avons vu plus haut, par une presse de gauche qui reprend à son compte cet amalgame pour mieux le combattre). Dans le cas précis du Pas-de-Calais, on peut imaginer que la position de ces derniers devait être en partie indexée sur les opinions de Basly : or, c’est précisément celles qui échappent les plus à toute stabilité. En effet, écrit encore Marion Fontaine, « les principaux représentants du syndicalisme minier (Émile Basly, Arthur Lamendin) peuvent passer tour à tour, aux yeux de ceux qui les décrivent, pour les plus chauvins (lorsqu’on observe leur position à la Chambre), et à d’autres moments pour les plus internationalisés (lorsqu’on souligne l’importance de leur participation aux congrès internationaux82) ». Plus généralement, il ne fait que peu de doute que les différences certaines qui existaient entre les représentants farouches d’un marxisme internationaliste, comme Jules Guesde et Paul Lafargue, et les représentants réformistes du syndicat des mineurs pouvaient être à la source de commentaires déstabilisants pour l’opinion publique, comme l’exprime superbement cet article de La République Française :
« MM. Guesde et Lafargue, qui sont venus prêcher l’internationalisme à Lille et à Roubaix, ne feraient peut-être pas mal d’aller voir du côté de Liévin ce qui se passe et de laisser les affaires de Carmaux s’arranger sans eux. Puisqu’ils sont des apôtres internationaux, ils pourraient aller dans le Pas-de-Calais d’abord recommander à nos mineurs de traiter leurs concurrents de Belgique avec plus de déférence, et de là ils porteraient la bonne parole dans les bassins de Mons et de Quiévrain, invitant les uns et les autres au bon accord. Mais il y aurait toujours la question de travail et de concurrence à résoudre et on ne voit pas trop comment s’en tireraient les pontifes du libre-échange universel et de l’internationalisme européen. Ils seraient obligés d’appuyer la Compagnie de Lens et de dire qu’elle fait bien de donner du travail aux Belges qui n’en ont pas. C’est la première fois que MM. Guesde et Lafargue déconseilleraient une grève et ce serait un joli spectacle ! Mais MM. Lamendin et Basly ne seraient pas de leur opinion, et il est à croire que les mineurs français feraient une assez agréable conduite aux internationaux83 ! »
50Certes, le billet tend à caricaturer les options marxistes et réformistes. Mais ne pourrait-on pas plutôt dire que ce qui les différencie réellement à propos de l’enjeu internationaliste réside dans une conception différente des échelles d’action, des moyens et des institutions disponibles ?
Un transnationalisme en action : le manifeste du 21 septembre
51Vers la mi-septembre, alors que l’intensité des troubles ne fléchit pas, et que les autorités diplomatiques des deux pays sont déjà entrées en relation, les dirigeants socialistes se décident à engager une initiative transnationale. Le Peuple, organe du Parti Ouvrier Belge relaie ainsi le 16 septembre une lettre adressée par Jean Volders à son homologue français du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, Jean Allemane :
« Cher Compagnon,
Il se passe dans le Pas-de-Calais des événements dont les partis socialistes de nos deux pays ne peuvent demeurer spectateurs. En n’intervenant pas, nous créerions de sérieuses difficultés au groupement international des travailleurs.
Une réunion, à Roubaix ou à Lille, de délégués de vos partis socialistes révolutionnaires et du nôtre, tenue à bref délai, nous permettrait de rechercher les moyens d’agir promptement et pratiquement. Veuillez communiquer cette idée à vos amis et recevoir, mon cher Allemane, l’assurance de ma fraternelle amitié,
Le secrétaire pour l’extérieur, Jean Volders84. »
52Le choix de Jean Allemane comme correspondant est toutefois assez difficile à expliquer. Pourquoi, en effet, Jean Volders n’a-t-il pas plutôt cherché à communiquer avec les membres du POF ? Aucun indice ne permet d’y répondre. En revanche, la suspicion du fondateur du POB à l’égard d’Émile Basly est, elle, très sensible. Selon Jean Volders, le directeur du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais « n’appartient pas au socialisme français », et il n’existe aucune relation entre lui « et les partis ouvriers de France et de Belgique ». Il va même jusqu’à ajouter que « c’est parce que l’organisation des mineurs du Pas-de-Calais n’est pas établie d’après le principe des partis ouvriers socialistes que les difficultés actuelles se sont produites85 ». L’accusation est un peu forte, mais elle témoigne d’une différence fondamentale entre le modèle socialiste français et belge. Le Parti Ouvrier Belge était en effet doté d’une organisation originale, que Daniel Ourman a qualifié d’« englobante » : « En son sein se concentraient les divers aspects du mouvement ouvrier : l’action politique représentée par les ligues ouvrières, le syndicalisme, le mouvement mutualiste, les associations culturelles et surtout la coopération86. » Cependant, il est très clair que Jean Volders ne fait pas que pointer une différence organisationnelle. L’attitude ambiguë qu’a adoptée Émile Basly, notamment face aux sirènes de l’électoralisme qui l’ont progressivement entraîné vers la protection du travail national, constitue pour le rédacteur en chef du Peuple une bassesse politique, voire un acte de trahison. « Contre ces idées et ces tendances, écrit-il à propos des projets de taxe contre les étrangers, il faut s’élever et ne pas admettre sans critique la conduite d’hommes comme Basly qui n’ont pas l’énergie de résister à l’esprit étroit de certains travailleurs et approuvent tout ce qu’ils décident. » Plus loin, c’est l’implication même du syndicat des mineurs dans les troubles qui est mise en cause :
« On a crié “À bas les Belges !” dans le Pas-de-Calais, et si Basly ne l’a pas toléré, ses lieutenants ne l’ont pas désapprouvé. Or, le cri de tous les ouvriers de tous les pays est celui-ci : “Vive l’Internationale !” […] Quand il y a dans les cervelles ouvrières des idées étroites et mesquines et dans les cœurs ouvriers des sentiments égoϊstes et chauvins, le devoir de ceux qui sont voués à la cause populaire est de rectifier les idées et de pacifier les sentiments87. »
53Or, le lundi 19 septembre, trois délégués du Comité national des ouvriers mineurs belges arrivent à Béthune, dépêchés par le POB. Il s’agit de Jean Callewaert, membre du comité international de la Fédération des mineurs belges et délégué du bassin de Charleroi, Ferdinand Cavrot, trésorier de la Fédération et délégué du bassin du Centre, et de Désiré Maroille, secrétaire pour l’intérieur de la Fédération et délégué du bassin du Borinage88. Émile Basly est censé les recevoir avec Arthur Lamendin. Mais, vexé par les propos de Jean Volders, il refuse toute entrevue. Gênés, les délégués belges déclarent, selon un rapport de Rodière, « désapprouver cet article dont le signataire n’a aucune attache avec la fédération nationale des mineurs belges89 ». L’entrevue est donc reportée au lendemain matin, à 7 heures, au domicile d’Émile Basly. Rapidement, celle-ci prend l’apparence d’un synode. L’agence de presse Havas, qui est sur place, est sur le qui-vive et télégraphie aux alentours de midi que les trois délégués belges discutent avec Basly, Lamendin et Evrard depuis 7 heures du matin sur « les mesures à prendre pour éviter le renouvellement des conflits90 ». L’enjeu est donc considérable. Fébrile, Rodière se précipite à la vue de la fumée blanche : à 13h30, il signale au préfet que la réunion est terminée, et que les discutant vont se rendre à Liévin « pour connaître les origines du conflit ». La publication d’un manifeste adressé aux mineurs est prévue à 15 heures. À 18 heures, le commissaire spécial signale la transmission de celui-ci aux presses du Peuple.
54Reproduit en annexe, le texte dénote un réel effort de coopération transnationale. Pas seulement parce qu’il a été produit dans des circonstances exceptionnelles, qui exigeaient en outre le déplacement transfrontalier de représentants syndicaux. Aussi, parce que, contrairement à ce que l’on a pu lire jusqu’ici, le conflit se décentre d’une perspective franco-française et invite au croisement des revendications franco-belges. Tout d’abord, l’internationalisme qui se déploie à chaque ligne vient s’opposer à la collaboration sans frontières du capital. Les houillères françaises ne sont plus les seules responsables : on y ajoute l’influence néfaste des compagnies belges et de leurs « agences d’embauchage » dont on étudiera plus loin la teneur. Par ce mouvement, ce n’est pas qu’un nouvel ennemi qui émerge : c’est aussi la prise en compte d’un contexte, certes relativement lointain et étranger, mais étroitement lié à la situation française. Deuxièmement, l’attention portée au « suffrage universel » municipal des mineurs français vient faire écho à l’une des plus importantes revendications de l’opposition belge, à savoir la lutte pour l’abolition du suffrage censitaire et capacitaire au niveau national91. Alfred Defuisseaux, un des fondateurs du Parti Ouvrier Belge, est le pilier de cette orientation suffragiste. Il est à l’origine de l’opuscule Le Catéchisme du Peuple qui connaît, dès sa publication en 1886, une exceptionnelle diffusion (de 300 à 350,000 exemplaires92). Accusé d’être à l’origine des graves émeutes la même année, il avait été condamné à deux peines d’emprisonnement de six mois, avant de prendre immédiatement la fuite pour Paris. Toutefois, peu après les événements, les principales personnalités du POB (Volders, Maroilles, Defuisseaux) avaient tenu une réunion à Maubeuge, lors de laquelle Léon Defuisseaux, son frère, avait déclaré aux journalistes présents qu’« à la vérité, les ouvriers français sont plus heureux que les ouvriers belges ». Celui-ci estimait en effet que les Belges « ne connaissent pas assez la cause du mal qui les ronge, car sans cela ils auraient vite fait d’obtenir la guérison. La France est plus prospère parce qu’elle possède le suffrage universel de la République, alors que la Belgique est exploitée par le suffrage censitaire de la Royauté ». Ainsi, concluait-il, il faut que « la solidarité entre travailleurs s’impose dans tous les pays, [et] que nous Belges, nous devons plus que jamais conquérir le suffrage universel si nous voulons devenir les égaux des Français et vivre heureux et libres comme eux93 ».
55En revanche, l’épineuse question de la responsabilité des mineurs demeure sous le coup d’un insoluble malaise, dont les auteurs peinent à se débarrasser. Les mineurs belges ont « accepté », disent-ils dans le manifeste, de travailler pour un salaire moins élevé, et ont « volontairement consenti » à travailler plus longtemps, mais ce ne serait qu’« inconsciemment » qu’ils firent le jeu des compagnies. Ils sont « plus malheureux que coupables », ajoutent-ils, ou, en fin de compte, « irresponsables »… le ton ne cesse d’osciller. Pris dans un indéfectible paternalisme, les délégués demandent à genoux aux ouvriers restants de faire partie du syndicat. Mais pour cela, la naturalisation est obligatoire : ainsi les objectifs poursuivis par les mineurs français (accroître leur puissance politique) et par les députés-mineurs (lutter contre les compagnies en limitant les sous-concurrences, mais aussi progresser vers une nationalisation du secteur minier qui passerait d’abord par sa main-d’œuvre, ensuite par son administration) semblent-ils remplis.
56Or, en établissant une équivalence entre naturalisation, syndicalisation et responsabilité, le texte n’en produit pas moins des remous en Belgique. Le journal La Gazette ironise ainsi librement, le jour de sa publication, sur le « chef-d’œuvre » résultant des délibérations : « Ils ont été “plus malheureux que coupables”, déclare-t-on et, en résumé, on demande de leur pardonner. » Certains détails ne passent pas, et l’auteur ne semble pas dupe des visées profondes du document : « Ce manifeste est une réclame électorale en faveur de MM. Basly et Lamendin, rien d’autre. Les délégués ont fait preuve, en le signant, d’une inconcevable légèreté94. » Dès lors, le manifeste passe-t-il complètement à côté de sa cible ? Commentant sa réception dans le bassin houiller, le commissaire Rodière estime qu’envisagé « sous le rapport de l’ordre public », cet appel « ne peut incontestablement que consolider le calme, superficiel peut-être, que l’on constate depuis quelques jours95 ». Et c’est précisément ce qui advient : la nuit du 21 au 22 septembre, avec ses vingt-six maisons attaquées à Courcelles-lès-Lens, sera la dernière scène de violence d’une longue série entamée six semaines plus tôt.
57L’analyse de discours comporte toujours le risque d’attribuer à celui-ci une matérialité trop importante. Pour s’en débarrasser, il a donc semblé pertinent de faire jointer l’expérience émeutière et l’expérience politique au prisme des échelles et des temporalités. Trois niveaux ont donc été distingués.
58Tout d’abord, un niveau très précisément micro-logique, décrit dans la première partie. Ce sont les armes, les outils, les moyens disponibles immédiatement aux acteurs de l’émeute qui ont été analysés. De fait, cette échelle ne pouvait conduire qu’à étudier les effets immédiats de l’émeute, puisque celle-ci n’était animée que par un but simple et unique : expulser les Belges. S’il est très clair qu’une action violente comprime le temps, elle en comprime aussi son propre futur, et établit une temporalité qui lui est propre, celle du court terme.
59Deuxièmement, un niveau plus étendu et qui correspond à ce que l’on pourrait appeler un niveau du recours : c’est-à-dire lorsque la réparation d’une situation de crise ne passe pas seulement dans son règlement local et conjoncturel, mais tend à s’étendre géographiquement et temporellement, à l’aide d’outils qui ne sont pas directement accessibles aux acteurs. Dans la seconde partie, l’échelle du syndicat et de la nation ont été séparées pour des questions de forme. Mais il semble qu’historiquement, ces deux niveaux soient liés sous l’égide d’Émile Basly, qui joue la figure d’un passeur pas si naϊf qu’il prétend l’être. C’est très précisément lui qui assure le passage du court terme au long terme, du texte caché au texte public, de la loi de la parole à la parole de la loi – d’un temps potentiellement perdu au temps sacré de l’institution, qui lie passé et futur dans le présent constamment réactivé de la Loi.
60Troisièmement, un niveau dont l’échelle et la temporalité dépendent entièrement d’un projet (l’Internationale), et que l’on pourrait nommer temps de l’utopie. Ce que ce niveau a de paradoxal est qu’alors qu’il envisage une union internationale des travailleurs, et une réparation future (mais quand ?) de leur condition de dominés, il ne s’actualise pourtant que dans des opérations très locales, de sorte que l’on retourne ainsi à un niveau micro. C’est un temps composé de lettres, de discussions, de manifestes, de déplacements aussi : bref, d’indices qui fonctionnent comme des preuves de l’effectivité du projet, tout en sachant qu’elles sont elles-mêmes créées au fur et à mesure de son avancement. C’est donc un temps-frontière, qui a tendance à ne lier que présent et futur en reportant toujours l’un dans l’autre, indéfiniment.
Notes de bas de page
1 Voir la préface de Jacques Revel à : Levi Giovanni, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont au xviie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », trad. Monique Aymard, 1989, p. I-XXXIII. Le point de vue adopté par Giovanni Levi, tel qu’explicité dans son introduction, semble également très pertinent en ce qu’il invite à regarder des petites sociétés non pas « de loin » (de sorte à n’être attentifs qu’aux « résultats finaux » des conflits et contradictions qui lui sont inhérents, « qui dépassent souvent la possibilité de contrôle des personnes ») ; mais plutôt en mettant à jour une « rationalité spécifique » de ce monde (p. 12-13). En ce sens, ce travail est également redevable des développements de Simona Cerutti sur l’histoire pragmatique et les relations entre normes et pratiques, bien que faute de place ils n’aient pu être commentés. Voir Cerutti Simona, « Histoire pragmatique, ou de la rencontre entre histoire sociale et histoire culturelle », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 15, 2008, p. 147-168.
2 Voir Bloch Marc, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien ; cité par Ginzburg, Carlo, Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 12.
3 Ginzburg Carlo, op. cit., p. 12.
4 Platon, La République, livre VI, [488a-489d], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1993, p. 314-317.
5 « Journal républicain, indépendant & progressiste », dit l’en-tête. Il a été fondé en 1889 par les radicaux francs-maçons de Lille.
6 Le Réveil du Nord, 28 août 1892.
7 On apprend dans une note annexe que le premier est « lampiste au fond, coiffeur au dehors et barbier, ne faisant pas plus de deux cents journées par an » ; le second et le troisième, « coupeurs de murs ».
8 Le règlement est des plus communs en ce qui concerne les conditions de travail. Ce qui intéressait le commissaire était l’article 11, qui stipule que : « La moindre inobservance au présent règlement sera sévèrement punie d’une amende d’un franc, comme aussi tout manque de travail sans raison légitime, et la récidive dans le mois peut occasionner le renvoi immédiat de l’ouvrier. »
9 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, A. Rodière, 10 octobre 1892.
10 Ce sont des propriétaires de charbonnages basés à Charleroi qui, en 1877, sont à l’origine de la constitution de la concession. Voir Lentacker Firmin, La frontière franco-belge. Étude géographique des effets d’une frontière internationale sur la vie des relations, Lille, 1974, p. 176.
11 Dans un discours de Basly, retranscrit dans Le Réveil du Nord, du 28 août 1892.
12 Michel Joël, « Syndicalisme minier et politique dans le Nord-Pas-de-Calais », Le Mouvement Social, n° 87, 1974, p. 11.
13 Ibid. Michel Rondet est alors le secrétaire général du syndicat des mineurs de la Loire.
14 Julliard Jacques, « Diversité des réformismes », Le Mouvement social, n° 87, 1974, p. 3. Voir également Fontaine Marion, « Mineurs français et britanniques. Un réformisme syndical ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 30, vol. 1, 2010, p. 73-88 ; Trempé Rolande, « Le réformisme des mineurs français à la fin du xixe siècle », Le Mouvement Social, n° 65, 1968, p. 93-107 ; Julliard Jacques, « Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais (à travers les papiers de Pierre Monatte) », Le Mouvement Social, n° 47, 1964, p. 7-30.
15 Voir Chamouard Aude, Une autre histoire du socialisme. Les politiques à l’épreuve du terrain (1919- 2010), Paris, Éditions du CNRS, 2013 ; « La mairie socialiste, matrice du réformisme (1900- 1939) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 96, vol. 4, 007, p. 23-33.
16 Le souvenir du 1er mai à Fourmies est encore très frais. Il avait par ailleurs engagé un vaste débat au sein des diverses fractions socialistes (guesdistes, blanquistes, allemanistes, broussistes) sur la fonction répressive et conservatrice de l’armée, et par conséquent sur la conscription. Voir Winock Michel, « Socialisme et patriotisme en France (1891-1894) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 20, 1973, en particulier p. 383-385.
17 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, Rodière, au préfet du Pas-de-Calais à Arras,3 septembre 1892.
18 Le Figaro du 15 septembre 1892. Sur le mythe de la mine aux mineurs, voir Garmy René, « Un mythe : “La mine aux mineurs” de Rancié (Ariège) de 1805 à 1848 », Le Mouvement Social, n° 43, 1963, p. 19-52.
19 Voir Popelier Jean-Pierre, L’immigration oubliée. L’histoire des Belges en France, Lille, La Voix du Nord, 2003, p. 68-69.
20 Noiriel Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., p. 173. Jean Puissant a néanmoins une position plus modérée, au moins en ce qui concerne les échanges entre partis ouvriers. Voir Puissant Jean, L’évolution du mouvement ouvrier socialiste dans le Borinage, Bruxelles, Palais des Académies, 1982.
21 Voir Puissant Jean, « Relations socialistes sans frontières. Belgique et Nord de la France », in Ménager Bernard, Sirinelli Jean-François, Vavasseur-Desperriers Jean (éd.), Cent ans de socialisme septentrional. Actes du colloque de Lille, 3-4 décembre 1993, université de Lille-Villeneuve d’Ascq, 1995, p. 79-87.
22 Voir Mattei Bruno, Rebelle, rebelle ! Révoltes et mythes du mineur, 1830-1946, Paris, Champ Vallon, coll. « Milieux », 1993.
23 Michel Joël, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe Occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Étude comparative des années 1880 à 1914, thèse de doctorat, université Lyon II, 1987, p. 394.
24 La Patrie du 22 septembre 1892.
25 Le Peuple du 23 août 1892.
26 Le Réveil du Nord du 27 août 1892.
27 Ibid., 28 août 1892.
28 Le premier est délégué des mines d’Hénin-Liétard, le second secrétaire de la section syndicale des mines de Dourges. L’apparition de cette fonction est très récente, puisque permise par la loi du 8 juillet 1890 « sur les délégués à la sécurité des ouvriers mineurs ». Cela explique en outre que ces derniers aient pris leur rôle très à cœur, lors des événements. Voir par exemple : Hesse Jean-Philippe, « Les délégués de la sécurité des ouvriers mineurs dans quelques mines de l’Ouest (1890-1940) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 104, vol. 3, 1997, p. 213-225.
29 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial au ministre de l’Intérieur et au préfet à Arras, 4 septembre 1892.
30 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial de Lens, A. Rodière, au ministre de l’Intérieur et au préfet à Arras, 7 septembre 1892.
31 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial au ministre de l’Intérieur et au préfet à Arras, 10 septembre 1892.
32 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, A. Rodière, 10 septembre 1892.
33 Ibid.
34 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, A. Rodière, 13 septembre 1892.
35 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial au ministre de l’Intérieur et au préfet à Arras, 4 septembre 1892.
36 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial au ministre de l’Intérieur et au préfet à Arras, 10 septembre 1892.
37 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, A. Rodière, 16 septembre 1892.
38 Voir Michel Joël, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe Occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Étude comparative des années 1880 à 1914, thèse de doctorat, université Lyon II, 1987, p. 169-171.
39 Simiand François, Le salaire des ouvriers des mines de charbon en France. Contribution à la théorie économique du salaire, Paris, Édouard Cornély et Cie, 1907, p. 69.
40 Voir Green Nancy L., Repenser les migrations, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien », 2002, p. 96-97 en particulier.
41 Cité par : Dornel Laurent, La France hostile. Histoire sociale de la xénophobie en France au xixe siècle (1815-1914), thèse pour le doctorat, EHESS, 2001, note 119, p. 260-261.
42 Piore Michael J., Birds of Passage. Migrant Labor and Industrial Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
43 Voir Michel Joël, Le mouvement ouvrier chez les mineurs, op. cit., p. 641-644 : « Aussi le terme d’étranger employé à dessein et fréquemment par les mineurs s’applique-t-il dès que l’on dépasse les frontières du groupe […] Les communautés minières fonctionnent plus comme des communautés villageoises que comme des quartiers urbains, même si l’identité de ceux-ci est parfois très affirmée […] Émile Basly, qui s’installe dans le Pas-de-Calais en 1891, doit se justifier à bien des reprises devant ceux qui lui disent « d’aller à Denain », d’où il vient […] On pourrait multiplier les exemples qui prouvent l’isolement géographique et humain des mineurs, leur adoption d’un mode de vie qui doit plus à celui des communautés rurales qu’à l’image d’une classe ouvrière mobile et déracinée… »
44 France du 26 août 1892.
45 France du 12 septembre 1892.
46 La Réforme du 18 septembre 1892.
47 Cette intuition fait ouvertement référence à l’article « Rethinking Chartism » de Gareth Stedman Jones (paru pour la première fois en 1982 sous le titre « The Language of Chartism », dans Epstein James & Thompson Dorothy [éd.], The Chartist Experience. Studies in Working-Class Radicalism and Culture, 1830-1860, Basingstoke, MacMillan, 1982, p. 3-59 ; puis dans une version étendue dans Stedman Jones Gareth, Languages of Class : Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 90-178). Dans celui-ci, Stedman Jones avait voulu inverser le primat sur lequel avait pendant longtemps reposé l’histoire sociale d’obédience marxienne, c’est-à-dire en définissant la conscience à partir de la séquence « Conditions matérielles – > Production d’une conscience collective – > Revendications politiques ». Il voulait ainsi revoir à nouveaux frais « le rôle à assigner au langage, à la conscience et à l’expérience » en posant que « ce n’était pas la conscience (ou l’idéologie) qui produisait la politique, mais la politique qui produisait la conscience » (p. 19). Le débat qui suivit sur le linguistic turn, a pris une ampleur considérable (et malheureuse), atteignant son paroxysme lors du colloque tenu à l’UCLA en avril 1990 (« The Extermination of the Jews and the Limits of Representation ») lorsqu’Hayden White, face aux attaques de Carlo Ginzburg, fut incapable de se positionner contre le révisionnisme de Robert Faurisson par simple principe de non-réfutation (voir « Carlo Ginzburg, “L’historien et l’avocat du diable” », Genèses, n° 54, vol. 1, 2004, p. 112-129). Je considère pour ma part qu’il faut relativiser l’importance de Stedman Jones dans ce débat. Lui-même avait présenté son mea culpa lors d’une conférence tenue à l’EHESS en mai 2005 (« De l’histoire sociale au tournant linguistique et au-delà. Où va l’historiographie britannique ? », Revue d’historie du xixe siècle, n° 33, 2006, p. 143-166), et Simona Cerutti s’était chargée en 1995 d’en montrer les limites (Cerutti Simona, « Le linguistic turn en Angleterre. Notes sur un débat et ses censures », Enquête, n° 5, 1997, mis en ligne le 25 novembre 2008, consulté le 24 avril 2015 [http://enquete.revues.org/1183]). On ne saurait enfin s’abstenir un minimum du contexte dans lequel cet article a été produit : or, il me semble que, pour un historien de gauche, il y avait bien de quoi perdre la tête devant la victoire qu’avait remportée, avec le soutien des classes populaires et moyennes, Margareth Thatcher en 1979 ; devant l’engouement chauviniste en faveur de la guerre des Malouines en 1981 ; devant l’incurie du Labour Party face à la répression sans pitié des grèves des mineurs de 1984-1985 et devant l’hégémonie du « There Is No Alternative ». Le recours à une conception autoréférentielle du langage pouvait apparaître, en ce sens, comme une ultime tentative de sauver ab absurdo l’expérience des classes populaires.
48 Noiriel Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècles). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, en particulier p. 162-174.
49 Cité par : Dornel Laurent, La France hostile. Histoire sociale de la xénophobie en France au xixe siècle (1815-1914), thèse de doctorat en histoire, EHESS, 2001, p. 332-333.
50 Noiriel Gérard, op. cit., p. 165.
51 Ibid., p. 167. Voir Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 230.
52 Prato Giuseppe, Le protectionnisme ouvrier (l’exclusion des travailleurs étrangers), Paris, Librairie des Sciences Politiques et Sociales, Marcel Rivière et Cie, coll. « Systèmes et faits sociaux », 1912, trad. Georges Bourgin. Un grand nombre de thèses de droit ayant pour objet le protectionnisme ouvrier voient le jour dans les premières années du xxe siècle. Citons entre autres : Dupin Laurent, L’immigration ouvrière en France, Lyon, Imprimerie A. Storck et Cie, 1900 ; Gemähling Paul, Travailleurs au rabais. La lutte syndicale contre les sous-concurrences ouvrières, Paris, Bloud et Cie, 1910 ; Hollande Maurice, La défense ouvrière contre le travail étranger, Paris, Bloud et Cie, 1912 ; Le Febvre Yves, L’ouvrier étranger et la protection du travail national, Paris, Bloud et Cie, 1901.
53 Ibid., p. 171-172. Je souligne.
54 Le journal belge L’Opinion aime à faire croire qu’« au plus fort du mouvement boulangiste, des mineurs essayaient de rendre la Belgique suspecte à la France en représentant Léopold II comme vendu à l’Allemagne. Le Pas-de-Calais, à cette époque, s’était jeté dans les bras du boulangisme, comme aujourd’hui il se laisse mener aujourd’hui par des politiciens de cabaret » (L’Opinion du 28 septembre 1892). Il est vrai qu’en 1888, Boulanger se présente à la partielle d’avril dans le Nord. Malgré un meeting antiboulangiste tenu à Fives le 10 avril par Émile Basly et Jean Allemane, Boulanger l’emporte très largement. Mais la crise que connaît le mouvement la même année déstabilise profondément ses soutiens militants dans le Pas-de-Calais (Joly Bertrand, « Les ligues dans le Nord et le Pas-de-Calais, du boulangisme à l’affaire Dreyfus », Revue du Nord, n° 370, vol. 2, 2007, p. 295-305).
55 Voir Le Febvre Yves, op. cit., p. 30.
56 Journal des débats du 12 septembre 1892.
57 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, A. Rodière, 10 septembre 1892.
58 On ne saurait cependant blâmer uniquement Émile Basly. Jean Popelier remarquait par exemple que Jules Guesde lui-même, surnommé le « député des Belges » après son élection dans le Nord, n’en était pas moins « populiste et chauvin à Roubaix, internationaliste et ouvert à l’Assemblée » (Popelier Jean, L’immigration oubliée. L’histoire des Belges en France, Lille, La Voix du Nord, 2003, p. 130).
59 Journal des débats du 20 octobre 1892. Compte rendu de la séance du mardi 18 octobre.
60 En vertu du décret du30 mars 1868 sur les chambres syndicales professionnelles.
61 Journal Officiel du 28 octobre 1892, p. 1347-1355.
62 Noiriel Gérard, Le Creuset français. Histoire de l’immigration, xixe-xxe siècle, Paris, Le Seuil, 1988, p. 88.
63 Voir Collomp Catherine, Entre classe et nation. Mouvement ouvrier et immigration aux États-Unis, Paris, Belin, 1998, en particulier p. 109-128. Voir également : Sandmeyer Elmer Clarence, The Anti-Chinese Movement in California, Urbana, 1973 [1939] ; Chiu Ping, Chinese Labor in California, 1850-1880 : An Economic Study, Madison, 1963 ; Barth Gunter, Bitter Strength : A History of the Chinese in the United States, Cambridge, 1964 ; Saxton Alexander, The Indispensable Enemy : Labor and the Anti-Chinese Movement in California, Berkeley, 1971 ; Daniels Roger, Asian American : Chinese and Japanese in the United States since 1850, Seattle, 1988 ; Mcclain Charles J., In Search of Equality : The Chinese Struggle against Discrimination in xixth Century America, Berkeley, 1994.
64 Le Peuple du 12 septembre 1892.
65 Saxton Alexander, « The Indispensable Enemy and Ideological Construction : Reminiscences of an Octogenarian Radical », Amerasia Journal, n° 26, vol. 1, 2000, p. 94-100 : « The real problem […] was not what happened, but why it happened the way it did […] Most attractive of these [theories of racial conflict] was the economic argument from job competition […] Apart from its presumed explanatory powers, the job competition argument offered the ideological advantage of exonerating white working people from accusation of racial prejudice – because it justified their actions as economically rational self-defense […] What I needed was to explain why so many European American working people carried white racism with them on their journey to California. At that point I began assembling an argument which I thought of at first as simply political […] The value of ideology for causal explanation lies in its emphasis on class (or social group) as the dynamic component of socialization, therefore of individual and collective consciousness. Collective consciousness makes possible purposeful collective actions. Lacking a concept of ideology, we would be left with nothing, save sheer contingency between the historical determinisms on one hand, and acts by heroic or destructive individuals on the other […] Ideology could then be seen as an ongoing effort to justify the short-range, self serving demands of class or group interest by harnessing these to a broader sense of collective moral purpose » (ma traduction).
66 Stuart Robert, Marxism and National Identity. Socialism, Nationalism and National Socialism during the French Fin de Siècle, Albany, State University of New York Press, 2006, p. 34-35 : « The superstructural “disciplinary regimes” and “cultural hegemonies” that have preoccupied recent “Western Marxists”, sometimes to the near exclusion of Marx and Engel’s own emphasis on political economy, played only a minor role in the Parti Ouvrier’s critique of nationalism. In this respect, Guesde and Lafargue reprised Marx and Engels rather than foreshadowing Poulantzas or Althusser. Not for Guesdists the dissection of modernity’s “ideological state apparatuses”, although these apparatuses proliferated during the fin de siecle. »
67 Scott James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008, p. 111.
68 Ourman Daniel, « Sur la rencontre de deux visages du socialisme européen. Les influences du socialisme belge sur le socialisme français : la coopération (1885-1914) », Revue Internationale de l’Economie Sociale, n° 280, p. 80-91.
69 Haupt Georges (dir.), Les marxistes et la question nationale, 1848-1914. Études et textes, Paris, Maspéro, 1974, p. 11. Voir également Wolikow Serge & Cordillot Michel, Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ? Les difficiles chemins de l’internationalisme (1848-1956), Publications de l’université de Bourgogne, LXXV, Institut d’Histoire Contemporaine, Centre et Documentation sur les Internationales Ouvrières, 1993 ; « La désunion des prolétaires », Le Mouvement Social, n° 147, 1987 : « L’internationalisme en question(s) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 84, vol. 4, 2006.
70 Calais du 28 août 1892.
71 Stuart Robert, Marxism and National Identity. Socialism, Nationalism and National Socialism during the French Fin de Siècle, Albany, State University of New York Press, 2006, p. 30.
72 Winock Michel, « Socialisme et patriotisme en France (1891-1894) », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 20, 1973, p. 419.
73 Le Socialiste du 14 août 1886.
74 ADPDC, M 1647, lettre du conseiller d’État, directeur de la sûreté générale, pour le ministre de l’Intérieur et le préfet du Pas-de-Calais, 25 novembre 1891.
75 ADN, M 154-8 (cité par : Lentacker Firmin, La frontière franco-belge. Étude géographique des effets d’une frontière internationale sur la vie des relations, Lille, 1974, p. 165).
76 Le Réveil du Nord du31 août 1892.
77 Dans un article du3 septembre 1892, le journal La Réforme, bien que modéré, n’en signe pas moins un plaidoyer en faveur d’une internationale de la paix : « Si la guerre devait se propager, pour un petit nombre d’ouvriers français qui travaillent en Belgique et qui en seraient atteints, il y aurait des centaines de mille Belges occupés en France qui seraient menacés. Mais le nombre, ici, n’est pas encore ce qui importe le plus. Ce qui est essentiel, c’est que l’alliance ouvrière internationale ne soit pas compromise et c’est notamment que, des deux côtés de la frontière, on puisse, dans le calme et dans une volonté fraternelle, se mettre à étudier et à fixer les bases sur lesquelles il sera bon, pour l’avenir, d’organiser l’échange de travailleurs qui se fait constamment d’un pays à l’autre. »
78 Bertrand Louis, « Le congrès international des mineurs », La Revue Socialiste, n° 66, juin 1890, p. 644 (cité par : Fontaine Marion, « L’internationale des syndicalistes. Quel sens donner à l’internationalisme ? Le cas des mineurs », Cahiers Jaurès, n° 212-213, vol. 2, 2014, p. 100).
79 Certes, une Fédération Internationale des Mineurs avait été créée en 1889, mais elle ne sera vraiment structurée qu’en 1892 (Voir Michel Joël, « L’échec de la grève générale des mineurs européens avant 1914 », op. cit., p. 215).
80 Ibid.
81 Ibid., p. 216-217.
82 Fontaine Marion, art. cit., p. 98-99.
83 La République Française du 25 août 1892.
84 Le Peuple du 16 septembre 1892. Le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire est né d’une scission avec les « Possibilistes » de Paul Brousse lors du congrès Châtellerault en 1890. Auparavant, Jean Allemane avait appartenu au Parti Ouvrier de Guesde, avant de s’en séparer au congrès de Saint-Étienne en 1882.
85 Le Peuple du 18 septembre 1892.
86 Ourman Daniel, « Sur la rencontre de deux visages du socialisme européen… », art. cit., p. 88.
87 Le Peuple du 21 septembre 1892.
88 Sur la vie de cette Fédération, voir Michel Joël, « Un maillon plus faible du syndicalisme minier : la Fédération nationale des mineurs belges avant 1914 », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 55, fasc. 2, 1977, p. 425-473.
89 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, Rodière, 19 septembre 1892.
90 ADPDC, M 1807, télégramme de presse, agence Havas, 20 septembre 1892.
91 Sur ce point très important, voir Delsinne Léon, Le parti ouvrier belge. Des origines à 1894, Bruxelles, La renaissance du livre, 1955 ; DELWIT Pascal, La vie politique en Belgique de 1830 à nos jours, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, coll. « UBlire », 2010 ; Delwit Pascal, De Waele Jean-Michel, Marques-Pereira Bérengère, « Les valeurs de la Révolution française dans la pensée du parti ouvrier belge », in Actes du Congrès Mondial pour le bicentenaire de la Révolution : L’image de la Révolution française, Londres, Pergamonn Press, 1989, p. 1561-1581 ; Liebman Marcel, Les socialistes belges. 1885-1914 : La révolte et l’organisation, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1979.
92 Cet extrait du Deuxième catéchisme, publié par Léon Defuisseaux, est à cet égard exemplaire de la rhétorique suffragiste qui se développe en Belgique au milieu des années 1880 :
« 6) Qu’est-ce qu’un homme libre ? “C’est celui qui vit sous un régime de lois qu’il s’est volontairement données.”
7) À quoi reconnaissez-vous en Belgique l’homme libre de l’esclave ? “En Belgique, l’homme riche est libre ; l’esclave est pauvre.”
8) L’esclavage existe-t-il dans tous les pays ? “Non. La République Française, la République Suisse, la République des États-Unis et d’autres encore ne sont composées que d’hommes libres. Tous les citoyens font les lois et tous s’y soumettent.”
9) Que faut-il donc pour faire d’un esclave un homme libre ? “Il faut lui donner le droit de vote, c’est-à-dire établir le suffrage universel.”
10) Qu’est-ce que le suffrage universel ? “C’est le droit pour tout citoyen, mâle et majeur de désigner son député en lui donnant mission de faire des lois pour les travailleurs” » (chap. I, première leçon).
93 La Frontière du 18 septembre 1892.
94 La Gazette du 22 septembre 1892.
95 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire spécial de Lens, Rodière, 21 septembre 1892.
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